Notes
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La position de Marina Abramovic est « assez genrée (…) dans la mesure où l’artiste est associée en partie à un art féminin » (p. 56) ; « la simple (re)présentation du corps dénudé est déjà très genrée – féminine – en art » (p. 57) ; « la performance apparaît donc comme une pratique très genrée et très féminine » (p. 65) ; « la chevelure peut (…) paraître moins genrée que la poitrine ou le sexe » (p. 58) ; « la dimension genrée, typiquement féminine, offre une clé d’interprétation … » (p. 70).
1Parus dans la foulée du colloque « Le genre à l’œuvre » (septembre 2011), ces deux numéros de la revue Sociologie de l’art, coordonnés par Mary Leontsini et Marie Buscatto, sont consacrés à la question des stéréotypes de genre dans les mondes de l’art. Dans cette perspective, le premier numéro (n° 17) traite des tentatives de « subversion » des stéréotypes sexués dans les pratiques artistiques, tandis que le second (n° 18) porte sur le rôle de ces stéréotypes dans l’accès des artistes (femmes) à la reconnaissance. La diversité des terrains présentés dans les articles de ces deux numéros laisse penser – car ce n’est pas dit explicitement – que les coordinatrices entendent le mot « art » dans son sens le plus large : on va, en effet, des arts les plus légitimes (la littérature, l’art contemporain) aux plus populaires (les musiques actuelles, les arts du cirque). On sait combien il est périlleux de considérer ainsi tous les arts ensemble, car de profondes différences entre les contextes de production, les temporalités, les instances de légitimation, les publics rendent toute analogie particulièrement difficile. Le risque, dans ce cas, est de faire du genre le plus petit dénominateur commun entre des études et des terrains incomparables. Néanmoins, en imposant une problématique commune à tous les textes – la confrontation aux stéréotypes de genre – ce double numéro atteint, bon an mal an, une certaine unité. Dans leurs introductions, les coordinatrices prennent soin de ne fermer aucune perspective théorique ou méthodologique, en proposant une définition du genre particulièrement œcuménique (n° 17, p. 7). De fait, cependant, dans la quasi-totalité des articles, c’est l’approche du genre proposée par Judith Butler – le genre comme identité performée – qui prévaut. Cela ne surprend guère et, même si une définition plus matérialiste des rapports sociaux de sexe a parfois pu être mobilisée avec profit, il faut évidemment y voir une conséquence du fait que les stéréotypes relèvent des représentations. Or, c’est bien le jeu des discours sur les pratiques (plus rarement l’inverse) qui est au cœur de l’analyse, autrement dit « ce que le discours fait » en termes de genre, comme l’explique clairement Marie Goyon (n° 18, p. 39).
2Si la grille de lecture du genre est plus ou moins heureusement mobilisée selon les textes (on y reviendra), le principal sujet des articles reste en fait, avant tout, les pratiques artistiques des femmes – qu’elles soient auteures de leurs œuvres, performeuses ou interprètes des œuvres d’autrui – à l’exception d’un seul texte, celui de Viviane Albenga qui choisit de s’attaquer au problème de l’impact des stéréotypes par son côté le plus complexe (et, pour cette raison peut-être, le plus riche). Elle se penche, en effet, sur la réception de la littérature, en tant que vecteur de stéréotypes, par les membres de cercles de lecture. L’auteure tente ainsi de débrouiller l’écheveau complexe des différents niveaux discursifs qui constituent le genre, en s’intéressant à la manière dont réagissent ces lecteurs et lectrices, en tant qu’hommes ou femmes, face à des ouvrages s’adressant plus ou moins directement à l’un ou l’autre sexe, dans le cadre de genres littéraires (le policier, la romance, la biographie …) eux-mêmes traditionnellement « genrés » d’un côté ou de l’autre, le tout dans un contexte social qui est, lui, clairement perçu comme féminin (y compris par ses – rares – membres masculins) : celui des cercles de lecture. Au final, on apprend que les hommes lisent/aiment les livres « masculins », tandis que les femmes lisent/aiment un peu de tout, avec une tendance à préférer les ouvrages de femmes qui permettent une identification plus aisée. Dans la lignée des études sur le choix spontané des jouets par les enfants des deux sexes (qui aboutissent aux mêmes conclusions), ces expériences font envisager le masculin moins comme un « universel » que comme un statut symbolique particulièrement enviable.
