Notes
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[1]
L’Homme, 2000, numéro spécial, « Questions de parenté », n° 154-155.
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[2]
Keith Hopkins, 1980, "Brother-Sister Marriage in Roman Egypt", Comparative Studies in Society and History, p. 303.
-
[3]
Robin Fox, 1983, The red Lamp of Incest. An Enquiry into the Origins of Mind and Society, Notre-Dame University Press, Notre-Dame.
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[4]
Claude Lévi-Strauss, 1955, Tristes tropiques, Plon, Paris, p. 50.
-
[5]
Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975, chap. VII, « Mentalités pastorales », p. 183.
-
[6]
Jack Goody, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Armand Colin, 1985 (traduit de l’anglais).
-
[7]
Françoise Héritier, 1994, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Odile Jacob, Paris.
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[8]
Jean-Louis Ménétra, 2000, Journal de ma vie, (édité par Daniel Roche), Paris, Albin Michel (réédition), p. 149.
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[9]
Françoise Héritier, Les deux sœurs et leur mère, op.cit., p. 11.
1L’impressionnante synthèse que vient d’écrire Maurice Godelier sur l’anthropologie de la parenté suscite en moi un sentiment d’émerveillement, une impression de débordement et parfois de gêne ; trois sentiments entre lesquels je ne sais pas choisir. Émerveillement car les problèmes de la parenté y sont reformulés avec une fermeté et une originalité de pensée qui font de ce livre un événement dans les sciences humaines et en même temps un aboutissement dans l’œuvre de Maurice Godelier. Après une période de désaffection qui a correspondu en France à la retombée de la fièvre structuraliste, la question de la parenté reprend la place centrale et pour ainsi dire fondatrice qu’elle a eue dans l’histoire de l’anthropologie ; comme en témoigne un regain d’études originales dont un excellent numéro spécial de l’Homme [1]. Pour Maurice Godelier, il ne s’agit pas d’un retour à ses premières amours car il n’a jamais cessé dans son œuvre, que la question fût portée par la mode ou démodée, de labourer le champ des représentations et des pratiques de la parenté pour penser la diversité des cultures et des systèmes sociaux. C’est ce qui donne tout son poids et tout son prix à ce nouveau livre dans lequel Maurice Godelier montre qu’il n’a rien oublié de ses années de pratique de terrain, de ses abondantes lectures et de ses débats orageux avec divers courants de l’anthropologie.
2Les lecteurs anthropologues les plus familiers avec les acquis de leur discipline et les plus rompus à la pratique du comparatisme apprécieront en connaisseurs la virtuosité avec laquelle l’auteur enjambe les continents et les époques, fait ressortir la logique propre d’une culture et la singularité de ses transformations tout en pointant les convergences qui permettent de la comparer à d’autres et de modéliser ces regroupements. Mais l’historien habitué à fréquenter au maximum quelques siècles de l’histoire européenne, ne peut éviter un sentiment de débordement devant une réflexion qui embrasse un éventail si large de systèmes culturels et parcoure le cheminement de l’humanité des premiers pas de l’hominisation aux innovations du xxie siècle. Ce déploiement a quelque chose de dégrisant pour l’européocentrisme toujours latent des historiens qui retrouvent la terminologie de la parenté de l’aire culturelle qui leur est familière, si fière de son histoire aussi longue et complexe, reléguée au rang de simple sous-section du modèle eskimo.
3Ce déploiement a aussi quelque chose d’exaltant. À une époque où un climat général de désenchantement pousse les chercheurs à se replier sur des études de cas et sur une critique autiste de leur propre langage, Maurice Godelier relance le goût de la réflexion sur les fondements de la culture et des sociétés qui a longtemps accompagné l’essor de l’anthropologie et qui régnait encore sur les sciences sociales dans les années 1970. Anthropologue inspiré des Baruya de Nouvelle-Guinée, il a été alors à la fois un chercheur de terrain et un acteur important du débat qui voyait s’affronter les explications d’ensemble du structuralisme et du marxisme. Tiraillé entre les deux, il a parfois donné l’impression de rechercher des synthèses introuvables. L’effacement des grands systèmes d’interprétation lui permet aujourd’hui de mobiliser sa vaste culture d’anthropologue pour s’attaquer avec une vigoureuse liberté d’esprit au dogme le plus admis de la discipline : l’universalité de l’interdit de l’inceste.
