Couverture de TGS_035

Article de revue

Celles qui survivent : dispositions improbables des dirigeantes dans la finance

Pages 47 à 65

Notes

1L’arrivée massive des femmes dans l’enseignement supérieur et, en particulier, l’ouverture des grandes écoles aux femmes dans les années 1970 ont participé à féminiser les professions supérieures [Marry, 2004]. Les métiers de la finance n’échappent pas à cette tendance. Le cabinet MacKinsey, à partir de données sur les services financiers, montre que les femmes y constituent 49 % des effectifs [1]. Mais là, comme ailleurs, cette féminisation cache une fermeture des fonctions dirigeantes aux femmes. En effet, selon l’étude du cabinet MacKinsey, dans les services financiers, les femmes ne sont plus que 22 % à être cadres intermédiaires, puis 13 % à être cadres dirigeantes et 9 % à siéger au comité exécutif. Et les présidents-directeurs généraux – pdg – sont tous des hommes. Il existe un écart important entre les chances des hommes et des femmes d’atteindre les niveaux les plus élevés d’une carrière dans les métiers financiers. Ce plafond de verre se double d’un autre phénomène, celui de la ségrégation sexuée horizontale : la spécialisation des positions et des trajectoires repose sur le sexe de ceux qui les occupent. La féminisation est ainsi faible en finance de marché et en banque d’affaires, plus forte dans les métiers de direction financière en entreprise. Ces différenciations des positions occupées dans l’espace professionnel correspondent par ailleurs à la hiérarchie des rémunérations. Les femmes sont plus présentes dans les métiers financiers les moins bien rémunérés, à l’inverse des hommes [Blair-Loy, 1999 ; Roth, 2003].

2Le métier des fusions-acquisitions est un cas typique de pôle masculin au sein de l’espace de la finance. Être une femme dirigeante dans ce métier est donc le résultat d’un double exploit : être rentrée et restée dans un métier explicitement étiqueté comme masculin et y avoir atteint les positions les plus hautes. C’est cet exploit, au sens de victoire dans une épreuve comportant des obstacles, que cet article cherche à interroger. Que nous apprennent ces parcours de femmes sur les processus leur ayant permis l’accès à ces positions dirigeantes ? Quelles ressources ont-elles pu mobiliser pour faire partie de celles qui réussissent à « survivre dans ce métier », où règnent « la misogynie des hommes en place » et « une dureté du métier qui rebute les femmes », selon les mots d’un dirigeant dans ce segment professionnel ? Comment ces femmes réussissent-elles à contourner les processus de discrimination sexuelle indirecte logés dans la gestion – formelle et informelle – des carrières des cadres [Guillaume et Pochic, 2007] ? Que nous disent, en retour, ces parcours exceptionnels sur l’ordinaire de la profession, du point de vue des rapports de sexe ?

3Une large enquête combinant une base de données des acteurs intervenus en fusions-acquisitions en 2010, des entretiens biographiques et des observations du travail (voir encadré) dresse le portrait d’un groupe professionnel dont l’ethos [Zarca, 2009 ; Boni-Le Goff, 2013], explicitement masculin, agit comme clôture en restreignant l’accès des femmes aux positions dirigeantes. C’est une combinaison assez improbable de dispositions qui, leur permettant une adaptation à un ethos professionnel masculin, les aide à franchir les obstacles.

4La première partie de l’article décrit la division, l’organisation du travail et la gestion des carrières produisant des dirigeants-hommes. Les entretiens avec les dirigeantes sont mobilisés dans une deuxième partie pour décrire les normes professionnelles auxquelles elles se sont pliées, sans contestation, pour devenir dirigeantes. Ces normes auxquelles correspond un ethos professionnel construit comme masculin sont présentées dans la troisième partie, en parallèle des dispositions sur lesquelles ces femmes ont pu s’appuyer pour y correspondre.

Encadré méthodologique

La recherche a été menée dans le cadre d’un programme de recherche anr (Careers of Finance - carfi), dirigé par Valérie Boussard. Pour cet article, ont été utilisés cinquante-cinq entretiens avec des professionnelle-s [1] des fusions-acquisitions (trente dirigeants, dont huit femmes). Des entretiens avec des professionnels ayant quitté le métier pour celui de directeurs/trices financiers (sept, dont deux femmes) ont permis une analyse comparée des enjeux du métier. Les entretiens ont été réalisés par l’équipe (Marlène Benquet, Valérie Boussard, Marie-Anne Dujarier, Paul Lagneau-Ymonet).
La base de données, appelée base Deals (mise au point par Valérie Boussard, Olivier Godechot, Sylvain Thine et Nicolas Woloszko), reprenant les transactions annoncées dans la revue Capital Finance en 2010 a également été exploitée. Les personnes citées dans la base ne sont pas l’ensemble des collaborateur-trice-s ayant participé à la transaction, mais seulement ceux qui l’ont encadrée. Le codage des fonctions a été réalisé de façon à distinguer les positions dirigeantes et les autres. Nous avons considéré comme dirigeant-e-s dans ce secteur, tous ceux qui ont a minima un grade d’associé-e ou de directeur/trice (niveau dirigeant, voir infra). Par ailleurs, les listes d’encadrant-e-s ne sont pas exaustives. La base comporte plus de dirigeants (76 %), que d’encadrants (24 %) : en effet, tous les encadrants ne sont pas systématiquement cités (et souvent seul est cité le plus gradé). De leurs côtés, plusieurs dirigeants peuvent être cités pour une même transaction. La base donne donc une information pertinente sur l’espace des dirigeants, mais pas sur celui des encadrants. En revanche, les encadrants cités peuvent être rapprochés des dirigeants, dans la mesure où ils représentent ceux que les dirigeants ont voulu distinguer. En effet, la publication des données sur les transactions dans la revue Capital Finance est déclarative, à la demande des sociétés intervenues sur la transaction. Elle a un rôle de mise en visibilité des acteurs de l’espace.
Des observations du travail réalisées dans un cabinet d’audit spécialisé en fusions-acquisitions (Superfi, approximativement cent personnes hors assistantes) s’ajoutent aux matériaux utilisés : en particulier la semaine passée avec l’une des associés, Barbara. L’observation comporte notamment des moments de travail avec ses équipes, des moments de rencontre avec les client-e-s, des déjeuners avec des collègues, un comité exécutif et des interactions informelles.

