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Article de revue

Qui a besoin de « protéger » les femmes ? La question du travail de nuit (1919-1934)

Pages 111 à 128

Notes

  • [1]
    Anmerkung der Übersetzung : im Original in Kursivschrift.
  • [2]
    bit. D 601-2010-58-6. « Synthèse des résultats de l’enquête de l’Administration du travail et de la prévoyance sociale », 18.12.1926.
  • [3]
    bit. D 601-310. « Lettre ouverte du Comité central des femmes sociaux-démocrates au Congrès International du Travail », septembre 1919.
  • [4]
    Outre la Suède, le Danemark, la Finlande et la Norvège n’ont jamais ratifié la Convention de Washington.
  • [5]
    bit. D 601-2010-02-4. « Draft Report of the Governing Body of the ILO upon the Application of the Convention concerning the Employment of Women during the Night », non daté (env. 1925-1926), p. 68.
  • [6]
    bit. D 601-2010-58. Traduction faite par le bit d’un document suédois « Les femmes sont contre l’interdiction du travail de nuit. L’Administration du Travail propose de mettre la question à l’étude », daté du 25.11.1925, Notes internes, 31.03.1926 et 16.04.1926.
  • [7]
    bdic. Fonds Duchêne F delta Res 236-6. « Appel Conférence Berlin », juin 1929.
  • [8]
    bit. wn 1000-7-1. « Lettre de Winifred Le Sueur (Secrétaire d’honneur de l’odi) à l’oit », 23.7.29.
  • [9]
    bit. wn 1000-7-1. « Notes internes », 24.7.29 ; 4.9.29.
  • [10]
    bit. D 615-1000-2. « pv de la Commission de la révision partielle de la convention concernant le travail de nuit des femmes », mai-juin 1931.
  • [11]
    bit. T 24-9. « pv de la réunion tenue à Paris, entre les représentants de l’Union des Industriels métallurgiques et minières, de la Construction mécanique, électrique et métallique et des industries qui s’y rattachent, et les représentants de la Fédération des ouvriers en métaux », 17.04.1919
  • [12]
    « Rapports gouvernementaux. Les conventions collectives en Suède en 1920 », Revue Internationale du travail, bit, Vol. vi, n° 2, août 1922, p. 9.
  • [13]
    bit. D 601-2010-02-4-1. « Lettre de la section anglaise de l’odi au Conseil d’administration du bit », décembre 1930.
  • [14]
    bit. D 601-2010-02-4-1. « Note interne d’Albert Thomas », 4.12.1930.
  • [15]
    bit. D 601-2010-02-4-1. « Rapport sur le travail de nuit des femmes, Andrée Lehmann, avocate à la Cour de Paris, Secrétaire générale de la lfdf (Association affiliée à l’odi) », 1931.
  • [16]
    bit. D 764-199-6. « Lettre du Directeur de l’Office fédéral de l’industrie des arts et du travail au Directeur du bit », 28.09.1933
  • [17]
    bit. D 618-1201-2. « pv de la Commission du travail de nuit des femmes », séances du 8 et du 9.06.1934
  • [18]
    Ibid., séance du 8.06.1934.
  • [19]
    Comptes rendus dans l’Année sociale et Informations sociales, 1931-1938, publ. par le bit, Genève
  • [20]
    bit. D 618-1201-2. Commission du travail de nuit des femmes, « Projet de Rapport soumis par le Rapporteur », juin 1934, p. 6.

1La Convention internationale sur le travail de nuit des femmes figure parmi les six conventions adoptées lors de la 1re Conférence de l’Organisation internationale du Travail qui s’est tenue à Washington en 1919. Le texte adopté interdit, sans distinction d’âge, le travail des femmes dans les établissements industriels entre 22h et 5h du matin. L’étude de cette Convention, des discussions qu’elle suscite et de sa révision en 1934 est motivée par plusieurs raisons.

2D’une part, la législation sur le travail de nuit des femmes constitue un phénomène d’envergure internationale. La préoccupation, à cet égard, émerge dès la deuxième moitié du xixe siècle dans les pays industrialisés et plusieurs d’entre eux adoptent des législations restrictives en la matière avant le tournant du siècle. La Convention de 1919 marque cependant une étape importante, dans la mesure où elle vise une uniformisation des législations existantes au sein d’une nouvelle institution internationale. Le cadre normatif, qui s’impose dès lors comme référence universelle, entérine l’idée que travail de nuit et sexe féminin sont incompatibles. D’autre part, l’aspect itératif des débats entre les différent-e-s acteur-trice-s sociaux-ales - État, patronat, syndicats et associations féminines/féministes – permet de souligner le lien étroit entre organisation sexuée du travail, nécessités économiques et perpétuation d’une norme sociale. Si l’interdiction du travail de nuit des femmes au tournant du xxe siècle concerne uniquement l’industrie – le secteur secondaire concentre alors la majeure partie des salarié-e-s et constitue le moteur du développement économique –, elle tend à s’élargir, durant l’entre-deux-guerres, au secteur tertiaire en phase d’essor et de féminisation. La prescription du travail de nuit des femmes varie selon les évolutions socio-économiques et constitue l’un des procédés de réorganisation de la division sexuelle du travail. En effet, la réglementation du travail nocturne des femmes s’inscrit dans un dispositif légal plus vaste – les législations dites « protectrices » du travail féminin – qui prohibe l’accès des travailleuses à certains emplois et dont l’élaboration, au cours du xxe siècle, contribue à pérenniser des différences selon l’appartenance sexuée, perpétuant un ordre social qui confère aux hommes une priorité à l’emploi et assigne les femmes à leur rôle de mère et d’épouse au foyer. Cette division sexuelle du travail, à la fois enjeu des rapports sociaux de sexe et expression d’un rapport de pouvoir [Kergoat, 2000], constitue la main-d’œuvre féminine en catégorie à part avec un accès limité au travail salarié, un statut précaire et une moindre rémunération. Dans cette optique, la législation sur le travail de nuit constitue un angle d’analyse pertinent pour appréhender l’élaboration des mécanismes de différenciation sexuée dans la sphère productive.