4La partie la plus originale de ses critiques ne porte pas sur le caractère universel de l’interdit, mis en avant et mis en doute depuis toujours par les anthropologues. Bien avant l’étude passionnante de Keith Hopkins sur la fréquence des mariages frères-sœurs chez les paysans de la vallée du Nil à l’époque ptolémaïque et à l’époque romaine, on évoquait déjà l’usage des pharaons égyptiens et des empereurs perses d’épouser leurs sœurs [2]. La critique de Maurice Godelier devient captivante quand elle confine au sacrilège, c’est-à-dire quand elle entreprend de contester le rôle de principe fondateur des systèmes de parenté et du système social que Claude Lévi-Strauss attribue à l’interdit de l’inceste. Le réquisitoire en règle qu’il développe contre l’auteur des Structures élémentaires de la parenté prend par moments l’allure d’un parricide tardif, tant il met d’énergie à démonter les postulats de raisonnement d’une explication des systèmes de parenté fondée sur l’alliance comme pivot du lien social dont la rigueur démonstrative a séduit en son temps toute une génération d’anthropologues, y compris son dénonciateur actuel. Le réquisitoire est recevable parce qu’il ne s’écarte jamais de la dignité que l’on attend d’une polémique scientifique. Il est intéressant surtout parce qu’il ne se borne pas à reprendre les objections faites par les anthropologues anglais aux hypothèses de Claude Lévi-Strauss au moment où celui-ci s’imposait en France ou celles plus tardives du courant féministe. Il part de ces critiques pour développer une argumentation plus large et beaucoup plus originale.
5Les féministes ont dénoncé le coup de force théorique de Claude Lévi-Strauss qui voit dans l’échange des femmes l’arche d’alliance à la fois de la parenté et du lien social. En faisant des femmes le terme obligatoire de l’échange et des hommes les auteurs d’une transaction qui les oblige, pour introduire la paix dans les rapports sociaux, le structuralisme procure un fondement logique et universel à la domination masculine. Maurice Godelier reprend à son compte l’objection féministe comme il l’a fait plusieurs fois, en évoquant toute une gamme de sociétés dont les usages infirment le principe de dissymétrie que Claude Lévi-Strauss attribue à l’échange matrimonial pour permettre à la société d’exister. J’y reviendrai plus loin.
L’histoire humaine s’enracine dans l’histoire de la nature
6Les anthropologues de Cambridge ont critiqué l’intellectualisme de Claude Lévi-Strauss trop enclin à rapporter les systèmes de parenté aux structures élémentaires de l’esprit qui commandent l’organisation des sociétés comme elles s’impriment à l’ensemble de l’activité symbolique. Ces systèmes ne sont pour Edmond Leach, Meyer Fortes ou Jack Goody que des constructions idéologiques dont l’argumentation naturaliste et normative sert à légitimer l’ordre social. Comme les anthropologues anglais, Maurice Godelier reproche à Claude Lévi-Strauss d’avoir sous-estimé la place de la filiation et de l’imaginaire généalogique dans la conceptualisation de la parenté pour préserver le rôle fondateur qu’il attribue à l’alliance dans la construction ou plutôt la pacification du monde social. Mais alors que ces critiques d’outre-Manche mettent en avant le registre de la filiation pour mieux rabattre le discours de la parenté sur la justification de l’ordre social (les rapports de filiation légitiment l’ordre hiérarchique, les relations d’autorité et les modes de transmission des biens matériels ou symboliques), Maurice Godelier convoque ce registre pour montrer comment l’idée de filiation articule le monde social au monde biologique.
7Dans l’organisation de la parenté s’affirme selon lui, à côté du souci de fonder le lien social, le besoin de penser la reproduction de la vie, l’engendrement et de donner un sens ou du moins un ordre à la sexualité. C’est une rationalisation simpliste qui conduit à expliquer l’interdit de l’inceste par les risques de maladies et d’infirmités héréditaires inhérents à la consanguinité. Ces risques qui n’augmentent pas, au demeurant, proportionnellement à la proximité du lien de consanguinité, ne pouvaient être évalués par des cultures qui ignoraient tout de la génétique (c’est-à-dire toutes les cultures jusqu’au xxe siècle) sauf à supposer, comme le fait la sociobiologie, une adaptation inconsciente et finaliste aux besoins biologiques de l’espèce. Comme Maurice Godelier le montre dans les pages les mieux venues de son livre, chaque culture a construit une théorie et imaginé des pratiques qui donnaient un sens aux rapports de la sexualité avec la reproduction, décidant en particulier de l’apport masculin et de l’apport féminin dans l’engendrement comme dans la transmission des traits constitutifs de l’individu.
