Notes
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[1]
Nous avons rencontré quatre-vingts femmes vivant dans les régions (communautés autonomes) de Catalogne et de Madrid, dans la province d’Alava, dans les villes de Carthagène, Murcie, Pampelune, Séville et Tolède et, enfin, dans un village d’Estrémadure.
-
[2]
Les dates ici indiquées correspondent aux dates de naissance des interviewées.
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[3]
Pour une fine analyse de la prescription à l’hétéronomie féminine en Espagne et son évolution au cours du xxe siècle, on peut se référer, notamment à Inès Alberdi [1999].
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[4]
La répétition du mot « naturel » (naturalidad) est présentée ainsi dans la phrase que nous avons traduite et décidé de conserver, permettant par là-même de souligner la multiplication d’injonctions contradictoires subies par les femmes.
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[5]
On trouve une description très fine de ces injonctions, parfois contradictoire dans l’œuvre de Carmen Martín Gaite. Usos amorosos de la postguerra española, [Martín Gaite,1994].
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[6]
Il ne s’agit pas, bien entendu, de dire que l’idéal d’amour se généralise sous le franquisme. Comme l’analyse en détail l’article d’Isabel Morant et de Mónica Bolufer, il était déjà largement implanté en Espagne depuis le xixe siècle [Morant et Bolufer, 2009].
1« Mon mari et moi nous nous sommes rencontrés au bal ». Cette affirmation, a priori banale, attira notre attention compte tenu de son omniprésence dans les récits de vie de femmes espagnoles nées dans les années 1930. Le bal, épisode apparemment léger et frivole, permet d’analyser les normes de séduction et de comportement sur le marché matrimonial pour les femmes de la première moitié du xxe siècle. En effet, le bal exemplifie la tension sociale provoquée par la diffusion de l’amour moderne, tiraillant l’acteur entre la liberté théorique du choix du conjoint et la pression exercée, dans la pratique, par le groupe afin d’assurer le maintien ou l’ascension dans l’échelle sociale. Ces fêtes mettent également en scène de manière exacerbée les normes attachées à la féminité durant cette période.
2Cet article est construit à partir d’une enquête de terrain réalisée entre 2007 et 2011 dans différentes régions d’Espagne [1]. Mobilisant une approche compréhensive, nous avons analysé l’histoire de la vie de femmes qui se sont construites à cheval entre la dictature franquiste et la démocratie.
3Les bals se déroulent le dimanche après-midi, dans une salle aménagée pour l’occasion, et parfois, aux beaux jours, à l’air libre. Un orchestre assure l’animation. C’est à partir de la puberté que les filles peuvent aller danser, accompagnées de leur chaperon. Il s’agit généralement du premier lieu où les jeunes filles côtoient des garçons de leur génération, extérieurs à leur groupe familial. Afin « d’ouvrir le bal » reprenons un extrait de l’analyse d’Alain Girard sur le choix du conjoint qui rejoint sensiblement nos propres constatations : « La société a mis des barrières très fortes entre les sexes, et il lui faut les lever pour que les unions soient possibles. Le bal, sous toutes ses formes, apparaît notamment comme une institution spécifique destinée à favoriser des mariages, sous la vigilance et presque avec la complicité des adultes. » [Girard, 1964, p. 730].
4Après avoir présenté le contexte du bal sous le franquisme et notre recherche de terrain, nous montrerons que cet événement est l’espace de contact mixte pour la jeunesse et ce dans un but très précis : permettre la rencontre avec le futur conjoint. Nous nous pencherons ensuite sur les normes de comportement que doivent suivre les jeunes filles. Enfin, nous analyserons le rôle du chaperon, personnage incontournable de ces fêtes dans l’Espagne franquiste.
Une rencontre imprévue dans une recherche sur les femmes dans l’Espagne franquiste
Le contexte : les femmes dans l’Espagne franquiste et la séparation des sexes
5La période franquiste, qui débute en 1939 et s’achève en 1975, se caractérise par une séparation extrême du « masculin » et du « féminin ». Une rapide contextualisation semble nécessaire afin de comprendre les relations qui se jouent au bal. L’idéal social franquiste est calqué sur l’agencement fonctionnel de la « famille conjugale » décrit par Talcott Parsons. L’homme doit assurer les fonctions de « leader instrumental » du groupe, compte tenu de son métier, il est le pourvoyeur de revenus (breadwinner) de la famille. L’épouse doit occuper le rôle de « leader expressif », elle prend en charge la gestion domestique, le soin aux enfants et intervient comme médiatrice entre les membres de la famille [Parsons, 1954]. Mary Nash décrit cette construction idéalisée des fonctions féminines en Espagne : « La mariée parfaite (la perfecta casada), basée sur l’idéal de la domesticité et du culte de la maternité comme horizon maximal de réalisation des femmes » [Nash, 1993, p. 612]. Notons que cet idéal ne diffère pas des normes à l’œuvre dans l’ensemble des pays occidentaux de l’époque, à la différence qu’il est exacerbé dans la péninsule ibérique, compte tenu du poids du régime « national-catholique » (également décrit comme un régime « fasciste clérical » [Giner et Sarasa, 1992]). La dictature franquiste développe toute une rhétorique ainsi qu’un arsenal législatif pour imposer la division sexuelle des espaces, des occupations et des comportements. Le champ d’intervention des femmes est restreint au maximum, elles ne sont reconnues que dans leurs rôles de mère et d’épouse. C’est ainsi que la loi dite du « fuero de trabajo » (charte du travail) de 1938 déclare que le régime « libère la femme mariée de l’atelier et de l’usine », interdisant à ces dernières d’avoir une activité salariée. Précisons néanmoins que les femmes dans l’Espagne franquiste n’ont pas complètement abandonné le marché du travail. Notamment dans les classes populaires, elles continuent souvent à exercer une activité rémunérée, ne serait-ce que pour assurer la « survie » du groupe familial [Pfau-Effinger, 2004 ; Borderías et Perez-Fuentes Hernández, 2007]. D’après notre enquête, la manœuvre la plus commune consistait à transférer au domicile le travail réalisé à l’usine ou à l’atelier. La matière première est fournie par l’entreprise qui rétribue la travailleuse, la seule différence est que le travail est « exporté » au domicile. La réalisation du travail « en coulisses » permet le respect « sur scène » de la division sexuelle du travail. Il n’en reste pas moins que l’idéal social est celui de l’activité masculine à l’extérieur et du travail de soin exclusivement féminin dans la sphère privée dont découle plus généralement une inégalité entre les sexes [Carrasquer, 2002, pp. 73-77].