5Tous les noms de personnes et de sociétés ont été anonymisés, sauf pour les situations publiquement connues.

Devenir dirigeant-e-s dans les fusions-acquisitions

Division du travail, organisation et hiérarchie

6Le métier des fusions-acquisitions consiste en l’intermédiation lors de la vente ou l’achat (transaction) de sociétés par d’autres sociétés. Cet accompagnement fait intervenir plusieurs sociétés, en fonction de leurs spécialités : banques d’affaires, sociétés de conseil spécialisées, cabinets d’audit ou d’expertise financière, banques ou sociétés de financement, fonds d’investissement dits de Private Equity[2]. Une transaction réunit plusieurs sociétés qui agissent en tant que conseils du/des vendeurs ou du/des acheteurs. Les équipes de ces sociétés s’affrontent lors du processus de vente autour des éléments de valorisation de l’entreprise.

7Pour réaliser leurs missions d’accompagnement, ces sociétés s’appuient sur des salarié-e-s, en réunissant pour chaque transaction une équipe ad hoc, pyramidale, encadrée par l’un-e des dirigeant-e-s. Il existe ainsi globalement trois niveaux hiérarchiques dans les équipes : exécutant, encadrant et dirigeant. Ces trois niveaux sont marqués par un ensemble de tâches et de fonctions relativement similaires d’une société à l’autre. Les exécutants sont chargés de l’analyse chiffrée des données financières d’une entreprise et du calcul, à partir de différentes méthodes, de la valeur de l’entreprise ou de la « valeur créée » par la transaction. Les encadrants sont eux amenés à diriger les analyses, en organisant et contrôlant le travail des exécutants. Le rythme de travail des équipes est marqué par la temporalité de la transaction : temps court, activité imprévisible, avec accélération et intensification du rythme dans les phases proches de la clôture. Les encadrants ont la responsabilité des équipes d’exécutants. Les dirigeants ont, eux, celle du portefeuille de clientèle (pour le conseil, l’audit ou le financement) ou de fonds gérés (pour l’investissement). Ils sont ainsi parties prenantes dans la production du chiffre d’affaires ou des revenus. Lors d’une transaction, ils assurent les relations avec les clients ou les autres protagonistes, constituent l’équipe en charge de celle-ci, donnent des directives à l’encadrant, contrôlent la réalisation et imposent leurs exigences de qualité et délais de production. Il existe plusieurs statuts de dirigeants, depuis le statut de propriétaire de parts du capital de la société, jusqu’à celui qui permet une association aux résultats de la société. En plus des salaires fixes souvent conséquents, les dirigeants ont des rémunérations variables, « les bonus », âprement négociés, qui peuvent selon les sociétés, les personnes et les époques, dépasser le montant du salaire. Ils sont souvent corrélés au chiffre d’affaires ramené par le dirigeant à sa société.

Recrutements et promotions : des hommes très diplômés au sein de structures pyramidales

8Les exécutants de ces activités sont particulièrement diplômés, les sociétés cherchant à recruter leurs salariés dans les grandes écoles et universités (présence lors des forums stages ou emploi). La sélection parmi les diplômés d’école de niveau équivalent se fait en fonction de leur curriculum vitae, d’entretiens de personnalité et de vérification via des tests de la maîtrise d’un raisonnement par les chiffres.

9Le résultat de ces pratiques donne un espace dans lequel 57 % des personnes intervenues sur les transactions en 2010 [3] ont au minimum un diplôme d’une des « grandes » écoles françaises [4] ou un diplôme étranger prestigieux (comme un mba – Maîtrise en administration des affaires – de Harvard).

10Par ailleurs, dans ce métier, les employeurs reçoivent plus de candidatures d’hommes que de femmes (60 à 70 % selon les employeurs interviewés), y compris en sortie d’école aux effectifs pourtant paritaires.

11Les recrutements opérés ne corrigent pas le différentiel dans les candidatures. Au sein de Superfi, moins de 40 % des exécutants sont des femmes. Elles sont autant diplômées que leurs homologues hommes.

12Un système appelé « up or out » (promotion ou départ), organise la progression dans la carrière, depuis le premier niveau d’exécutant jusqu’au dernier niveau de dirigeant. À chaque stade d’ancienneté (mesuré en année), correspond un grade. Cependant, le passage au grade supérieur ne se fait pas à l’ancienneté. Il est le résultat d’un processus d’évaluation formalisé. En fin d’année, une évaluation ne débouchant pas sur une proposition de passage au grade supérieur est une incitation à quitter la société. Le nombre de promotions possibles chaque année se réduit au cours de la carrière, avec un effet de sélection croissant, correspondant à une organisation très pyramidale de ces sociétés. Par exemple, chez Superfi, les dirigeants représentent 20 % des effectifs, les encadrants 30 % et les exécutants 50 %.

