1Entre les deux guerres, un mouvement international visant à promouvoir une organisation scientifique du travail se développa en Europe et en Amérique du Nord. En France, on réalisa de nombreuses expériences dans l’application de nouvelles techniques d’organisation et de gestion issus des travaux d’ingénieurs ou de la psychophysiologie industrielle. Ces méthodes avaient pour ambition de transformer le lieu de travail industriel mais leur influence ne se limita pas là. Comme l’a montré Charles Maier (1970, 1987), le mouvement de rationalisation promut une conception productiviste de la société, désormais pensée sur le modèle de l’usine, qui légitima l’application de méthodes industrielles à des domaines aussi divers que l’architecture ou la planification économique. L’une des sphères où l’on mesure le mieux la portée ambitieuse du projet de rationalisation est son application à la sphère domestique.
2Le mouvement de rationalisation domestique chercha à recréer l’espace domestique et à rationaliser le travail qui y était accompli. Sa principale promotrice en France fut Paulette Bernège, qui fonda la Ligue d’organisation ménagère en 1924 et dont le travail ouvrit la voie, à bien des égards, aux nouveaux idéaux domestiques des années 1950 (Duchen, 1991). Bernège et le mouvement de rationalisation domestique sont déjà bien connus des historiens spécialistes du travail, du genre et de la consommation dans la France du xxe siècle. Martine Martin a montré comment ce mouvement avait cherché à revaloriser et même à professionnaliser le travail domestique, afin d’en faire une occupation convenable pour les bourgeoises de l’entre-deux-guerres (Martin, 1987). L’idéal du foyer rationalisé promu par le mouvement a aussi été compris comme la réponse à une série d’inquiétudes de classe et de genre qui virent le jour durant ces années-là : inquiétudes sur l’activité professionnelle des femmes et ses répercussions sur leur rôle à la maison ; sur la consommation de masse et la supposée vulnérabilité des femmes face au désir effréné de consommer ; sur le maintien ou la disparition des domestiques (Frost, 1993 ; Furlough, 1993). Les femmes des classes moyennes étaient un objet central dans ces débats, peut-être parce que c’était effectivement un idéal de féminité bourgeoise qui était menacé avait toujours été un idéal des classes moyennes. Le mouvement de rationalisation domestique a été interpreté comme la promesse d’une modernisation prudente des normes bourgeoises d’organisation domestique, grâce à la création d’un univers où les machines pourraient remplacer les domestiques et où les tâches domestiques ne seraient pas des activités subalternes mais de véritables tâches de gestion, à même de combler les ambitions professionnelles des femmes et de réaffirmer l’idéal de la ménagère sous une forme nouvelle (Martin, 1987 ; Frost, 1993 ; Furlough, 1993).
3Les études existantes nous ont donc beaucoup appris sur le travail symbolique du mouvement de rationalisation domestique – ses implications sur la valeur sociale du travail domestique et sur l’évolution des représentations de la féminité. Sans perdre de vue ces perspectives, cet article cherche à éclairer davantage les projets éducatifs et pédagogiques de Bernège et de ses collaborateurs. Nous souhaitons étudier plus précisément comment rationalisation et pédagogie se conjuguèrent dans le travail de Bernège. Cette interpénétration apparaît nettement dans le contexte domestique puisque l’éducation des filles et des femmes était depuis longtemps à la pointe du mouvement de la science domestique. Nous entendons donc montrer comment Bernège s’appuya sur des méthodes industrielles pour modeler le corps et l’esprit de ses étudiantes et sur la théorie de l’éducation pour donner forme à ses projets de rationalisation. Cela me conduira ensuite à nous interroger sur le rôle du foyer dans les processus élargis de rationalisation économique et sociale.
Gestion scientifique et économie morale du foyer dans les classes moyennes
4Paulette Bernège semble avoir commencé sa carrière de défenseuse de l’organisation scientifique du foyer en 1923, lorsqu’elle devint la rédactrice en chef d’un nouveau magazine, Mon chez moi. Tout en dirigeant la Ligue d’organisation ménagère, elle publia de nombreux textes dans des revues comme Art ménager et Éducation ménagère ; selon une de ses admiratrices, elle aurait écrit cinq cents articles au cours de sa carrière qui se poursuivit jusque dans les années 1950. Elle aurait aussi donné deux cents conférences et participé à vingt-cinq émissions de radio (Quintin, 1960, p. 8). Sur les quatorze livres et pamphlets qu’elle publia, le premier, De la méthode ménagère, fut le plus important, non seulement parce qu’il fit sa réputation, dès sa parution en 1928, mais parce qu’il connut une longévité exceptionnelle. Cet ouvrage devint une référence pour les enseignants en science domestique des années suivantes et il fut rapidement traduit en plusieurs langues [1]. Il ne connut pas moins de quatre rééditions en France, la dernière datant de 1969, dans une version révisée, publiée pour initier une nouvelle génération à la démarche de Bernège. Un numéro spécial de la revue L’Éducation ménagère de 1960, consacré à Bernège, confirma son statut de pionnière aux yeux des spécialistes en science domestique de l’après-guerre.