3Le présent article se structure en deux parties, précédées d’un bref historique de la législation sur le travail de nuit des femmes. La première revient sur les considérations qui ont présidé à l’établissement de la Convention de 1919 et sur sa contestation par certain-e-s acteur-trice-s sociaux-ales durant les années 1920. La seconde porte sur les débats et les enjeux de la révision de la Convention proposée en 1931, refusée, puis finalement adoptée en 1934. Enfin, en guise d’épilogue, nous retracerons les tribulations de cette Convention jusqu’à la suppression des distinctions sexuées en vertu du principe de non-discrimination, en 1990. Basé sur les archives du Bureau international du travail (Genève), l’article souligne l’engagement de cette institution dans l’établissement d’une Convention internationale sur le travail de nuit des femmes et accorde une attention particulière à trois pays – Suisse, France, Suède – dont les gouvernements, les organisations syndicales et patronales ou les réseaux associatifs féminins ont participé activement à la mise en place et aux ajustements de ladite Convention.

Histoire de la législation sur le travail de nuit des femmes : quelques jalons (1850-1914)

4Les lois nationales qui proscrivent le travail de nuit des femmes apparaissent dès le milieu du xixe siècle et s’inspirent fortement les unes des autres [Wikander et al., 1995]. L’Empire britannique est le premier pays à légiférer en la matière en 1844, puis suivent la Suisse (1877), la Nouvelle-Zélande (1881), l’Autriche (1885), les Pays-Bas (1889) et la France (1892). Ces différentes législations nationales, qui figurent parmi les interventions pionnières de l’État dans le domaine de la législation sociale, présentent des traits caractéristiques communs : elles concernent le secteur industriel et réglementent le travail de nuit des femmes, en l’assimilant souvent à celui des enfants. En Suisse, par exemple, la Loi sur les fabriques de 1877 proscrit le travail de nuit des femmes, tout comme celui des adolescents de moins de 18 ans [Studer et al., 2001]. Cette législation fédérale est néanmoins précédée de lois cantonales qui ne comportent pas de distinction sexuée. Historiquement, la protection du travail n’est donc pas obligatoirement liée à la division sexuelle du travail, les lois sont négociées entre différent-e-s acteur-trice-s sociaux-ales et dépendent des rapports de forces existant dans un contexte spécifique. La plupart des législations nationales adoptées, à partir de 1850, avec l’aval des organisations ouvrières sont pourtant sexuées. L’inquiétude des syndicats majoritairement masculins vis-à-vis d’une concurrence féminine déloyale en raison des salaires inférieurs des travailleuses se double d’une crainte de désorganisation du foyer dont on redoute les répercussions sur l’ordre social et moral [Studer, 2000]. Ainsi, outre l’interdiction du travail de nuit des femmes, la loi helvétique de 1877 prévoit pour les ouvrières une demi-heure de pause supplémentaire, à midi, destinée à la préparation du déjeuner. En France, la loi de 1892 marque également une nouvelle étape par rapport à la loi de 1874 qui établissait déjà certaines prescriptions spécifiques concernant le travail des jeunes filles et assimilait aux enfants celles de moins de 21 ans, leur interdisant le travail de nuit et dans les souterrains [Zancarini-Fournel, 1995]. Avec la loi 1892, on opère une nette distinction entre les sexes : l’interdiction du travail de nuit est étendue à toutes les personnes de sexe féminin, indépendamment de l’âge ou de la dangerosité du travail effectué.

5Après cette première phase de généralisation des réglementations nationales, différentes tentatives sont amorcées afin d’unifier les législations existantes à un niveau international. La Suisse joue un rôle actif dans l’élaboration de ces normes internationales [Wecker, 1995]. En 1906, une première entente multilatérale est conclue, la Convention de Berne, qui interdit le travail de nuit aux femmes dans les établissements industriels occupant plus de dix ouvrier-ère-s à l’exclusion des ateliers familiaux, et qui détermine la durée du repos de nuit à onze heures consécutives comprenant la période de 22h à 5h du matin [Thibert, 1938]. Cette Convention est signée par quatorze pays européens dont l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la France, l’Empire britannique, l’Italie, la Suisse et la Suède. Ces pays ratifient la Convention, à l’exception notable du Danemark où les associations féminines dites égalitaires, puissantes et organisées, sont parvenues à l’empêcher [Ravn, 1995]. Elles craignent, avec raison, l’exclusion des ouvrières des emplois bien payés et leur relégation vers les secteurs non protégés où les salaires risquent de s’effondrer. En effet, dès l’entrée en vigueur de la Convention de Berne en 1912, on observe dans les pays concernés une recrudescence des industries à domicile, ces dernières échappant aux contraintes légales [Gubin, 2004].

6Le premier conflit mondial marque un arrêt dans l’application de ces réglementations restrictives, suspendues pour les besoins de l’économie de guerre.

Le cadre normatif de l’organisation internationale du travail (1919-1929)

7La question de l’interdiction du travail de nuit des femmes est remise à l’ordre du jour en 1919 lors de la première rencontre de la Commission de législation internationale du travail, chargée de mettre en place dans le cadre du Traité de Paix une institution dont l’objectif est d’uniformiser les conditions de travail dans les pays membres : l’Organisation internationale du travail (oit). La Commission se réunit du 1er février au 24 mars 1919 à Paris, dans le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale. Elle a pour but de fixer les statuts de l’oit, de réglementer les pouvoirs des membres de la Conférence du travail et d’établir les premières conventions internationales.

