Notes
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[1]
Cette recherche a été menée dans le cadre de plusieurs programmes de recherche implantés à l’Institut Français de Pondichéry, en particulier un programme Actions concertées incitatives (« La démocratisation de l’économie ») et un programme de l’Agence Nationale de la Recherche, « Rural employment and microfinance: do processes matter ? ». Elle a bénéficié de discussions multiples avec mes collègues de l’Institut Français de Pondichéry et ceux des projets aci et rume, en particulier Cyril Fouillet, Laurent Fraisse, Marc Roesch, David Picherit, Solène Morvant-Roux, Jean-Michel Servet et Venkatasubramanian.
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[2]
Voir par exemple Amitur Rahman [1999] ; Mark Pitt et Shahidur Khandker [1998] ; Syed Hashemi, Sidney Ruth Schuler et Anne Riley [1996].
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[3]
Voir par exemple Agnès Labrousse [2010].
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[4]
Voir par exemple Abhijit Banerjee et al. [2009].
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[5]
Voir par exemple Richard Montgomery [1996] ; Anna Goetz et Rita Gupta [1996].
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[6]
Voir par exemple Shezrri Grasmuck et Rosario Espinal [2000].
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[7]
Voir par exemple Bert D’Espallier et al. [2011] ; Amitur Rahman [2001].
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[8]
Voir par exemple Isabelle Guérin, Santosh Kumar et Isabelle Agier [2010] ; Isabelle Guérin, Jane Palier et Benoît Prévost [2009] ; Isabelle Guérin [2006] ; Naila Kabeer [2001] ; Linda Mayoux [2001] ; Katharine Rankin [2002] ; Smirti Rao [2008] ; Kathie Wright [2006].
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[9]
Voir par exemple Jules Fernando [2006] ; Magdalena Villarreal [2009], Hélène Weber [2006].
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[10]
Voir par exemple les analyses de Jules Falquet [2008].
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[11]
L’appartenance de caste reste une composante essentielle de la vie sociale, économique, religieuse et politique en Inde.
-
[12]
De manière large, l’empowerment peut se définir comme la capacité de pouvoir agir, de penser et de faire des choix. L’empowerment économique désigne l’accès à et la maîtrise de biens et d’activités de nature économique (pouvoir exercer une activité rémunérée et en contrôler les bénéfices, pouvoir disposer de biens matériels et en contrôler l’usage, etc.). L’empowerment social désigne l’accès à l’estime de soi, à la prise d’initiative, à la reconnaissance, etc. Pour des définitions plus précises et les débats multiples que suscitent ces définitions, voir Naila Kabeer [2000]. Voir également Jane Palier [2004] ; Sophie Charlier [2011].
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[13]
Voir par exemple Gert De Neve [2005] ; David Picherit [2010].
1La microfinance est-elle un facteur d’émancipation ou de subordination des femmes ? Après avoir été parée de toutes les vertus, elle est désormais de plus en plus contestée, en particulier sur son rôle en matière de lutte contre les inégalités de genre. Nombre d’institutions de coopération, internationales ou multilatérales, présentent la microfinance comme un outil efficace de promotion de la condition féminine. Depuis sa création en 1997, la Campagne du Sommet du Microcrédit s’est donnée pour mission de médiatiser l’outil, d’attirer les investisseurs et de diffuser les « bonnes pratiques » : les « femmes » et les « pauvres » sont considérées comme une cible prioritaire (voir par exemple Sam Daley-Harriss Harriss [2007]). Lors de la nobélisation de Mohamed Yunus et de la Grameen Bank, en 2006, le rôle du microcrédit en matière d’émancipation des femmes avait largement été souligné par le jury [Norwegian Nobel Committee, 2006]. Dans son rapport de 2007 intitulé La finance pour tous, la Banque Mondiale réaffirme un argument déjà ancien : le ciblage féminin de la microfinance aurait à la fois un intérêt commercial – les femmes remboursent mieux – et un intérêt social – l’amélioration sensible du bien-être des femmes et de leurs familles [World Bank 2007, p. 123].
2L’analyse des réalités empiriques de la microfinance met en évidence des résultats beaucoup plus nuancés. Diverses études quantitatives menées au cours des années 1990 mettaient en évidence des résultats plutôt positifs : meilleur accès à la consommation et aux soins de santé, amélioration du pouvoir de décision des femmes et de leur mobilité spatiale, accès à la propriété, réduction de la violence domestique, etc. [2]. Les premiers résultats des approches dites expérimentales, dont la méthode et l’éthique restent très controversées [3], indiquent des résultats négligeables concernant l’évolution des rapports de genre [4]. D’autres analyses, souvent de nature plus qualitative, mettent l’accent sur les dérives et les effets pervers, tant à l’échelle intrafamiliale qu’à l’échelle plus globale des rapports sociaux de sexe : détournement des prêts par les hommes [5], détournement des entreprises lorsque celles-ci deviennent profitables [6], exacerbation de la violence intraconjugale et de la domination patriarcale via le contrôle exercé par les agents de crédit [7], maintien de pratiques de discrimination dans l’octroi des prêts [Agier et Szafarz, 2010], alourdissement des responsabilités, surcharge de travail et fatigue [Ackerly, 1995], exacerbation des inégalités entre femmes [8], renforcement de la spécialisation des femmes dans des secteurs d’activité peu productifs [9]. Enfin certains travaux concluent à des résultats nuancés et contradictoires en fonction des critères utilisés [Akerly, 1995].