3Outre cet article, le n° 17 comprend également un texte passionnant de Marie-Carmen Garcia, où sont présentés quelques résultats d’une enquête collective consacrée aux clowns et à l’investissement spécifique des femmes dans ce domaine – en pleine mutation – des arts du cirque. Loin des gags bouffons de l’auguste, les clowns contemporains sont des personnages fondés sur l’autodérision et l’émotion esthétique. L’auteure montre combien cet humour poétique, qui fait moins rire que sourire, est socialement situé – plutôt du côté des classes moyennes diplômées, dont proviennent d’ailleurs la plupart des clowns aujourd’hui – et fondé sur un certain nombre de stéréotypes sexués. On apprend en outre que les clowns sont le résultat d’un travail sur soi de la part de leurs créateurs qui, au terme d’un processus lent et parfois douloureux, « trouvent » leur clown, véritable expression de leur « moi » profond. Les femmes ont alors tendance à « révéler » deux types de clowns, qui oscillent entre les extrêmes d’un féminin stéréotypique : les figures diaphanes et fragiles (l’auteure évoque l’impression d’un « sexe inachevé ») et les clowns à la féminité grotesque et exacerbée. Seule une minorité de clowns femmes incarne un personnage masculin : c’est pourtant là qu’elles peuvent enfin pratiquer un « humour à vocation universelle », échappant au « dilemme proprement féminin généré par la volonté de mettre en évidence la singularité sociale de femmes tout en voulant travailler à ce que cette singularité ne soit plus » (n° 17, p. 58).
4Dans un autre texte consacré à l’humour, Nelly Quemener s’intéresse aux transformations de l’incarnation du féminin par les comiques à la télévision depuis vingt ans. Fort ambitieux et traitant d’un sujet particulièrement complexe, l’article pâtit malheureusement d’une certaine faiblesse méthodologique et de quelques lacunes en matière d’histoire longue des pratiques carnavalesques (le travestissement serait ainsi une « technique héritée du comique bouffon des années 1980 », n° 17, p. 21). L’auteure ouvre son texte par l’évocation d’un corpus de cinq cents sketches, dont on ne sait pourquoi elle en tire finalement trois (un du duo Antoine de Caunes-José Garcia, un d’Anne Roumanoff et un de Florence Foresti) qui constituent l’essentiel de l’article. L’analyse de l’humour est un exercice difficile et l’on reconnaît volontiers à l’auteure un réel talent dans la description précise et vivante des saynètes qu’elle a choisi d’étudier, chacune étant une variation sur un trait féminin caricatural (la séductrice et son maquereau, la blonde idiote, la femme virile …). Néanmoins, faute de savoir si ces trois sketches sont représentatifs de quoi que ce soit et faute d’une recontextualisation sociohistorique (évolution de la présence des comiques des deux sexes à la télévision ces vingt dernières années ? morphologie de cette population ? particularités éventuelles de la trajectoire des femmes dans ce domaine ? etc.), l’auteure ne parvient pas à généraliser son propos et sa tentative de théoriser le sujet reste malheureusement inaboutie.
5Le dernier article de ce numéro traite du monde de la musique. Reguina Hatzipetrou-Andronikou a ainsi mené une enquête ethnographique approfondie dans le milieu des paradosiaka (orchestres de musique traditionnelle grecque) qui commencent depuis peu à se féminiser. Le principal problème de ce texte, par ailleurs fort intéressant, est là encore lié à l’insuffisance de la recontextualisation. On aimerait en savoir plus sur cet univers. Ainsi, ces orchestres de paradosiaka, de rebetiko ou de skyladika (on s’y perd un peu !) présentent-ils des différences, en termes d’origine sociale des membres (hommes et femmes) ? Quelle en est l’organisation interne – c’est-à-dire y a-t-il, comme dans les orchestres de musique classique étudiés par Hyacinthe Ravet, un « chef » et une hiérarchie entre les instruments – et, le cas échéant, où se situent les femmes ? On devine néanmoins que c’est le format réduit de l’article qui force l’auteure à se concentrer sur les stratégies individuelles (discursives, corporelles, vestimentaires, comportementales, etc.) de ces musiciennes pour échapper au double stigmate (ou, ici, au stéréotype) de la femme publique et de la femme masculine.