8La volonté d’introduire une protection du travail uniforme entre les pays est le fruit de plusieurs considérations. L’une des principales, outre l’amoindrissement de la concurrence économique entre les États, est de parer au « danger » que représentent les mouvements sociaux et/ou révolutionnaires d’envergure, au sortir de la Première guerre mondiale, pour l’ordre capitaliste des pays industrialisés. Ainsi, l’oit est la première institution à introduire statutairement, comme membres plénipotentiaires, des représentant-e-s des organisations syndicales de tous les États membres, au même titre que des représentants des organisations patronales et des membres de gouvernements [Dimitrijevic, 1972]. La Commission qui élabore l’oit est composée de quinze personnes issues des neuf pays qui représentent les principales puissances industrielles. Trois acteurs sociaux sont représentés – les gouvernements, les syndicats et le patronat – par des délégués qui sont tous de sexe masculin. Ils estiment néanmoins incarner l’universel : lorsqu’une délégation d’associations féminines/féministes demande à la Commission de fixer dans les statuts de la future institution l’exigence de composer des commissions exclusivement féminines pour les questions touchant directement au travail des femmes, les participants à la Commission désapprouvent : « Several Delegates thought that the proposal was of too exclusive character and that there was non reason why a similar commission should not be set up as regard to men » [cité in Shotwell, 1934].

9Concernant la rédaction des conventions relatives aux conditions de travail, le principal objet de la Commission de préparation, et partant de la 1re Conférence de l’oit, est la mise en place de la journée des huit heures. Néanmoins, une attention particulière est accordée au travail féminin, ou plutôt à sa circonscription. En effet, les points à l’ordre du jour de la 1re Conférence, qui se déroule du 29 octobre au 29 novembre 1919 à Washington, sont l’application du principe de la journée de huit heures, les questions relatives à la prévention du chômage, l’emploi des femmes, l’emploi des enfants et – thématique redondante – l’extension et l’application des conventions internationales adoptées à Berne en 1906 sur l’interdiction du travail de nuit des femmes employées dans l’industrie et sur l’interdiction de l’emploi du phosphore blanc dans l’industrie des allumettes. Il est a priori curieux de voir le point d’honneur que se fait la Commission de préparation de la 1re Conférence à réaffirmer l’interdiction du travail de nuit des femmes. Il s’agit en réalité d’un choix doublement stratégique : la création de l’oit commande de se focaliser sur des sujets non conflictuels à la fois pour gagner du temps dans la préparation de la Conférence et pour assurer une cohésion la plus large possible à cette nouvelle institution et à ses prérogatives [Shotwell, 1934, p. 242 ; League of Nations /Société des Nations, 1920, p. 245]. De fait, l’existence d’une entente internationale sur le travail de nuit des femmes et l’accord de principe pour constituer les femmes en catégorie distincte du salariat masculin permettent d’atteindre ces deux objectifs. De la même manière que la question des huit heures, le travail nocturne féminin représente une sorte de consensus entre pays et organisations, non pas quant à son application effective, mais quant à l’instauration d’une norme. La séparation opérée entre les deux sexes pose néanmoins une base hautement discriminante dans l’uniformisation des conditions de travail à travers les pays membres de l’oit.

La convention de Washington : nouvelles entraves au travail de nuit des femmes

10Les termes de la réglementation du travail de nuit des femmes prévue par la Convention de Washington recèlent deux nouveaux enjeux : l’effacement progressif de la frontière entre secteur secondaire et tertiaire et l’insertion des femmes dans le travail à deux équipes dans l’industrie. Par rapport à la Convention de Berne de 1906, celle de 1919 règle le travail de nuit des femmes en élargissant le champ d’application, et ceci à deux niveaux. D’une part, il ne s’agit plus seulement de « protéger » les ouvrières dans les usines industrielles de plus de dix personnes ; la nouvelle Convention concerne aussi les petites entreprises. D’autre part, la définition du terme « industrie », davantage détaillée, fait tomber des pans entiers de l’activité professionnelle sous le coup de l’interdiction. Ainsi en est-il par exemple des services de transport, de l’électricité et des postes télégraphes. Outre ces domaines concis, l’interdiction s’étend de manière confuse à certaines phases de la production : désormais le travail de nuit des femmes est interdit dans tous les processus de préparation, de transformation, de réparation et d’entretien pour différentes branches économiques. La distinction entre secteur secondaire et secteur tertiaire, laissée à l’appréciation de chaque État membre, se dote de frontières moins étanches. Or, l’année 1919 se situe dans une période charnière de l’évolution de l’emploi : le secteur des services – le tertiaire – est en plein développement et, simultanément, un nombre croissant de femmes y trouvent une occupation salariée. L’emploi des hommes ne subit pas les mêmes transformations, les travailleurs restent encore en majorité occupés dans le secondaire.

11Quelques exemples chiffrés permettent d’illustrer cette tendance générale, ceci malgré le fait que les données statistiques à disposition proviennent de sources diverses, difficilement comparables. En Suisse, la répartition de la maind’œuvre féminine en fonction du secteur d’activité pour la période entre 1900 et 1930 se modifie comme suit : 44,7 % dans l’industrie et 37,2 % dans le tertiaire en 1900 ; 39,5 % dans le secondaire et 42,8 % dans le tertiaire en 1920. La proportion de la main-d’œuvre féminine dans le secondaire atteint son seuil le plus bas en 1930 avec un pourcentage de 36,8 %, alors que 53,6 % des femmes actives exercent dans le tertiaire. La proportion de femmes occupées dans le tertiaire sur le total (hommes et femmes) de main-d’œuvre dans ce secteur se maintient autour des 50 %, durant les trois décennies. En France, 57,7 % des salariées sont actives dans le secondaire contre 17,9 % dans le tertiaire en 1906, alors qu’en 1946, 42,3 % d’entre elles travaillent dans le secondaire et 25,8 % dans le tertiaire. La proportion des femmes par rapport aux hommes occupés dans le tertiaire est de un pour deux en 1906 ; de un pour un en 1946. La tendance en Suède est identique. Le pourcentage de main-d’œuvre féminine dans l’industrie décline au tournant du xixe siècle, passant de 20 % à moins de 15 % ; à l’inverse, la part des femmes dans le service public passe de 8 % en 1910, à 22 % en 1920, 25 % en 1930, et 49 % en 1940 [Christe et al., 2005 ; Myrdal et Klein, 1968].

