Couverture de TGS_019

Article de revue

Les femmes, les arts et la culture

Frontières artistiques, frontières de genre

Pages 19 à 22

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, 1984, « Mais qui a créé les créateurs ? », Questions de sociologie, Paris, Minuit, pp. 207-221.
  • [2]
    Cf. le numéro sur les vocations artistiques dirigé par Gisèle Sapiro et notamment « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la Recherche en sciences sociales, n°168, juin 2007, pp. 5-11.
  • [3]
    Nathalie Heinich, 2005, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard.
  • [4]
    En rappelant que le sens du terme artisteest historiquement situé là aussi.
  • [5]
    En revenant à l’étymologie du terme : auteur.

1La réflexion menée dans ce dossier sur les femmes dans les « professions » des arts et de la culture, s’appuie sur un constat et un paradoxe : les activités artistiques ont longtemps été (et sont encore) considérées comme un domaine « féminin », celui des « arts d’agrément », dont la maîtrise est le signe d’une éducation accomplie chez les « jeunes filles de bonne famille ». Aujourd’hui, les femmes sont toujours majoritaires parmi les pratiquants amateurs.

2Pourtant, l’accès des femmes à l’exercice professionnel d’une activité artistique, qui sera alors considérée dans certains cas comme un « métier », s’est réalisé difficilement. Parfois, ces femmes, leurs œuvres et leurs pratiques ont été rendues invisibles alors même que leur présence est attestée. Aujourd’hui encore, la place qu’elles occupent au sein des professions artistiques demeure ambiguë, elles sont cantonnées à certains domaines (par exemple, au chant plutôt qu’aux instruments) et à certaines fonctions (enseignement et accompagnement versus création).

3Selon les époques et les domaines, la reconnaissance des capacités, du savoir-faire, des productions ne s’effectue pas selon les mêmes modalités. L’état du « marché » de la création artistique et de l’interprétation entre en jeu, de même que la façon dont se présentent les instances de reconnaissance, les modes de professionnalisation et les sources de rétribution publiques ou privées, dans le cas des femmes et dans celui des hommes. Bien entendu, la rétribution est à la fois d’ordre symbolique et matériel. Aussi est-on conduit à se demander si les femmes sont dans une position particulière, sans écarter l’idée qu’elles puissent avoir dans certains cas des avantages par rapport aux hommes (et inversement). Florence Launay montre que la société de cour offre des opportunités aux femmes : elles bénéficient de la libéralité du monarque qui rétribue les talents indispensables à la bonne ordonnance des fêtes. Comme pour d’autres « professions », il est pertinent d’étudier la manière dont les femmes investissent à une époque donnée un domaine dont elles étaient exclues (ou quasiment) auparavant. Il existe, là comme ailleurs, des phénomènes de concurrence et des enjeux liés au sexe et au genre. Nous le verrons avec les peintres « professionnel-le-s » étudiés par Séverine Sofio : hommes et femmes concourent pour l’obtention de commandes.

4Les contributions présentées ici font se rencontrer professions artistiques et professions « culturelles », créatrices et accompagnatrices : musiciennes interprètes et compositrices, peintres copistes, chargées d’accompagnement dans les musées, toutes ces femmes côtoient des artistes hommes et se positionnent par rapport à eux comme artistes elles-mêmes et/ou diplômées d’art.

5Ainsi, le débat n’est plus centré sur le thème « femmes et création », au sens d’une démonstration obligée que les femmes sont de « vraies » créatrices, et il devient possible d’interroger les frontières entre ce qui est, ou non, de l’ordre de la création : où passent ces frontières ? Pour quelles raisons recoupent-elles – à certaines époques et non à d’autres, pour certains domaines artistiques plus que pour d’autres – une répartition des rôles entre hommes et femmes ? Comment les femmes transgressent-elles ou non ces frontières ?

6Ces recherches remettent en cause – en partie tout au moins – les frontières tracées entre les sexes et l’attribution du genre de la création, l’évidence étant souvent pensée du côté du masculin créateur. Elles en montrent les racines historiques et soulignent le poids des représentations.

7D’une part, ce qu’on entend par création et notre manière de concevoir l’artiste aujourd’hui est historiquement situé et défini. Avec l’avènement du « créateur incréé » [1] disposant d’un « don » original et singulier, et qui répond à un « appel » intérieur [2], le « régime de la vocation » [3] fondé sur ce « mythe de l’artiste » ne s’est imposé qu’au fil du XIXe siècle. En témoigne la situation des peintres formés par l’Académie ou dans les ateliers au début du XIXe siècle qui diffère largement de celle des plasticiens d’aujourd’hui, ou encore la séparation symbolique et pratique entre composition et interprétation, qui s’est progressivement instituée à partir du XVIIe siècle et s’est formalisée au XIXe.