5La conception qu’avait Bernège de la science domestique était originale car elle ne privilégiait pas l’apprentissage de tâches ménagères spécifiques, comme la cuisine ou la couture, mais l’acquisition de méthodes pour gérer et rationaliser son travail. Les leçons de La méthode ménagère initiaient les étudiantes à des techniques telles que l’étude du temps et du mouvement, la planification et la tenue de registres. C’est l’une des voies par lesquelles la rationalisation servit à redéfinir et à valoriser le rôle de la maîtresse de maison, en assimilant le rôle de la ménagère à celui d’une gestionnaire. Bien que le travail de Bernège fasse allusion à divers types de ménages, la situation qu’elle utilise le plus fréquemment est celle d’un ménage de la classe moyenne, n’ayant pas de personnel à demeure, où les tâches ménagères, les courses et la cuisine sont de la responsabilité principale de la femme. Bernège illustrait parfois son propos par des exemples tirés de sa propre expérience de femme célibataire, à la vie professionnelle intense et devant tenir un appartement. Nous voyons comment le recours à des techniques de gestion scientifiques dans la maison permettait de positionner les femmes comme des cadres, même si elles n’avaient d’autre personnel à diriger qu’elles-mêmes.
6Bernège travailla avec plusieurs écoles spécialisées en science domestique, en France et en Belgique, mais le cursus proposé dans son École de haut enseignement ménager, créée en 1930, est très révélateur de l’envergure de son projet. Elle avait coutume d’évoquer "les sciences domestiques" au pluriel et les cours dispensés dans son établissement allaient de la psychologie appliquée à l’urbanisme. Située dans le Musée social, cette école préparait les bases d’un projet plus ambitieux qui ne vit jamais le jour : la création d’un institut universitaire spécialisé dans la recherche et l’enseignement en sciences domestiques. Bernège affirma clairement que cette institution ne devait pas avoir pour seule vocation de former les ménagères mais de préparer les femmes à occuper des fonctions professionnelles dans des secteurs liés à la rationalisation du foyer, tels que le design et le développement de nouveaux produits (Bernège, 1937). En cela, son œuvre fait écho, même sous une forme embryonnaire, aux travaux des spécialistes de la rationalisation industrielle qui souhaitaient créer de nouveaux types de compétences professionnelles et promouvoir de nouvelles formations pour les cadres. Mais son vrai but était de définir un champ de compétences professionnelles ou scientifiques spécifiquement féminin, conçu comme une extension de la sphère domestique. Elle cherchait ainsi à renouveler la manière de concevoir l’activité féminine dans le foyer et à définir de nouveaux champs d’activité professionnelle adaptés aux femmes des classes moyennes.
7Comme l’institut universitaire ne vit jamais le jour, le travail pédagogique de Bernège se diffusa principalement grâce à son école et à ses manuels domestiques. Ces derniers étaient avant tout destinés aux ménagères, actuelles et potentielles, et ils révèlent comment l’économie morale du ménage était conçue en relation avec son organisation matérielle. On en trouve une bonne illustration dans la manière dont Bernège et ses collaborateurs traitaient la ménagère-gestionnaire dans son rôle de consommatrice, cherchant à agir directement sur ses désirs et ses comportements. Ainsi, tandis que Paulette Bernège et sa collègue Marguerite Lamy prônaient l’embellissement de la maison dans des magazines féminins et des manifestations comme les Salons des Arts Ménagers, elles s’inquiétaient aussi, jugeant les femmes trop influençables comme consommatrices et des proies trop faciles face au pouvoir manipulateur de la publicité (par exemple Lamy, 1932, p. 43). Marguerite Lamy redoutait moins ces risques que Bernège mais toutes les deux opposaient les achats faits sous l’emprise de l’émotion ou de l’instinct et la conduite rationnelle de la consommatrice avertie et leurs efforts pédagogiques visaient à faire triompher cette attitude. Paulette Bernège reprochait aux femmes françaises ce qu’elle percevait comme leur tendance à dépenser sous l’emprise du plaisir plus que de la nécessité et elle tenta d’y remédier en les formant à la planification, à la gestion d’un budget et à la rédaction de registres (Bernège, 1933, p. 57 ; idem, 1928, p. 58 ; Lamy, 1932, pp. 53-56). Elle recommandait vivement à la ménagère, avant tout achat d’équipement, de calculer l’apport financier initial, les intérêts à payer et les économies qu’elle pourrait réaliser, en termes de travail, de temps, de produits de consommation et d’entretien. Après cela, il fallait calculer le temps nécessaire pour rentabiliser le matériel (Bernège, 1933, p. 58). Les leçons de Paulette Bernège sur la comptabilité ménagère révèlent le degré de minutie avec lequel ces méthodes devaient être appliquées. La ménagère devait tenir des registres complets des transactions domestiques et dresser un budget à plusieurs niveaux, y compris un budget annuel, un bilan intermédiaire mensuel et diverses vérifications spécifiques (Bernège, 1934a, p. 94, p. 101). La consommation de combustible devait ainsi être contrôlée et les étudiantes devaient calculer le coût moyen d’un repas (sur un mois et sur un an) en fonction de celle-ci, puis établir un bilan mensuel total des dépenses par membre du foyer (Bernège, 1934a, p. 107, p. 120).