3Plus fondamentalement, la microfinance est accusée de véhiculer l’idéologie néolibérale et/ou patriarcale. En misant sur l’émancipation des pauvres par le marché, en particulier celle des femmes, la microfinance contribuerait à légitimer une vision économique et individuelle de la pauvreté et un désengagement de l’État [Servet, 2006 ; Fernando, 2006 ; Karnani, 2009]. En déléguant aux femmes des responsabilités multiples (« participation » à des réunions d’emprunteurs et à des séances de sensibilisation et de formation, animation des groupes, collecte de l’épargne et des remboursements, etc.), la microfinance aurait pour principal effet d’alourdir le quotidien des femmes et leur charge de travail gratuit [Falquet, 2008 ; Molyneux, 2002 ; Rankin, 2002 ; Rao, 2008].
4Dans la mouvance des approches post-structuralistes ou déconstructionnistes du développement, on pourrait se contenter de réduire la microfinance à une création perverse, orientée par les intérêts de l’Occident, du grand capital ou encore du patriarcat sous couvert de mission sociale. Il est bien entendu très utile de décrypter de manière critique les discours et les rhétoriques du développement. Il est également nécessaire de voir comment ces discours s’inscrivent, reproduisent ou accélèrent une vision néolibérale, occidentale et patriarcale des sociétés [10]. Réduire la configuration développementiste en général et la microfinance en particulier à une rhétorique hégémonique néolibérale, occidentale et/ou patriarcale, contrôlée par le haut et visant délibérément à reproduire les mécanismes de domination, occulte toutefois une partie de la réalité sociale. Les rhétoriques, les manipulations, les subversions et les mises en scènes ne viennent pas uniquement « d’en haut » [Olivier de Sardan, 2001]. Elles opèrent tout au long de la chaîne du développement tout en étant indissociables de processus sociaux, économiques et politiques beaucoup plus larges que la seule sphère du développement [Olivier de Sardan, 2001 ; Mosse, 2005]. Elles ont également beaucoup à dire sur la manière dont le pouvoir « d’en bas » s’exerce en l’absence de pouvoir formel [Yogendra et Rankin, 2010].
5Fondé sur un travail empirique mené en Inde rurale du Sud, cet article a pour objectif d’étudier les processus d’adhésion à la microfinance et la manière dont les différents acteurs et actrices, en particulier les femmes qui sont supposées en être les bénéficiaires, s’approprient la microfinance en fonction de contraintes et d’objectifs qui leur sont propres. Contrairement aux objectifs annoncés par ses promoteurs, sur le terrain étudié ici, les effets strictement économiques de la microfinance sont négligeables. Rares sont les femmes qui créent des micro-entreprises grâce au microcrédit. Elles n’en ont ni le goût, ni les compétences, et elles sont parfaitement conscientes de l’ampleur des barrières (absence de marché local, restrictions en matière de mobilité physique, difficultés d’accès direct aux marchés, segmentation des activités en fonction du genre, de la caste, etc.) [Guérin, Roesch et Venkatasubramanian, 2010 ; Servet, 2006]. La microfinance est surtout utilisée à des fins de consommation : santé, cérémonies, remboursement d’anciennes dettes et investissements dans des objets statutaires [Guérin, Roesch et Venkatasubramanian et Héliès, 2009 ; Roesch et Héliès, 2007 ; Servet 2006]. L’hypothèse de substitution à la finance informelle, supposée très coûteuse et dangereuse, ne se vérifie pas non plus. L’offre de microcrédit dynamise plus qu’elle ne réduit la finance informelle [Guérin, Roesch, Venkatasubramanian et Héliès, 2009]. Les effets de la microfinance et les motifs d’adhésion sont essentiellement de nature politique, et ceci à différents niveaux. À un niveau macro, la microfinance indienne est largement promue par les autorités publiques pour deux raisons principales : elle permet à la fois de respecter les préceptes néolibéraux tout en étant un outil populiste au service des partis au pouvoir ou de ceux qui y prétendent [Guérin, Fouillet et Roesch, 2008, voir également Jonathan Pattenden [2010]. Au niveau des organisations chargées de la mise en œuvre de la microfinance, réseaux et groupements de nature multiple (politique, économique, religieuse, communautaire) s’emparent de la microfinance pour renforcer leur assise sur leurs territoires d’intervention. Enfin à un niveau microlocal, celui des « bénéficiaires », la microfinance participe à l’émergence ou au renforcement de trajectoires politiques locales, y compris chez les femmes et y compris dans les catégories les plus marginalisées comme les basses castes (ex-intouchables) [11]. Faisant écho à d’autres travaux sur le rôle croissant des intermédiaires en Inde [Khrishna, 2002 ; Manor, 2000 ; Picherit, 2009b] et dans la sphère du développement [Bierschenk et al. 2000 ; Lewis et Mosse, 2006], nos observations montrent que ces femmes deviennent des intermédiaires incontournables dans l’accès à diverses formes de ressources. On assiste ainsi à une certaine forme de subversion des programmes de microfinance, au sens où les logiques d’action et les effets produits sont peu conformes aux objectifs visés par les promoteurs [Yogendra et Rankin, 2010]. Mais cette émergence de femmes leaders ne conduit à aucune forme de mobilisation collective : elle contribue principalement à renforcer les systèmes de patronage et de clientélisme locaux.