6Le numéro suivant ne comporte que trois articles, axés sur la thématique de la reconnaissance. Le texte (en anglais) d’Alison Faupel et Vaughn Schmutz s’intéresse au monde de la musique pop-rock telle que produite – et surtout telle que reçue – dans le monde anglophone. C’est la production du discours critique que les auteurs abordent ici, à partir de l’analyse d’un corpus d’articles parus dans la revue Rolling Stone, autour du top 500 des « meilleurs albums de tous les temps » publié dans un numéro spécial de 2003. Alison Faupel et Vaughn Schmutz ont étudié les articles consacrés par des critiques de Rolling Stone à la trentaine d’albums de femmes (de Janis Joplin à Madonna) qui figurent dans ce classement, à la fois dans ce numéro spécial de 2003 et dans les anciens numéros où ces albums avaient été évoqués lors de leur sortie. Autrement dit, les auteurs s’intéressent à l’effet de la reconnaissance (par les experts – la question du public n’est jamais posée) sur la réception de la musique produite par des femmes. Les auteurs ont donc traité statistiquement leur corpus de textes pré- et post-consécration, en s’intéressant aux registres sémantiques employés par les critiques de Rolling Stone. Quatre ensembles thématiques ont été isolés : toute mention explicite du sexe des chanteuses ; toute mention de la sexualité (au sens large) ; toute mention de l’émotion ou des sentiments ; toute mention de l’insertion de l’artiste dans un réseau musical. Sans surprise, ces thèmes sont présents dans la plupart des critiques. Les auteurs montrent néanmoins qu’ils ne le sont pas exactement de la même manière avant et après la consécration de ces albums : ainsi, les chanteuses semblent passer du statut d’objet sexuel à celui de sujet de leur sexualité ; de même, c’est plutôt à des femmes que les chanteuses sont associées par les critiques avant leur consécration, tandis qu’une fois reconnues, elles sont plus volontiers présentées en association avec des hommes. Les auteurs font preuve de rigueur et de clarté dans l’exposé de leur méthode et des données étudiées, mais on regrette que leur analyse manque un peu de force. Avoir choisi quatre axes sémantiques d’emblée fondés sur des stéréotypes féminins, et ne considérer que la réception d’albums de femmes, conduit à une conclusion attendue. Les créatrices, comme toutes les femmes qui s’aventurent dans la sphère publique, tendent à être considérées d’abord au prisme de leur sexe et ramenées, quoi qu’elles fassent, à ce statut. Bien des recherches sur les femmes politiques, par exemple, ont montré en outre que l’obtention d’une forme de légitimité au sein du monde dans lequel elles sont inscrites ne suffit généralement pas à les « détacher » de leur sexe, mais introduit, dans le regard porté sur elles, une nouvelle dimension qui s’articule à celle – préexistante – du stéréotype sexué. On regrette ainsi que Alison Faupel et Vaughn Schmutz n’aient pas tenté de pousser plus loin leur étude en s’intéressant, par exemple, aux albums de femmes qui échapperaient à ces registres sémantiques d’une féminité de sens commun. On peut également signaler (ce qui n’est bizarrement pas fait dans le texte) que les critiques de Rolling Stone restent, à une écrasante majorité, des hommes. Il aurait ainsi pu être intéressant d’étendre l’étude à un corpus d’articles rédigés par des critiques femmes et/ou d’inclure des textes portant sur des albums d’hommes, en étendant les registres thématiques à d’autres variables « genrées » susceptibles de concerner aussi les hommes, afin de voir si (et comment) le registre des stéréotypes sexués est mobilisé pour établir la consécration de certains hommes.