8Cet ensemble de directives constituait un programme de contrôle de gestion assez intensif et l’on peut s’interroger sur l’efficacité de normes de gestion financière quasi commerciales transposées dans un univers non-commercial. À première vue, l’application de méthodes industrielles à la vie domestique permettait de réaliser des économies de temps, d’argent et d’énergie. Mais il est évident que les leçons de Bernège, derrière leur logique économique, avaient également une visée morale et sociale. L’un des premiers exercices du manuel demandait à la ménagère d’évaluer son efficacité générale et d’identifier des domaines où elle serait susceptible de progresser. Bernège appelait cela – la formulation est révélatrice – "un examen de conscience ménagère" (Bernège, 1934a, p. 17). Comme de nombreux autres acteurs du mouvement de la science domestique, Paulette Bernège établissait un lien direct entre une maison bien tenue et une cellule familiale stable, allant jusqu’à affirmer que la rationalisation pourrait faire baisser le taux de divorces (Bernège, 1935a, p. 11). L’association de la vertu, de la stabilité sociale et de l’organisation matérielle du ménage n’était pas une nouveauté en elle-même, mais en suggérant que la maison pouvait être administrée comme une entreprise, Paulette Bernège faisait du rendement le critère de l’ordre domestique. Dans ses leçons sur la comptabilité ménagère, c’est la recherche du rendement optimal qui définissait les limites de la conduite appropriée pour la consommatrice puisque c’est en ces termes que tout achat devait être justifié. Le productivisme ainsi compris promettait donc de maîtriser le désir de consommation.
9Ce raisonnement ne fonctionnait pas seulement à un niveau symbolique : il visait aussi à inculquer à l’étudiante de nouvelles qualités rationnelles. Paulette Bernège affirmait qu’en offrant une formation aux techniques de planification et de gestion industrielles, elle pouvait transformer l’acheteuse frivole et influençable en une femme douée des qualités suivantes : "analyse, raisonnement, esprit critique, observation, perspicacité, bon sens" (Bernège, 1934a, pp. 112-113). Cela nous conduit à l’un des aspects essentiels de la rationalisation domestique sur lequel nous souhaitons maintenant attirer l’attention : il s’agissait d’un projet éducatif qui cherchait non seulement à développer les compétences mais aussi à discipliner les élèves de sexe féminin.
La rationalisation comme (ré)éducation
10Le projet éducatif de Paulette Bernège s’appuyait dans une large mesure sur le taylorisme et sur d’autres branches plus académiques de l’étude scientifique du travail, telles que l’ergonomie et la psychotechnique. Toutes ces techniques traitaient le corps plus ou moins comme une machine et s’intéressaient fondamentalement au rendement de cette "machine humaine" et à son intégration dans des systèmes plus vastes. La méthode Taylor, née de l’analyse des pratiques de travail menée par un ingénieur, fragmentait le processus de travail en le divisant en une série d’opérations simples qui ne requéraient qu’un minimum de formation. Elle utilisait l’étude du temps et du mouvement pour analyser les gestes des ouvriers, éliminer les actions jugées superflues ou inefficaces et prescrire la manière optimale de réaliser telle ou telle opération. Comme l’a montré Anson Rabinbach, la science du travail dans les universités se fondait sur une conception similaire du corps, compris comme un moteur dont le rendement pouvait être étudié et amélioré (Rabinbach, 1992). Toutefois les spécialistes de cette discipline avaient tendance à distinguer leur démarche du taylorisme en mettant en avant le fait qu’ils ne recherchaient pas une efficacité optimale du point de vue du profit privé mais du bien général ou du bien-être ouvrier (Ribeill, 1980 ; Rabinbach, 1992 ; Schneider, 1991). Les scientifiques spécialistes du travail cherchaient à éliminer la fatigue et à mettre au point des tests d’aptitude permettant d’accorder au mieux une tâche et un ouvrier. Selon leur conception de la "machine humaine", toute recherche qui définissait des conditions optimales de travail pour le corps et l’esprit économisait l’énergie de l’ouvrier et servait la société tout entière. Le rendement et le bien-être avaient donc partie liée.
11Ce que Bernège doit à toutes ces recherches apparaît assez clairement dans son travail. Dans un article intitulé "Quand le moteur ’cale’ … ou la machine humaine", par exemple, elle développe longuement l’analogie entre le corps humain et un moteur. Elle se réfère aussi aux travaux sur la fatigue des physiologistes Auguste Chauveau et Léon Walther (Bernège, 1935b, p. 59, p. 243). La science du travail avait aussi sa place à l’École de haut enseignement ménager où le psychophysiologiste Dagmar Weinberg assurait un cours sur "la psychotechnique ménagère" (Bernège, 1934b). Les sujets étudiés sous cette rubrique allaient de la fatigue et de l’ergonomie aux tests d’aptitude. On demandait par exemple aux étudiantes de mesurer la quantité d’énergie dépensée par l’une de leurs condisciples selon qu’elle cirait un sol à la main ou avec une machine (Bernège, 1934b, p. 472). De même, Paulette Bernège enseignait à ses élèves les mouvements les plus efficaces pour faire la vaisselle en dépensant un minimum d’énergie et elle leur donnait des exercices pour qu’elles appliquent les méthodes tayloriennes à des tâches ménagères comme la préparation d’un lit (Bernège, 1935a, p. 203 ; Bernège, 1934a, pp. 50-52).