8Chaque culture s’est imposée également des contraintes canalisant les pulsions sexuelles non seulement pour abaisser le niveau d’agressivité des rapports entre groupes familiaux mais pour arracher le groupe familial lui-même au chaos du désir fou et des rivalités entre mâles. L’explication freudienne, bien qu’obligée d’emprunter le détour du discours mythique (le meurtre du père) pour éclairer la nature humaine par son histoire, souligne dans l’interdit de l’inceste la contrainte d’évitement de la sexualité entre proches que Lévi-Strauss oublie ou qu’il sous-estime pour mieux concentrer sa vision de la parenté sur la fondation du monde social. On peut trouver un peu simple comme semble le penser Maurice Godelier, l’explication ancienne de Westermarck : l’interdit de l’inceste servirait d’adjuvant à l’attraction sexuelle que l’absence de mystère, de distance entre des partenaires partageant depuis toujours la même intimité familiale, tendrait à inhiber. Si l’hypothèse s’en tient à une explication finaliste et purement réactive, elle est faible. Mais si l’on considère cette inhibition du désir comme l’effet de l’intériorisation de l’évitement de la sexualité entre proches ainsi que Robin Fox a tenté de le montrer dans The red Lamp of Incest, l’interdit de l’inceste apparaît à la fois comme la cause et le remède [3]. Il consacre un processus de régulation de la sexualité à l’intérieur du groupe familial avant et en même temps qu’il permet la pacification des rapports entre groupes familiaux par l’échange des femmes, ou du moins par la nécessité de choisir ses partenaires en dehors de son groupe.
9Dois-je avouer ce qui me séduit le plus dans le dernier livre de Maurice Godelier ? C’est le non-conformisme d’une démarche qui ne craint pas de tourner le dos au courant déconstructionniste dominant aujourd’hui dans les sciences sociales ; le déconstructionnisme manie comme une formule magique le concept de production sociale pour montrer que la nature n’est rien, que les habitudes comme les catégories mentales les plus enracinées et en apparence les plus largement répandues, ont été construites par les intérêts et les rapports de force qui structurent la société. L’idée de construction sociale comporte des vertus évidentes : elle combat les simplifications du déterminisme biologique qui a régné sur les sciences humaines en France et en particulier sur l’anthropologie, jusqu’au tournant durkheimien et qui ne demande qu’à renaître. Elle conteste la notion de nature humaine, vieil héritage des philosophies antiques comme de la culture ecclésiastique, qui rapporte les faits humains à des traits invariants imputables à la volonté du Créateur, à la transcendance de la raison ou à la singularité de l’espèce humaine. Les sciences sociales y compris l’un de leurs surgeons les plus récents, l’anthropologie historique, se sont construites sur la critique de la notion de nature humaine.
10Mais en proposant comme seule perspective à l’analyse critique de la culture et des phénomènes sociaux, la déconstruction des énoncés qui désignent nos manières de penser et nos pratiques, le constructionnisme introduit l’illusion qu’il suffit de détricoter la trame idéologique par laquelle chaque société se donne le visage de l’évidence et de la nécessité, pour dévoiler la vérité. Quelle vérité ? Pour les uns, les plus postmodernes, c’est l’arbitraire, l’artificialité de tout accomplissement humain. Pour d’autres, c’est le Graal d’une humanité innocente, authentique, enseveli sous les déguisements dont se parent toutes les formes d’appropriation sociale. Mais cette attention minutieuse au discours que chaque société tient sur elle-même conduit souvent à oublier la réalité sociale ou plutôt à se dispenser d’observer ce que son agencement et sa manière de changer peuvent avoir de complexe, d’inattendu. La manie incantatoire d’invoquer une production sociale dès qu’il s’agit d’expliquer un trait structurel échappant à l’histoire événementielle, est une manière d’éluder l’opacité du social, comme réalité systémique et historique.