6Ce texte s’appuie sur plusieurs années de recherche menée, avec une équipe de collègues français et indiens, dans des villages du nord et de l’est du Tamil Nadu (principalement les districts de Tiruvallur, Vellore, Villipuram, Cuddalore). La collecte des données s’appuie sur un séjour de deux ans sur place, puis des séjours réguliers et une collaboration étroite avec des collègues locaux. Plusieurs enquêtes ménages, certaines avec un suivi longitudinal, ont permis d’apprécier les effets économiques du microcrédit, résumés ci-dessus et publiés par ailleurs. Mais c’est surtout une présence dans la durée sur le terrain, nourrie d’observation et de discussions informelles, qui a fait émerger la nature éminemment politique du microcrédit. Au fil des ans, des contacts privilégiés ont été établis avec un certain nombre d’acteurs : responsables d’ong (organisations non gouvernementales), représentants de partis politiques, élu-e-s, chefs de village, banquiers, et enfin villageois, hommes et femmes, de caste et de classe diverses. La participation à des événements collectifs ou publics (meetings internes d’ong, formations dispensées aux bénéficiaires du microcrédit, festivals religieux, événements publics organisés à l’occasion de la Journée de la femme, de la lutte contre la guerre en Irak ou de la visite d’un député, etc.) a été une occasion privilégiée de saisir les jeux de pouvoir et de contre-pouvoir, et les processus de légitimation des différents acteurs. C’est le suivi de quelques femmes, dans la durée, qui nous a permis d’observer leur ascension politique, sociale et économique.
7Nous présenterons d’abord les controverses suscitées par le microcrédit dans le contexte indien aujourd’hui. Nous analyserons ensuite le jeu des alliances des ong et l’imbrication du microcrédit dans des logiques politiques multiples. Enfin nous montrerons comment cette imbrication s’appuie sur une minorité de femmes. Leur rôle désormais incontournable d’intermédiaires peut s’interpréter comme une forme de subversion de la microfinance qui conduit à complexifier les rapports sociaux locaux mais sans guère en modifier la structuration.
Microfinance indienne et relations de genre : un débat controversé
La rhétorique officielle : la microfinance comme « révolution silencieuse »
8La microfinance indienne s’est fortement développée au cours de la dernière décennie, en particulier dans les États du sud, Andhra Pradesh, Karnataka et Tamil Nadu [Fouillet, 2010]. D’après les estimations les plus récentes, 86,2 millions de personnes auraient accès à la microfinance en Inde, dont une écrasante majorité (environ 95 %) serait des femmes [Sa-Dhan, 2009]. Praticiens de la microfinance et autorités publiques, très impliquées dans la distribution de la microfinance, se félicitent régulièrement de la croissance du nombre de clients et de crédits distribués. En septembre 2003, Selvi J. Jayalalitha, alors Premier Ministre du Tamil Nadu, évoquait lors d’un discours officiel la « révolution silencieuse » en cours dans les campagnes indiennes grâce à la microfinance [Guérin et Palier, 2005]. Un rapport récent du gouvernement du Tamil Nadu indique que la microfinance n’a pas encore permis aux femmes d’acquérir de l’empowerment économique, mais que « leur empowerment social est désormais acquis [12] » [GoTN 2010]. Les féministes indiennes, de leur côté, dénoncent avec force et conviction l’hypocrisie de ce type d’outil. « On se bat depuis des décennies pour la question des droits de propriété et la protection sociale, on cherche à nous acheter avec des petits crédits et des réunions de groupe » nous disait l’une d’entre elles, membre de la All India Women Association. Si le mouvement féministe indien est loin d’être homogène, la critique à l’égard du microcrédit fait l’objet d’un quasi-consensus : le microcrédit ne serait ni plus ni moins qu’une dépolitisation du développement, utilisé pour convertir les femmes indiennes pauvres en instruments de l’agenda néolibéral, niant tout questionnement concernant les facteurs structurels d’oppression des femmes, qu’ils soient économiques, idéologiques, culturels, sociaux ou politiques [Batliwala et Dhanraj, 2007].
Instrumentalisation et reproduction des mécanismes de domination
9Plusieurs travaux empiriques confirment très largement ce type d’accusation. Une étude très documentée sur l’Andhra Pradesh, l’un des États indiens où le microcrédit s’est le plus développé [Augsburg et Fouillet, 2010], montre que les dépenses publiques concernant directement les femmes (santé, habitat, alimentation, accès à l’eau, famille et développement rural) sont en baisse : la principale mesure porte sur le soutien à des microprojets et au microcrédit, via une approche « participative » supposée favoriser l’action collective [Rao, 2008]. Confirmant des travaux menés en Amérique latine [Molyneux, 2002] et au Népal [Rankin, 2002], Smirti Rao montre que la « participation » des femmes, véritable rhétorique supposée garantir l’adaptation des projets à leurs « besoins », permet surtout de réaliser des économies d’échelle et de reporter sur les femmes des coûts multiples [Rao, 2008]. Toujours en Andhra Pradesh, Supriya Garikipati [2008] montre que le microcrédit réduit la vulnérabilité des ménages mais n’améliore pas la situation des femmes : les bénéfices tirés du microcrédit leur échappent faute de contrôle sur le patrimoine du ménage. David Picherit, à l’issue de deux ans d’immersion dans un village d’Andhra Pradesh, offre une description des groupes d’emprunteuses qui frôle la caricature. La présidente de la caisse locale n’est autre que la principale usurière du village, épouse du chef, lequel est à la fois membre de la caste dominante, gros propriétaire terrien et leader politique. Le « travailleur social » chargé de former et d’accompagner les groupes est son petit-fils. Il profite de ses tournées de remboursement de microcrédit pour collecter les dus de sa grand-mère, et n’hésite pas à faire preuve de coercition, y compris sexuelle [Picherit, 2009a]. Dans un État voisin, le Karnataka, Jonathan Pattenden [2010] montre que les groupes d’emprunteuses sont partie prenante des stratégies d’accumulation des classes dominantes. La distribution des prêts et les bénéfices qui en sont tirés reproduisent à l’identique les inégalités de caste et de classe, tout en servant directement les intérêts du parti au pouvoir (le Congress au moment de l’enquête). L’allocation des prêts et le degré de pression sur les remboursements se font en fonction de l’appartenance de caste et de l’appartenance politique. Au Tamil Nadu, les autorités publiques délèguent aux groupes de femmes un nombre croissant d’actions relevant de l’intérêt collectif ou général [Guérin et Palier, 2005b]. Alors que les femmes assument déjà des tâches communautaires multiples, peu valorisées et non rémunérées, et qui s’ajoutent aux activités domestiques [Moser, 2005], le microcrédit ne fait qu’augmenter la charge de travail gratuit des femmes.