Une évaluation où priment les jugements professionnels…

13Devenir dirigeant dans ce genre de société peut théoriquement passer par un parcours linéaire au sein d’une même société, par progression de grade en grade. Dans ce cas, la réputation acquise auprès des différents responsables de mission est fondamentale dans la fabrication de l’évaluation formelle. Celle-ci relève certes de critères codifiés, mais la façon dont ceux-ci sont appréciés relève plus d’une somme de jugements personnels sur le professionnalisme, qui circulent et se renforcent. L’observation d’un comité exécutif où est discutée, par les dirigeants, la constitution des équipes en fonction des transactions à réaliser est, à cet égard, significative de jugements qui se construisent au cours du temps et des interactions :

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Dirigeant 1 : Jérôme, est-il staffé [en mission] ?
Dirigeant 2 : Oui, on est sur une fin de mission.
Dirigeant 1 : Est-ce que je peux te le prendre ?
Dirigeant 2 : Oui, il est très bien. Il a travaillé chez Leonardo (un cabinet de conseil financier). Mais il y a un problème : il est en stand-by. Sa femme doit bientôt accoucher et il doit rester sur Paris.
Dirigeant 1 (à Dirigeant 3) : Et Amélie ?
Dirigeant 3 : Oui, tu peux t’appuyer sur elle. Elle est stagiaire escp (une des écoles réputées) pour un an.
La suite du comité s’intéresse aux futures promotions au niveau « senior » des exécutants.
Dirigeant 4 : Sur les « seniors », on a un ventre plus que mou (fait la liste des « seniors »). Dans les promotions qu’on peut avoir des analystes confirmés (les exécutants), qui on a ? Julien ?
Dirigeant 3 : Julien, ouais, il est bien, mais les avis sont mitigés. (Observation d’un comité exécutif, Superfi)

15Les propositions de passage au grade supérieur relèvent de cooptations qui nécessitent que le salarié soit proposé pour le grade par l’un des dirigeants et qu’un accord émerge ensuite parmi le comité de direction en charge de la décision, en fonction des jugements et de la réputation acquise. Les enjeux de ces cooptations sont particulièrement sensibles pour le passage au niveau encadrant, puis – de façon plus exacerbée, compte tenu des enjeux financiers – au niveau dirigeant.

16Dans ces décisions se jouent alors des rapports d’influence, fondés sur le pouvoir respectif des dirigeants. Le devenir d’un encadrant dépend beaucoup du rapport de force des dirigeants et de la façon dont ces derniers apprécient l’adéquation du prétendant au modèle de ce qui constitue le bon professionnel à ce niveau.

17Dans les recrutements au niveau expérimentés et, en particulier, encadrants et dirigeants, les cabinets de recrutement et de « chasse de tête » ont un rôle très marginal. La plupart des recrutements en cours de carrière sont réalisés par interconnaissance. Pour constituer les équipes, les dirigeants approchent des personnes avec lesquelles ils ont eu l’occasion de travailler au sein de la même société, qu’ils ont connues lors d’une transaction précédente ou encore dont des collaborateurs de confiance disent du bien.

18La réputation professionnelle, circulant au sein de la société ou du réseau d’interconnaissance, est donc centrale dans le processus de progression.

… qui produisent des dirigeants-hommes

19Dans son entretien, Nathalie, mère de deux jeunes enfants de 3 et 6 ans, associée depuis peu dans un cabinet d’audit, explique qu’elle « se sent toujours en marge en termes de profil par rapport à beaucoup de gens. Il y a peu de femmes, peu de mères de famille ». En effet, dans son cabinet qui compte près de vingt associés, seules trois sont des femmes, et parmi elles, elle est à la seule à être mère de famille. Elle rajoute « qu’ils savent embaucher des filles, mais les garder c’est autre chose. Toutes celles qui ont eu un bébé ont démissionné ».

20Les données de Superfi sont de ce point de vue assez révélatrices d’un processus de « up or out » qui, pour les femmes, se transforme plutôt en processus de « out ». Le taux de féminisation y passe de moins de 40 % pour le niveau exécutant, à 12,5 % pour le niveau encadrant et 15 % pour le niveau dirigeant. Parmi les encadrants et dirigeants, une seule est mère de famille. Dans ce cabinet, la probabilité pour les exécutants-hommes d’accéder à la fonction dirigeante est donc 3,5 fois supérieure à celle de leurs homologues femmes.

21Les données de la base Deals permettent de se centrer sur les dirigeants ou sur ceux en passe de le devenir (voir encadré méthodologique). Elle montre que la féminisation moyenne est de 15,6 %, et de seulement 15,3 % si on ne tient compte que des dirigeants. Dans ce métier, l’effet d’âge des dirigeants, pour expliquer la faiblesse de la féminisation des dirigeants, joue peu. Le métier a émergé à la fin des années 1980, à une date où la féminisation de l’enseignement supérieur était déjà largement avancée. Par ailleurs, les dirigeants le deviennent assez tôt (autour de 35 ans).

22L’analyse plus précise de la féminisation des dirigeants, en fonction des spécialités des sociétés, montre une disparité assez importante. Le conseil et l’investissement, avec respectivement une féminisation de 11 % et 16 %, sont les deux activités les moins féminisées, mais aussi les plus prestigieuses et les plus rémunératrices. L’audit se situe à 20 % et le financement à 33 %.

23On remarque, par ailleurs, que le taux de diplômés des grandes écoles est nettement inférieur chez les femmes dirigeantes que chez les hommes dirigeants. Alors que ce taux est de 57 % en moyenne, il est de 59 % pour les hommes et de 46 % pour les femmes. Une des raisons possibles provient de la distribution des femmes dans l’espace des sociétés. Elles sont en effet dirigeantes de sociétés moins grandes ou moins prestigieuses, dans lesquelles le niveau de diplôme est moins élevé. Par exemple, Superfi fait partie des cabinets prestigieux et son taux de féminisation (15 %) est inférieur à celui constaté en moyenne pour les cabinets d’audit dans la base (20 %). Une autre mesure de cette différenciation du positionnement dans l’espace des sociétés est l’indice de classement des sociétés. Parmi les sept cents individus de la base, seuls dix-sept, soit 2,4 %, travaillent pour une société classée. Ce taux passe à 1,8 % pour les femmes (contre 2,5 % pour les hommes). Ce qui signifie que les femmes travaillent moins que les hommes pour des sociétés prestigieuses, dans lesquelles un diplôme de grande école est nécessaire à l’entrée. Les femmes représentent ainsi 11,8 % des dirigeants travaillant pour des sociétés classées, alors qu’elles représentent 15,6 % des dirigeants.