11Or l’opacité de nos sociétés tient au fait qu’elles doivent en permanence pour se construire, se réapproprier le monde naturel et en premier lieu le monde biologique. Nous devons nous réhabituer à l’idée que l’histoire humaine s’enracine dans l’histoire de la nature. Les traits les plus stables, les plus enfouis dans l’inconscient de nos systèmes culturels que les hommes des Lumières nommaient les usages et qui composent l’essentiel du questionnaire de l’anthropologie, appartiennent à ces acquisitions très anciennes de l’histoire humaine que le sens commun traite comme allant de soi, comme ne méritant pas qu’on s’y arrête parce qu’il redoute de les mettre en débat. L’insignifiance que nous feignons d’attribuer à ces registres de nos habitudes est une façon d’exorciser l’angoisse que nous éprouvons d’en perdre la maîtrise. Notre angoisse provient du fait que ces habitudes appartiennent aux couches profondes de la culture que l’humanité a eu le plus de mal à construire. C’est ce socle ancien de notre code culturel qui contrôle l’évolution des attitudes à l’égard du corps, de la sexualité, des identités de genre. C’est lui aussi qui oriente les conceptions de la parenté et les usages familiaux.
12Je trouve donc particulièrement pertinente l’attention que porte Maurice Godelier aux travaux récents sur la sexualité et l’organisation sociale des primates descendants des branches proches de la lignée de l’espèce humaine comme l’avait fait déjà Edgar Morin dans Le paradigme perdu. Cet élargissement du regard anthropologique ne nous ramène pas à l ’évolutionnisme du xixe siècle. Il réintroduit de la profondeur dans l’histoire humaine. Le philosophe Alain qui a enseigné à des générations de khâgneux la détestation des sciences humaines, affirmait qu’il fallait cesser de chercher à comprendre l’esprit humain par l’étude du comportement des singes, des fous et des enfants. Pour préserver la transcendance de la raison, son rationalisme kantien récusait toute continuité généalogique entre le monde animal et le monde humain. C’est cette continuité cependant que doit considérer une approche scientifique des faits humains. Pour critiquer l’hypothèse de Claude Lévi-Strauss, Maurice Godelier se retrouve une fois de plus du côté du marxisme, mais d’un marxisme inattendu ; moins celui de Marx que de Engels, passionné par l’anthropologie naissante et soucieux d’articuler l’histoire humaine à l’histoire de la nature.
13Ce qui place l’auteur de La pensée sauvage et des Mythologiques dans une position paradoxale. Qui plus que lui a dénoncé dans son œuvre l’orgueil anthropocentrique de la culture occidentale et sa prétention démiurgique à transformer la nature, à l’asservir et l’exploiter en fonction de ses seuls intérêts ? Qui mieux que lui, a su faire ressortir le haut niveau de civilisation des cultures dites primitives à partir de leur aptitude à penser l’homme à l’intérieur du monde naturel ? Mais quand il s’agit d’éclairer la signification culturelle des systèmes de parenté, Claude Lévi-Strauss ne peut concevoir la naissance du monde social que par une rupture fondatrice avec l’ordre naturel ou plutôt avec le désordre des pulsions. L’apparition du langage et l’entrée dans l’univers symbolique installent un principe d’échange qui permet de pacifier les rapports humains. Ce principe règle aussi bien la communication verbale que l’échange des femmes par lequel les hommes s’obligent entre eux pour établir durablement le lien social. Les systèmes de parenté ne sont donc pas une simple modalité des systèmes sociaux. Ils en constituent la base comme l’alliance est la base de tous les systèmes de parenté.