10Nos observations montrent également l’imbrication étroite des ong dans des réseaux locaux de pouvoir et de contrepouvoir, tout en mettant en évidence la diversité des enjeux politiques à l’œuvre. La microfinance est au service d’intérêts multiples, qui vont de la captation de votes au renforcement de réseaux affairistes ou encore au prosélytisme religieux.
Patronage et domination
11Sur le terrain étudié, la relation entre les ong de microfinance et leurs clientes peut être qualifiée de domination. Les femmes, si elles veulent bénéficier des services de microfinance, sont sommées de se plier à des exigences multiples. Elles doivent adapter leurs horaires à ceux des agents de crédit. Elles doivent être disponibles en cas de visite impromptue, par exemple pour un bailleur. Elles doivent participer aux événements divers et variés organisés par l’ong ou ses alliés (journées de formation, journée de la Femme, visite d’un député ou d’un ministre, meeting politique, etc.). Que les femmes donnent leur temps sans compter est souvent considéré comme une contrepartie naturelle des services dont elles bénéficient.
Des enjeux politiques multiples
12L’ambiguïté de cette relation mérite d’être soulignée. Du fait de l’échange de services multiples et de l’asymétrie des positions, les relations s’apparentent davantage à du patronage qu’à un lien contractuel marchand entre égaux. Comprendre le mode de fonctionnement des ong suppose de tenir compte du climat de violence politique qui règne à l’échelle locale. Chaque territoire fait l’objet d’une lutte sans merci entre une multiplicité d’acteurs, d’organisations et de mouvements, plus ou moins institués, dont la légitimité, si ce n’est l’existence, repose sur une certaine forme de contrôle des populations. L’État est au premier plan de cette lutte permanente, à travers une pléthore de programmes publics de nature diverse mais d’une opacité qui les rend difficilement accessibles. On trouve également les partis d’opposition, des associations de caste, des mouvements religieux et les ong. Or la frontière entre ces différents acteurs est souvent floue. Toutes les ong que nous avons étudiées sont imbriquées de manière étroite (via leurs responsables ou leurs agents de terrain) dans des réseaux d’influence locaux mais avec des agencements, des alliances et des enjeux qui sont fort variables. Citons trois exemples à titre d’illustration.
Courtage
13La première ong, que l’on appellera ici ong a, a été créée en 1986 et est très proche du gouvernement, quel que soit le parti au pouvoir. En 2008, elle finançait 850 groupes, soit près de 15 300 personnes, dont environ 90 % de femmes et un tiers de basses castes. La présence quasi-permanente d’un membre de l’ong dans les locaux de la préfecture lui permet d’être informée de tous les programmes publics, dont elle est la première à bénéficier. Elle joue un rôle officieux de courtage à l’égard des petites ong. Son responsable est très clair sur les contreparties de cette position privilégiée à l’égard du gouvernement : l’ong participe activement au lancement de certains programmes, organise régulièrement des événements médiatiques qui en assurent leur visibilité et mobilise des femmes pour des meetings politiques.
Prosélytisme religieux
14La seconde ong (ong b) est une organisation de très petite taille (126 groupes, soit environ 2 140 femmes en 2008), créée au cours des années 1980. Elle se définit comme une organisation « communautaire » (community based), créée par et pour des femmes de basse caste. Elle entretient des liens très étroits avec l’Église luthérienne par le truchement de sa fondatrice qui est pasteure. Celle-ci s’implique depuis plusieurs décennies dans des opérations de conversion de l’hindouisme au christianisme pour les basses castes. La fondatrice a semble-t-il arrêté tout prosélytisme mais une partie des femmes converties est désormais cliente de la microfinance. La fondatrice jouit d’un certain charisme religieux. Nombre de femmes éprouvent à son égard une forte relation affective, faite d’attachement, de gratitude et de sentiment de dette morale. Ce lien facilite, de fait, l’acceptation d’une certaine forme de contrôle et de domination. Cette ong a toujours eu beaucoup de mal à bénéficier de subventions publiques. La fondatrice considère que son statut de femme célibataire, de basse caste, est un inconvénient majeur et elle a sans aucun doute raison. Il est probable que ses activités de prosélytisme aient également été un frein. Incapable d’accéder directement aux administrations publiques, elle s’appuie sur l’ong a qui joue le rôle d’intermédiaire. En retour, l’ong b mobilise régulièrement une partie de ses groupes de femmes pour les événements organisés par l’ong a. L’une des agentes de terrain de l’ong b, Ponnama, (dont nous reparlerons plus loin) est mariée à un agent de terrain de l’ong a, et c’est en partie par leur intermédiaire que les transactions ont lieu.