24Mais cette nouvelle ségrégation sexuée au sein du monde dirigeant des fusions-acquisitions n’explique pas à elle seule la totalité du phénomène relatif au taux de diplôme inférieur des dirigeantes. Pour les femmes, la compétition dans l’accès aux positions dirigeantes semble se jouer sur d’autres critères que le diplôme. Quels sont-ils ?

Se conformer aux normes professionnelles

25Les récits que les dirigeantes font de leur parcours d’une part et des enjeux de leur métier de l’autre, dévoilent des normes professionnelles auxquelles ces femmes se conforment, apparemment sans difficultés. Pour autant, ces normes ne sont pas aussi neutres qu’elles les présentent et dessinent plutôt un monde professionnel pensé au masculin.

Un heureux hasard… comme pour les hommes

26Parmi les huit entretiens biographiques réalisés auprès de dirigeantes, un seul mentionne des événements familiaux, en l’occurrence les congés maternité. Ainsi, dans ces récits de dirigeantes, contrairement à la très grande majorité des récits biographiques féminins, la « carrière familiale » [Bonnet, Collet et Maurines, 2006] n’est pas donnée à voir au cours de l’entretien pour expliquer, justifier ou regretter des points de bifurcation dans la trajectoire professionnelle. Comme dans la plupart des récits d’hommes, ces événements, qu’il s’agisse de la mise en couple, des naissances, des maladies, des séparations, etc., ne sont pas explicités. La carrière n’est racontée qu’à partir d’événements professionnels et les bifurcations sont toujours rationalisées à partir d’intérêts professionnels :

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« Je suis passée à 100 % en fusions-acquisitions, un peu par hasard. On me l’avait déjà proposé, mais je n’avais pas voulu. Il y a un point important dans notre métier, c’est la charge de travail. Elle me faisait peur. En audit pur (ce que je faisais avant), j’avais une forte visibilité sur mon planning. Je travaillais beaucoup, mais je le savais à l’avance. On l’intègre, on sait qu’on ne part pas en week-end. En fusions-acquisitions, il y a une dimension coup de feu (on ne maîtrise pas). Donc c’était une des raisons principales de ne pas transférer ; mais finalement, plutôt que de partir sur un mauvais choix (quitter l’audit), j’ai persisté et j’ai transféré. »
(Barbara, 38 ans, associée d’un cabinet d’audit)

28Voilà comment Barbara, raconte la décision qui l’amène, à 35 ans, à rester dans son cabinet d’audit pour rejoindre l’activité spécialisée en fusions-acquisitions, où elle espère devenir associée, au lieu de prendre un poste de directeur financier. Il faut attendre la fin de l’entretien, quand l’enquêteur lui demande si elle a des enfants, pour qu’elle revienne sur cet événement et explique qu’une partie de ses hésitations venait des questions qu’elle se posait à l’époque sur de possibles maternités. Elle n’en dit d’ailleurs pas plus et annonce qu’elle n’a, à la date de l’entretien, pas d’enfants.

29Au-delà de ces choix toujours justifiés par des raisons professionnelles, un autre élément du parcours ressort fortement, comme on le voit dans la citation précédente de Barbara. Quand elle dit : « On me l’avait proposé », il s’agit en fait d’associés-hommes du cabinet, pour qui elle a travaillé au début de son parcours. De la même façon, l’expression « par hasard », régulièrement rencontrée dans les récits de dirigeants, traduit en fait l’intervention de personnes en position de pouvoir ou d’influence, souvent d’anciens supérieurs ou d’anciens collaborateurs.

30À écouter ces femmes, la trajectoire les amenant d’exécutantes débutantes à leur sortie d’école aux positions dirigeantes qu’elles occupent semble avoir été un parcours lisse, sans interférences de leur vie personnelle et rythmée par la main heureuse du hasard, sous la forme de l’intervention de personnes de leur réseau de travail.

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« J’ai commencé ma carrière chez Finance International : deux années d’audit puis une année en fusions-acquisitions. Je n’en ai jamais changé. Après j’ai fait trois ans chez Audit 2000 et, ensuite, je suis rentrée chez Agora (conseil financier). Je suis rentrée chez Agora grâce à un ancien de chez Finance International. »
(Christine, 45 ans, associée, conseil financier, cabinet de taille moyenne)

32Le rôle des mentors ou des sponsors, dans leur immense majorité des hommes, ne dénote pas dans ces récits par rapport aux récits masculins, dans lesquels on voit aussi leur influence dans la fabrication des carrières, comme dans de nombreuses carrières organisationnelles [Guillaume et Pochic, 2007]. Il correspond au poids pris par les mécanismes de cooptation dans ce métier.

Des enjeux professionnels identifiés et maîtrisés… comme les hommes

33Les entretiens montrent donc des trajectoires professionnelles relativement lisses, faites d’opportunités. Ils montrent en outre que les enjeux professionnels, clairement identifiés, ont été compris et maîtrisés. Les femmes font d’ailleurs état des mêmes enjeux que ceux que présentent les hommes.

34Elles expliquent que pour rentrer dans ce métier, et y réussir, il faut avoir un goût pour les chiffres. La compétence mathématique, assortie d’une attirance pour l’analyse chiffrée, est considérée comme primordiale. Elle est très souvent opposée à une compétence littéraire, associée à d’autres fonctions de l’entreprise comme le marketing ou les ressources humaines :

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« J’avais un fort appétit pour les maths. Dans mon école de commerce, j’ai fait la majeure (spécialisation) finance. Dans les écoles de commerce, c’est très axé sur les chiffres et les maths. J’ai eu l’orientation financière très vite. […] J’ai un profil très analytique. En première année, j’ai fait du marketing, des sciences humaines, mais je n’avais pas le même intérêt. »
(Laure, 36 ans, directrice, conseil financier, banque d’affaires internationale)

36Elles associent les chiffres à une dimension froide, rationnelle, rigoureuse, permettant des analyses complexes, qu’elles mettent systématiquement en avant dans la présentation du métier.

