Couverture de TGS_017

Article de revue

Des femmes dans la maison des hommes

L'exemple des surveillantes de prison

Pages 105 à 121

Notes

  • [1]
    Je remercie Isabelle Berrebi-Hoffmann, Michel Lallement et les membres du comité de rédaction pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte.
  • [2]
    Affrontée aux mêmes travers, la sociologie du travail s’en est, sinon totalement défaite, du moins assez éloignée pour que les analyses sexuées y bénéficient aujourd’hui d’une audience large et légitime. Depuis le milieu des années 1970, en France, les connaissances sur les différences de sexe au travail et dans l’emploi ont en effet alimenté la reconnaissance académique de ces questionnements (Lallement, 2003). Le tropisme du masculinneutre a désormais perdu de son évidence en sociologie du travail.
  • [3]
    Précisons que, dans les prisons pour femmes, les personnels de surveillance sont tous féminins, à l’exception de l’encadrement (premiers surveillants et chefs de service pénitentiaire) dont les rangs peuvent accueillir des hommes. Par ailleurs, les postes de sécurité extérieure sont très souvent tenus par des personnels masculins. La détention leur reste inaccessible.
  • [4]
    Par le biais des organisations professionnelles et de membres de l’administration centrale, nous avons pu consulter l’ensemble des documents officiels préalables à la mise en œuvre de la féminisation. Il s’agit de rapports, de notes d’orientation, de compte-rendu de réunions et de prises de positions syndicales qui datent, pour l’essentiel, de la période 1998-2001.
  • [5]
    Les détenus peuvent être « extraits » de prison dans certains cas précis (par exemple pour une intervention chirurgicale). Les personnels pénitentiaires prennent en charge les détenus à l’intérieur des véhicules, escortés par la Police nationale ou la Gendarmerie. Ces opérations de « sécurité extérieure » sont souvent appréciées des surveillants parce qu’elles leur permettent de prendre quelque recul vis-à-vis du travail de détention.
  • [6]
    Il y a « intervention » dès lors qu’un conflit, initié par un ou plusieurs détenus, nécessite l’usage de la force et le recours à plusieurs surveillants.

1La mixité des personnels est une réalité déjà ancienne en prison [1]. Dans les établissements pour hommes, les fonctions liées au travail social, à l’enseignement et à la santé sont assumées traditionnellement par des femmes. Mais ces activités ne concernent pas directement le maintien de l’ordre et la sécurité. Dans ce domaine, la participation des femmes est un phénomène beaucoup plus récent. Comme dans les administrations proches (armée, police), elle s’est faite d’abord par le haut, notamment pour les postes de direction. Depuis 1988, l’Administration Pénitentiaire organise un concours commun aux deux sexes pour le recrutement des directeurs d’établissements. Aujourd’hui, la parité est souvent atteinte, voire dépassée, dans les nouvelles promotions. La féminisation du personnel de surveillance a été décidée, quant à elle, dix ans plus tard. Les concours de recrutement ont été unifiés et les procédures d’affectations modifiées. Entre 1997 et 2005, le nombre de surveillantes de prison a crû d’environ 2 000 personnes (+ 140 %). Elles sont aujourd’hui 3 500, exerçant pour la plupart dans des établissements masculins. En novembre 2005, la part des femmes dans le personnel de surveillance s’élevait à 16,5 %.

2Dans cet article, nous considérons l’entrée des femmes dans la fonction et l’augmentation progressive du nombre de surveillantes comme un angle d’observation privilégié de la dynamique des rapports de genre en prison. L’arrivée de surveillantes offre en effet un miroir grossissant utile pour saisir les mécanismes organisationnels par lesquels passe la domination masculine dans l’univers carcéral. Nous faisons l’hypothèse que cette « féminisation » révèle les principes et les représentations de la « maison des hommes » qu’est cet espace organisé selon des impératifs sécuritaires indissocia-blement « genrés ». Notre analyse lie donc trois niveaux souvent disjoints : celui des principes d’organisation observables en prison, celui des interactions sociales qui s’y nouent et celui des rapports de genre qui y prévalent.

Méthodologie

Cet article, issu d’une thèse en cours, porte sur les prisons pour hommes, qui concentrent l’essentiel de la population pénale (plus de 95 % des 60 000 personnes incarcérées) et représentent donc la plupart des 188 établissements pénitentiaires français. Une distinction pourrait être faite selon la vocation des établissements. Les maisons d’arrêt accueillent en effet des prévenus et des condamnés dont le reliquat de peine est inférieur à un an, quand les maisons centrales et les centres de détention sont destinés à des personnes condamnées à de longues peines. Un autre élément mériterait d’être souligné : tous les établissements ne partagent pas la même orientation disciplinaire. De ce point de vue, les maisons centrales se caractérisent par l’accent mis sur la sécurité, ce qui est moins le cas dans les centres de détention. Malgré ces différences majeures, nous montrerons que les prisons pour hommes se caractérisent toutes par une structure reproduisant la domination masculine.
Nous nous appuierons sur un travail de terrain qui comporte plusieurs facettes. Nous avons d’abord mené deux enquêtes par observation, l’une dans une maison d’arrêt de la région parisienne et l’autre à l’École Nationale d’Administration Pénitentiaire (énap), chargée de la formation initiale des surveillants de prison. Ces enquêtes, d’une durée de deux mois chacune, ont notamment permis d’observer les surveillant-e-s en situation de travail ou de formation.
En complément, nous avons réalisé 85 entretiens, dans quatre établissements différents (deux maisons d’arrêt, deux maisons centrales), à l’énap et à l’administration centrale, auprès de surveillants (26 hommes, 26 femmes), de gradés (5), de responsables syndicaux (9), de formateurs (11), de psychologues (3) et de personnels de direction (5).