12Ainsi, la question de la tertiarisation de la main-d’œuvre féminine et de la féminisation du tertiaire est centrale. Le développement du secteur tertiaire draine une main-d’œuvre féminine, ce qui met en péril les termes de la division sexuelle du travail. Parallèlement, l’essor du tertiaire repose sur l’engagement d’une catégorie de salariat moins rémunérée et davantage flexible, deux facteurs constitutifs de la division sexuelle du travail. Les rares rapports réalisés sur les conséquences de l’interdiction du travail de nuit des femmes envoyés au Bureau international du travail (bit) – le secrétariat permanent de l’oit chargé d’élaborer la législation du travail – soulignent que les emplois les mieux qualifiés sont rendus inaccessibles aux femmes, en raison de l’interdiction de travail de nuit qui leur est imposée, dans le secondaire comme dans le tertiaire [2]. La 1re Conférence ouvre ainsi une brèche, permettant l’éviction des femmes employées à des travaux non manuels et, au final, sous prétexte de protection, la mise en concurrence entre les sexes se trouve renforcée.

13Cependant, la principale question concernant le travail féminin, qui suscite une controverse lors de l’adoption de la Convention, porte sur l’emploi des femmes dans les industries à deux équipes. C’est à ce propos qu’il réside un profond désaccord entre les représentants patronaux et ouvriers. Il s’agit, pour les premiers, de s’assurer la possibilité de recourir à la main-d’œuvre féminine afin de développer les nouveaux systèmes de production. La conseillère technique du groupe patronal italien de la Commission de préparation de la Convention présente un rapport exposant ces vues et formule la proposition, minoritaire en 1919, d’un déplacement des heures définissant la période de la nuit ou d’un assouplissement de leur application [League of Nations /Société des Nations, 1920, p. 237]. Formellement en vigueur mais ajustée aux impératifs de la production définie par le patronat, l’interdiction du travail de nuit des femmes se résume ainsi à un moyen discursif permettant la réitération de la norme sociale de la femme au foyer dont l’insertion sur le marché du travail ne constitue qu’un incident de parcours. Les représentant-e-s du groupe ouvrier et des gouvernements, exprimant la voix de la majorité de cette Commission, défendent, quant à eux-elles, la légitimité de protéger les femmes du travail de nuit sous deux aspects. D’une part, il est rappelé que la prescription frappant unilatéralement les femmes ne constitue qu’une étape pour aboutir à l’interdiction du travail de nuit pour tous et pour toutes. D’autre part, le souci de protéger en priorité les êtres humains les plus faibles est exprimé clairement. Cette argumentation est néanmoins ambiguë, comme le démontre une intervention du délégué Konrad Ilg, Président de la Fédération suisse des ouvriers sur métaux et horlogers. Il n’est pas question pour lui d’amorcer une discussion et d’entrer en matière sur les conditions d’insertion des femmes dans le travail à deux équipes dans le cadre de la discussion sur la Convention [League of Nations/ Société des Nations, 1920, p. 103]. Il estime que ce type d’emploi doit strictement exclure les femmes.

14Plusieurs représentantes de réseaux associatifs et politiques féminins sont fondamentalement opposées à l’inscription de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes dans le cadre des Conventions et expriment leur avis par différents biais. En mars 1919, une délégation d’associations féminines/féministes internationales et nationales est reçue par la Commission de la législation internationale du travail. Les déléguées – majoritairement françaises – s’élèvent contre le principe non égalitaire de l’interdiction du travail de nuit uniquement pour les femmes et expriment la volonté d’être mieux intégrées au niveau des structures décisionnelles de la future oit. Léon Jouhaux, Secrétaire général de la Confédération générale du travail (France) et membre de la Commission, conteste la légitimité de la délégation auprès du Président de la Commission. D’après lui, seules les sections féminines des syndicats ont l’apanage de la représentation des intérêts des ouvrières [Shotwell, 1934, p. 245]. L’intervention de la délégation permet toutefois d’imposer sur les questions relatives au travail féminin la présence minimale d’une femme parmi les conseiller-ère-s techniques [Shotwell, 1934, pp. 273-285, 292, 319]. La conseillère technique qui accompagne le représentant gouvernemental norvégien à la Conférence de Washington peut ainsi relayer lors des débats en plénière l’opposition féminine à une législation sexuée n’aboutissant pas à une éradication du travail de nuit, mais seulement à une surcharge de travail pour les hommes [League of Nations /Société des Nations, 1920, p. 100]. S’appuyant sur la position du Comité féminin français du travail, le Comité central des femmes sociaux-démocrates suédoises fait parvenir, en septembre 1919, une lettre à l’intention de la Conférence pour protester contre l’introduction d’une protection spécifiquement féminine du travail de nuit et dénoncer le risque d’exclusion des femmes de nombreux emplois [3].

15Ces interventions proviennent d’organisations ou actrices sociales qui ne manquent jamais de souligner l’intérêt et la volonté qu’elles portent à l’amélioration des conditions de travail pour les hommes et les femmes, en réitérant leur propension à l’introduction de la journée de huit heures et à l’interdiction du travail de nuit pour les salariés des deux sexes. Malgré cela, face au protectionnisme patriarcal de la majorité des représentants syndicaux, il leur incombe une posture marginalisée et problématique. Elles se voient repoussées, contre leur gré, dans le camp des représentants patronaux.

16Les voix égalitaires dissonantes ne sont pas écoutées et la Convention sur l’interdiction du travail de nuit des femmes est acceptée à l’unanimité lors de la Conférence de Washington, entérinant une norme qui constitue l’une des composantes de genre essentielles sur le marché du travail jusque dans le dernier tiers du xxe siècle. Il est utile de préciser que dans ce cadre, seul-e-s les délégué-e-s des gouvernements, des syndicats et du patronat sont auto-risé-e-s à voter et détiennent respectivement deux, une et une voix ; les conseillers ou conseillères techniques sont pri-vé-e-s de ce droit. Par ailleurs, les délégué-e-s sont choisi-e-s par les autorités des États membres. Quant aux personnes délégué-e-s syndicaux, ils doivent statutairement provenir des syndicats les plus « représentatifs » de chaque pays, clause qui exclut la prise en compte des positions féministes minoritaires.