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« C’est un métier de chiffres où la rigueur est hyperimportante. »
(Chantal, 35 ans, associée, audit, cabinet de taille moyenne)

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« J’adore décortiquer une société (par ses chiffres). Il y a un côté rigoureux. »
(Nathalie, 36 ans, associée, audit, cabinet de taille moyenne)

39Au-delà des chiffres, la participation à des transactions complexes, impliquant plusieurs intervenants et aux enjeux financiers importants, est avancée comme élément d’intérêt du métier. Laure raconte un « projet comme elle les aime » :

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« L’acquisition, ratée, par une multinationale de la filiale Nutrition infantile d’un groupe pharmaceutique international. C’était une opération un peu inférieure à 12 milliards. C’était France/États-Unis. Y’avait du conseil en financement. Et du conseil en rating : c’est du conseil pour préserver les notes mises par les agences de notation. Plus un aspect de couverture. »
(Laure, 36 ans, directrice, conseil financier, banque d’affaire internationale)

41Par ailleurs, le travail réalisé pour conclure une vente est associé à un travail de séduction (du client), passant par la mise en valeur de l’entreprise à vendre. L’entreprise est alors sexualisée et les métaphores l’associant à une femme, une fiancée, une mariée sont courantes. Le travail sur les transactions est présenté comme une bataille « pour remporter la jolie fille » (un dirigeant). Ce registre de séduction et de sexualisation est utilisé également par les femmes pour évoquer un des points cruciaux de leur métier :

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« La deuxième étape dans le process de vente, c’est qu’on prépare un “info memo” qui présente la société sous toutes ses coutures : rh, finances, marchés, industrie. On présente la mariée pour qu’elle soit la plus belle. »
(Christine, 45 ans, associée, conseil financier, cabinet de taille moyenne)

43Un autre point crucial repose sur la concurrence propre à l’activité. Plusieurs acheteurs sont souvent en compétition pour acheter l’entreprise. « Remporter le deal », au sens d’être ceux dont l’offre de prix sera retenue par le vendeur, est un des enjeux forts du métier. De ces transactions conclues découle la visibilité des équipes dans les différents médias et revues professionnelles, la présence et le rang dans les classements des sociétés ou tout simplement un sentiment de distinction. Les femmes ne sont pas en reste pour apprécier cette bataille et ses conséquences :

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« J’avais un rythme de dingue. Mais l’intérêt est important. C’est toujours sur des projets sympas, on est en plein dans l’actualité, on vit dans l’actualité. C’est une banque qui faisait toutes les acquisitions, les introductions en bourse, la majorité, c’était nous qui les faisions. Donc on avait l’impression de participer à cette évolution, à ces stratégies. Donc c’est sympa. »
(Anna, 36 ans, directrice, banque de financement internationale)

45Comme dans la citation précédente, les dirigeantes soulignent fortement une dimension centrale du métier, l’extensivité du temps de travail. Le travail tard dans la soirée, voire nocturne, ainsi que les week-ends passés au bureau reviennent constamment dans les entretiens. Être disponible, en permanence, est un prérequis du travail, qui n’est jamais remis en cause.

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« Laure : Le travail est très intense. C’est pour ça qu’on ne prend plus de stagiaires. Car, il y a eu des surprises. Des gens qui croyaient que les horaires, c’était un mythe. On a de très gros horaire : des nuits blanches et des week-ends…
Enquêteur : Comment vous l’acceptez ?
Laure : Moi, je l’ai très bien accepté, car ma carrière, c’est un choix. Une carrière, on la choisit. On ne me l’a pas imposée. C’est un package total. Il faut faire un sacrifice, mais c’est un choix. ».
(Laure, 36 ans, directrice, conseil financier, banque d’affaires internationale)

47Cette extensivité du temps de travail est donc associée à l’idée que les exécutants et encadrants sont à disposition des dirigeants qui organisent le temps de travail selon leurs propres exigences. Les termes qui reviennent dans les entretiens pour définir le comportement attendu sont les adjectifs « corvéable » et « docile ».

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« Concrètement, 9h-22h, 23h chaque jour et aussi le samedi et le dimanche. Et des nuits blanches, une, deux, trois. On m’a fait revenir de Martinique, la seule semaine de vacances que j’avais prise au bout d’un an pour un truc débilissime […]. À partir du moment où on est au courant, où on le sait… et quand on en a trop marre, et bien on part. ».
(Anna, 36 ans, directrice, banque de financement internationale)

49Cette exigence de docilité n’apparaît pas différemment dans les entretiens des dirigeantes que dans ceux des dirigeants-hommes qui la présentent comme une évidence qu’ils ont acceptée pour rester et réussir. Ainsi, de façon générale, les enjeux professionnels relatés par ces femmes sont les mêmes que ceux relatés par les hommes.

Des normes professionnelles… genrées

50Cependant ces entretiens de dirigeants doivent aussi être lus en tenant compte de la mise en scène de soi propre à des dominant-e-s [Chamboredon, Pavis et Surdez, 1994], à la rhétorique professionnelle de cet espace et à la part d’illusion biographique développée dans cette mise en récit de soi. Ils donnent donc accès à ce qu’il convient de dire, dans ce monde professionnel, de la réussite professionnelle. Ils éclairent finalement les normes professionnelles. Ces dernières construisent la définition légitime du métier et du bon professionnel, de celui (ou celle) qui passera successivement les différentes épreuves d’évaluation. Cependant, ils donnent en fait peu accès, à la façon dont ces normes ont été apprises, intégrées et acceptées et à tous les moments où le processus de socialisation professionnelle n’a pas fonctionné entraînant des bifurcations. Ce sont les entretiens réalisés avec celles qui ne sont pas encore dirigeantes ou celles qui ne le sont pas devenues qui permettent, par comparaison, de voir les difficultés posées par ces normes, en particulier aux femmes. En outre, pour accéder à ce niveau de compréhension, nous avons posé des questions à ces dirigeantes, en fin d’entretien, pour les amener à s’interroger sur les difficultés rencontrées par les femmes autour du modèle professionnel proposé par ces normes. Dans ces parties d’entretien, émerge fortement le caractère genré des normes professionnelles, derrière leur façade de neutralité.