6Carlos Prieto dans son article, « La querelle des sexes dans l’histoire de la modernité espagnole » montre que « […] dès la fin de la Guerre civile en 1939 et pendant plus de deux décennies, l’État franquiste a récupéré et inscrit dans les normes sociales la plus vieille tradition espagnole : celle de l’épouse-mère occupée exclusivement dans les tâches domestiques et soumise à son mari […]. À ce niveau, l’être humain conçu comme travailleur se divise en deux : l’être humain travailleur – salarié, en dehors du domicile, et régulier – n’est que le sujet masculin qui, en tant que tel, devient “Monsieur Gagne-pain” et chef de famille ; la femme, en revanche, est définie par sa qualité de mère et d’épouse subordonnée qui doit s’occuper des soins et des tâches domestiques » [Prieto, 2007, p. 136]. Preuve de la force de la norme de division sexuelle du travail, même en 1978, date de l’approbation de la Constitution démocratique, moins de 30 % des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête de la Fondation foessa se déclaraient favorables à l’incorporation des femmes au marché du travail à égalité avec les hommes [Fundación foessa, 1978, p. 169]. On comprend le degré d’incorporation sociale du modèle de la « famille conjugale » puisque, même après la mort de Franco, cet archétype restait un idéal pour une large majorité d’Espagnol·e·s.
7Plus généralement, la société dans son ensemble s’organise autour des rôles établis selon l’appartenance de sexe et de l’idéal de complémentarité des fonctions. Ainsi, l’éducation mixte est abolie en 1938 et, en 1939, l’éducation des filles est confiée à la section féminine de la Phalange qui s’emploie à former de « bonnes » femmes au foyer [Belmonte, 2007, pp. 144-145]. Elles incorporent ainsi les gestes et les compétences liés au care (fonction qu’elles assureront dans la sphère privée ou, éventuellement, dans l’espace public si elles restent célibataires puisque les métiers d’institutrice, de puéricultrice et d’infirmière leur sont réservés [Sarasua et Molinero, 2009]).
8D’un point de vue économique, les femmes sont dépossédées de leur pouvoir de décision sur leurs propres biens : l’époux est l’unique administrateur de ceux de son épouse, il peut en disposer sans la consulter. Les femmes ne peuvent ouvrir, acheter ou vendre un commerce, elles ne peuvent ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari ou de leur père. Légalement, l’épouse doit une obéissance totale à son conjoint et, jusqu’en 1975, les femmes sont considérées dans le Code civil de la même manière que les handicapés mentaux [Alberdi, 1999, pp. 63-67].
9Les femmes rencontrées à l’occasion du travail de terrain rapportent cette ségrégation sociale des sexes. L’une de nos enquêtées, Ana, décrit la séparation genrée et la sanction sociale qu’encourent les contrevenants à « l’ordre des sexes ».
« Il faut que tu comprennes que c’était une société où il y avait des rôles : un rôle pour les femmes et un rôle pour les hommes. Tu ne pouvais pas sortir de ces rôles sinon tu étais un marginal. Si tu étais une femme, tu devais faire comme ça et si tu étais un homme tu devais faire comme ci. La femme c’est ça, et l’homme c’est autre chose. »
11L’éducation des enfants et des jeunes adultes s’applique à limiter au maximum les espaces de mixité et à proscrire toute relation entre filles et garçons en dehors du cercle familial, les enquêtées sont unanimes à ce sujet.
« Ma mère n’aimait pas qu’on joue avec les garçons. On essayait, mais ma mère nous disait de ne pas le faire. […] On jouait toujours séparés, c’était comme ça. […] Les filles jouaient de leur côté et les garçons de l’autre et c’est resté comme ça jusqu’à ce que l’on soit grands ! ».
« Nous, nous ne jouions pas avec les garçons, c’était les filles d’un côté et les garçons de l’autre. ».
« Je dirais que je ne connaissais pas les garçons. Je n’avais pas de frère, je n’allais pas à l’école avec eux, je ne jouais pas avec eux… enfin, je n’avais aucun contact avec les garçons. Les garçons et les filles étaient séparés, celles qui n’avaient pas de frère ne connaissaient pas les garçons. ».
15Ce contexte est le décor d’une partie de notre thèse doctorale qui portait sur la construction identitaire des deux générations de femmes espagnoles qui se sont construites à la charnière entre le modèle franquiste et l’ouverture biographique permise par l’instauration de la démocratie.