Le genre de l’organisation carcérale

3Pour montrer l’intérêt d’une analyse des organisations en terme de genre, il faut faire de ce dernier une dimension structurante et non simplement contextuelle. Nous mettrons en lumière l’originalité théorique d’une telle perspective en même temps que sa pertinence empirique pour l’étude de la prison.

La sociologie des organisations face au genre

4La littérature sociologique sur les organisations a longtemps été caractérisée par un « biais masculin » [2], selon l’expression de Joan Acker et Donald Van Houten (1992). À leur suite, la relecture d’études classiques prend en effet un tour singulier. Ainsi les conclusions des expériences menées entre 1924 et 1932 à Hawthorne apparaissent-elles largement incomplètes. La plus célèbre d’entre elles met en évidence un fait paradoxal : la productivité d’un atelier ne dépendrait pas des conditions physiques de réalisation du travail (en l’occurrence de l’éclairage fourni aux ouvriers). Afin de comprendre les ressorts psychosociologiques d’un tel phénomène, une seconde expérience est lancée auprès d’un atelier d’assemblage de relais téléphoniques (Relay Assembly Test Room). Ce dernier est composé exclusivement d’ouvrières qui doivent effectuer un travail répétitif en subissant des contraintes diverses. Pendant la durée de l’expérience, les observateurs font varier de nombreux paramètres : modalités de rémunération, nombre et durée des pauses, durée du travail. Connu sous le nom d’effet Hawthorne, le résultat apparaît là encore paradoxal. En dépit des nombreuses contraintes imposées pendant l’année, la productivité de l’atelier n’a jamais diminué, rarement stagné et très souvent augmenté. De manière traditionnelle, c’est le poids des circonstances de l’enquête (présence quotidienne d’un observateur, sessions régulières d’entretiens avec les ouvrières) qui est souligné. En interrogeant le protocole d’enquête, Joan Acker et Donald Van Houten montrent que l’effet Hawthorne néglige en fait tout un pan de l’expérience et n’en retient que le résultat le plus évident. Les ouvrières sélectionnées étaient en fait relativement jeunes (autour d’une vingtaine d’années). Habitant encore pour la plupart chez leurs parents, elles étaient issues de familles immigrées de la première génération. Certaines donnaient l’ensemble de leurs revenus à leurs parents. Sollicitées individuellement par les contremaîtres pour participer à l’enquête, elles ne se trouvaient donc pas en position de refuser. Pendant la durée de l’expérience, les comportements paternalistes de l’encadrement ont également pesé sur la productivité. Les ouvrières ne cessaient d’être appelées les « filles » (girls), ce qui indique la faible autonomie dont elles disposaient aux yeux des hommes, leurs supérieurs comme les enquêteurs. À titre d’exemple, l’opposition des ouvrières aux examens physiques lors de la période menstruelle a été contournée par l’organisation de moments de convivialité, avec distribution de gâteaux et de crèmes glacées. Enfin, les ouvrières ont toujours été en contact étroit avec les hommes de l’encadrement, notamment pour des entretiens d’évaluation de l’enquête. En ces occasions, l’augmentation de la productivité faisait figure de leitmotiv pour les responsables hiérarchiques. On peut penser que cette préoccupation sans cesse réaffirmée rencontrait la volonté des ouvrières de ne pas déplaire. La participation des individus au fonctionnement des organisations diffère donc selon le sexe. Elle est liée d’une part aux procédures de recrutement, qui établissent souvent une concordance entre des postes de travail dévalorisés et certaines « qualités » attribuées aux femmes (minutie, douceur, obéissance, etc.) et, d’autre part, aux modes de contrôle social exercé sur les femmes, qui redoublent ceux qu’elles subissent à l’extérieur de l’organisation.