Une réglementation qui dérange : stratégies de contournement et oppositions à la convention de Washington durant les années 1920

17La polémique autour de la Convention va croissant durant les années suivantes. Le cas du gouvernement suédois qui refuse explicitement de ratifier la Convention est éclairant à ce propos [4]. En 1922, une délégation chargée par ce gouvernement d’examiner le texte de la Convention de 1919 exprime l’avis qu’il n’est pas recommandable de la ratifier, notamment car l’adoption par la Suède de la Convention de Berne de 1906 avait déjà conduit à une augmentation « déraisonnable » des restrictions de travail faites aux femmes [5]. Dès 1925, le gouvernement suédois est sollicité avec inquiétude par le directeur général du bit, Albert Thomas, qui souhaite qu’un pays réputé pour ses législations protectrices donne l’exemple et surtout reconnaisse au bit son rôle décisionnel quant à l’établissement de règles internationales. Au travers de son ministère des Affaires sociales, le gouvernement suédois rétorque que les organisations féminines et un certain nombre de syndicats « qui comptent parmi leurs membres un assez grand nombre de femmes » [6] sont opposés à la ratification de ladite Convention. Une enquête commandée par le ministère en 1926 et synthétisée pour le bit renseigne sur les répercussions de la Convention de Berne : les entreprises ayant largement introduit le travail de nuit ont procédé au remplacement du personnel féminin ; pour les usines recourant occasionnellement au travail de nuit, la Convention n’a pas eu de conséquence. Ces observations indiquent que dans certains cas la loi est contournée, mais surtout que l’accès des femmes à certains emplois est entravé. Le ministère du Travail fait ainsi part au bit des conséquences négatives de l’élargissement d’une interdiction du travail de nuit à toute femme, patronne et employée dans le commerce, et déplore l’amoindrissement de la capacité de concurrence de la main-d’œuvre féminine. Cette enquête mentionne aussi le fait que les patrons suédois souhaitent que la loi soit assouplie. Le bit ne cache pas son exaspération face à l’avis du gouvernement suédois, ressenti comme une remise en cause de sa propre fonction. La question du travail de nuit des femmes s’avère ainsi être un enjeu majeur, non pas seulement pour son contenu et ses implications, mais comme lieu d’exercice des rapports de force entre organisation internationale, souveraineté nationale, organisations féminines, syndicales et patronales.

18Pendant ce temps, les féministes égalitaristes coordonnent elles aussi leur action à l’encontre de la restriction du travail de nuit pour les femmes et dénoncent plus globalement les législations protectrices astreignantes. À Paris, en 1926, se déroule le xe Congrès de l’Association internationale pour le suffrage féminin, association qui regroupe les sections nationales de la plupart des pays industrialisés. La question de la législation protectrice est à l’ordre du jour et le débat aboutit à une nette opposition entre celles qui défendent les lois protectrices et celles qui s’y opposent. Dans le sillage de cette conférence, ces dernières se regroupent dans le collectif Open Door Council, basé à Londres et dont le bureau est à Genève, qui a pour objectif explicite la création d’une organisation internationale œuvrant pour la liberté du travail des femmes et faisant contrepoids à la politique du bit[7]. C’est chose faite lors d’une conférence convoquée à Berlin en 1929 : l’Open Door International (odi) reçoit le soutien de 31 pays [8]. Les membres adoptent plusieurs résolutions, dont une qui condamne l’interdiction du travail de nuit des femmes et impute à la politique du bit la responsabilité du mouvement rétrograde concernant les conditions de travail des femmes. L’ensemble des textes adoptés à la conférence fondatrice est envoyé à titre consultatif au bit qui, attaqué de plein fouet, ne reste pas indifférent. Dans un rapport adressé à son supérieur, Marguerite Thibert, responsable des questions relatives au travail des femmes au bit, synthétise ainsi les positions de l’odi : « À côté d’axiomes qui m’apparaissent à moi-même d’une stricte justice (salaire égal pour un travail égal, mêmes facilités pour la formation professionnelle, […] droit au travail des femmes mariées) on y trouve des réclamations empreintes d’un individualisme excessif et d’une méconnaissance des faits naturels que nous devions attendre de cette association ». Précautionneux, son supérieur Edwards Phelan, futur directeur du bit, rétorque : « [..] nous n’avons pas intérêt à engager certaines batailles. Tant que les femmes ouvrières se rangeront du côté du principe de protection défendue par le bit, nous ne céderons pas aux pressions de l’odi » [9]

19Malgré sa position marginale au sein des courants féministes de l’époque, l’odi gagne en otoriété au fil des années 1930. Les branches nationales les plus actives sont celles des pays d’où proviennent les réseaux féminins à l’origine de la création de l’association (Empire britannique, Suède, Danemark, Finlande). De nouvelles sections voient le jour, à l’instar de la section française formellement créée en mars 1935, constituant chacune un maillon supplémentaire dans la lutte contre la réglementation limitative du travail féminin.

Les tribulations de la révision de la convention du travail de nuit (1930-1934)

20La dénonciation des entraves légales au travail industriel de nuit des femmes s’accentue et débouche, en 1931, sur deux propositions d’assouplissement de la Convention qui impliquent une redéfinition des termes : « femme » et « nuit ». Malgré les apparences, ce ne sont pas des arguments féministes égalitaires qui président à ces demandes, bien que la popularité croissante de la campagne contre les législations protectrices menée par l’odi ait probablement joué en la faveur d’une révision partielle. Le gouvernement britannique, saisi par l’Association des femmes ingénieurs qui dénonce les obstacles mis à l’embauche de leurs membres sous prétexte de l’impossibilité de travailler en continu, demande dès 1929 une révision de la Convention de 1919 interdisant le travail de nuit industriel à toutes les femmes [Thibert, 1938, p. 238]. Les considérations égalitaires invoquées par le gouvernement anglais masquent la pression croissante du lobby patronal en faveur d’un assouplissement du cadre légal afin de se ménager une plus grande latitude pour recourir au personnel féminin qualifié lorsqu’il en a besoin.