Réseaux d’affaires
15La troisième ong (ong c) a été créée par une élite urbaine de haute caste, famille brahmane implantée à Chennai (la capitale de l’État) au début des années 1990. Elle ne cible que des femmes (585 groupes, soit environ 8 875 femmes en 2008) dont 40 % de basses castes. Outre des subventions publiques, elle est financée par une organisation mère installée à Chennai, elle-même dépendante de bailleurs étrangers. L’ong était à l’origine spécialisée dans des questions de santé et a élargi progressivement ses activités au développement rural. En complément des services de microfinance, l’ong organise régulièrement des événements de masse, le plus souvent en lien avec la santé (campagne de sensibilisation sur la cataracte, le sida, etc.) et auxquels les femmes sont sommées de participer. Ces événements sont financés et parrainés par des hommes d’affaires (bijoutiers, financiers) et des médecins de Chennai, le mécénat étant une pratique très courante pour ces big men locaux qui multiplient les activités permettant de consolider leur réputation et leur image de bienfaiteurs.
Hiérarchies de genre
16Le ciblage prioritairement, voire exclusivement, féminin (exemple de la seconde ong) est parfaitement compatible avec la reproduction des hiérarchies de genre. Celles-ci nourrissent la construction des liens de patronage. Les fondateurs et responsables de la première ong sont deux frères, tandis que le personnel de terrain est mixte. À la question, maintes fois posée, concernant l’implication des femmes à des postes de direction, nos interlocuteurs répondaient que ce n’était pas un choix délibéré, mais qu’il était très difficile de trouver des femmes diplômées, prêtes et autorisées à travailler en milieu rural. La seconde ong a été fondée par une femme et est dirigée par une femme, mais son autonomie est très limitée. L’un des membres du conseil d’administration est en fait le principal décisionnaire. Sa maîtrise de la langue anglaise le rend incontournable dans l’accès aux bailleurs étrangers. La fondatrice dépend également du responsable de l’ong a pour l’accès aux programmes gouvernementaux. La troisième ong a été créée et est gérée par un homme et plusieurs membres de sa famille, dont certaines femmes, mais celles-ci ne jouent aucun rôle décisionnel.
Pratiques subversives et trajectoires politiques locales
17En déduire que les femmes ne seraient que des victimes passives de la microfinance serait toutefois réducteur. L’adhésion à la microfinance et son succès opèrent également à un niveau microlocal, à travers l’appropriation des programmes par une minorité d’hommes mais aussi de femmes, y compris parmi les groupes les plus marginalisés. La microfinance n’est pas seulement un outil aux mains des hommes, des classes et des castes dominantes : elle participe aussi à la fragmentation des groupes dominés. Nombre d’études sur les femmes (et sur le pouvoir en général) ont tendance à adopter une vision binaire, opposant les dominants (les hommes) aux dominés (les femmes). Ce point de vue binaire est non seulement simpliste, au sens où il occulte l’extraordinaire hétérogénéité entre femmes, mais il est contre-productif puisqu’il empêche de penser toute forme efficace de lutte contre la domination [Mohanty 1988]. La relation de patronage décrite plus haut s’apparente à une « chaîne », mobilisant souvent plusieurs intermédiaires successifs. Si le système perdure, c’est bien parce que tous les acteurs de la chaîne y ont un intérêt, aussi différent soit-il des objectifs annoncés. En bout de chaîne, il existe des leaders locaux, dont des femmes, et des femmes de basse caste, qui s’appuient sur la microfinance pour créer ou consolider une trajectoire que l’on peut qualifier de politique. Politique est entendu ici au sens large comme un ensemble d’actions visant à régler des problèmes, agir pour le bien commun et éventuellement influer sur l’action publique [Harriss, 2006 ].
Des fonctions multiples d’intermédiation
18Certaines de ces femmes leaders sont les responsables de groupes, d’autres font partie du personnel rémunéré des ong. Ces femmes jouent un rôle qui est souvent très éloigné de leurs fonctions officielles. En théorie, les responsables de groupe sont chargées d’organiser les réunions, généralement mensuelles, au cours desquelles le groupe mobilise l’épargne de ses membres, sélectionne les emprunteuses et collecte les remboursements. Elles sont également tenues de maintenir les comptes et d’assurer les relations avec l’ong, éventuellement la banque et les autorités publiques. Les agents de terrain participent à la formation des groupes, parfois les forment eux-mêmes, et sont ensuite chargés du suivi : visites sur le terrain, aide au maintien des comptes, règlement de conflits, etc. En pratique, certaines responsables de groupes et certains agents de terrain, qui peuvent être des hommes ou des femmes, vont bien au-delà de ces fonctions officielles. Ils et elles sont généralement recrutés ou choisis en fonction d’un certain charisme local. Leur rôle consiste à mobiliser les femmes lors des événements de masse évoqués plus haut, ce qui suppose également, et surtout, de convaincre leur famille, époux et belle-famille, d’y participer, moyennant parfois quelques avantages matériels. Il arrive que les hommes soient invités à passer un moment au café local, à boire du thé ou de l’alcool, pendant que leurs épouses participent à une manifestation organisée ou soutenue par l’ong. Les ong dispensent souvent des formations diverses, dont le contenu correspond rarement à des attentes réelles : ici encore, trouver des candidates suppose donc souvent un travail de persuasion auprès des femmes et de leurs familles. Ces femmes leaders ont un accès privilégié aux administrations et aux institutions publiques (dispensaire, hôpital, police, école, préfecture, etc.), acquis ou renforcé du fait de leur affiliation à l’ong et elles aident les autres femmes dans leurs démarches. Nombre de ces femmes leaders prêtent elles-mêmes de l’argent et c’est, pour certaines, une quasi-profession. Les unes ont démarré ce rôle de prêteuse ou d’intermédiaire depuis qu’elles sont responsables de groupes ou salariées de l’ong. D’autres exercent cette activité depuis longtemps mais profitent de leurs responsabilités pour élargir leur clientèle et prélèvent une partie des fonds pour leur commerce personnel. L’opacité des transactions financières, au sein des groupes et avec les ong, facilite leurs activités financières. Les deux exemples suivants illustrent le profil de ces femmes et la diversité de leurs fonctions.