5Initiée outre-Atlantique au milieu des années 1970, l’approche des organisations par le genre y a bénéficié de la vigueur des études féministes. Elle part du principe que, là comme ailleurs, le genre n’est pas « un domaine spécialisé, [mais] une grille de lecture de la société » (Maruani, 2005, p. 12). Un programme de recherche s’est progressivement stabilisé, malgré la diversité des approches. Si l’on suit Dana Britton (2000), on peut repérer trois façons d’appréhender les organisations comme lieux de (re)production des différences de sexe. La première établit une correspondance entre le genre des organisations et le sexe des travailleurs. Ainsi donc une organisation apparaît masculine dès lors que ses effectifs laissent voir une surreprésentation des hommes dans les effectifs totaux. Cette perspective, souvent mobilisée pour étudier les processus de féminisation, semble néanmoins victime d’une confusion entre genre des organisations et sexe des professions. La seconde approche s’appuie pour l’essentiel sur les propositions théoriques de Joan Acker (1990, 1992a et 1992b), elles-mêmes inspirées d’une série de travaux pionniers (Kanter, 1977 ; Ferguson, 1984 ; Ressner, 1987). Il s’agit de débusquer les rapports de genre à l’œuvre dans les organisations pour mettre au jour la logique du masculin-neutre et ses conséquences en termes de division du travail, de politique salariale ou de reconnaissance des compétences individuelles. L’accent est ici mis sur la dimension structurelle des différenciations de genre. Pour séduisante qu’elle soit, cette position souffre pourtant de la généralité de son propos. D’une part, elle néglige la possibilité de fonctionnements organisationnels ouverts à l’égalité entre hommes et femmes, au moyen par exemple de règles de gestion plus transparentes. D’autre part, elle s’intéresse assez peu au niveau concret d’actualisation des différences de genre. C’est sur ces points que la dernière approche permet d’avancer. Le genre des organisations y est conçu comme le résultat d’un processus qui opère à un double niveau, celui des interactions individuelles et celui des structures sociales et symboliques. Tout comme la précédente, cette perspective souligne que les rapports de genre ne sont pas un élément exogène du fonctionnement des organisations. La conviction structuraliste demeure donc, mais complétée désormais par un regard plus interaction-niste. Tout autant que les politiques et les pratiques organisationnelles, c’est en effet le registre de la (re)production quotidienne des différences qui passe au premier plan (West, Zimmerman, 1987).

6Il règne un consensus assez général sur les thèmes et domaines qu’il convient d’aborder pour étudier le genre d’une organisation. Dans leur revue de la littérature anglosaxonne, Jeff Hearn et Wendy Parkin (1992) distinguent quatre champs d’investigation privilégiés : les formes de la division du travail, l’exercice de l’autorité et la répartition du pouvoir, les modes d’expression de la sexualité et les types d’interactions dans l’organisation. Joan Acker (Acker, 1992b) va dans le même sens, en ajoutant deux éléments supplémentaires : d’une part, le travail symbolique de justification des différences de genre, par exemple par la promotion de certaines valeurs « masculines » dans l’organisation et, d’autre part, le double processus qui conduit les individus à intérioriser le fonctionnement organisationnel et à adapter leurs comportements à l’état des rapports de genre.

La prison comme « maison des hommes »

7Cette perspective d’analyse trouve dans la prison un terrain d’application fécond. Au préalable, elle impose toutefois de répondre à deux interrogations liées : dans quelle mesure la prison peut-elle être considérée comme une organisation et en quoi est-elle marquée par un genre particulier ?

8Au même titre que les hôpitaux psychiatriques ou les casernes militaires, la prison a été classée par Erving Goffman dans la liste des institutions totales, ces « lieu[x] de résidence ou de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et rigoureusement réglées » (Goffman, 1968, p. 41). Définir la prison de cette manière, c’est insister sur certaines de ses caractéristiques majeures : espace clos de murs, dont les portes s’ouvrent difficilement, la prison rassemble en son sein des détenus que le corps social choisit d’éloigner et des surveillants qui sont chargés de l’exécution des décisions de justice. L’institution prend en charge l’ensemble des besoins des reclus et tente de leur imposer des manières de penser et d’agir conformes à ses propres fins. Cette définition de l’institution totale constitue encore aujourd’hui le point de départ de nombreux travaux sociologiques sur la prison, qui essayent d’en déterminer l’adéquation avec les dynamiques observables en détention (Milly, 2001 ; Rostaing, 2002). Quelle différence y a-t-il avec une approche ciblant plus spécifiquement la dimension organisationnelle de l’univers carcéral ? Selon la distinction proposée par Philip Selznick (1957), l’organisation apparaît comme un outil de mobilisation des énergies quand l’institution définit les valeurs communes et élabore les fins. L’action de la première se fait donc au service des objectifs édictés par la seconde. Concernant les établissements pénitentiaires, on doit noter en effet qu’ils ne maîtrisent ni les flux d’incarcération, ni les types de crimes et délits sanctionnés. Ils ne déterminent pas eux-mêmes leurs moyens et leurs fins, qui émanent de l’institution judiciaire (Benguigui, Chauvenet, Orlic, 1994). Ainsi s’explique le recours à la sociologie des organisations pour rendre compte des formes de pouvoir en détention et saisir les ajustements incessants entre les règles bureaucratiques et l’impératif de maintien de l’ordre.

9La prison est une organisation profondément masculine, dans ses fondements comme dans ses modes de fonctionnement. D’aucuns, s’inspirant des travaux anthropologiques de Maurice Godelier (1982), en ont d’ailleurs fait un espace de la « maison des hommes » (Welzer-Lang, Mathieu, Faure, 1996). Cette analogie est justifiée pour deux raisons principales. D’une part, « la prison se définit par l’absence des femmes et dans le fait que les femmes, malgré leur absence, sont structuratrices des relations entre hommes » (p. 87). D’autre part, il s’y établit une hiérarchie entre les hommes eux-mêmes, selon des critères qui mêlent pouvoir et virilité, force et masculinité.