L’enquête de terrain et la rencontre du bal
Encadré méthodologique
16Notre choix de ne nous intéresser qu’aux femmes s’explique par le fait qu’elles sont les principales actrices et bénéficiaires du changement social majeur du xxe siècle qui a permis à ces dernières d’accéder, de manière théorique au moins, à l’indépendance économique et à l’autonomie. Ces deux générations de femmes ont été socialisées, dans un premier temps, selon des normes et des valeurs qui les plaçaient sous tutelle du masculin mais elles ont pu bénéficier, dans un second temps, d’une forme d’ouverture biographique rendue possible par la transformation du système normatif attaché à la féminité. À ce titre, Jean-Claude Guillebaud remarque qu’« au milieu des années 1960, en Occident, c’est d’abord par l’émancipation féminine (travail, droit au divorce et à la contraception) que se produisit la radicale révolution des mœurs qui bouleversa durablement le visage même des sociétés occidentales. Ce sont d’abord les femmes américaines et européennes qui, vingt ans après la Seconde Guerre mondiale et au terme de deux décennies d’efforts, de discipline et de “reconstruction” économique, exprimèrent avec détermination un droit nouveau (et mérité) au bonheur individuel » [Guillebaud, 2000]. Juan Jesus González et Miguel Requena affirment, à propos de la situation espagnole, « sans l’ombre d’un doute, les protagonistes de ces changements [sociaux et démographiques des années 1970, 1980 et 1990] ont été et continuent à être les femmes » [González et Requena, 2008, p. 13]. Ajoutons que notre parti a été de nous intéresser à des femmes « ordinaires », au « féminin banal », peut-on dire en détournant la belle expression de Colette Guillaumin [1984]. Ainsi, nous nous démarquons de la majorité des travaux réalisés sur les femmes sous le franquisme qui tendent à s’intéresser davantage aux figures militantes (tant du côté du régime que contre celui-ci).
17Afin d’analyser le processus d’émancipation des femmes au cours du xxe siècle, nous avons pris le parti de nous pencher sur le cas de l’Espagne, pays qui apparaît comme une représentation grossie de la situation occidentale dans son ensemble et ce de deux manières. D’une part, la division sexuelle y est, dans la première moitié du xxe siècle, exacerbée. Comme nous l’avons déjà évoqué, cet état de fait peut être expliqué principalement par le caractère réactionnaire du régime franquiste. Miguel Angel Ruiz Carnicer explique : « On ne peut parler de spécificité espagnole sauf dans la mesure où cette tradition de soumission féminine était encore plus forte en Espagne de par la force de la tradition catholique » [Ruiz Carnicer, 2001, p. 93]. D’autre part, étant donné la relative brutalité de la transition qu’a connue l’Espagne contemporaine, en passant d’une dictature à une démocratie, et compte tenu de la rapidité des processus d’industrialisation et de sécularisation, le mouvement d’émancipation féminin a été plus marqué dans ce pays. L’Espagne connaît le même « processus modernisateur » que l’ensemble du monde occidental mais de manière plus ramassée et plus accusée. Travailler sur ce pays permet donc de rendre compte d’une évolution observable dans les sociétés occidentales avec le bénéfice d’offrir une « visibilité » plus forte de ce processus.
18En réalisant notre travail de terrain, un thème que nous n’avions pas anticipé a surgi dans la totalité des entretiens des femmes nées dans les années 1930 : celui du bal comme premier espace de rencontre entre les sexes et dont le but est de permettre la rencontre avec le futur conjoint. Notons que ce thème est apparu bien plus rarement dans les entretiens de femmes nées dans les années 1950, témoignant d’un mouvement d’ouverture des contacts mixtes et des rencontres conjugales ; c’est pour cette raison que nous laissons ici de côté les récits de cette génération.
Le bal, un événement social majeur pour la jeunesse
Le premier espace mixte…
19Si le bal apparaît comme un événement social majeur de la jeunesse des femmes espagnoles nées dans les années 1930, c’est parce qu’invariablement il constitue le premier espace où filles et garçons peuvent légitimement se rencontrer. Comme nous l’avons vu dans la première partie, dans les sociétés occidentales de la première moitié du xxe siècle des barrières étanches entre les sexes existent et ce constat est d’autant plus accusé dans l’Espagne franquiste. L’enquête ethnographique réalisée par Béatrice Sommier en Andalousie conforte cette idée : « Cette division de l’éducation [entre filles et garçons], qui existait par exemple en France à la même époque, a atteint un paroxysme avec la dictature franquiste. » [Sommier, 2006, p. 41]. On comprend ainsi l’une des raisons de l’importance du bal : c’est le premier moment où les filles nées dans les années 1930 ont l’occasion de découvrir les garçons de leur génération, apprennent à les connaître et tissent des relations avec eux. Bien que les modalités d’organisation de ces fêtes puissent varier en fonction de la région d’Espagne, c’est toujours à la marge et on peut dire qu’il s’agit d’un épisode éminemment marquant de la jeunesse de ces femmes puisque toutes l’ont évoqué alors qu’elles racontaient leur jeunesse. Or, c’est parce que le bal est un espace très contrôlé qu’il est le seul lieu légitime pour que les jeunes gens fassent connaissance.
« On était beaucoup plus contrôlées à cause du péché… Il y avait le bal qui était un endroit… fréquentable mais le reste, c’était quand même assez limité. ».