21L’autre demande de révision émane du gouvernement belge qui transmet les difficultés rencontrées par le patronat du textile à appliquer le travail à deux équipes, en raison de la pause obligatoire pour le personnel féminin de 22h à 5h du matin. Il propose d’introduire la possibilité légale de déplacer l’intervalle de nuit de 23h à 6h du matin. Cette modification dans la définition de la période de nuit illustre l’adaptabilité d’une loi dite de protection des travailleuses en fonction des impératifs économiques définis par le patronat.

22Les positions, au sein de la Commission qui élabore le projet révisé, sont dichotomiques : les représentants patronaux acceptent les deux modifications proposées, toutes à leur avantage, ainsi que la majorité des gouvernements. La proposition d’assouplissement de l’horaire de nuit recueille une plus grande majorité auprès des représentant-e-s gouvernementaux que celle concernant l’emploi des femmes aux postes de direction et de surveillance. Les représentant-e-s syndicaux les refusent, invoquant la probable péjoration des conditions de travail pour les femmes, la menace d’un renforcement de la concurrence entre les sexes et le risque de désorganisation des foyers. Ils défendent la Convention de 1919 estimant qu’elle constitue une étape vers l’amélioration des conditions de travail et de vie de l’ensemble de la classe laborieuse. Pourtant, ils ne formulent aucune proposition d’élargissement de l’interdiction du travail de nuit aux deux sexes [10]. Placée devant la quinzième session de la Conférence internationale du travail en 1931, cette double proposition échoue au vote final : la majorité de deux tiers des voix constitutionnellement requise n’est pas obtenue.

Travail de nuit, travail de jour : au-delà de la protection

23Deux enjeux essentiels ne sont pas abordés dans les discussions, mais méritent d’être mis en évidence : le renforcement des différences de salaires et la norme du travail de jour. Concernant le premier point, c’est un fait avéré que les salaires féminins sont inférieurs aux salaires masculins, même lorsque les ouvrières effectuent des tâches identiques à celles de leurs collègues masculins. Or cette différenciation se trouve renforcée par l’introduction des tarifs de nuit, car simultanément aux accords sur l’interdiction du travail de nuit de femmes, syndicats et patronat s’accordent dans la plupart des pays pour fixer des tarifs plus élevés pour les travaux nocturnes. Ainsi, en France, il est convenu d’allouer « une prime fixe quotidienne de majoration équivalente à la valeur de deux heures de salaire » [11] à tous les ouvriers des industries métallurgiques et mécaniques pour les heures de nuit. Même cas de figure en Suède, où la rémunération pour le travail de nuit dépasse le plus souvent le salaire normal de 50 % à 100 % [12]1. À la veille de la révision, en décembre 1930, la section anglaise de l’ODI déplore l’interdiction aux travaux de nuit aux femmes alors que « the night shift is paid generally 25 % above the day shift » [13].

24La question de la différence de rémunération entre les travaux de nuit et de jour, argument avancé contre l’interdiction du travail de nuit des femmes par les organisations féministes égalitaires, n’est jamais discutée par ceux et celles qui élaborent la Convention. Ce n’est guère surprenant dans la mesure où « l’interlocuteur ouvrier » lors de ces discussions est représenté par les syndicats, structures historiquement peu féminisées et défendant prioritairement les intérêts masculins.

25L’odi, déterminée à exposer son point de vue, réussit à obtenir une entrevue avec le Bit avant la Conférence décisive de mai 1931 et ceci malgré l’hostilité manifeste de son directeur, Albert Thomas, qui glisse dans une note interne à propos de cette association : « […] rappelez-vous que nous sommes en bataille avec ces femmes et que mon intention est de ne même pas leur accorder ce que j’accorde à d’autres. Je le dis sous ma responsabilité » [14].

26Une délégation importante, composée de représentantes de sections nationales de l’odi ou d’associations nationales affiliées, saisit cette opportunité pour exposer le préjudice matériel considérable causé aux travailleuses par l’interdiction du travail de nuit et réitère sa volonté de voir, soit la Convention supprimée, soit étendue aux travailleurs des deux sexes. Secrétaire de la Ligue française pour le droit des femmes et future Présidente de la Section française de l’odi, Andrée Lehmann dénonce les effets pervers des multiples dérogations à la législation protectrice française qui aboutissent à une situation où « la femme ne peut travailler la nuit comme linotypiste ou typographe (profession bien rétribuée), mais elle peut être employée, la nuit, à plier des journaux et à les mettre sous bande (métier qui rapporte des salaires de misère) » [15]. Après avoir poliment écouté ces doléances, le bit rétorque à la délégation qu’il n’est, pour l’heure, point question de supprimer la Convention, mais de la réviser partiellement et ajoute qu’une révision totale ne peut être mise à l’ordre du jour qu’à condition qu’un État membre la réclame. Ce rappel à l’ordre diplomatique démontre aux déléguées qu’elles n’ont pas la possibilité de s’immiscer dans les discussions en cours.

27L’interdiction du travail de nuit des femmes, couplée à une augmentation des salaires – de facto masculins – pour le travail de nuit, éclaire en partie les raisons pour lesquelles l’élargissement de l’interdiction aux deux sexes n’est pas défendu par les instances syndicales.