7Les deux autres articles de ce numéro traitent d’art contemporain. Le texte proposé par Marie Goyon est fondé sur des entretiens biographiques menés par l’auteure avec trois plasticiennes « autochtones » (indiennes) d’Amérique du Nord qui, quoique de générations et d’origine géographique différentes, ont obtenu un degré de reconnaissance équivalent. M. Goyon distingue trois étapes dans le parcours de ces artistes (la découverte de la vocation, la formation, la notoriété) et en étudie le franchissement par chacune d’elles. Elle montre comment, à chacune de ces étapes, ces artistes ont dû, chacune à leur façon, s’affronter aux stéréotypes sexués et raciaux, dont on pourrait dire qu’ils ont finalement largement déterminé leurs choix de carrière, leurs techniques, voire le contenu de leurs œuvres, qui évoquent les arts indiens traditionnels. L’article, fort bien écrit, présente une réflexion intéressante sur les effets pratiques de la notion de stéréotype en matière de genre mais, comme dans le texte sur les paradosiaka, on regrette la relative absence de recontextualisation (cet art bénéficie-t-il de réseaux spécifiques de consécration ? y a-t-il des artistes hommes autochtones et des manifestations de solidarité objectives entre artistes autochtones des deux sexes – autrement dit, dans ce milieu, la race prime-t-elle sur le sexe en cas de mobilisation ?) qui entrave légèrement la pleine compréhension des enjeux exposés par l’auteure.
8Le dernier article du numéro, par Clara Lévy et Alain Quemin, porte sur l’artiste performeuse Marina Abramovic. La première partie du texte est consacrée à la description de quelques performances de Marina Abramovic dans les années 1970 ; on regrette que l’analyse sociologique des œuvres, plusieurs fois évoquée par les auteurs, ne vienne finalement jamais. La seconde partie est un commentaire du rang (variable) de l’artiste dans le classement du Kunst Kompass depuis les années 1970. Ce classement présente la particularité de n’être pas fondé sur le prix des œuvres des artistes, mais sur des critères de visibilité et de reconnaissance par des professionnels de l’art contemporain. Les auteurs tirent de cette étude une double conclusion : M. Abramovic a finalement mieux « réussi » que d’autres artistes performeurs et elle bénéficie d’une « reconnaissance institutionnelle » (n° 18, p. 69) qui n’est pas en rapport avec sa réussite sur le marché de l’art (où elle vend peu), ce qui, selon les auteurs, est « typiquement féminin » (p. 70). On devra se contenter de cette affirmation, car aucune preuve ne vient l’étayer. Ce phénomène est-il dû à un rapport particulier des artistes femmes avec le système des galeries ? Serait-ce typique de cette génération ou de cette pratique artistique (on peut, en effet, comprendre que la performance ne soit pas le medium le plus « vendeur » sur le marché de l’art) ? Par ailleurs, est-ce uniquement en se fondant sur le Kunst Kompass que les auteurs voient, dans les années 1990, « une nette progression des artistes femmes » (p. 68) et à quoi est due cette « progression » ? On n’en saura rien.
9À propos de Marina Abramovic elle-même, on s’étonne de ne voir à aucun moment de mention de son origine sociale, y compris dans la biographie sans grand intérêt (intégralement copiée-collée du site web que les auteurs citent en note) qui occupe la dernière page de l’article. Surtout, les auteurs semblent n’avoir pas saisi ce qu’est le genre, le mot étant systématiquement employé comme synonyme de féminin [1]. Certaines formules apparaissent donc tout à fait maladroites, telle cette conclusion qui laisse perplexe : parce que « le monde de l’art semble attendre d’elles [les plasticiennes] une production genrée », « la production même de nombreuses femmes artistes […] apparaît comme stéréotypée » (p. 67).
10On regrette de terminer sur ce texte notoirement plus faible que les autres, car ce double numéro de Sociologie de l’art sur l’impact des stéréotypes sexués en art, bien qu’un peu hétéroclite dans les terrains et les sujets traités, reste une initiative heureuse et une lecture intéressante.
Notes
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[1]
La position de Marina Abramovic est « assez genrée (…) dans la mesure où l’artiste est associée en partie à un art féminin » (p. 56) ; « la simple (re)présentation du corps dénudé est déjà très genrée – féminine – en art » (p. 57) ; « la performance apparaît donc comme une pratique très genrée et très féminine » (p. 65) ; « la chevelure peut (…) paraître moins genrée que la poitrine ou le sexe » (p. 58) ; « la dimension genrée, typiquement féminine, offre une clé d’interprétation … » (p. 70).