21La mixité sociale semble faible au bal, permettant ainsi un contrôle des « fréquentations » des jeunes. À l’occasion de cet événement, on découvre le sexe opposé tout en restant « entre-soi ». Contrairement au cas français analysé par Michel Bozon et François Héran, il apparaît qu’en Espagne la rencontre conjugale au bal ne soit pas nécessairement davantage le fait des classes populaires [Bozon et Héran, 1988, p. 124]. Tout le monde va au bal mais on fréquente différentes pistes de danse. Une sélection sociale s’opère par une distinction des espaces, permettant ainsi une homogénéisation de classe dans ce premier contact mixte. Nora offre une belle description du phénomène :
« Il y avait deux types de bals… il y avait le bal où il y avait des hommes du village qui venaient et qui jouaient. Ça, c’était le bal pour les gens… de la classe moyenne. Ensuite il y avait un autre bal pour les gens riches, c’était dans un autre local mais je ne suis jamais allée à celui-là, j’allais à celui pour les gens de la classe moyenne. Celui pour les riches… c’étaient les gens des grandes propriétés qui pouvaient y aller, pas les gens du village. ».
23D’après notre enquête, il semble que plus on monte dans l’échelle sociale et plus les bals s’organisaient dans des espaces privés. Il est d’ailleurs significatif de noter une différence linguistique en la matière : lorsque, dans les années 1950, la jeunesse des classes populaires et moyennes dit se rendre « au bal » (« al baile »), les classes supérieures organisent des « guateques », terme que l’on pourrait traduire par « surprises-parties » et qui fait justement référence au fait que ces réunions se tiennent dans un espace privé (en opposition à un lieu public, la place du village, par exemple). Ajoutons que cette constatation ne semble valable que pour la période qui nous intéresse ; l’utilisation du mot « guateques » s’étend à l’ensemble des classes sociales à partir des années 1960 et surtout des années 1970 [Soto Viñolo, 2009, pp. 135-139].
…permettant la rencontre avec le futur époux
24Le bal a pour vocation de favoriser les rencontres entre jeunes gens d’une même génération et d’une même classe sociale et ce dans un but très concret : celui d’organiser la rencontre avec le futur conjoint. Les filles et les garçons ne viennent pas lier des amitiés ou simplement se divertir, ils se rendent à cet événement précisément pour trouver un ou une fiancé·e. Ainsi, la norme sociale réserve l’accès au bal aux jeunes célibataires qui ne sont pas engagés dans une relation dite « formelle ». Les couples doivent trouver d’autres lieux et d’autres occupations pour se divertir et apprendre à se connaître davantage, les plus communs étant le cinéma ou la promenade :
« Le cinéma, tu y allais quand tu avais un fiancé et tu y allais avec lui. Bah, dans un sens c’est logique : au cinéma tu ne rencontres personne. Au cinéma tu viens, tu t’assois et tout le monde regarde le même film mais tu ne dois pas parler et il fait noir, tu ne rencontres personne. Je sais que tout le monde allait au cinéma avec son fiancé mais tant que tu étais célibataire tu allais dans les bals. ».
26La présence de couples dans ces fêtes pourrait « brouiller les pistes » et rendre plus compliqués les échanges qui s’y déroulent. Réserver l’espace dansant aux célibataires permet de marquer, par la simple présence physique, la volonté de se placer sur le marché matrimonial. De ce fait, même les filles qui aiment danser ne peuvent continuer à se rendre au bal une fois fiancées. Ainsi Olga raconte :
« Moi j’allais beaucoup au cinéma avec mon fiancé parce qu’une fois que tu étais fiancée tu n’allais plus danser. C’est triste parce que j’aimais bien danser.
Pourquoi n’avez-vous pas continué à y aller alors ?
Parce que les bals étaient faits pour que tu rencontres ton fiancé. ».
28Et, à l’inverse, les célibataires sont contraintes de se rendre au bal et ce même si elles sont réticentes à investir la piste de danse. Dans l’extrait suivant, on comprend bien la pression sociale qui s’exerce sur les jeunes filles :
« Moi je n’aimais pas danser mais j’adorais la musique, alors j’allais dans les fêtes. De toute façon il fallait y aller parce que sinon tu étais… mal vue… tu n’étais pas une fille normale. Moi ça ne me dérangeait pas parce que j’aimais la musique… Bon, il faut reconnaître que pour être… normale tu devais y aller. Sinon déjà tu ne trouvais pas de mari. Toutes mes amies de mon âge ont rencontré leur mari là-bas. Je te dis, moi j’aimais bien parce que la musique me plaisait mais bon… Quand je devais danser je n’aimais pas trop mais bon, c’était comme ça. ».
30Insistons sur une partie de cet extrait, lorsque Paula dit : « il faut reconnaître que pour être… normale tu devais y aller. Sinon déjà tu ne trouvais pas de mari ». Plus que la fille « normale », Paula souligne en fait davantage le pendant négatif : la fille « anormale » et, derrière l’expression qu’elle utilise, on comprend qu’il s’agit de la célibataire, désignée comme « celle qui ne sert qu’à vêtir les saints » (« que se queda para vestir santos »), celle qui deviendra à terme ce que l’on nomme en espagnol « la solterona », « la vieille fille », stigmate social par excellence pour les femmes dans la société franquiste.
31Les jeunes filles se rendent donc au bal pour trouver un fiancé. L’utilisation du terme « fiancé » (« novio ») doit d’ailleurs être prise au sens strict : la relation qui se crée à l’occasion de cet événement a pour vocation de déboucher exclusivement sur le mariage. Dans l’organisation sociale de la première moitié du xxe siècle, l’amour ne se comprend que dans le cadre du mariage [Beck-Gernsheim, 2002] et la société franquiste ne fait pas exception à cette règle : les relations prématrimoniales sont proscrites et les flirts ou les aventures sans lendemain sont totalement inconnus de ces jeunes filles [Núñez Puente, 2004, p. 84] :
« Les bals tu y allais […] et tu dansais avec les garçons pour rencontrer quelqu’un de bien et te marier. ».