14On peut accepter les objections de Maurice Godelier à la théorie de la parenté de Claude Lévi-Strauss sans rejeter la démarche structuraliste de l’auteur de L’Anthropologie structurale ni oublier le bond en avant qu’elle a procuré aux sciences humaines, y compris à l’histoire. Son apport tient essentiellement à l’obligation qu’elle a imposée à chaque discipline pour construire un modèle d’explication, de traduire les données empiriques que recueille le chercheur dans un langage différent de celui qu’elles proposent. Cette ascèse prolonge à certains égards celle du marxisme dont Claude Lévi-Strauss revendique l’héritage épistémologique dans Tristes tropiques. « Le but, écrit-il, est de construire un modèle, d’étudier ses propriétés pour appliquer ensuite ces observations à l’interprétation de ce qui se passe empiriquement et qui peut être fort éloigné des prévisions. [4] »
15L’hypothèse structuraliste repose sur l’idée que la structure de l’esprit humain (c’est-à-dire en définitive, pour Claude Lévi-Strauss, la structure du cerveau) permet de comprendre la culture comme un tout ; comme un ensemble cohérent par les régularités, les correspondances, les traits d’homologie formelle qu’on peut repérer entre ses différents registres. Ces régularités et ces homologies orientent non seulement l’extraordinaire diversité des cultures à l’échelle de la planète mais aussi les cheminements par lesquels ces cultures se sont transformées à travers l’histoire. Il est donc plus opératoire pour rendre compte d’un fait culturel de dégager sa structure formelle qui permet de le comparer et de le rattacher à d’autres traits culturels que d’imputer sa présence à des facteurs extra-culturels ou à la diffusion d’un usage, d’une idée venus d’ailleurs.
16Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss applique au monde culturel l’optimisme de la raison que Descartes réservait au monde physique ; l’idée qu’il peut être compris intégralement. Pour Descartes, le monde physique obéit à des règles stables, conformes à ce que peut comprendre la raison humaine parce que Dieu a voulu cette adéquation. Pour Claude Lévi-Strauss, la structure logique de l’univers culturel reflète la structure de l’esprit humain. Mais cet optimisme de la raison s’impose des limites qui sont un peu celles du vivant. Pour Descartes, le monde animal ne peut être déchiffré par la raison qu’en étant ramené à un fonctionnement mécanique. C’est la thèse de l’animal-machine. Pour Lévi-Strauss, l’homme n’a pu entrer dans la sphère de la culture que par une rupture fondatrice avec le monde naturel qui coïncide avec la maîtrise de la production symbolique. L’inconscient qui organise désormais ce monde pensable, obéit à des principes logiques qui surclassent les contraintes biologiques. Les systèmes de parenté sont construits pour instaurer le lien social, c’est-à-dire pour pacifier les rapports humains, non pour penser l’engendrement et la reproduction. C’est pourquoi ils sont fondés sur les règles d’alliance qui consonnent par le principe d’échange avec le fonctionnement du langage.
Défendre la société ou contrôler la sexualité ?
17La pensée chrétienne semble donner raison à Claude Lévi-Strauss. Quand les canonistes veulent justifier l’interdit de l’inceste et la doctrine des empêchements de mariage, ils s’appuient sur Saint Augustin pour mettre en avant la nécessité d’étendre « l’esprit de charité », de ne pas s’enfermer dans le cercle des proches. On peut expliquer l’extension des empêchements à tous les alliés des consanguins interdits et non plus, comme c’était le cas dans le droit romain, aux seuls consanguins des alliés les plus proches (des conjoints), par le souci d’entretenir et de développer l’exogamie. C’est aussi le sens qu’on serait tenté de donner au passage de la computation romaine à la computation germanique au ixe siècle qui a doublé l’étendue des degrés de parenté prohibant le mariage. Les raisons de cette extension restent obscures et son application hautement improbable. Mais on peut penser qu’à une époque où l’effondrement de la population et du réseau urbain conduisait les communautés locales au repli et à l’isolement, l’Église ait tenté par cette fuite en avant du droit, de réactiver les échanges et le lien social.
18La parenté spirituelle, une invention de l’Église qui imite et redouble la parenté charnelle, crée de son côté, de nouveaux interdits de mariage qu’on peut difficilement imputer en priorité au contrôle de la sexualité. Ces interdits (entre le prêtre qui a baptisé, le parrain, le baptisé et les parents du baptisé) procèdent d’un sacrement qui ajoute à la naissance selon la chair et à la naissance selon l’esprit. Cette parenté a souvent été utilisée pour compenser le manque ou la déficience de la parenté charnelle. Dans le village pyrénéen de Montaillou, à la fin du xiiie siècle, les cadets qui se voient refuser la possibilité d’épouser une fille du lieu et qui partent au loin comme bergers des troupeaux transhumants, cherchent à devenir parrains pour s’allier à de nouvelles familles [5].