28Outre l’argument phare de la protection de la santé des prolétaires, l’interdiction du travail de nuit établit une norme de la journée de travail au-delà de laquelle l’activité professionnelle, réservée aux seuls hommes, est dotée d’une plus grande valeur marchande et sociale. Ceci nous amène au deuxième enjeu de l’interdiction du travail de nuit des femmes. Par extension et à l’inverse, comme les femmes sont « protégées » du travail professionnel de 22h à 5h du matin, leurs activités reproductives deviennent une prérogative. Autrement dit, la norme qui découpe selon l’appartenance sexuée l’organisation de la journée de 24 heures, repose et perpétue à la fois l’ordre social. Elle rend possible – et facilite – la double journée de travail pour les ouvrières. La préoccupation de laisser du temps aux femmes pour qu’elles puissent vaquer à leurs occupations au foyer même lorsqu’elles exercent une activité professionnelle est présente dans toutes les interventions des représentant-e-s ouvriers et gouvernementaux et préside aux protestations contre le déplacement de l’intervalle de nuit à la tranche horaire de 23h à 6h du matin. Il s’agit d’ajuster au mieux les horaires de travail des salariées pour parer à une trop grande désorganisation du foyer et permettre aux femmes d’organiser la maisonnée avant leur départ en usine. Il va sans dire que le même argument est parfois utilisé par le patronat pour modifier les horaires de nuit.

Révision de 1934 : la réorganisation du marché du travail exige « des sacrifices »

29Devant l’échec de la révision en 1931, le gouvernement anglais propose qu’un avis consultatif soit demandé à la Cour permanente de justice internationale. Cette dernière décide à une faible majorité (six voix contre cinq) que le terme « femmes » présent dans la Convention doit être entendu comme s’appliquant aux personnes occupant un poste de direction, aucune clause spécifique n’ayant été introduite concernant le cas des femmes occupées à des activités non manuelles ou à des postes de surveillance dans les établissements industriels. Or, jusqu’à cet avis, en raison du flou régnant sur les catégories de salariées visées par la Convention, les lois interdisant le travail de nuit des femmes sont appliquées très différemment d’un pays signataire de la Convention à l’autre. C’est le cas de la Suisse qui ne s’est jamais embarrassée à élargir l’interdiction du travail de nuit des femmes en dehors des entreprises industrielles de plus de dix personnes [16]. Comme, désormais, l’avis de la Cour de justice internationale donne tort à la libre interprétation de la Convention, les deux initiateurs de la première tentative de révision saisissent cette opportunité pour réclamer la réouverture de la procédure de révision sur les deux mêmes points qu’en 1931. Pour l’oit, dont la légitimité repose sur la capacité à imposer un cadre législatif uniformément appliqué au niveau international, cette nouvelle révision représente un enjeu de taille. Le contexte international troublé – en 1933, l’Allemagne quitte l’oit – contribue à déstabiliser la coordination des politiques nationales en matière de travail, mise à mal par les gestions nationales de la crise économique.

30Concernant le déplacement de l’intervalle de nuit à la période de 23h à 6h du matin, l’argument du faible développement des transports est repris avec insistance par le gouvernement belge. Cette carence en moyens de locomotion rendrait très difficile, dans certaines régions, la présence des ouvrières sur le site industriel à 5h, à l’instar de la situation prévalant dans l’industrie textile largement féminisée à Verviers en Belgique. Dans ces conditions, les ouvrières « préféreraient » prolonger leur journée de travail afin de commencer plus tard le matin [17]. Du surmenage des travailleuses et de la pénibilité à assumer une double journée, il n’en est point question, bien que la Convention soit censée protéger leur santé.

31Après discussion, la Commission du travail de nuit chargée du projet de révision entérine la proposition de la non-application de la Convention aux femmes qui occupent des postes de direction impliquant une responsabilité et qui n’effectuent normalement pas un travail manuel. À l’exception notable des Anglais, les représentant-e-s ouvriers se rallient à la position des groupes patronaux et des gouvernements [18]. Concernant la seconde proposition qui introduit la possibilité, après consultations des organisations patronales et ouvrières intéressées, de déplacer l’intervalle de nuit à la tranche horaire de 23h à 6h du matin, elle reçoit l’approbation des représentants patronaux et de la majorité des gouvernements. Les délégué-e-s ouvriers votent contre, réti-cent-e-s à la mise en place du travail en deux équipes pour les femmes [League of Nations/Société des Nations, 1934, p. 191]. La Convention ainsi révisée est adoptée lors de la Conférence internationale du travail de 1934.

32Comment expliquer le revirement du groupe ouvrier, entre 1931 et 1934, à propos de l’assouplissement de l’interdiction du travail pour les femmes ? Fondamentalement, leur vue en la matière n’a pas changé, preuve en est l’attachement réaffirmé aux lois protectrices du travail féminin au cours des conférences de la Fédération syndicale internationale qui jalonnent les années 1930 [19]. La remise en cause généralisée du travail des femmes qui prévaut durant les années de crise économique, qui a pour corollaire la réaffirmation d’une priorité masculine à l’embauche et une délégitimation du travail salarié féminin, a sans doute contribué à affaiblir la crainte d’une concurrence féminine [Schoeni et Natchkova, 2006]. Mais cette dernière angoisse semble surtout être apaisée par le fait que le groupe ouvrier a obtenu, en amont de la Commission de révision de la Convention, une limitation à la portée de l’exception introduite à l’interdiction du travail de nuit des femmes. Il est convenu en effet, au sein du Conseil d’administration de l’Oit, que le recours au travail féminin nocturne non manuel concernera uniquement les postes de direction, et non pas ceux de surveillance [20].

33***

34Sous sa forme finale, la Convention révisée de 1934 ne remet pas en cause le principe d’interdiction du travail de nuit pour les femmes, mais elle permet aux employeurs de recourir plus facilement à une main-d’œuvre féminine qualifiée. C’est dans l’optique d’une plus grande marge de manœuvre accordée aux patronats qu’il faut appréhender cette révision. Par ailleurs, il faut souligner que la Convention n’a pas force de loi. Si elle contribue indéniablement à fonder une norme, ce sont les législations nationales, comprenant un dispositif complexe de dérogations octroyant, aux chefs d’entreprise, le loisir d’instrumentaliser la loi à leur profit, qui déterminent la réalité du travail féminin.