10Un rapide détour historique convaincra de la pertinence de la première raison avancée. Au moment où la pénalité s’institue dans sa forme moderne, avec l’invention de la prison comme lieu privilégié d’expiation et de réhabilitation (Foucault, 1975), aucune séparation des sexes ne prévaut encore. Des hommes, recrutés selon des modalités aléatoires et pour des salaires modiques, sont chargés de surveiller les femmes et les hommes emprisonnés. Cette expérience mixte s’apparente en fait à un bricolage improvisé, dans un contexte où les établissements pénitentiaires demeurent rares et peu subventionnés. À partir des années 1820 (Duprat, 1980), l’influence des réformateurs sur les débats pénitentiaires contribue à la création de prisons spécifiques pour les femmes. Les nombreux abus commis par les gardiens ont également pesé lourd dans la fin de l’intermède mixte (Petit, 1990). Un corps de personnels de surveillance féminins voit donc logiquement le jour. Recrutant pour l’essentiel parmi les épouses des gardiens, ce corps ne tarde pas à se voir adjoindre les services de certaines congrégations religieuses (Langlois, 1984). La non-mixité a continué bien après que les congrégations ont perdu leur privilège de surveillance dans les prisons pour femmes, à la faveur de la laïcisation engagée par la Troisième République. On pourra certes arguer que cette séparation des détenus hommes et femmes n’a pas toujours eu son équivalent du côté des personnels. De ce point de vue, en effet, le recrutement de surveillantes dans les prisons pour hommes ne constitue pas une rupture radicale [3].

11Nous l’avons rappelé plus haut, de nombreuses femmes travaillaient dans les détentions masculines avant même la féminisation du personnel de surveillance. Pour autant, les rapports sociaux de sexe qui ont cours en prison reposent sur un double socle : l’omniprésence fantasmée de « la » femme dans l’expérience des détenus et l’intense sentiment de frustration qui l’alimente et en découle en même temps (Ricordeau, 2003). Comme tout espace de la « maison des hommes », la détention apparaît modelée, selon les cas, par l’absence des femmes ou par l’impossibilité d’établir avec celles qui sont présentes des relations libres, faisant abstraction de la distance imposée par les dispositions réglementaires.

12La seconde raison justifiant l’analogie avec la « maison des hommes », c’est l’existence d’une hiérarchie entre les détenus dont le fondement est indissociable de la sexualité. La différenciation interne au groupe des détenus est très souvent relevée. Mais rares sont les études qui la lient à des questions aussi essentielles que celles des agressions sexuelles ou de la prostitution homosexuelle en détention (Ricordeau, 2003). Plus rares encore sont les recherches qui comprennent dans un même mouvement la nécessité pour les détenus de se distinguer des autres en faisant montre de leur force physique et la manifestation d’une puissance virile dans un univers qui nie la sexualité. Gresham Sykes (1958, p. 98) est l’un des premiers à avoir interrogé l’expérience carcérale et les souffrances qu’elle produit à travers les modes de construction de la masculinité observables en détention. Il explique par exemple que l’absence de mixité conduit à une radicalisation des discours et des comportements en matière de sexualité. Ainsi l’homosexualité doit-elle être comprise, selon lui, non comme l’affirmation d’une orientation sexuelle librement consentie et antérieure à l’enfermement, mais comme une réponse aux contraintes de la situation. En prison, l’engagement dans des relations hétérosexuelles ne peut plus être le critère ultime pour définir un homme. Là où la sexualité entre hommes et femmes ne peut s’actualiser, la force physique et la démonstration virile prennent le relais. C’est donc la « dureté » (toughness) qui devient le critère essentiel de la masculinité. « Ici les hommes se distribuent autour d’une échelle de valeur extrêmement codifiée. D’un côté les "grands hommes", les hommes qui contrôlent, inculquent les règles, vérifient la bonne marche des interactions, de l’autre les "sous-hommes" : ceux que l’on soupçonne de non-virilité, ceux qui ont failli aux codes de l’honneur masculin et que l’on doit (sur)punir, du moins punir avec les codes particuliers et spécifiques de la maison-des-hommes, ceux qui vont être traités comme des non-hommes. » (Welzer-Lang, Mathieu, Faure, 1996, pp. 88-89). Cette hiérarchie ne semble guère affectée par les évolutions de la population pénale. La part des délinquants sexuels a beau augmenter de manière continue et celle des braqueurs devenir résiduelle, les premiers demeurent au degré zéro de la hiérarchie carcérale quand les seconds sont investis d’une aura certaine (Chantraine, 2004). L’organisation dans son ensemble participe à la légitimation d’une telle hiérarchie.

13Regarder la prison comme un espace de la « maison des hommes » nous a permis de montrer sur quelles oppositions de genre repose la structure de l’organisation carcérale. Il nous faut maintenant déterminer dans quelle mesure l’entrée des femmes dans le personnel de surveillance perturbe cet équilibre et analyser les recompositions qu’elle entraîne dans le travail de reproduction des différences de genre au sein de l’organisation.