19L’attachement de l’Église à l’extension du lien social a cependant quelque chose d’ambivalent que Jack Goody a pointé avec beaucoup de pertinence [6]. Il me semble difficile d’attribuer, comme il le suggère, tous les obstacles dressés par l’Église contre le renforcement des réseaux familiaux à une stratégie de captation des patrimoines au profit des premières communautés chrétiennes qui devaient prendre en charge matériellement ceux qui les rejoignaient. Citons parmi ces obstacles l’interdiction de se marier à l’intérieur de la parenté, la suppression de l’adoption, l’opposition au remariage (afin d’inciter les veufs à léguer leurs biens à l’Église) qui disparaît au demeurant dès le xe siècle dans l’Église romaine. Car ces dispositions ne sont pas apparues en même temps mais pour la plupart d’entre elles, bien après l’officialisation de la religion chrétienne. Jack Goody voit juste néanmoins en soulignant l’hostilité structurelle de l’Église, cette contre-société porteuse elle-même d’un nouveau type d’affiliation, au pouvoir des familles.
20Mais plus encore que le pouvoir des familles, l’Église combat le pouvoir de la sexualité. Là est la raison de sa lutte acharnée et multiforme contre la figure de l’inceste ; là est le point nodal qui permet de relier la logique du système de parenté de la culture chrétienne à celles de tous les autres systèmes de parenté et d’abonder dans le sens de Maurice Godelier. Il suffit d’observer de plus près la pratique des dispenses, c’est-à-dire la façon dont l’Église gère l’application de son système d’interdits pour se rendre compte qu’elle est prête à bien des concessions sur les stratégies matrimoniales de renforcement des réseaux de parenté ou de voisinage à condition de pouvoir contrôler et contenir la sphère de la sexualité. Pendant longtemps, Georges Duby l’a montré pour les xie et xiie siècles, les interdits de parenté en matière matrimoniale, sont restés inapplicables à la masse du peuple chrétien par manque de la documentation généalogique nécessaire. Ils étaient utilisés avant tout par la papauté comme moyens de pression politique sur les princes et les grands.
21C’est seulement après le Concile de Trente que l’Église met sur pied un contrôle systématique de la validité des mariages et qu’elle impose l’enregistrement des baptêmes et mariages permettant d’identifier les liens de parenté. Au xviiie siècle, les dispenses pour parenté de consanguinité ou d’affinité des 3e et 4e degrés sont accordées de façon routinière en France directement par l’officialité diocésaine. Seules les demandes des élites qui doivent faire les frais d’une démarche en cour de Rome et les cas de parenté rapprochée (cousins germains ou oncle et nièce) échappent à la compétence de l’évêque. Or la raison la plus invoquée pour obtenir une dispense de mariage (elle n’est pratiquement jamais refusée) dans le diocèse de Paris qui correspond à la région Ile de France actuelle, à l’époque encore très rurale, est « la petitesse du lieu ». C’est aussi la première raison que mentionnent les traités de jurisprudence dans la liste des cas donnant droit à une dispense. Autrement dit, l’Église reconnaît le droit à l’endogamie géographique ou sociale qui peut conduire quand la localité est petite, à se marier à l’intérieur de la parenté. C’est le désordre sexuel que peuvent créer ou légaliser les alliances entre proches qui inquiète l’Église, non leur manque d’ouverture sociale.
22La pratique des dispenses de mariage pour parenté spirituelle fait apparaître encore mieux cette contradiction. Bien que considérée par l’opinion comme une parenté de moindre importance (dont la majorité de la population limite le handicap en choisissant parrains et marraines parmi les consanguins ou les affins), la parenté spirituelle reste encore soumise à dispense à l’époque moderne. Près de quatre-vingts demandes, toutes pour des remariages, figurent dans le fonds de l’officialité de Paris pour le xviiie siècle. Elles concernent essentiellement le milieu du petit commerce et de l’artisanat. Il s’agit d’une veuve ou d’un veuf souhaitant se remarier avec le commis, le compagnon ou la servante de la boutique ou de l’échoppe qui se trouve être le parrain ou la marraine de son enfant. La raison invoquée concerne presque toujours la survie de l’entreprise ou le fait de pouvoir s’occuper des enfants. Ces commis et servantes sont devenus parrains ou marraines d’un enfant de leurs maîtres non parce qu’ils sont leurs employés mais parce qu’ils logent chez eux. Le parrainage a été une manière de renforcer leur intégration au ménage. L’Église admet les raisons sociales qui poussent un veuf ou une veuve à se remarier avec quelqu’un qui vit sous son toit, mais elle répugne à valider par un mariage des relations sexuelles, nées de la cohabitation, et peut-être antérieures au décès du conjoint.