35Lors du déclenchement de la Deuxième guerre mondiale, l’application de la Convention relative à l’interdiction du travail de nuit des femmes est suspendue. Les impératifs liés à l’économie de guerre éclipsent ainsi, momentanément, l’intérêt porté au sexe de l’ouvrier qui travaille dans l’intervalle de 23h à 6h du matin. En 1948, une nouvelle procédure de révision à propos de l’interdiction du travail de nuit des femmes est entreprise. À son terme, le repos obligatoire de onze heures consécutives – comprenant l’intervalle de nuit –est maintenu pour les femmes, mais les gouvernements peuvent établir à leur guise l’heure à laquelle ce repos doit débuter, pour autant qu’ils bénéficient de l’accord des organisations syndicales et des ouvrières concernées. L’interdiction ne s’applique plus au personnel dans les services d’hygiène et du bien-être.

36Ces quelques repères soulignent l’intérêt d’une analyse des législations protectrices du travail féminin en tant que baromètre de l’évolution et de la nature du travail salarié. À la lumière du concept de division sexuelle du travail, l’argumentation des acteur-trice-s de l’époque, qui postule que l’interdiction spécifique du travail de nuit des femmes – comme l’édifice des lois protectrices du travail féminin – constitue une étape vers une amélioration des conditions de travail et de vie de l’ensemble des ouvrier-ère-s, s’avère peu probante. La conséquence concrète et immédiate de l’interdiction du travail nocturne des femmes réside dans la limitation pour le salariat féminin de l’accès à certains postes ou activités particulières. Par ailleurs, les trois Conventions de 1919, 1934 et 1948 sur le travail de nuit des femmes tendent à assouplir toujours plus la « protection » et à diminuer la tranche horaire durant laquelle l’activité est assimilable au travail de nuit. La dernière convention de l’oit à ce propos – la Convention n° 171 de 1990 – établit, simultanément à l’application indifférenciée en fonction du sexe de l’interdiction du travail de nuit, une nouvelle définition de la période de nuit, raccourcie de minuit à 5h du matin. Ce pas, en direction d’une pratique non discriminatoire pour les femmes, se double à l’heure du néolibéralisme d’un affaiblissement général de la protection du travail nocturne. Ainsi, en l’absence d’une alliance entre mouvements féministes et mouvements syndicaux, l’égalité sert de prétexte à la flexibilisation du salariat, composé d’hommes et de femmes, soumis au rythme de production d’un système économique.

Bibliographie

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  • wikander Ulla, kessler-harris Alice et lewis Jane (dir.), 1995, Protecting Women: Labor Legislation in Europe, the United States, and Australia, 1880-1920, Champaign, University of Illinois Press.

Notes

  • [1]
    Anmerkung der Übersetzung : im Original in Kursivschrift.
  • [2]
    bit. D 601-2010-58-6. « Synthèse des résultats de l’enquête de l’Administration du travail et de la prévoyance sociale », 18.12.1926.
  • [3]
    bit. D 601-310. « Lettre ouverte du Comité central des femmes sociaux-démocrates au Congrès International du Travail », septembre 1919.
  • [4]
    Outre la Suède, le Danemark, la Finlande et la Norvège n’ont jamais ratifié la Convention de Washington.
  • [5]
    bit. D 601-2010-02-4. « Draft Report of the Governing Body of the ILO upon the Application of the Convention concerning the Employment of Women during the Night », non daté (env. 1925-1926), p. 68.
  • [6]
    bit. D 601-2010-58. Traduction faite par le bit d’un document suédois « Les femmes sont contre l’interdiction du travail de nuit. L’Administration du Travail propose de mettre la question à l’étude », daté du 25.11.1925, Notes internes, 31.03.1926 et 16.04.1926.
  • [7]
    bdic. Fonds Duchêne F delta Res 236-6. « Appel Conférence Berlin », juin 1929.
  • [8]
    bit. wn 1000-7-1. « Lettre de Winifred Le Sueur (Secrétaire d’honneur de l’odi) à l’oit », 23.7.29.
  • [9]
    bit. wn 1000-7-1. « Notes internes », 24.7.29 ; 4.9.29.
  • [10]
    bit. D 615-1000-2. « pv de la Commission de la révision partielle de la convention concernant le travail de nuit des femmes », mai-juin 1931.
  • [11]
    bit. T 24-9. « pv de la réunion tenue à Paris, entre les représentants de l’Union des Industriels métallurgiques et minières, de la Construction mécanique, électrique et métallique et des industries qui s’y rattachent, et les représentants de la Fédération des ouvriers en métaux », 17.04.1919
  • [12]
    « Rapports gouvernementaux. Les conventions collectives en Suède en 1920 », Revue Internationale du travail, bit, Vol. vi, n° 2, août 1922, p. 9.
  • [13]
    bit. D 601-2010-02-4-1. « Lettre de la section anglaise de l’odi au Conseil d’administration du bit », décembre 1930.
  • [14]
    bit. D 601-2010-02-4-1. « Note interne d’Albert Thomas », 4.12.1930.
  • [15]
    bit. D 601-2010-02-4-1. « Rapport sur le travail de nuit des femmes, Andrée Lehmann, avocate à la Cour de Paris, Secrétaire générale de la lfdf (Association affiliée à l’odi) », 1931.
  • [16]
    bit. D 764-199-6. « Lettre du Directeur de l’Office fédéral de l’industrie des arts et du travail au Directeur du bit », 28.09.1933
  • [17]
    bit. D 618-1201-2. « pv de la Commission du travail de nuit des femmes », séances du 8 et du 9.06.1934
  • [18]
    Ibid., séance du 8.06.1934.
  • [19]
    Comptes rendus dans l’Année sociale et Informations sociales, 1931-1938, publ. par le bit, Genève
  • [20]
    bit. D 618-1201-2. Commission du travail de nuit des femmes, « Projet de Rapport soumis par le Rapporteur », juin 1934, p. 6.
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