19Saraswathi, femme de basse caste, mère de deux enfants, est leader de groupe depuis une dizaine d’années. Sa fille est handicapée et elle a dû se battre pendant de nombreuses années auprès d’administrations diverses afin de faire valoir ses droits. Elle avait donc déjà une très bonne connaissance des circuits administratifs locaux. Son rôle de leader de groupe lui a toutefois donné des responsabilités nouvelles. « Elle est toujours là » : c’est ainsi que ses voisines la décrivent, faisant ainsi référence à sa disponibilité et sa capacité à régler des problèmes multiples. C’est par elle que passent la plupart des programmes gouvernementaux du quartier ; c’est elle qui a mené une campagne de mobilisation pour l’obtention de titres de propriété pour une partie du village. Elle joue également un rôle considérable d’intermédiaire financier. Les sommes qu’elle prête ou pour lesquelles elle se porte garante représentent en moyenne trois à quatre fois le salaire mensuel familial. En contrepartie, elle s’approprie régulièrement une partie des prêts de l’ong.
20Ponnama, également femme de basse caste, mariée mais sans enfants, a été salariée de l’ong b décrite plus haut pendant une quinzaine d’années, tout en étant responsable d’un groupe d’emprunteuses. Comme Saraswathi, bien au-delà de ses fonctions officielles, elle assure diverses responsabilités. Elle sait parfaitement lire et écrire et assiste de nombreux groupes dans le maintien de leurs comptes. Elle a une excellente connaissance des procédures officieuses nécessaires pour obtenir des prêts bancaires. Elle prélève systématiquement une commission sur les prêts obtenus, considérant qu’il s’agit d’une contrepartie légitime du temps passé, et prête avec intérêt les sommes ainsi collectées. Ce système lui assure un revenu régulier, devenu indispensable depuis qu’elle a quitté l’ong. Elle a également des relations privilégiées avec de multiples administrations : les basses castes de son village et des villages environnants la sollicitent dès qu’ils ont une démarche administrative à effectuer. Ponnama est également réputée pour son autorité auprès des femmes, sa capacité à les mobiliser en cas d’événement de masse et à intervenir en cas de conflit intercaste.
Entre engagement et trajectoire personnelle : une position ambiguë
21Le rôle de ces femmes est évidemment ambigu. Leur implication repose sur un mélange subtil d’intérêt individuel bien compris et d’engagement pour le collectif. Les responsables de groupes sont bénévoles et les salariées ont des conditions de travail précaires. Les salaires sont très bas (à peine le salaire minimum), les journées de travail sont longues. Les incitations, de type primes ou promotions, sont rares et la reconnaissance par la hiérarchie l’est tout autant. S’octroyer une partie des sommes est considéré comme une contrepartie légitime de leur engagement. Si les ong ont parfaitement compris qu’elles avaient besoin de ces femmes pour asseoir leur légitimité locale et s’assurer de la loyauté de leurs bénéficiaires, ce sont les femmes elles-mêmes qui construisent leur parcours. Il ne fait aucun doute qu’elles profitent de leur position, à la fois financièrement et socialement. En même temps, l’analyse des trajectoires personnelles de ces femmes et de leur vécu quotidien met en évidence l’ambivalence de leur situation. Source de pouvoir et de reconnaissance, parfois de compensations matérielles non négligeables, leur rôle d’intermédiaire implique aussi des responsabilités délicates et risquées. Elles ne sont que le maillon d’une longue chaîne et leurs marges de manœuvre sont limitées. Les savoir-être et savoir-faire qu’elles déploient, par exemple en matière de mobilité, de prise de parole et d’initiative, vont à l’encontre des normes de genre, ce qui leur vaut de multiples critiques.