51Christine dit ainsi, sur question de l’enquêteur, que sa carrière « n’est pas classique pour une femme » :

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« Car peu de femmes ont passé autant de temps dans leur carrière professionnelle au détriment d’autre chose, forcément. C’est un métier plutôt d’hommes : c’est étonnant pour une femme, ce que j’ai fait. J’ai réussi à faire deux enfants. »
(Christine, 45 ans, associée, conseil financier, cabinet de taille moyenne)

53Elle montre ainsi que la norme de docilité, fait du temps professionnel une priorité face à la vie familiale. Elle suppose la mise à disposition totale du temps pour le travail. Elle va au-delà de la dévotion au travail constatée par Mary Blair-Loy et Amy Wharton pour d’autres métiers financiers [Blair-Loy et Wharton, 2004]. Plus que de montrer un investissement important dans le travail, il s’agit ici de souligner son acceptation d’une soumission de la vie privée au travail. L’étonnement de Christine devant sa capacité à avoir quand même deux enfants marque le découplage entre la temporalité propre aux événements professionnels et celle d’une vie de femme, et en particulier de mère [Guillaume et Pochic, 2007]. En effet, la docilité demandée aux individus l’est dans les dix premières années de la carrière. Le déroulement de la carrière ne libère réellement du temps qu’à un âge où la maternité est moins probable (plus de 35 ans). La norme de docilité explique en partie les démissions des mères, constatées par Barbara (op.cit.). Christine est très explicite sur la temporalité professionnelle qui serait une temporalité masculine (« C’est un métier plutôt d’hommes »). Comme l’a montré Joan Acker [1990], l’organisation, avec ses règles d’évaluation et de gestion de carrière, n’est donc pas neutre, même si elle s’en donne tous les atours. C’est ce que signale Nathalie : « Les associés (hommes) n’aiment pas quand je dis que c’est un métier d’hommes, fait par et pour des hommes » (Nathalie, 36 ans, associée, audit, cabinet de taille moyenne).

54L’expression « métier d’hommes » cache une autre dimension que celle du rapport au temps de travail, que l’on peut saisir en partie à travers cette citation d’Anna :

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« On travaille avec beaucoup d’egos, c’est un environnement très machiste, même s’il y a des femmes associées. »
(Anna, 36 ans, directrice, banque de financement internationale)

56Ces « egos » évoqués ici renvoient aux comportements agonistiques adoptés par les acteurs/trices des transactions, lors de leur mise en concurrence. Les batailles menées pour remporter les « deals » nécessitent, selon les professionnels, des comportements agressifs ou qui en imposent. Dans des termes crus, un dirigeant dit « qu’il s’agit d’un concours de grosses bites », signalant explicitement par là que la condition pour remporter la mise est d’être un homme. Ces rapports agonistiques propres à la transaction se retrouvent, par ailleurs, à l’intérieur des équipes elles-mêmes, entre subordonnés et supérieurs, et même entre associés d’un même cabinet :

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« Les hommes sont très rapidement en compétition entre eux : l’un cherche à parler plus fort que l’autre. Ce sont de fortes personnalités. Il y a deux hommes qui ont été promus à la même date “associés” : c’est à qui fera le plus de chiffre d’affaires. »
(Barbara, 38 ans, associée d’un cabinet d’audit)

58Le « métier d’homme » renvoie aussi à la dimension technique du travail, associée à la maîtrise des chiffres et des techniques comptables et financières :

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« Nous, on vend de la technicité. C’est un truc dur. Et il faut montrer qu’on (les femmes) a ce truc aux hommes qui sont autour de la table. C’est un métier d’hommes. »
(Nathalie, 36 ans, associée, audit, cabinet de taille moyenne)

60Cette technicité est définie par opposition à des compétences relatives à la connaissance des comportements humains, renvoyés eux à la féminité, au cœur de métier démographiquement féminins : ressources humaines, communication, marketing. L’opposition entre le « dur » et le « mou », marque ici l’opposition entre deux polarités, construites comme masculine et féminine, et leur associe une valeur différentielle [Héritier, 1996].

Survivre aux normes professionnelles : une combinaison improbable de dispositions

61Dès que l’on déconstruit le récit normalisé des trajectoires, les normes de métier apparaissent finalement dans toute leur dimension genrée. Elles corroborent d’ailleurs complètement celles qui émanent des observations. Ces dernières montrent que le respect des normes repose sur la maîtrise d’un « ethos professionnel » [Boni-Le Goff, 2013] clairement masculin. On entend ici par « ethos professionnel », l’ensemble des dispositions apprises par socialisation professionnelle relatives à ce qu’il convient de faire pour respecter les règles non écrites de son art [Zarca, 2009]. Le processus de cooptation à l’œuvre dans les évaluations et promotions annuelles correspond à la reconnaissance par les professionnels en position de pouvoir de la maîtrise de cet ethos par les prétendant-e-s à la carrière.

Un éthos professionnel masculin comme verrou

62Cet ethos peut être résumé par cinq dimensions, dont les trois premières ont été précédemment évoquées à travers les normes professionnelles de docilité, technicité et rapports agonistiques. Les deux autres, la vision froide des choses et l’intérêt pour l’argent, comportent elles aussi une forte dimension genrée.

63La vision froide des choses suppose que les professionnels mettent à distance les dimensions humaines et sociales soulevées par l’activité (la vente et l’achat d’entreprise), en exerçant une analyse abstraite et rationnelle. Cette vision froide dévalorise l’expression des émotions telles que la sensibilité, l’empathie, la pitié, etc. Elle revient à valoriser un registre d’émotions socialement construites comme masculines, dans une vision binaire où le « froid » est masculin et le « chaud » féminin [Héritier, 1996].