12Les expériences et les exercices pratiques occupaient une place centrale dans la méthode pédagogique de Bernège et il est fructueux de les observer de plus près. Chaque leçon dans De la méthode ménagère était suivie d’exercices pratiques conçus non seulement comme des modèles pour les enseignants en science domestique mais aussi comme des exemples applicables par les lectrices dans leur propre maison. La ménagère ou l’étudiante devait d’abord accomplir sa tâche comme à l’accoutumée, puis évaluer sa performance, en se servant au besoin d’un chronomètre. Elle devait ensuite faire des essais en améliorant sa technique pour économiser son temps et ses efforts, et évaluer de la même manière ses nouvelles performances (par exemple Paulette Bernège, 1934a, pp. 50–52, p. 76, p. 107). Bernège cherchait ainsi à inculquer à ses étudiantes une méthode leur permettant de s’auto-évaluer et de se perfectionner continuellement. Dans l’atelier industriel, les nouvelles formes de surveillance et de discipline du travail que représente le sytstème Taylor étaient mises en place grâce à l’intervention d’un ingénieur ou d’un autre cadre intermédiaire. Dans les ménages des classes moyennes, les femmes devaient intérioriser ces méthodes pour s’autosurveiller – la ménagère était donc à la fois ouvrière et cadre.
13Les exercices ne se limitaient évidemment pas à ce processus d’auto-évaluation. Il était suivi d’une seconde phase au cours de laquelle la nouvelle technique devait être perfectionnée en étant répétée de nombreuses fois. Comme dans les entreprises tayloristes, l’efficacité était censée croître encore plus lorsque les nouveaux mouvements s’inscrivaient dans la mémoire musculaire. Après avoir analysé sa technique pour faire un lit, la ménagère devait, par exemple, utiliser une technique révisée pendant une semaine puis évaluer à nouveau sa performance (Bernège, 1934a, pp. 50–52). Le processus de rationalisation n’était donc achevé que lorsqu’elle avait dépassé le stade analytique et réussi à imprimer dans son corps les leçons tirées de son analyse. La croyance dans la valeur de la répétition et de l’habitude explique peut-être la dimension gratuite de certains des exercices proposés aux étudiantes. L’un des exercices comportait cette seule instruction : "Livrez-vous à toutes sortes de mesures et de contrôles." Parmi les exemples de choses à mesurer, on trouvait la capacité volumétrique d’un bain ou le coût de divers articles pour 100 grammes (Bernège, 1934a, p. 88). Ce n’est pas une connaissance arithmétique qui était recherchée – la leçon n’était pas centrée sur les méthodes de calcul. Il semble plutôt que le culte de la précision était valorisé pour lui-même.
14L’intérêt de Bernège pour l’organisation de l’espace et l’ergonomie confirme le rôle essentiel de l’éducation du corps dans son projet. Elle demandait à ses étudiantes de réfléchir à la quantité d’énergie qu’elles dépensaient en évoluant d’une pièce à l’autre ou d’un lieu de travail à un autre. Elle critiquait aussi les plans de travail inadaptés qui obligeaient à faire des mouvements peu naturels, fatigants et inélégants (Bernège, 1933, p. 45). Dans ses écrits sur l’architecture et le design des cuisines, elle montra comment l’organisation rationnelle des pièces et des espaces de rangement pouvait avoir l’effet inverse. En créant des rangements à la bonne hauteur et en permettant de disposer les articles les plus utilisés dans les endroits les plus accessibles, un design rationnel pouvait guider les gestes de l’utilisatrice. La cuisine équipée est sans doute l’héritage le plus visible du mouvement de rationalisation de la maison dans l’entre-deux-guerres, à tel point que l’on considère sa commodité comme une évidence que l’on n’interroge guère. Il importe donc de rappeler que si l’ergonomie cherchait en partie à modeler l’environnement selon les besoins de l’usager, elle impliquait aussi une adaptation de l’individu à son environnement. L’architecte et designer Le Corbusier, un membre du comité de patronage de la Ligue d’organisation ménagère, concevait son travail ainsi, lorsqu’il affirmait qu’en dessinant une chaise, il enseignait une nouvelle façon de s’asseoir (cité par Lion Murard et Patrick Zylberman, 1983, p. 75). Cette ambition explicite du design fonctionnel de modeler les habitudes humaines participe de ce que Le Corbusier évoquait lorsqu’il appelait ses maisons des "machines à habiter".