8D’autre part, les femmes n’ont pas toujours été exclues de la création ou considérées comme des créatrices de moindre valeur : il a existé de tout temps des musiciennes, des danseuses, des peintres, des « artistes » [4] brillantes et reconnues, souvent issues elles-mêmes de familles d’artistes. En outre, elles ont eu accès dès la fin du XVIIIe siècle aux ateliers de peinture, mixtes – explique Séverine Sofio – et les musiciennes ont été parmi les premières diplômées supérieures, rappelle Florence Launay. Le XIXesiècle apparaît ainsi comme un siècle paradoxal pour les artistes femmes, à la fois de fermeture et d’ouverture.

9En effet, c’est plutôt au XXe siècle que ces créatrices parviennent à accéder à la majorité des emplois artistiques ainsi qu’à une reconnaissance comme artiste, dans certaines limites toutefois. Au sein d’un domaine comme le jazz, observe Marie Buscatto, les représentations associées à la création et au potentiel masculin de créativité demeurent. Les compétences artistiques sont toujours en partie naturalisées et les femmes instrumentistes peinent à se faire une place et à s’affranchir de ces représentations pour être reconnues dans le métier. En restant dans l’univers musical, rien n’est simple encore pour les femmes chefs d’orchestre ni pour les compositrices, lorsqu’elles cherchent à imposer leur « autorité » [5] créatrice.Quant aux médiateurs culturels, ici les chargé-e-s d’accompagnement dans les musées étudiés par Aurélie Peyrin, qu’ils soient femmes ou hommes, ils font face aux stigmates féminins d’une activité qui se donne pour objet d’aller à la rencontre du public, afin de lui faire découvrir la création : les capacités relationnelles, le charisme, sont davantage valorisés que les compétences pédagogiques.

10Les textes ici rassemblés montrent aussi que des activités qui entourent la création (copie, médiation) apparaissent parfois comme un moyen, qui s’offre aux individus des deux sexes, d’assurer sa subsistance afin de pouvoir créer. Ainsi, l’évidence supposée d’une ligne de séparation entre, d’un côté, des artistes créateurs hommes et, de l’autre, des femmes accompagnatrices, copistes ou « seulement » interprètes, ne se vérifie pas historiquement.

11Le dossier questionne la situation des créatrices/interprètes/médiatrices en art dans une perspective sociohistorique. En effet, l’analyse de la visibilité ou de l’invisibilité des femmes et de leurs œuvres, la mise en lumière des conditions et des facteurs favorables ou défavorables, mais aussi les variations selon les domaines artistiques et selon les époques, sont autant d’éléments qui interrogent la manière dont la génération actuelle peut se rendre visible et faire reconnaître sa créativité.

12Le texte de Séverine Sofio sur les peintres copistes sous la monarchie de Juillet ouvre l’ensemble sur une note positive. Dans le passé, des situations favorables aux femmes artistes ont existé : les femmes peintres copistes rivalisaient d’égale manière avec leurs collègues hommes pour l’obtention de commandes délivrées par l’État. L’importance de l’inscription historique du/des genres artistiques (au double sens du terme ici) et des représentations symboliques apparaît ainsi d’emblée.

13Proposée par Florence Launay, la mise en perspective historique de la longue professionnalisation des musiciennes éclaire, d’une autre manière, la situation que ces dernières connaissent aujourd’hui. Adulées ou redoutées, selon la fonction qu’elles occupent – chanteuses ou instrumentistes concertistes se distinguent des instrumentistes d’orchestre, compositrices ou cheffes d’orchestre, selon le caractère d’exception de leur pratique ou son inscription quotidienne dans les institutions musicales – ces musiciennes connaissent des situations non univoques et bien contrastées depuis le XVIIe siècle.

14Aurélie Peyrin, quant à elle, invite à examiner la mise en place – au cours du XXe siècle – d’une profession savante et féminisée, une profession d’accompagnement de la création ; il s’agit de celle de médiateur culturel et plus précisément de chargé-e-s de l’accompagnement des visiteurs dans les musées. Cette profession intellectuelle, où les compétences « féminines » demeurent valorisées, épouse les caractéristiques habituelles de l’emploi féminin (précarité, flexibilité…).

15L’importance des compétences naturalisées, et notamment de la séduction féminine, est enfin mise en valeur dans le texte de Marie Buscatto qui porte sur la situation contemporaine des femmes instrumentistes de jazz. Rares musiciennes dans un monde d’hommes, elles « composent » avec cette situation de manière plus ou moins heureuse au fil du déroulement de leur carrière et inventent de nouvelles manières d’y tenir une position. Par là même, l’ensemble de ces textes renoue avec des questions essentielles – qu’est-ce que créer ? qui peut créer ? – laissant percevoir des enjeux symboliques manifestes entre hommes et femmes.


Date de mise en ligne : 02/12/2008

https://doi.org/10.3917/tgs.019.0019

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, 1984, « Mais qui a créé les créateurs ? », Questions de sociologie, Paris, Minuit, pp. 207-221.
  • [2]
    Cf. le numéro sur les vocations artistiques dirigé par Gisèle Sapiro et notamment « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la Recherche en sciences sociales, n°168, juin 2007, pp. 5-11.
  • [3]
    Nathalie Heinich, 2005, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard.
  • [4]
    En rappelant que le sens du terme artisteest historiquement situé là aussi.
  • [5]
    En revenant à l’étymologie du terme : auteur.

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