« Quand j’étais célibataire, je sortais le dimanche pour aller au bal par exemple mais je le faisais pour trouver un mari. ».
34Aller au bal permet aux filles de faire un tour d’horizon des garçons disponibles, de trouver un fiancé qui sera, par la suite, officiellement présenté à la famille. Une fois que les parents auront accepté l’union, le fiancé obtiendra le droit de sortir avec sa prétendante. Ensuite, une fois le jeune homme installé sur le marché du travail, le couple pourra se marier et, alors, avoir des relations sexuelles. L’enjeu de la rencontre explique pourquoi, lors de ces fêtes, les filles doivent se plier à un nombre si important de règles.
Afficher un comportement exemplaire au bal : la mise en scène du désintérêt féminin
35Au bal, le comportement des jeunes femmes est strictement normé de manière à maximiser la valeur de ces dernières sur le marché matrimonial.
37Afin d’effectuer la meilleure « transaction » possible, les filles doivent adopter un comportement exemplaire, augmentant ainsi leur capital symbolique [Bourdieu, 1972, p. 1120]. Dans son entretien, Olga explique :
« Tous les dimanches on allait au bal. Il fallait aussi faire attention à ton comportement, tu ne pouvais pas faire n’importe quoi parce que les filles étaient très contrôlées. C’était très facile qu’on pense que tu étais une fille légère, donc il fallait faire attention. ».
39Ces fêtes sont donc un espace de mise en scène de soi particulier en ce sens qu’il exacerbe les valeurs quotidiennement mobilisées dans la société franquiste.
40Le jeu qui se met en place se caractérise par l’obligation faite aux filles de mettre en scène le désintérêt, la passivité, la chasteté et l’hétéronomie féminine, valeurs cardinales d’une femme exemplaire, mère et épouse parfaite dans la première partie du xxe siècle [3]. Les manuels à destination des jeunes femmes martèlent l’importance de se présenter face à leurs éventuels prétendants comme les futurs « anges du foyer » (« angel del hogar ») qu’elles seront : « Tu dois traiter les garçons avec naturel, sans décontraction ni naturel [4] excessifs, avec un mélange de confiance et de respect, tu seras toujours à ta place. Ils préfèrent trouver en toi ce qu’ils n’ont pas : la grâce, la pudeur réservée et le charme d’une jeune fille qui sait être une camarade sans cesser à aucun moment d’être une jeune fille. […] Les mères doivent être un soigneux miroir dans lequel leurs filles apprennent comment il faut aimer, honorer, obéir et procurer du bien-être à leur époux. » [Sáinz-Amor, 1962, cité par Mathilde Peinado Rodríguez, 2012, p. 153].
41Dans l’analyse du détachement féminin propre au jeu de séduction qui s’opère au bal, on saisit que la mise en scène de l’indifférence revêt plusieurs aspects. Tout d’abord, l’indifférence affiche la passivité féminine : les jeunes filles ne peuvent, en aucun cas, indiquer aux garçons leur envie de les connaître ou de lier relation, elles doivent attendre que ces derniers fassent le premier pas. Béatrice Sommier fait le même constat : « L’invite ne pouvait se faire que du garçon vers la fille, l’initiative de la conquête était un privilège masculin. » [Sommier, 2006, p. 144]. Un tel désintérêt a pour but de prouver que la jeune femme n’est pas « volage », elle ne cherche pas explicitement à lier relation ce qui pourrait laisser entendre que ses mœurs sont légères.
« On disait toujours qu’il ne fallait pas montrer aux garçons qu’on était intéressée, sinon… on était légère et il [le prétendant] allait partir. Donc je ne faisais pas attention à lui [son prétendant], je faisais comme si ça m’était égal. ».
43L’expression utilisée ici de « fille légère » renvoie aux femmes ayant des relations sexuelles hors mariage. Pour saisir le poids de ce stigmate social, il faut rappeler l’importance de la virginité féminine jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle [Giddens 2007, p. 66]. Les filles sont donc contraintes à la passivité totale et ne peuvent en aucun cas indiquer leur intérêt pour un garçon en particulier. L’entretien d’Erica est éloquent puisqu’elle montre que même le contact visuel, qui pourrait être perçu comme une invite, est proscrit.
« On savait que tout le monde rencontrait son fiancé dans les bals, alors à chaque fois qu’on y allait on faisait attention. Il fallait regarder les garçons et voir ceux qui nous plaisaient. Enfin, tout le jeu était de regarder sans être vue, sinon les filles passaient pour des filles légères. Les mères disaient toujours qu’il ne fallait pas soutenir le regard des garçons sinon on était effrontées. Les filles se rendaient compte quand elles étaient regardées et elles aimaient ça, ça voulait dire que tu avais de l’importance mais il ne fallait pas regarder les garçons. ».
45Jordi Roca i Girona analyse cette représentation de la séparation des rôles de genre à l’occasion du rituel de séduction dans l’Espagne franquiste. « Comme une sorte de répétition à ce que devra être, plus tard, le mariage, le modèle de la séduction idéale doit compter sur la séparation des rôles spécifiques et différenciés pour le garçon, qui devra prendre l’initiative et assumer un rôle actif, et la fille, à qui correspond le rôle passif établi sur l’attente et l’unique possibilité de répondre à l’initiative du garçon. » [Roca i Girona, 2003, p. 59]. Les femmes ne peuvent jouir de l’autonomie qui est une prérogative masculine, le jeu de l’amour ne fait pas exception à cette règle.