15Paulette Bernège s’empara de l’idée que le corps pouvait servir à éduquer l’esprit et fit valoir qu’il était possible d’acquérir de nouvelles habitudes grâce à un processus de rééducation corporelle. Le bénéfice de l’autodiscipline permanente n’était donc pas seulement un gain de temps : elle permettait aussi d’inculquer à la ménagère "un tour d’esprit réfléchi… un esprit logique… une discipline de pensée" (Bernège, 1934a, p. 3). Paulette Bernège considérait en outre que l’apprentissage était renforcé par la répétition physique des mouvements. Le travail en cadence était selon elle très bénéfique. Commentant un cours de science domestique auquel elle avait assisté, elle faisait remarquer qu’"en faisant jouer ces éléments éducatifs de premier plan que sont l’imitation et l’entraînement, l’observation et la cadence, la maîtresse s’aperçoit bien vite que les gestes s’assouplissent ; la dextérité se développe avec le goût de la précision, de la rapidité et de l’ordre" (Bernège, 1936, pp. 90–91). Le plaisir procuré par les mouvements rythmiques était censé augmenter l’efficacité du processus car il était un moyen très puissant d’inscrire les sensations dans la mémoire corporelle. Plus important encore pour mon propos : selon Bernège, en imprimant des habitudes dans le corps, on ne cultivait pas seulement des gestes précis pour eux-mêmes mais un "goût" de la précision, de la vitesse et de l’ordre, une véritable "disposition", mentale et physique, pour des activités minutieuses et ordonnées.
La pédagogie comme rationalisation
16Le taylorisme et la psychophysiologie du travail ne furent pas les seules références qui inspirèrent le projet pédagogique de rationalisation domestique. Il fut aussi influencé par le mouvement de l’éducation nouvelle, dont la figure de proue à l’échelle internationale était Maria Montessori. Ce mouvement critiquait le rôle de l’enseignement théorique et de l’autorité de l’enseignant dans les écoles traditionnelles. Il mettait l’enfant au centre de sa réflexion et prônait l’apprentissage par l’activité, en effaçant la frontière entre le travail et le jeu.
17Malgré le fossé apparent entre les techniques taylo-ristes de discipline du travail et une psychologie de l’éducation centrée sur l’enfant, il existait un certain nombre de liens entre ces deux mouvements. Les rapports de Paulette Bernège avec l’éducation nouvelle semblent avoir commencé en 1928, lorsqu’elle participa à l’un des premiers congrès du groupe et publia un article dans Nouvelle éducation (Bernège, 1928b). En 1947, l’influence de ce courant de réflexion pédagogique apparaissait clairement dans son Guide d’enseignement ménager, préfacé par l’un des dirigeants du mouvement français, Roger Cousinet. Plusieurs associées de Paulette Bernège partageaient son intérêt pour cette école de pensée. Madame J. Bernis, qui enseignait la psychologie et la pédagogie familiale dans l’école de Paulette Bernège et qui contribua à son Encyclopédie de la vie familiale, admirait Montessori (Bernis in Bernège, 1938, p. 136). Madame Perraud-Durban, la rédactrice en chef de la revue L’Éducation ménagère, était elle aussi favorable aux "méthodes d’apprentissage actif" prônées par le mouvement (Perraud-Duban, 1938). Le spécialiste de l’organisation scientifique du travail industriel, Jean Coutrot, faisait également partie des adeptes de ce mouvement. Il envoya sa fille faire sa scolarité dans une école Montessori et initia des échanges avec Montessori et le pédagogue suisse Édouard Claparède dans son Centre d’études des problèmes humains (Clarke, 2001).
18Qu’est-ce qui pouvait réunir des personnalités a priori aussi éloignées ? L’une des réponses réside certainement dans l’importance que les méthodes d’apprentissage actif accordaient au travail pratique. Comme le remarquait Roger Cousinet dans sa préface au manuel de Bernège pour les enseignants, la dimension pratique de la science domestique en faisait un domaine où il était aisé d’appliquer les méthodes actives (Cousinet in Bernège, 1947, p. 7). De fait, les tentatives des partisans de l’éducation nouvelle pour valoriser le travail manuel étaient parfaitement en phase avec les efforts du mouvement de la science domestique pour valoriser le travail ménager. Bernège exprimait la position du mouvement sur le sujet lorsqu’elle affirmait :
On a trop souvent tendance en France, en dehors des milieux de la pédagogie nouvelle, à croire que les travaux manuels et ménagers ne développent que l’habileté des mains et n’atteignent pas les fonctions supérieures du cerveau, d’où un mépris fréquent pour ces besognes jugées "subalternes" et la généralisation, chez nous, d’un enseignement qui s’est éloigné de plus en plus du pratique et du réel (Bernège, 1947, p. 24).
20Roger Cousinet louait le rôle primordial accordé, dans la méthode de Bernège, à l’activité personnelle des étudiantes, à la redécouverte par la pratique et à l’application des principes étudiés (Cousinet in Bernège, 1947, p. 7).