22Saraswathi a connu ces dernières années une ascension économique et sociale évidente (sa maison a été considérablement agrandie). En témoignent les invitations qu’elle reçoit pour participer à divers événements locaux, en particulier le festival religieux du village. Interrogée sur les motivations de son engagement, elle n’évoque pas les avantages matériels (alors qu’ils sont évidents), mais elle parle de la « gratitude » des femmes et du fait qu’elle peut compter sur leur mobilisation : par exemple, assister à un événement public organisé par l’ong (Journée de la femme, visite d’un bailleur) ou ses alliés (meeting politique, assemblée municipale). Ou bien rendre un service à des personnes avec lesquelles Saraswathi entretient des relations privilégiées (par exemple, assurer gratuitement certaines tâches domestiques lors d’une cérémonie organisée par le propriétaire terrien qui prête régulièrement de l’argent à Saraswathi et qu’elle reprête aux femmes de son entourage). Son ascension sociale n’est pas sans coûts. Son mari est fonctionnaire de la société de chemin de fer et lui remet son salaire, elle peut donc se permettre de ne pas avoir d’emploi régulier. Il ne surveille pas ses déplacements (même si les femmes de basse caste sont plus libres de leurs mouvements, elles restent fortement contrôlées). En revanche, les relations de Saraswathi avec sa belle-famille, et maintenant avec son fils devenu adulte, sont très tendues : il lui est reproché d’être trop active et toutes ses relations avec des hommes extérieurs au village sont sources de suspicion. Elle compense en assurant des responsabilités financières considérables au sein de la famille élargie, en particulier pour le financement des cérémonies familiales.
23Ponnama tire des revenus réguliers de sa position d’intermédiaire, ainsi qu’une reconnaissance sociale. Elle est invitée d’honneur lors des mariages. Elle est la seule femme à faire partie du comité d’organisation du festival religieux de sa communauté. Elle n’a pas d’activité rémunérée officielle depuis qu’elle a quitté l’ong, mais les différents « services » qu’elle rend à son entourage occupent l’essentiel de son temps. Son époux, salarié d’une autre ong (l’ong a décrite précédemment), l’a beaucoup aidée à acquérir le savoir-faire nécessaire dans l’accès aux administrations, tout en profitant lui aussi du réseau de Ponnama. Il lui demande régulièrement de mobiliser les femmes des groupes qu’elle connaît pour des événements qu’il organise (y compris ceux de sa propre ong). En revanche, elle a toujours mené ses activités sous le contrôle étroit de son époux, jonglant en permanence et non sans difficultés entre les exigences de sa position de femme leader et les contraintes imposées par son époux.
Résistances, tactiques ou subversions ?
24La question centrale concerne bien sûr les conséquences structurelles de ces trajectoires politiques. S’agit-il de pratiques de résistance délibérées, construites et organisées, susceptibles de modifier l’ordre social, au sens de James Scott [1990] ? S’agit-il simplement de tactiques individuelles, spontanées, visant simplement à s’accommoder d’un système, au sens de Michel de Certeau [1990] ? À l’exception de quelques rares mobilisations microlocales, ces femmes n’utilisent pas leur position pour mener des luttes collectives. Elles s’en servent pour conforter un système de patronage et de clientélisme dont elles profitent et dont elles font profiter leurs cercles de « protégées ». On peut ainsi parler de pratiques subversives, au sens où la microfinance est appropriée à des fins fort différentes de celles visées par ses promoteurs ; cette appropriation est réfléchie et délibérée, sans pour autant viser à une quelconque remise en question d’un ordre existant [Yogendra et Rankin, 2010]. Que certaines femmes, comme Saraswathi et Ponnama, soient désormais invitées à un festival religieux, est en soi révélateur de changement. De manière globale toutefois, les modes de redistribution des richesses et les hiérarchies de genre restent inchangées. En d’autres termes, la microfinance peine à lutter contre les discriminations sociales, (qu’il s’agisse de caste, de classe ou de genre) mais elle participe à un processus de différenciation sociale, déjà largement en cours [13], au sein de ces différents groupes sociaux. Au final, la microfinance contribue à la complexification des modes de redistribution des ressources et d’exercice du pouvoir mais sans en modifier les principes de fonctionnement.
25* * *
26S’intéresser aux capacités d’agir et de penser de ceux « d’en bas » ne doit pas conduire à les réifier et à surestimer leur potentiel de transformation. L’analyse suppose une interrogation permanente sur la manière dont ces capacités sont constitutives de rapports sociaux et de rapports de pouvoir. Il ne fait nul doute que la chaîne du développement, et la microfinance n’est absolument pas une exception, repose sur des inégalités considérables de pouvoir entre ceux qui prennent les décisions, ceux qui les appliquent, et ceux qui sont supposés en être les bénéficiaires. L’analyse des processus d’appropriation et de subversion proposée ici révèle l’extraordinaire violence du système et le degré d’instrumentalisation des groupes de femmes par différents niveaux et catégories d’acteurs. L’analyse révèle aussi le rôle déterminant de certaines femmes, y compris parmi les groupes sociaux marginalisés comme les basses castes, dans la pérennité du système, sa légitimation et sa mise en scène. Dans un contexte où patronage et clientélisme restent les canaux principaux de redistribution des richesses, la recherche de mobilité sociale passe en large partie par la captation de positions d’intermédiaires [Picherit, 2009a ; 2009b] : l’appropriation et l’usage de la microfinance révèlent les logiques de circulation des richesses tout en contribuant activement à leur reproduction et leur complexification.