64Quant à l’intérêt pour l’argent, il manifeste le souci permanent du gain financier. Le travail est vu comme la recherche d’affaires, de « coups », permettant l’enrichissement et l’accès au pouvoir. Ce marquage de l’argent, du côté du gain, et non de la gestion domestique, lui donne une dimension masculine [Zelizer, 2005]. Celle-ci est renforcée par la sexualisation des affaires vues comme des proies féminines pour lesquelles se battent les prétendants, bataille débouchant sur une jouissance exprimée dans les termes sexuels de l’orgasme masculin. Les fusions-acquisitions s’inscrivent finalement plus généralement dans l’univers de la finance, associé à l’argent et aux affaires, univers historiquement construit comme masculin [Lagneau-Ymonet, 2007].

65L’analyse de l’ethos met au jour que les compétences attendues pour répondre aux normes professionnelles reposent sur des dispositions pensées comme masculines. L’ethos fonctionne comme un processus informel de clôture du groupe professionnel, qui s’avère particulièrement discriminant pour les femmes. Cette clôture professionnelle ne repose pas sur des processus formels assis sur le droit, comme cela a pu être constaté dans les professions établies [Larson, 1977]. Ici, l’ethos professionnel agit comme une clôture informelle et, comme dans l’univers des consultants étudiés par Isabelle Boni-Le Goff [2013], il donne ses bases à un « régime de genre » [Connell, 2006] producteur d’inégalités, sans que ce régime ne repose sur des bases réglementaires.

Une combinaison improbable de dispositions pour franchir l’obstacle

66Néanmoins, si l’ethos professionnel fabrique la clôture genrée, horizontale et verticale, du groupe professionnel, comment expliquer la présence de femmes parmi les dirigeants de ce groupe ? Quelles sont les dispositions sur lesquelles elles ont pu s’appuyer, en tant que femmes, pour correspondre à celles, éminemment masculines, de l’ethos professionnel et passer avec succès les épreuves de socialisation et d’évaluation ? Il ressort de l’analyse biographique des dirigeantes, comparées aux autres femmes, une combinaison de ressources, relativement improbable, les amenant à correspondre aux dispositions exigées par l’ethos professionnel : socialisation familiale au monde des affaires ou de la finance, comportement de genre plutôt masculin, maîtrise d’un ethos bourgeois et arrangements conjugaux en leur faveur.

67Toutes les dirigeantes rencontrées racontent une connaissance de l’univers des affaires et de la finance apprise au sein de leur famille, souvent par des hommes (pères, oncles, parrains ou amis de la famille). Chefs d’entreprise, dirigeants de société, financiers ont ainsi pu les initier au souci de la technicité, à la vision « froide » des affaires et à l’intérêt pour le gain financier.

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« C’est des rencontres, et puis sûrement mon père aussi parce qu’il travaillait en finance, dans la presse. Il y avait du monde à la maison qui parlait de ça. J’en ai jamais vraiment parlé moi, mais je pense que ce que j’entendais a dû jouer inconsciemment. »
(Anna, 36 ans, directrice, banque de financement internationale)

69Laura, qui dit avoir un « profil très analytique », et « s’être renseignée sur les métiers financiers », « par l’entourage », a un père expert-comptable qui dirige un cabinet de taille moyenne.

70Les dirigeantes rencontrées partagent une facilité à s’intégrer dans des rapports professionnels agonistiques. Barbara, conseil du vendeur, lors d’une réunion avec une équipe d’acheteurs, arrive en avance dans la salle et positionne ses affaires au milieu de la longue table, face à la porte. Elle explique son acte en disant : « C’est pour mieux voir arriver l’ennemi. » À un autre moment, avant une réunion, pressée par le temps pour faire des photocopies, elle lance à la cantonade : « Putain, merde, c’est la merde. C’est la panique. C’est le bordel. » Observée lors de réunions avec des clients, les autres dirigeants ou ses équipes, elle manifeste en permanence un comportement plutôt rude, un vocabulaire ou un humour plutôt associé à la virilité. Un dirigeant, interrogé sur la place des femmes dans le métier, attribue leur position à des attitudes normalement masculines :

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« Est-ce que le métier rebute les femmes, ou est-ce qu’il y a une dureté du métier, qui fait que les femmes ne restent pas ? C’est un métier, où il y a un tel niveau de compétition, avec des débordements d’égo. Les hommes sont plus dans l’ego que les femmes. Les femmes font prendre moins de risques aux entreprises qu’elles dirigent que les hommes. Les hommes sont dans le concours. Est-ce que la compétition, pour aller chercher la part de « bonus », se battre pour l’argent, est-ce que ça n’intéresse pas moins les femmes ? Et pourtant, les femmes de l’équipe, elles aiment l’argent, elles ont du caractère. Elles savent manipuler les hommes, c’est important : séduire un manager, dire à un homme : “il faut que tu fasses ça ou ça, ou je te vire de ton poste de pdg”. Est-ce que c’est le goût du pouvoir […]. Ce sont des femmes qui n’ont pas peur de la lutte, du conflit. Qui savent gérer les hommes qui ont des gros egos. »
(Dirigeant, 38 ans, investissement, fonds de Private Equity)

72Ce comportement plutôt masculin, signe de l’acceptation des règles viriles du métier, n’est jamais explicité dans les entretiens. Mais on peut supposer qu’il relève d’une socialisation de genre, antérieure à l’entrée dans le milieu professionnel, et renforcée par elle, comme pour les chirurgiennes analysées par Emmanuelle Zolesio [2009].