46Mais la mise en scène du désintérêt féminin ne s’arrête pas là. Les danseuses ne se contentent pas d’attendre passivement de susciter l’intérêt des garçons, elles doivent également se montrer difficiles et rejeter leurs assauts ; « il fallait au jeune homme de la persévérance, car il était d’usage que la fille refuse la ou les premières tentatives » [Sommier, 2006, p. 144]. Dans ce cas, le désintérêt féminin vise à prouver que la fille est très convoitée sur le marché matrimonial, stratégie utilisée dans le but de « faire monter les enchères ». Ainsi, les jeunes filles ne peuvent accepter qu’un nombre limité de danses et doivent changer régulièrement de partenaire, laissant ainsi penser qu’elles ont divers prétendants. Danser toujours avec le même garçon serait la marque d’une préférence pour celui-ci et pourrait laisser penser que la cavalière n’a pas le choix de ses cavaliers. Le refus de la danse crée un phénomène de rareté qui fait automatiquement augmenter la valeur de l’offre. Flori décrit le comportement à adopter envers le jeune homme qui lui plaît :
« Il parlait avec toi, c’était celui avec qui tu dansais le plus, des choses comme ça. Il ne fallait pas non plus danser qu’avec lui parce que sinon… ça faisait désespérée… les filles devaient montrer qu’elles avaient plusieurs prétendants. ».
48Et à Nora d’expliquer :
« Tu avais le droit de danser juste une danse avec un garçon, ensuite il fallait changer. ».
50Si le garçon commence à déclarer son intérêt, les filles doivent commencer par le rejeter.
« C’était toute une histoire parce que tu devais laisser le garçon te courir après… tu devais le laisser venir, lui dire non, voir comment il réagissait… même s’il te plaisait il fallait lui dire que non, que tu ne voulais rien avoir à faire avec lui. […] C’était très réglementé. ».
52Ainsi, les couples potentiels se retrouvent dans des situations parfois complexes puisque les jeunes femmes doivent commencer par éconduire le prétendant qui ignore s’il s’agit de la procédure habituelle ou d’un réel rejet :
« Le rôle de la femme était compliqué… tu ne devais pas montrer trop d’intérêt… si tu montrais trop d’intérêt tu passais pour une fille désespérée qui n’a aucun prétendant mais, en même temps, si un garçon te plaisait, tu avais peur qu’il parte en pensant que tu ne l’intéressais pas. C’était compliqué. Je pense que c’était compliqué aussi pour les hommes parce qu’ils ne pouvaient pas savoir s’ils te plaisaient ou pas. ».
54Les explications de Flori et de Silvia (et la répétition de l’expression « c’était très réglementé ») montrent que ces femmes sont tout à fait conscientes de la normativité des comportements dans ce jeu de l’amour.
55Achevons par un ultime extrait, issu de l’entretien de Daniela, qui décrit les normes féminines du bal et les complications que ces dernières entraînent pour les jeunes gens :
« Il y en a un qui te plaît, l’autre ne te plaît pas mais toi tu lui plais… enfin, toute une histoire. On avait le problème que, quand un garçon nous plaisait, il fallait le lui faire comprendre, pour qu’il t’invite à danser, pour qu’il vienne te parler. […] Ma mère, donc, nous interdisait d’aller parler au garçon qui nous intéressait… il fallait toujours attendre qu’il vienne lui. Sinon tu étais… une fille pas bien. […] C’était comme ça, la séduction. Parfois on était triste parce que celui qui nous plaisait ne venait pas, alors qu’un autre n’arrêtait pas de te parler et de t’inviter à danser et il ne te plaisait pas… ».
Les différentes fonctions du chaperon
57Compte tenu des enjeux qui se jouent au bal, les jeunes filles y vont accompagnées. Globalement, dans l’Espagne franquiste, il n’est pas d’usage que les femmes investissent seules la sphère publique [Nuño Gómez, 1999, p. 15], elles doivent y être accompagnées et cette recommandation est une injonction pour les célibataires. Notons que la surveillance opérée par le chaperon (« la carabina » en castillan) ne s’adresse qu’aux femmes :
« Quand j’allais danser, ma sœur m’accompagnait, c’était mon chaperon. C’était normal parce qu’on ne pouvait pas sortir seule. Bon, pour les filles, les hommes n’en avaient pas besoin. ».
« Aller toute seule au bal, c’était être une pute ! Je te le dis sérieusement, si tu allais seule au bal tu étais une pute ! Si tu y allais seule, tu étais une fille frivole, une pute ! ».
61Ce personnage féminin assurant la surveillance des jeunes filles est omniprésent dans les récits. Le chaperon est généralement la mère mais ce peut être également la grand-mère, une tante ou une sœur aînée.
« Mes parents ne pouvaient pas venir avec moi pour me surveiller. Ils s’arrangeaient avec mes tantes ou des voisines de mes grands-parents mais c’était toujours une histoire. Tu penses bien ce n’est pas marrant d’accompagner des petits jeunes comme ça. Mais bon, il fallait le faire alors tout le monde se pliait à la règle. ».
63Ce dernier extrait marque bien que la présence de la carabina n’est pas optionnelle, elle est totalement obligatoire pour les filles qui souhaitent aller danser.