21La convergence du mouvement de rationalisation domestique avec celui de la pédagogie nouvelle a pu en outre être facilitée par le fait que les principes et les méthodes qui fondaient la psychophysiologie industrielle et pédagogique se recoupaient en partie. Le travail de psychophysiologistes de pointe comme Henri Wallon fournissait un cadre de références commun pour les deux disciplines et des chercheurs tels que Dagmar Weinberg et Henri Laugier travaillaient à la fois avec des écoles et des entreprises (Laugier, Toulouse et Weinberg, 1932). Les tests d’aptitude trouvaient des applications aussi bien dans l’enseignement que dans l’industrie : les éducateurs s’en servaient pour évaluer les étudiants ou les conseiller sur leur orientation, une utilisation à tout le moins ambivalente. Le mouvement de l’éducation nouvelle cherchait à promouvoir une pédagogie scientifique, fondée sur la compréhension de l’individu enfant et les tests d’aptitude étaient l’un des moyens de parvenir à cette fin. C’est dans cet esprit que Bernège et son associée Madame J. Bernis recommandèrent l’utilisation dans le cadre éducatif des tests d’aptitude et de personnalité, et particulièrement de ceux élaborés par Jean Ovide Decroly (Bernège, 1947, p. 28 ; Bernis in Bernège, 1938, pp. 141-151). Dans l’enseignement technique, la ligne de démarcation entre la psychologie de l’éducation et la psychologie industrielle devenait d’autant plus ténue que l’apprentissage était de plus en plus conçu comme une préparation au travail. C’est ce domaine-là que se partageaient les psychotechniciens industriels et les pédagogues. Paulette Bernège y découvrit aussi l’éducation gestuelle d’Alfred Carrard, une forme d’apprentissage qui avait de nombreux points communs avec la sienne (Bernège, 1947, pp. 35-41).
22Montessori attachait aussi beaucoup d’importance au développement des aptitudes physiques des jeunes enfants et cela coïncidait avec l’engouement de Bernège pour "l’éducation des gestes". Dans son ouvrage de 1947, l’initiatrice du mouvement de rationalisation domestique citait longuement un article sur les écoles Montessori paru dans Nouvelle Éducation en 1935 et vantait la manière dont ces écoles recouraient à des exercices pratiques fondés sur les tâches domestiques quotidiennes pour développer des qualités comme l’adresse et la coordination (Bernège, 1947, p. 21). Paulette Bernège recommandait l’utilisation d’exercices du même type dans la classe de science domestique, arguant qu’en développant la coordination physique, par exemple, on développait aussi des aptitudes intellectuelles comme l’acuité de perception, la mémoire et le jugement (Bernège, 1947, pp. 29-31). Elle citait à ce propos l’adage de Montessori : "c’est par la main que l’esprit se forme" (Bernège, 1947, p. 35).
23Conçu comme un manuel pour les enseignants, le Guide d’enseignement ménager abordait la théorie pédagogique de manière beaucoup plus explicite que les précédents ouvrages de Paulette Bernège, destinés principalement aux étudiantes et aux ménagères. Ce livre contenait une réflexion approfondie sur les pratiques pédagogiques que Paulette Bernège avait développées au cours des vingt années précédentes. Revenant sur les leçons contenues dans De la méthode ménagère, l’auteure confirmait que nombre des exercices de l’ouvrage n’avaient "aucun but immédiatement pratique" mais "une portée surtout psychologique", puisque leur objectif majeur était d’habituer à l’analyse et à l’auto-évaluation : son but, pour reprendre sa formulation, était de "former la tête" (pp. 60-61). De même, dans son analyse de l’éducation gestuelle de Carrard, elle insistait sur le fait que l’enseignant devait "rechercher toujours le procédé qui permette à l’élève de se contrôler sans cesse lui-même… autant que possible mettre l’apprenti dans des conditions telles qu’il soit peu à peu amené à perfectionner de lui-même ses gestes et son outillage" (p. 36, souligné dans l’original). De manière très significative, Bernège affirmait que la valeur sociale du travail domestique et de l’enseignement de la science domestique résidait en partie dans leur capacité à discipliner la personnalité de la ménagère ou de l’étudiante :
Apprendre à ordonner et à discipliner ses mouvements n’est autre, en somme, qu’apprendre à se contrôler en domptant ses sautes d’humeur et en maîtrisant ses réflexes. La domination de soi-même est sans doute un des buts principaux de toute éducation, et vraisemblablement aussi l’un des plus difficiles à atteindre cependant des plus importants pour la bonne marche d’une société (p. 32).
25L’idée qu’il faille former l’esprit en formant le corps ne vient pas seulement appuyer une défense de la valeur intellectuelle du travail manuel mais repose sur la conviction qu’un tel apprentissage agit aussi sur la part affective de la personnalité. La nécessité de rationaliser la personnalité tout entière était exprimée par deux diagrammes. Le premier représentait les caractéristiques principales de l’être humain dans une situation d’équilibre moral et psychophysiologique (p. 27). Il incarnait une image d’ordre : un cercle parfait divisé en parts égales correspondant chacune à un attribut. Le second diagramme représentait "l’être humain tel qu’il se développe sans plan, au gré du hasard et des circonstances" – c’était un amas informe (p. 28).