23Il existe enfin une dernière forme de parenté inventée par les théologiens, très minoritaire mais non totalement absente des demandes de dispense de l’officialité de Paris des xviie et xviiie siècles. C’est la parenté d’honnêteté. Elle interdit d’épouser le germain ou l’enfant d’une personne avec laquelle on a eu des relations sexuelles hors mariage. L’interdit ne concerne en rien le lien social puisque l’homme qui veut épouser la sœur ou la fille d’une ancienne maîtresse n’a aucun lien de parenté civile ou spirituelle avec elles. Il pourrait concerner en revanche à certains égards l’inceste « du deuxième type », c’est-à-dire la mise en contact par rapport sexuel d’humeurs semblables. Cet aspect de la question m’incite à confier maintenant la gêne que j’ai éprouvée à suivre Maurice Godelier dans les chapitres où il se livre à une critique véhémente du livre de Françoise Héritier Les deux sœurs et leur mère [7]. C’est moins le contenu de la critique que l’acharnement à démonter l’argumentation du livre qui crée une impression de malaise. Le ton n’a plus la tenue et surtout la retenue des chapitres où Maurice Godelier polémique avec Claude Lévi-Strauss. L’écriture s’en ressent. Il ne s’agit plus de souligner les contradictions ou l’insuffisance de l’hypothèse mais de l’invalider en montrant qu’elle s’appuie sur des textes cités à contresens ; bref de corriger un devoir de cancre.
24Je ne cherche pas à percer les raisons obscures qui ont inspiré un tel acharnement. Mais je m’étonne que Maurice Godelier ait réservé toute sa furia academica à une manière d’aborder l’interdit de l’inceste qui se rapproche de la sienne. Car la nouveauté de la thèse de Françoise Héritier, par rapport à celle de Claude Lévi-Strauss, est qu’elle fonde son interprétation du tabou de l’inceste sur les données de la sexualité et non sur la construction du lien social. Je ne suis pas totalement convaincu, je l’avoue, par cette théorie des humeurs qui réactive l’étrangeté de la théorie des humeurs de la médecine ancienne. Mais Jean-Louis Ménétra, compagnon vitrier parisien du xviiie siècle, la comprenait sans doute mieux que moi. Évoquant Rosalie, une prostituée qu’il aimait bien et qui l’attirait jusqu’au jour où elle lui avait avoué qu’elle avait eu un autre Ménétra, son père, parmi ses clients, il écrit : « Je ne sais ce qu’il y a en moi envers elle et qui me répugne depuis qu’elle m’a avoué qu’elle a connu mon père » [8]. Il est vrai qu’après avoir pris appui sur l’évidence de la différence sexuelle pour expliquer l’interdit de l’inceste, Françoise Héritier s’empresse d’en faire le levier d’une interprétation structuraliste selon laquelle la perception de cette différence a permis de structurer la vision du monde sur l’opposition du même et de l’autre. « C’est dans cette expérience et cette prise de conscience originaires de la différence des sexes et dans les élaborations intellectuelles complexes qui se sont ensuivies dans l’histoire de l’humanité, écrit-elle, que je place l’origine et la raison d’être de la prohibition de l’inceste. [9] »
Un coup de force originel
25J’aimerais suggérer, en conclusion, une autre piste qui pourrait permettre à Françoise Héritier et à Maurice Godelier de se retrouver sur l’idée de la prise de conscience de la différence sexuelle et de la sexualité non seulement pour rendre compte de l’interdit de l’inceste mais pour explorer les racines historiques de la domination masculine et des rapports de genre. Posons comme constat originaire de la différence sexuelle dans la constitution de la culture, non pas la dissemblance anatomique des femmes et des hommes, mais l’asymétrie première qui veut que l’enfant, la vie humaine sortent toujours du corps de la femme. Il a fallu attendre le xxe siècle pour qu’on invente, dans la nation de Descartes, le concept de l’enfant né de mère inconnue (les naissances sous x). Toutes les sociétés, depuis les origines de l’humanité, avaient été confrontées à l’évidence que l’être humain vient au monde à partir du corps d’une femme. Aucune société en revanche, avant la mise au point du test adn, n’a été capable d’établir avec certitude la contribution de l’homme à la fabrication d’un enfant ni d’identifier le contributeur. On peut donc considérer les systèmes de parenté comme autant de constructions idéologiques pour résoudre cette contradiction première : la maternité est de l’ordre de l’évidence ; la paternité est de l’ordre du mystère et de l’incertain.