L’exercice du pouvoir par les surveillants : la féminisation comme crise

14En prison, l’exercice du pouvoir suit des chemins beaucoup moins linéaires qu’on pourrait le penser. À la fiction d’un univers tout entier commandé par la loi et ses représentants, il faut en effet substituer l’image d’une organisation reposant sur un rapport de forces constant, dont l’équilibre traduit la « paix armée » entre détenus et surveillants (Chauvenet, 1998). Autrement dit, la prison n’est pas le lieu d’un pouvoir total, absolu et indiscuté. Elle est au contraire, comme toute organisation, au cœur de relations complexes, où le pouvoir des uns ne trouve d’écho chez les autres qu’à condition d’être limité et relatif. Le travail des surveillants consiste à maintenir l’ordre en évitant les accès de violence. Il ne peut donc se réaliser qu’au prix d’une violation de certaines règles, d’une négociation serrée avec les détenus, d’une implication personnelle dans les relations ainsi entretenues au quotidien.

15Cette « corruption de l’autorité », selon l’expression de Gresham Sykes, montre bien comment l’activité des surveillants s’inscrit dans un cadre relationnel autant que légal. Pour autant, cet aspect fait l’objet d’un véritable déni dans l’organisation. Nombreux sont les travaux à avoir relevé ce phénomène, souvent qualifié d’« ignorance multiple » (Kauffman, 1988). De manière générale, le discours public des surveillants apparaît en décalage avec leur discours privé. Là où ils reconnaissent en privé adapter les règles et s’investir dans la relation avec les détenus, les surveillants développent en public une rhétorique plus défensive et légaliste. À cette disjonction dans les discours s’ajoute le fait que les surveillants sont, pour la plupart, toujours convaincus qu’ils défendent des positions plus humaines à l’égard des détenus que leurs collègues. Ainsi la dimension relationnelle se trouve-t-elle doublement niée. D’une part, elle n’est pas assumée publiquement par les surveillants. D’autre part, alors même qu’elle est le produit des contradictions internes à l’organisation carcérale, elle est simplement renvoyée à un choix éthique personnel. Pour utiliser le langage de l’analyse stratégique, les surveillants maîtrisent ainsi une « zone d’incertitude » fondamentale pour l’organisation carcérale. Ils disposent d’une certaine autonomie dans la réalisation de leur mission et d’un pouvoir différent de celui dont les dote le Code de Procédure Pénale.

16L’arrivée des femmes a été perçue par les surveillants et leurs syndicats comme un bouleversement imposé et irréfléchi. Elle a eu pour conséquence de perturber cet équilibre dont nous avons fait état plus haut. Autrement dit, la féminisation (même si les femmes demeurent minoritaires) revêt les aspects d’une véritable crise organisationnelle.

17Pour en comprendre les causes, les manifestations et les enjeux, il faut revenir sur le contexte dans lequel a été décidé le recrutement de surveillantes dans les prisons pour hommes. Parmi les arguments avancés par l’Administration Pénitentiaire dans les documents consultés [4], deux se dégagent plus particulièrement. Le recrutement de femmes a d’abord été justifié par la pénurie de candidats masculins aux concours de recrutement et par le faible niveau de ceux qui étaient retenus par les jurys. Le respect des quotas figurant dans les arrêtés d’ouverture des concours apparaissait donc comme « un frein à la qualité du recrutement », selon les termes d’un rapport interne de juin 2000. Pour l’administration, une plus large ouverture aux femmes candidates, couplée à une politique d’affectation quasi-systématique dans les établissements masculins, semblait à même d’enrayer ces difficultés. Depuis 2000, l’Administration Pénitentiaire bénéficie d’un renouvellement de ses effectifs qui couvre des départs en retraite massifs parmi les personnels de surveillance et, au-delà, des créations de postes dans les détentions (dues surtout à la construction de nouveaux établissements). Cette situation est assez atypique aujourd’hui dans la fonction publique pour que l’administration ait décidé de transiger avec le principe de non-mixité des personnels en vigueur dans les prisons pour hommes.

18Le second argument a consisté à lier la mixité à une politique générale de revalorisation du métier de surveillant. Dans une note adressée en novembre 2000 par l’administration centrale à la direction de la maison d’arrêt de Grasse, site pilote pour le déploiement des personnels féminins, on peut ainsi lire : « La réorganisation du service des agents, la valorisation du métier de surveillant, la sécurisation de la détention sont autant d’éléments essentiels permettant d’envisager positivement de nouvelles perspectives de fonctionnement en détention. L’affectation de surveillantes en détention masculine s’inscrit dans cette démarche. » Palliant les piètres candidatures masculines aux concours de recrutement, les surveillantes ont été investies d’une tâche ardue. Dans les discours officiels au moins, leur présence devait contribuer à professionnaliser les missions de surveillance, en les axant essentiellement sur la communication avec la population pénale. Ce faisant, l’Administration Pénitentiaire se prêtait certes à une naturalisation des qualités professionnelles de ces femmes, mais elle niait en outre le travail réel des surveillants, en n’en retenant que l’aspect disciplinaire et coercitif. Dès lors, la « zone d’incertitude » dont les surveillants pouvaient se prévaloir avant l’arrivée de leurs collègues féminines devenait caduque. La dimension relationnelle de l’activité de surveillance se trouvait ainsi mise au jour et valorisée par le biais des personnels féminins. La présence de surveillantes devait permettre l’abandon de pratiques anciennes, supposées s’appuyer sur la répression et la coercition, pour inaugurer des modes d’action professionnels davantage centrés sur l’échange et la négociation.