64Les descriptions révèlent que les bals sont aménagés de manière à recevoir ces accompagnatrices, ce qui confirme l’évidence de leur présence. Nora décrit la scène :
« Et vous y alliez [au bal] seule ou vous…
… Non, non, non ! Ouf, seule ? Non ! J’y allais avec ma sœur et ma mère. Ma mère venait avec nous pour nous surveiller ! Les mères faisaient ça, elles venaient avec les filles et elles surveillaient. Tu ne pouvais pas aller seule au bal ! Elle s’asseyait et elle regardait. L’hiver on lui laissait les manteaux parce qu’il n’y avait pas de portemanteaux. Tout autour du bal il y avait des bancs pour les mères ou les grands-mères qui venaient faire le chaperon parce que tu ne dois pas t’imaginer que les mères venaient pour danser ! [Elle rit]. Elles surveillaient et elles ne s’endormaient pas ! ».
« Les bals étaient ronds, les mères elles s’asseyaient autour et surveillaient. ».
« Nous allions danser et elle [sa mère]… tu sais, elle ne dansait pas, elle surveillait… tu comprends, elle était toujours avec moi parce qu’elle avait peur que je… […]. Mais je te dis ça aujourd’hui mais à l’époque ça ne me choquait pas, c’était normal. Je te dis : toutes les mères bien faisaient ça. ».
68Lorsque Mercedes parle « des mères bien », il s’agit d’un jugement de valeur quant à la manière d’éduquer les filles et non une référence à l’appartenance de ces femmes à un quelconque milieu social. Ces extraits nous indiquent la généralisation de la carabina, toutes les jeunes filles, pour protéger leur réputation, doivent aller au bal accompagnées.
69La principale fonction du chaperon dans ces événements festifs est, bien entendu, de surveiller la protégée, d’éviter que cette dernière commette des « faux pas » qui pourraient diminuer sa valeur sur le marché matrimonial. Ceci implique que la « surveillante » veille constamment à la « bonne tenue » de la jeune femme, scrutant de près son comportement. Le chaperon s’assure que la fille ait une attitude « convenable », « décente » mais aussi qu’elle « se mette en avant » (sans pour autant « se faire remarquer » comme une jeune fille extravertie [5]). La présence de ce personnage évite toute attitude préjudiciable pour l’avenir matrimonial des danseuses. Olga explique :
« Parce que si on pensait que tu étais une fille légère tu ne trouvais pas de fiancé sérieux et tu ne pouvais pas te marier. C’était très mal vu. Il fallait être très correcte et faire attention à ton comportement. ».
71Nora ajoute :
« On dansait… à l’ancienne : les danses c’était du paso-doble surtout. Les mères vérifiaient que tu danses bien… convenablement… moi je dansais très normalement, je n’étais pas hardie ! ».
73Mais, outre son rôle de « surveillant », le chaperon a également une fonction « d’entremetteur ». Quel que soit le milieu d’origine, ce dernier a envers sa protégée un rôle de « chasseur de têtes » : il repère les « meilleurs partis » et renseigne sur les garçons présents. Ensuite, il doit permettre la rencontre entre les deux jeunes, puisque les filles ne peuvent la provoquer activement. Ainsi, Paula explique :
« Souvent elles venaient et faisaient des commentaires sur le garçon avec qui la fille dansait. Elles disaient : “celui-là non. Par contre celui-là, il est bien”. Enfin plein de choses comme ça… pour aider la fille à choisir. On était tellement jeunes et innocentes. ».
75Dans cette quête des « bons partis », certains chaperons peuvent être plus investis et injonctifs que d’autres. L’exemple de Blanca est significatif :
« Ma belle-mère [la nouvelle femme de son père, sa mère étant décédée] a commencé très jeune à me chercher un fiancé. […] Ma belle-mère insistait sur le fait que c’était très important si on voulait faire un beau mariage. […] Elle parlait toujours de celui qui venait d’une bonne maison, de l’autre qui serait toute sa vie un incapable […] Bon, alors, quand j’allais danser c’était ma belle-mère qui me chaperonnait. Elle m’obligeait toujours à danser avec un type. Elle disait que c’était le meilleur du Prat [ville de Catalogne], parce que sa famille était puissante. ».
77Soulignons que la société franquiste est une société « moderne », en ce que les mariages n’y sont pas arrangés [6]. En effet, l’amour est, dans l’idéal social, la valeur première pour qu’un couple s’établisse. Elisabeth Beck-Gernsheim et Ulrich Beck expliquent : « Les études sociohistoriques montrent que de nouvelles formes de relations matrimoniales s’imposent, pas à pas, dans la transition vers la modernité. Le pouvoir du clan familial est progressivement délaissé. […] Ce ne sont plus les familles qui s’unissent et s’allient, ce sont les personnes qui se choisissent. Cependant, ces choix ne se produisent pas de manière complètement arbitraire mais dans certaines limites du milieu social, de la provenance, du patrimoine et de la religion, et ce particulièrement au commencement de la période moderne. Même l’amour romantique est toujours attaché aux normes sociales. » [Beck-Gernsheim et Beck, 1998, p. 117]. En ce sens le chaperon intervient comme limite. Il est un guide pour sa protégée, il conseille de manière plus ou moins explicite sur le choix que pourrait faire la fille. Il utilise sa supposée expérience pour orienter la jeune femme vers les « beaux partis », alors que, justement du fait de l’idéal d’amour, elle pourrait jeter son dévolu sur le plus démuni. Il ne s’agit pas d’arranger des mariages mais plutôt d’inciter Cupidon à « tirer sa flèche » au bon endroit. François de Singly affirme : « Les objectifs des stratégies de reproduction, le maintien ou l’amélioration des valeurs familiales et personnelles peuvent être atteints tout en respectant les contraintes de l’idéologie amoureuse. » [Singly, 2010, p. 39], nous en avons ici une illustration. Notons qu’il est rare que les chaperons ne désignent qu’un seul jeune homme, ils font plutôt une sélection des prétendants jugés acceptables, laissant une relative latitude aux jeunes filles quant à leur choix final. Cette stratégie permet sans doute de résoudre en partie le paradoxe de l’amour moderne : les filles ont le dernier mot sur le choix de leur conjoint même si une première sélection a été effectuée par la carabina, représentante du groupe familial et de ses intérêts.