26Paulette Bernège développa l’idée d’une éducation de la personnalité tout entière à travers son concept d’"éducation intégrale". Son intérêt pour les tests, par exemple, ne se limitait pas aux aptitudes psychomotrices habituellement testées par la psychotechnique. Le but, disaitelle, était de "tracer le ’profil’ de chaque enfant, [d’]apprécier chacune de ses fonctions de façon à posséder de sa personnalité réelle toutes les données physiques et physiologiques, affectives et sensorielles, volontaires et intellectuelles, susceptibles de guider l’éducateur dans son œuvre" (p. 27-28). Madame Bernis avait proposé une démarche similaire dans l’Encyclopédie de la vie familiale que Bernège avait éditée avant la guerre. Elle aussi avait cité Rousseau, Wallon et Montessori sur la nécessité de comprendre la nature de l’enfant et sa capacité à se développer spontanément, surtout dans les premières années (Bernis in Bernège, 1938, pp. 134–136). Pour les enfants un peu plus âgés, elle préconisait de recourir à une batterie de tests, afin d’évaluer des qualités telles que la persévérance, la prise de décision, la prudence, la vanité, l’esprit de domination (tests Decroly), la frivolité, le sentiment social (Henning), la perception (Rorschach) et la personnalité (Binet) (Bernis in Bernège, 1938, pp. 145–150). Mais même ces tests n’étaient pas jugés suffisants. Il fallait de surcroît mener à bien une observation exhaustive de tous les aspects du comportement de l’enfant, y compris :
[Son] aspect physiologique, la nature de ses besoins, le besoin d’air, le goût de la vie nomade, l’angoisse, la peine causée par quelque defectuosité respiratoire, le métabolisme général. Son système moteur, son type d’activité spontanée, émotive, réfléchie, son goût de l’effort ou son apathie, l’état d’intégrité de ses sens, son humeur égale ou inégale, calme, triste ou instable. Sa capacité d’attention sensorielle, son impressionnabilité (sanguine, lymphatique, bilieuse), son tempérament (asthénique, pycnoïde). Son comportement envers lui-même (ses besoins passent-ils avant toute chose, est-il égoïste, volontaire, courageux, confiant en lui, présomptueux ou défiant de lui, facilement peureux, capable de mécontentement à forme colérique envers lui-même). Son comportement envers autrui, son attitude dans sa famille, besoin de tendresse, désir de commander, de plaire, besoin d’indépendance sociable, recherchant les camarades, timidité, attitude agressive et taquine. Son comportement envers les choses, goût du troc, convoitise, économie, curiosité, ordre ou désordre. Enfin, son comportement intellectuel : la nature de la réflexion si elle est vive ou indolente, persévérante ou brouillonne, si elle porte plus volontiers sur le domaine abstrait que sur le domaine concret (Bernis in Bernège, 1938, p. 150).
28Si dans ses cours à l’École de haut enseignement ménager Madame Bernis recommandait d’aborder l’éducation à la maison avec la même approche scientifique, on comprend sans mal que sa démarche ait été compatible avec la vision élargie qu’avait Bernège des sciences domestiques. Cela reflétait aussi l’évolution des sciences du travail : la psychotechnique s’était développée jusqu’à devenir dans les années 1930 la biotypologie, une science plus vaste dont l’ambition était précisément de permettre la constitution d’un profil psychophysiologique complet de l’individu, qui prendrait en compte "tous les aspects de [la] personnalité, physiologique, psychologique, pathologique et psychiatrique" (Laugier, Toulouse et Weinberg, 1932, p. 27). La plupart des scientifiques français spécialisés dans l’étude du travail étaient membres de la Société de biotypologie, fondée en 1932.
29La biotypologie, comme l’éducation intégrale de Paulette Bernège, reposait sur une inquiétude suscitée par la spécialisation excessive de la société industrielle moderne. La biotypologie cherchait à remédier à ce qu’elle percevait comme la fragmentation causée par la spécialisation des êtres humains et des sciences, en développant une "science de l’homme" globale. Bien avant la guerre, Bernège avait perçu la séparation de l’intellect et de la pratique dans l’éducation conventionnelle comme un aspect du problème de la spécialisation (Bernège, 1934b, p. 473). Dans son Guide, elle avançait que l’enseignement de la science domestique pouvait contrer l’importance exagérée de l’enseignement abstrait par "un élément concret stabilisateur", en s’adressant à la personnalité complète et en encourageant "un développement harmonieux de la jeune fille à tous les points de vue : physiologique, volontaire, actif, sensible, intellectuel" (Bernège, 1947, p. 34). L’un des bénéfices d’un tel enseignement est qu’il cultivait "le sens de l’équilibre et celui des ensembles (sens qu’une civilisation orientée vers la spécialisation et un enseignement strictement intellectuel tendent à déformer sinon même à faire disparaître)" (Bernège, 1947, p. 25). L’idée que l’abstraction croissante et la fragmentation des fonctions dans la société moderne pouvaient "déformer" la population avait aussi influencé le travail de Bernège sous l’Occupation : elle avait publié un long essai sociobiologique sur le fossé entre la vie rurale et la vie urbaine et les causes de la défaite française (Bernège, 1943 ; Clarke, 2005). De toute évidence, l’un des liens entre les écrits de Bernège sociobiologiste et de Bernège pédagogue se trouve dans l’aspiration à des formes d’organisation sociale et d’éducation fondées sur une compréhension scientifique de l’esprit et du corps humain.