19Si la mixité peut s’analyser comme une crise, c’est donc parce qu’elle est présentée comme une remise en question des modes d’exercice du pouvoir des surveillants. L’administration s’appuie sur une vision fausse de l’activité des surveillants, qui stigmatise les travers sécuritaires de ces professionnels et les oppose aux qualités largement naturalisées dont feraient preuve les personnels féminins. La féminisation est présentée, par les surveillants, comme une rupture par rapport à un équilibre antérieur au sein de l’organisation. Dans ce monde de méfiance exacerbée, entièrement structuré par le rapport de forces entre détenus et surveillants, la disjonction repérée chez les personnels entre leurs discours privés et publics peut se justifier. Pour les surveillants, elle apparaît comme une nécessité dictée par l’impossibilité d’établir des relations désintéressées et égalitaires avec les détenus (Benguigui, 1997). Dès lors, l’accent mis sur la dimension relationnelle du métier est perçu comme une menace. Cela ne signifie pas que les surveillants y soient opposés dans leur pratique en détention mais ils estiment que la mettre ainsi en avant revient à offrir aux détenus un pouvoir accru dont ils ne se priveront pas d’user.

20L’introduction de la mixité étant à l’origine d’une crise grave, selon les surveillants et leurs organisations syndicales, il n’est pas étonnant qu’ils aient dès le début tenté d’en contrôler les effets. Comme nous allons le voir dans le point suivant, l’organisation carcérale a mis en place les conditions d’une surveillance rigoureuse à l’égard des surveillantes. Il s’agit par là de limiter les conséquences de la mixité (toujours supposées négatives) pour préserver à l’organisation son mode de fonctionnement essentiellement masculin.

Aperçus sur l’organisation du genre en prison

21Comment la domination masculine se reproduit-elle dans une organisation en voie de féminisation ? Nous montrerons comment s’élabore dans l’organisation carcérale, au double niveau des interactions quotidiennes et des dynamiques structurelles, un véritable travail de légitimation des différences de genre. Pour ce faire, nous aborderons successivement les modalités de recrutement des personnels de surveillance et les formes de la division du travail en détention.

Le recrutement à l’épreuve du genre

22Le recrutement des surveillants de prison s’effectue par concours. Celui-ci comporte une série d’épreuves écrites (rédaction, questionnaire à choix multiples) pour l’admissibilité, d’épreuves physiques et orales (entretiens avec un psychologue et un jury de professionnels) pour l’admission. Là comme ailleurs (Fortino, 2002), c’est lors des épreuves orales que les discriminations fonctionnent à plein. Parmi les variables discriminantes figure évidemment l’appartenance sexuelle.

23Deux éléments au moins contribuent à donner à ce recrutement son caractère sexué. Il s’agit d’abord des oscillations de l’Administration Pénitentiaire sur la question des quotas. En promouvant cette féminisation, l’administration mettait fin à une situation dérogatoire par rapport aux diverses dispositions relatives à l’égalité d’accès des hommes et des femmes à la fonction publique (Froment, 1998). Les quotas qui prévalaient jusqu’alors devaient donc céder la place à un recrutement indifférencié, selon les seules aptitudes des candidat-e-s à exercer leurs futures fonctions. En fait, ils n’ont jamais réellement disparu. La publication des postes au Journal Officiel s’accompagne encore aujourd’hui d’une répartition entre hommes et femmes. Si l’Administration Pénitentiaire ne se sent pas liée par ces chiffres, ces derniers permettent néanmoins de la prémunir contre l’éventualité d’un accroissement incontrôlé des recrutements féminins. De même, lors des épreuves orales, les examinateurs expliquent recevoir des consignes très claires. Si l’heure est, comme depuis peu, à une politique de réduction du nombre d’élèves femmes, les notes attribuées aux candidates s’en ressentent. Ainsi, par un subtil système de péréquation, on en vient à la situation où une note supérieure à la moyenne ne garantit pas un recrutement définitif. Loin d’avoir disparu, les quotas imprègnent donc encore les procédures de recrutement, de manière soit formelle (parce qu’ils subsistent dans les textes officiels), soit informelle (parce que les directives de l’administration pèsent sur les jurys).

24L’observation des oraux du concours permet de dégager un second élément. En effet, les différents entretiens prévus pour les candidat-e-s peuvent être analysés comme autant de moments où se révèlent les représentations sexuées des jurys sur le métier de surveillant. Les questions posées aux femmes concernent d’abord la « conciliation » qu’elles parviendront (ou non) à réaliser entre un investissement professionnel important et des responsabilités parentales nécessaires. L’accent est toujours mis sur les difficultés qui attendent ces femmes : garde des enfants, mobilité géographique, horaires atypiques, etc. Dans le cas où ces femmes sont seules pour élever leurs enfants, ces questions deviennent de véritables « problèmes » aux yeux des jurys. Lorsqu’elles sont en couple, les candidates sont interrogées sur la réaction de leurs conjoints. Jusqu’où sont-ils prêts à les soutenir si elles sont reçues ? Comment vivent-ils la décision de leur femme de se présenter à ce concours ? Les jurys n’hésitent pas à s’immiscer dans la vie privée de ces femmes, en appuyant sur les « impératifs » liés à leurs rôles de mères et d’épouses. Les jurys valorisent en outre une image fort masculine des qualités du surveillant. Là où certaines candidates expliquent vouloir participer à la réinsertion des détenus, professionnels et psychologues insistent sur l’autorité nécessaire à l’accomplissement de la mission de surveillance. Ils insistent presque à chaque fois sur le fait que l’usage des armes est autorisé, et parfois même encouragé. C’est donc une conception sécuritaire de la prison qui prévaut lors du recrutement, ce qui renvoie les futur-e-s surveillant-e-s à un rôle essentiellement répressif et sécuritaire (Chauvenet, 2000), une autorité toujours plus « naturellement » conférée aux hommes.