78Si le rôle du chaperon est de s’assurer de la « bonne tenue » de la jeune fille et de la guider dans le choix du partenaire, il peut aussi développer des stratégies visant à majorer la valeur matrimoniale de sa protégée. Ainsi, la carabina met parfois en place un travail de sape des autres participantes. On retrouve là l’idée que la diminution de la valeur moyenne des participantes fait mécaniquement augmenter la valeur de la protégée. En ce sens, et comme nous l’avons vu dans l’exemple du refus de danser toujours avec le même cavalier, le bal est appréhendé comme un marché matrimonial clos. La valeur des filles fonctionnerait selon la logique des vases communicants : si l’une perd de sa valeur, l’autre en gagne. Un jeu de massacre de la réputation des célibataires peut se mettre en place. L’état de la réputation, qui constitue une partie du capital symbolique, établit la « cote » des filles sur ce marché. Ces fêtes étant un moment de mise en scène publique, les chaperons peuvent scruter le comportement de chacune des participantes et s’attaquer à la réputation de celles qui transgresseraient la norme. Le signalement d’une attitude déviante peut rapidement se propager et, ainsi, contribuer à disqualifier la contrevenante. La peur du « qu’en-dira-t-on » (« qué dirán ») et du commérage (« cotilleo ») que l’on retrouve dans le discours de toutes les enquêtées permet de comprendre la surveillance de chacune sur chacune et l’importance, dans les échanges sociaux, de la réputation. On saisit ainsi que le chaperon n’intervient donc pas uniquement pour surveiller le comportement de sa protégée, il s’agit d’un contrôle collectif que tous les chaperons assurent sur toutes les jeunes filles.
79***
80Plus de trois années après la fin de notre travail de terrain, Lydie Salvayre reçoit le prix Goncourt pour son roman Pas pleurer qui retrace l’histoire de sa mère, espagnole née en 1921. Afin de clore cet article nous citerons l’une de ses descriptions tant elle est proche de ce que nous avons observé et analysé : « Ma mère se revoit en train de grimper d’un pas alerte la calle del Sepulcro qui monte vers la place de l’Église où un petit orchestre joue une jota pompompom. C’est chaque fois la même chose […]. Le manège se répète, identique, tous les dimanches pompompom, sous les yeux espions de sa mère qui a parfaitement perçu le manège des yeux qui n’est rien d’autre que le manège du cœur. Toutes les mères du village forment un cercle de contrôle sur la place de l’Église et gardent à vue leur progéniture tout en faisant des supputations sur les possibilités matrimoniales qui semblent se dessiner pompompom. Sans relâcher un seul instant la surveillance gendarmière, les plus ambitieuses rêvent de marier leur fille au fils Fabregat : il a de quoi. Mais la plupart se bornent à souhaiter que leur fille ait un petit nid douillet et une petite vie pépère dans le petit cercle tracé autour de l’axe masculin, que dis-je, autour du pivot, du pilier, du pilon, du pilastre, du propylée masculin solidement implanté dans le sol du village comme il sera implanté un jour dans le sol mouvant du mystère féminin. » [Salvayre, 2014, pp. 30-31]. Là encore, le bal n’est pas décrit comme un espace festif pour la jeunesse mais comme un espace strictement normé où les jeunes gens recherchent leur futur·e époux ou épouse.
81Le bal illustre l’un des paradoxes de l’amour moderne : c’est, en apparence, le hasard qui doit guider les cœurs, il faut maintenir l’illusion de l’amour comme une « sorte d’absolutisation arbitraire de l’arbitraire d’une rencontre (“parce que c’était lui, parce que c’était moi”) » [Bourdieu, 1998, p. 117]. Et pourtant, l’homogamie évidente de cet espace ainsi que le rôle du chaperon comme prescripteur dans la sélection des prétendants permet de préserver les intérêts collectifs et d’enrayer les effets capricieux du sort.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Nous avons rencontré quatre-vingts femmes vivant dans les régions (communautés autonomes) de Catalogne et de Madrid, dans la province d’Alava, dans les villes de Carthagène, Murcie, Pampelune, Séville et Tolède et, enfin, dans un village d’Estrémadure.
-
[2]
Les dates ici indiquées correspondent aux dates de naissance des interviewées.
-
[3]
Pour une fine analyse de la prescription à l’hétéronomie féminine en Espagne et son évolution au cours du xxe siècle, on peut se référer, notamment à Inès Alberdi [1999].
-
[4]
La répétition du mot « naturel » (naturalidad) est présentée ainsi dans la phrase que nous avons traduite et décidé de conserver, permettant par là-même de souligner la multiplication d’injonctions contradictoires subies par les femmes.
-
[5]
On trouve une description très fine de ces injonctions, parfois contradictoire dans l’œuvre de Carmen Martín Gaite. Usos amorosos de la postguerra española, [Martín Gaite,1994].
-
[6]
Il ne s’agit pas, bien entendu, de dire que l’idéal d’amour se généralise sous le franquisme. Comme l’analyse en détail l’article d’Isabel Morant et de Mónica Bolufer, il était déjà largement implanté en Espagne depuis le xixe siècle [Morant et Bolufer, 2009].