27Cette monographie d’ong de microfinance indienne montre à quel point la microfinance, à l’instar de tout projet de développement, doit être considérée comme un processus permanent de compromis et de négociation entre différentes entités, impliquées directement ou indirectement. L’objectif, bien au-delà de la mise en œuvre du projet, consiste à maintenir ou construire une image ou une identité, créer ou renforcer des relations de pouvoir, accéder à des ressources, etc. [Olivier de Sardan, 1995 ; Long, 1992 ; Mosse, 2005]. Ici, en l’occurrence, on voit bien l’implication d’une multiplicité d’acteurs et d’actrices aux motivations et aux logiques très diverses : des individus, hommes et femmes, de différents milieux sociaux, des familles de notables, des groupements religieux, politiques, communautaires. Si la microfinance perdure, en dépit de résultats très médiocres par rapport aux objectifs annoncés, c’est parce que ses promoteurs, à différents niveaux de la chaîne de mise en œuvre, communiquent très habilement sur ses soi-disant bienfaits et parce que cette prétendue réussite participe aussi de leur propre pérennité, voire de leur propre existence. Il y a en quelque sorte une auto-validation du système, mise en scène par les différentes entités de la chaîne. Les décideurs, (ici, en l’occurrence, les autorités publiques) cherchent à légitimer leurs propres politiques. Les ong ont éminemment besoin du succès de la microfinance pour conforter l’accès aux financements et assurer leur propre existence. Leurs alliés locaux, partis politiques, Églises, réseaux marchands, jouent également le jeu du succès puisqu’ils profitent directement de la force de mobilisation de cette population féminine, pour des intérêts qui peuvent être politiques, religieux, économiques. Enfin, les femmes « bénéficiaires » sont également complices de cette auto-validation : en premier lieu, les femmes leaders, dont le statut local est désormais conditionné par leur rôle d’animation et d’intermédiaire, mais aussi leur cercle de protégées qui voient dans la microfinance un moyen supplémentaire d’accéder aux réseaux de patronage et de clientélisme locaux. La reproduction des mécanismes de domination de genre est évidente, avec une attribution des rôles de pouvoir qui reproduit les hiérarchies préexistantes et une concentration des postes décisionnaires aux mains des hommes. Si les discours sur la microfinance font preuve d’une extraordinaire naïveté (ou hypocrisie), concernant la capacité des femmes à s’auto-organiser, on observe en revanche une extraordinaire appropriation du système par une minorité de femmes. Leur rôle est ambigu puisque c’est grâce à leur travail gratuit (au premier abord), leur engagement et leur complicité, que l’ensemble du système fonctionne : elles jouent un rôle central dans la mise en scène permanente des succès de la microfinance. En retour, elles bénéficient de compensations matérielles et statutaires évidentes, mais dont elles ont très largement payé le prix. L’expérience de ces femmes, y compris au sein de groupes sociaux a priori homogènes (par exemple les basses castes), révèle la diversité de leurs positions et la complexité des relations de pouvoir entre femmes. Or, en négligeant cette diversité, écueil partagé aussi bien par la plupart des promoteurs du développement que par ses observateurs, y compris les chercheurs, la conception de formes de lutte efficace contre la subordination ne peut qu’échouer [Cornwall, 2007 ; Mohanty, 1988].
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Notes
-
[1]
Cette recherche a été menée dans le cadre de plusieurs programmes de recherche implantés à l’Institut Français de Pondichéry, en particulier un programme Actions concertées incitatives (« La démocratisation de l’économie ») et un programme de l’Agence Nationale de la Recherche, « Rural employment and microfinance: do processes matter ? ». Elle a bénéficié de discussions multiples avec mes collègues de l’Institut Français de Pondichéry et ceux des projets aci et rume, en particulier Cyril Fouillet, Laurent Fraisse, Marc Roesch, David Picherit, Solène Morvant-Roux, Jean-Michel Servet et Venkatasubramanian.
-
[2]
Voir par exemple Amitur Rahman [1999] ; Mark Pitt et Shahidur Khandker [1998] ; Syed Hashemi, Sidney Ruth Schuler et Anne Riley [1996].
-
[3]
Voir par exemple Agnès Labrousse [2010].
-
[4]
Voir par exemple Abhijit Banerjee et al. [2009].
-
[5]
Voir par exemple Richard Montgomery [1996] ; Anna Goetz et Rita Gupta [1996].
-
[6]
Voir par exemple Shezrri Grasmuck et Rosario Espinal [2000].
-
[7]
Voir par exemple Bert D’Espallier et al. [2011] ; Amitur Rahman [2001].
-
[8]
Voir par exemple Isabelle Guérin, Santosh Kumar et Isabelle Agier [2010] ; Isabelle Guérin, Jane Palier et Benoît Prévost [2009] ; Isabelle Guérin [2006] ; Naila Kabeer [2001] ; Linda Mayoux [2001] ; Katharine Rankin [2002] ; Smirti Rao [2008] ; Kathie Wright [2006].
-
[9]
Voir par exemple Jules Fernando [2006] ; Magdalena Villarreal [2009], Hélène Weber [2006].
-
[10]
Voir par exemple les analyses de Jules Falquet [2008].
-
[11]
L’appartenance de caste reste une composante essentielle de la vie sociale, économique, religieuse et politique en Inde.
-
[12]
De manière large, l’empowerment peut se définir comme la capacité de pouvoir agir, de penser et de faire des choix. L’empowerment économique désigne l’accès à et la maîtrise de biens et d’activités de nature économique (pouvoir exercer une activité rémunérée et en contrôler les bénéfices, pouvoir disposer de biens matériels et en contrôler l’usage, etc.). L’empowerment social désigne l’accès à l’estime de soi, à la prise d’initiative, à la reconnaissance, etc. Pour des définitions plus précises et les débats multiples que suscitent ces définitions, voir Naila Kabeer [2000]. Voir également Jane Palier [2004] ; Sophie Charlier [2011].
-
[13]
Voir par exemple Gert De Neve [2005] ; David Picherit [2010].