73Pourtant, ce comportement associé à la virilité se fait dans le cadre d’un ethos bourgeois. En ce sens, le « passing » de genre opéré par ces femmes pour être qualifiées de bonnes professionnelles par leurs collègues hommes [Boni-Le Goff, 2013], ne consiste pas simplement à se comporter « comme des hommes », en gommant les signes extérieurs de féminité (voix, vêtements, langage, etc.). Il s’agit d’avoir le comportement viril adéquat, celui des hommes de la bourgeoisie. Les manifestations de force y sont codifiées ; par exemple, l’esprit du rugby sert d’idéal à toute confrontation. Par ailleurs, l’apparence masculine n’est, elle, pas valorisée. Elles affichent toutes des signes extérieurs de féminité, mais sobres et discrets. Barbara a toujours une tenue vestimentaire soignée, des bijoux raffinés. Laure est « grande, très mince, cheveux très longs blonds foncés. Jupe flottante et chemisier. Tenue discrète et féminine » (extrait journal de terrain). Cet ethos bourgeois, manifeste dans l’hexis corporel de ces femmes, est visible également dans l’éthique du travail [Weber, 1962 ; Sombart, 1913] qu’elles développent. Cet extrait d’interview d’une dirigeante, paru dans un média professionnel en donne un aperçu : « La clé (pour réussir) est de travailler dur, être une professionnelle compétente et prendre du plaisir à construire sa carrière. » [5]. On retrouve cette éthique du travail dans l’entretien réalisé avec Nathalie :

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« J’ai une grosse capacité de travail. Je me mets des objectifs assez élevés. Et s’il faut passer une partie du dimanche je le ferai. »
(Nathalie, 36 ans, associée, audit, cabinet de taille moyenne)

75Toutes les dirigeantes interviewées sont issues de milieux bourgeois, pas toujours de la grande bourgeoisie parisienne, mais plus souvent d’une bourgeoisie provinciale, notabiliaire. Cette caractéristique est valable également pour les dirigeants-hommes, mais est moins partagée par les débutant-e-s dans le métier (plus d’enfants issus des classes moyennes).

76Enfin la dernière disposition, et non des moindres, repose sur les arrangements conjugaux [Bertaux-Wiame et Tripier, 2006]. Elle est une réponse à la norme de docilité. Les femmes dirigeantes, devenues mères, dont a vu précédemment qu’elles sont minoritaires, sont toutes dans des situations où leur conjoint assure la disponibilité et la flexibilité nécessaire à l’éducation des enfants. Elles sont « breadwinner » au sein de leur couple [Crompton, 1999] et elles s’appuient sur leur conjoint – dont l’un est même « homme au foyer » – pour ne pas concilier vie professionnelle et vie privée. Laure explique que c’est son mari « la variable d’ajustement. Si le petit est malade, c’est lui qui s’en occupe, c’est lui qui a plus de flexibilité ». Quant aux autres femmes, c’est le célibat ou l’absence d’enfant qui permet l’ajustement aux contraintes temporelles. Barbara évoque ainsi, avec scepticisme, le cas d’une jeune femme, diplômée d’hec, qui a rejoint leur cabinet il y a dix-huit mois, actuellement en congé maternité, dont la priorité est de rester :

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« Mais son mari (hec également) est au bcg (un cabinet de conseil en stratégie prestigieux). Donc pour cette jeune femme brillante, j’attends de voir comment ça va se passer. ».
(Barbara, 38 ans, associée d’un cabinet d’audit)

78Chacune de ces dispositions n’est pas rare en soi : nous avons pu les repérer chez des exécutantes ou encadrantes. Mais pour la plupart d’entre elles, ces dispositions apparaissaient de façon isolée et non combinée. Entretiens et observations font clairement apparaître que le manque de l’une d’entre elles compromet largement la possibilité de correspondre aux attendus de l’ethos professionnel. Ce qui n’est évidemment pas le cas pour les hommes, pour qui la combinaison est de facto beaucoup plus probable.

79Or, les dirigeants-hommes souhaitent ou annoncent souhaiter une plus grande féminisation du niveau dirigeant. On trouve peut-être là une explication au moindre taux de diplômées chez les dirigeantes. Au cours du processus continu de sélection des femmes, ce n’est pas le diplôme qui les départage, mais la combinaison des dispositions assurant la maîtrise de l’ethos professionnel.

80* * *

81L’articulation entre normes et ethos professionnel participe à créer dans ce métier une fermeture des positions dirigeantes pour les femmes. C’est grâce à une combinaison improbable de dispositions que certaines parviennent à forcer cette clôture informelle. Mais, ce faisant, ces cas hors-norme participent à durcir le « régime de genre » : l’accès des femmes au pouvoir et au profit ne se fait pas en subvertissant l’ordre du genre, mais en l’acceptant. Les normes professionnelles ne sont jamais remises en question et leur construction genrée, jamais regardée. Ces femmes ont réussi, en collant aux normes exigées, et en mobilisant des dispositions personnelles afin de se conformer à l’ethos professionnel.

82Pourtant, cette adaptation ne leur donne pas les mêmes chances qu’aux hommes, une fois au niveau dirigeant. Une ségrégation sexuée est à nouveau à l’œuvre à ce niveau. La segmentation du métier en sous-activités et niveaux de prestige y participe : par exemple, le taux de féminisation plus important en financement rend compte de trajectoires qui se sont réorientées, depuis le conseil (banque d’affaires) où l’accès aux positions dirigeantes était fermé. Les normes professionnelles n’ont ainsi pas la même prégnance, selon la position de l’organisation à l’intérieur de l’espace professionnel. Par ailleurs, au sein d’une même organisation, même dirigeantes, les femmes restent, bien souvent en position subalterne par rapport aux dirigeants. À ce stade, se joue un autre élément : c’est la capacité à générer des affaires (du chiffre d’affaires ou des revenus) qui fait la différence entre les dirigeants. Toutes les dirigeantes rencontrées disent avoir des difficultés à développer leur portefeuille pour des raisons d’homophilie des clients [Roth, 2003]. Les clients partagent souvent un ethos professionnel proche de ceux dont ils achètent les prestations et, plafond de verre aidant, les clients sont plus souvent des hommes. À ce stade, la technicité change alors de polarité : elle devient féminine, apanage des femmes à qui on confie la réalisation des dossiers et la surveillance des équipes, pendant que les hommes vont au combat pour les affaires. En retour, la capacité de s’approprier le profit n’est pas la même…

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

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