Surveillantes et surveillants au travail

25Aux termes de la loi (art. D275 du Code de Procédure Pénale), « les détenus ne peuvent être fouillés que par des agents de leur sexe et dans des conditions qui, tout en garantissant l’efficacité du contrôle, préservent le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». Cette restriction concernant les fouilles, si elle n’est pas négligeable, est la seule à être explicitement prévue. Or, l’examen des modalités concrètes de la division sexuelle du travail montre que d’autres arguments interviennent lorsqu’il s’agit d’affecter les surveillant-e-s aux différents postes des détentions. La sécurité revient ainsi comme un leitmotiv déclinable à l’infini.

26Dans une des deux maisons d’arrêt étudiées, la féminisation en était encore à ses balbutiements. Aucune surveillante ne travaillait aux étages de la détention : confinées dans des postes dits « de sécurité », elles n’avaient aucun contact (sinon visuel) avec la population pénale. Ce faisant, la direction de l’établissement pensait à la fois conserver la paix sociale vis-à-vis des surveillants et des syndicats et réduire les risques supposés naître de la confrontation entre surveillantes et détenus (agressions, viols, etc.). Cet octroi d’une protection par l’éloignement du cœur du métier – la détention – se retrouve encore aujourd’hui dans les prisons disposant d’effectifs féminins très réduits.

27Dans les deux maisons centrales étudiées, les surveillantes sont affectées aux étages, ce qui bien sûr ne signifie pas que le travail soit divisé de manière égalitaire entre hommes et femmes. C’est sur d’autres types d’activités que la ligne de partage se déplace : le travail en quartier disciplinaire, les opérations d’extraction [5] ou la participation aux « interventions [6] ». En effet, il apparaît impensable aux responsables hiérarchiques (hommes et femmes) d’attribuer ces postes à des surveillantes. La justification avancée tient à leur manque d’expérience, mais un autre discours se greffe souvent sur celui-là. Les surveillantes demeurent des femmes qui, à ce titre, se révéleraient moins « fortes » que leurs collègues. C’est non seulement une appréciation de leurs aptitudes physiques qui est en jeu, mais également une représentation de leurs limites psychologiques. Ces conceptions se retrouvent même parfois chez des femmes en situation d’encadrement. On peut citer à ce sujet les propos d’une femme de 32 ans, en poste dans un centre de détention et récemment promue comme première surveillante au moment de l’entretien. À la question « Mais dans une intervention, vous ne vous interdisez pas d’avoir recours à des femmes… », elle répond :

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« Non. Bien que… À la seule différence, c’est que je vais devoir être certaine qu’elles assurent. Moi si… J’avais des femmes, j’en ai eu une qui… Je l’avais connue comme surveillante donc je savais qu’elle assurait. Pas de problème. Je dirais même, je la considérais comme un homme. Je distribuais les rôles, elle était là dans le lot, elle était là. Tandis que j’en ai une qui… je savais, qui était beaucoup plus craintive… qu’il aurait peut-être fallu protéger, qui aurait mis un temps d’arrêt avant d’entrer en action, qui n’aurait pas pu faire tout ça. Ben c’est pas grave. "Vas m’ouvrir toutes les portes, vas me préparer… Fais quelque chose, maintiens-moi la sécurité, empêche les gens d’arriver". Enfin… »

29Quelles qu’en soient les formes, la division sexuelle du travail repose sur la mise en jeu de stéréotypes de genre classiques. Mais en les subordonnant toujours explicitement à la défense d’un impératif sécuritaire, l’organisation ne fait que voiler les enjeux sexués de la division du travail.

30Les interactions quotidiennes en détention participent, elles aussi, à la reproduction de la domination masculine dans l’organisation. Il s’agit tout à la fois de celles que les surveillantes peuvent avoir avec les détenus et de celles qu’elles entretiennent avec leurs collègues masculins. Les premières s’inscrivent dans un cadre éminemment sexué, voire sexualisé. Là où la majeure partie des détenus s’adresse à leur « nature » féminine, en cherchant leur complicité, en supposant leur plus grande disponibilité, en leur garantissant parfois une protection physique, les surveillantes sont contraintes d’adopter des comportements réglés sur ces attentes. Cela ne signifie pas qu’elles négligent pour autant les principes professionnels de sécurité. Cette « surveillance au féminin » (Malochet, 2005) constitue au contraire une posture subtile, entre la totale neutralisation du genre (Jurik, 1985) et l’usage uniquement stratégique des différences de sexe (Zimmer, 1986). Avec leurs collègues, le cadre des interactions apparaît lui aussi sexué. L’exemple des services de nuit se révèle à cet égard emblématique. C’est un des rares moments où les surveillants se retrouvent avec les membres de leurs équipes, c’est-à-dire les collègues avec qui ils partagent le même cycle de travail. Lors des nuits, les surveillants se relaient en détention. Certains prennent des tours de garde, pendant que les autres se reposent dans une salle commune équipée d’une cuisine et d’un poste de télévision. Dans les établissements étudiés, les nuits ont toujours été mentionnées comme un moment essentiel pour les équipes. Là se construit et s’entretient la solidarité nécessaire dans l’exercice du métier. L’arrivée de femmes a constitué, de ce point de vue, un véritable bouleversement. On a pu constater que, lors de ces moments de sociabilité masculine, les surveillantes n’étaient tolérées qu’à condition de s’adapter le plus discrètement possible. Cette surveillante de 35 ans, affectée dans une maison centrale, en donne un exemple parmi d’autres :