26Non seulement les systèmes de parenté mais bien sûr l’ordre social. Quand on demande à Claude Lévi-Strauss pourquoi ce sont les femmes qu’on échange et non les hommes, il répond : parce que les femmes sont la seule valeur. En elles réside la capacité à reproduire la vie humaine. Contrôler cette valeur représentait pour les mâles une source de rivalité destructrice mais aussi le seul moyen d’échapper à leur marginalité évidente dans le processus de la vie. Les sociétés humaines se seraient édifiées à la fois sur la canalisation des pulsions sexuelles et sur la pacification des rapports entre groupes de consanguins. Cette double ascèse donne sens à l’interdit de l’inceste. Mais c’est sur un pouvoir masculin que se seraient édifiées nos sociétés ou plutôt sur une idéologie du pouvoir, de l’ordre et de l’autorité qui impose le monde des hommes comme celui qui arrache l’humanité à la sauvagerie de la nature. Le mythe d’origine des Baryua à propos des hommes qui auraient dérobé aux femmes leurs flûtes magiques rejoint bien d’autres mythes racontant le coup de force originel par lequel les hommes se seraient emparés des techniques et des savoirs concernant la production et l’entretien de la vie détenus par les femmes.
27Ce coup de force originel est devenu un coup de force permanent inscrit dans le droit. Le droit romain en propose la version la plus radicale puisqu’il décide que le père d’un enfant est celui qui se reconnaît comme tel. C’est par un acte d’autorité et d’appropriation, l’acte de déclaration qui inscrit dans le langage l’existence de l’enfant, que se fonde la paternité. Cette inscription permettait aux romains de manipuler à loisir la filiation par la procédure de l’adoption ou par l’usage qu’on observe chez les patriciens qui voulaient faire une bonne manière à un ami désireux d’avoir un héritier, à la fin de l’époque républicaine, de lui céder leur propre femme enceinte après l’avoir répudiée en bonne et due forme. Les historiens apprennent aujourd’hui à enrichir leur capacité à comprendre le devenir des sociétés comme une succession de stabilisations des rapports de forces en lui appliquant la grille de lecture des rapports de genre comme ils l’avaient enrichie hier par la grille de lecture des rapports de classes. La vision dynamique et diachronique que Maurice Godelier apporte à l’anthropologie de la parenté doit les y aider.
Notes
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[1]
L’Homme, 2000, numéro spécial, « Questions de parenté », n° 154-155.
-
[2]
Keith Hopkins, 1980, "Brother-Sister Marriage in Roman Egypt", Comparative Studies in Society and History, p. 303.
-
[3]
Robin Fox, 1983, The red Lamp of Incest. An Enquiry into the Origins of Mind and Society, Notre-Dame University Press, Notre-Dame.
-
[4]
Claude Lévi-Strauss, 1955, Tristes tropiques, Plon, Paris, p. 50.
-
[5]
Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975, chap. VII, « Mentalités pastorales », p. 183.
-
[6]
Jack Goody, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Armand Colin, 1985 (traduit de l’anglais).
-
[7]
Françoise Héritier, 1994, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Odile Jacob, Paris.
-
[8]
Jean-Louis Ménétra, 2000, Journal de ma vie, (édité par Daniel Roche), Paris, Albin Michel (réédition), p. 149.
-
[9]
Françoise Héritier, Les deux sœurs et leur mère, op.cit., p. 11.