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« Bon euh… En service de nuit, il y a la tv et il y a une chaîne, qui s’appelle xxl … Voilà. Donc moi, je suis arrivée, j’ai rien dit parce que bon… Je viens d’arriver dans l’équipe, faut que je m’intègre, c’est pas à l’équipe de s’intégrer à moi. Donc j’ai rien dit. Il y a des fois, je me mettais dos à la tv, on jouait aux cartes. Mais je disais aux gars, je dis : "si ça vous perturbe trop, moi j’arrête de jouer aux cartes". Vous voyez, fallait… Alors qu’il y a d’autres collègues qui y ont été franco, qui ont dit : "ben moi, quand je suis là, vous mettez pas la tv ". Alors tout de suite… ben bon… Il faut essayer de jouer un petit peu des coudes pour faire sa place mais pas les brusquer trop quand même. Parce que je comprends, on est dans un milieu d’hommes et ben… forcément, on est obligées de s’adapter. »

32* * *

33En analysant la prison comme une organisation « genrée », il ne s’agissait pas pour nous d’enrichir les principes et les méthodes de la sociologie des organisations. Notre objectif consistait plutôt à montrer, à partir de cet exemple singulier, que les organisations sont le lieu d’un incessant travail de reproduction de la domination masculine. Nous en avons pointé les principaux mécanismes, en insistant sur l’imbrication des niveaux structurel et interindividuel. Parce qu’elle a dès le début été vécue comme une crise organisationnelle majeure, la féminisation du personnel de surveillance nous a fourni une parfaite illustration pour notre propos. Autant sur le plan des interactions de travail que sur celui des politiques de recrutement, nous avons mis l’accent sur les mécanismes de résistance à la féminisation observables dans cette « maison des hommes ».

34Au terme de cet article, on ne peut manquer d’établir un parallèle entre la force de l’ordre de genre qui prévaut en prison et l’impossible réforme pénitentiaire. La reproduction de la domination masculine en prison, y compris lorsque la féminisation concerne des effectifs en forte croissance, fait écho en effet à la difficulté tant de fois relevée de mener une politique pénitentiaire d’ouverture. Il serait sans doute utile d’approfondir le lien entre le genre de l’organisation carcérale et le constant échec des politiques institutionnelles visant à débarrasser la prison de ses aspects les plus sécuritaires et répressifs.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Je remercie Isabelle Berrebi-Hoffmann, Michel Lallement et les membres du comité de rédaction pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte.
  • [2]
    Affrontée aux mêmes travers, la sociologie du travail s’en est, sinon totalement défaite, du moins assez éloignée pour que les analyses sexuées y bénéficient aujourd’hui d’une audience large et légitime. Depuis le milieu des années 1970, en France, les connaissances sur les différences de sexe au travail et dans l’emploi ont en effet alimenté la reconnaissance académique de ces questionnements (Lallement, 2003). Le tropisme du masculinneutre a désormais perdu de son évidence en sociologie du travail.
  • [3]
    Précisons que, dans les prisons pour femmes, les personnels de surveillance sont tous féminins, à l’exception de l’encadrement (premiers surveillants et chefs de service pénitentiaire) dont les rangs peuvent accueillir des hommes. Par ailleurs, les postes de sécurité extérieure sont très souvent tenus par des personnels masculins. La détention leur reste inaccessible.
  • [4]
    Par le biais des organisations professionnelles et de membres de l’administration centrale, nous avons pu consulter l’ensemble des documents officiels préalables à la mise en œuvre de la féminisation. Il s’agit de rapports, de notes d’orientation, de compte-rendu de réunions et de prises de positions syndicales qui datent, pour l’essentiel, de la période 1998-2001.
  • [5]
    Les détenus peuvent être « extraits » de prison dans certains cas précis (par exemple pour une intervention chirurgicale). Les personnels pénitentiaires prennent en charge les détenus à l’intérieur des véhicules, escortés par la Police nationale ou la Gendarmerie. Ces opérations de « sécurité extérieure » sont souvent appréciées des surveillants parce qu’elles leur permettent de prendre quelque recul vis-à-vis du travail de détention.
  • [6]
    Il y a « intervention » dès lors qu’un conflit, initié par un ou plusieurs détenus, nécessite l’usage de la force et le recours à plusieurs surveillants.
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