Le foyer rationalisé comme milieu éducatif
30Dans ses écrits pédagogiques, Paulette Bernège affirmait sa conviction que le foyer était un milieu propice à l’éducation de ses habitants. Les exercices proposés dans De la méthode ménagère et les effets de la rationalisation du design sur la formation du corps de la ménagère en étaient deux manifestations importantes mais le projet éducatif qui accompagnait la rationalisation domestique ne s’arrêtait pas là. Bernège voulait aussi former les femmes pour qu’elles appliquent les mêmes méthodes dans l’éducation de leurs enfants à la maison. Les documents promotionnels pour l’École de haut enseignement ménager annonçaient que l’enseignement qui y était dispensé en médecine, puériculture, science de la nourriture, psychologie et pédagogie familiale ferait d’une nouvelle génération de femmes des "éducatrice[s] des corps et des esprits" (Anon, 1937, p. 32). Dès 1928, Paulette Bernège avait cherché à montrer dans les colonnes de Nouvelle Éducation comment les exercices domestiques qu’elle appliquait dans De la méthode ménagère pouvaient être adaptés par les mères ou les institutrices de jeunes enfants afin de développer le goût de ces derniers pour le travail, l’ordre et la méthode (Bernège, 1928b, p. 131, pp. 134-137). Partant de la distinction déjà ténue entre le travail et le jeu dans les méthodes d’apprentissage actif, Bernège recommandait d’inciter les enfants à analyser leurs tâches selon la méthode de Taylor, à étudier leurs mouvements et à rationaliser de diverses manières leurs activités au cours de leurs jeux. Elle voyait là le moyen de développer l’"esprit d’organisation" chez l’enfant (Bernège, 1928b, p. 129).
31La réflexion de Bernège sur le rôle des femmes dans la construction du milieu domestique familial se souciait principalement, et ce n’est guère étonnant, de la stabilité et de l’harmonie émotionnelle du foyer (Bernège, 1947, p. 32). Mais on surprend parfois des allusions à un autre type d’influence de l’environnement domestique sur ses habitants. Dans son manifeste architectural de 1928, Si les femmes faisaient les maisons, Paulette Bernège s’était exprimée en des termes qui faisaient écho à Le Corbusier et à son concept de "machine à vivre". Mêlant les métaphores organiques et mécaniques, elle réfutait l’idée qu’une maison était simplement de la matière inerte et avançait qu’elle devait, "à l’égal de l’homme son créateur et pour l’utilité même de celui-ci, devenir un corps organisé incarnant et satisfaisant tous les besoins humains". Elle poursuivait ainsi :
L’homme est action et volonté, le corps de la maison devra l’aider dans ses actes, accroître sa puissance ; l’homme est sensation, sensibilité et pensée : le corps de la maison devra accroître ses facultés sensorielles, lui faciliter le recueillement. La maison moderne, de structure organisée, pour les besoins et sur le modèle de l’homme, doit devenir une maison vivante (Bernège, 1928a, p. 1).
33Il ne faut pas oublier que l’une des plaintes récurrentes des partisans de la modernisation capitaliste en France après la Seconde Guerre mondiale était que le pays se trouvait freiné par l’inertie de sa bourgeoisie. Il est d’autant plus frappant, dans ce contexte, de voir Bernège penser le milieu domestique comme un moyen d’influencer non seulement les femmes qui y vivent mais aussi les hommes et le considérer comme un cadre capable d’augmenter son dynamisme et sa capacité d’action.
34On trouve la même conviction que le foyer rationalisé peut influencer l’efficacité de ses habitants dans les remarques du principal promoteur du taylorisme en France, Henri Le Chatelier. Dès 1914, il avait salué l’application du taylorisme au foyer par Christine Frederick, faisant valoir que :
Les enfants élevés par les lectrices de ce manuel domestique deviendront certainement plus tard des ingénieurs, mieux préparés que la génération actuelle à l’emploi des nouvelles méthodes industrielles. Ils auront sucé le goût de la science dès la mamelle (Le Chatelier, 1914, p. 32).
36Henri Le Chatelier ne songeait peut-être ici qu’à la force de l’exemple maternel mais sa métaphore corporelle ne diffère pas beaucoup, dans l’esprit, de la démarche de Bernège qui adaptait les méthodes du taylorisme pour élaborer une stratégie d’auto-apprentissage dans le cadre domestique. Henri Le Chatelier aurait certainement approuvé ses propos lorsqu’elle déclarait que son objectif en adaptant ces méthodes était de former des enfants préparés au monde du travail moderne (Bernège, 1928b, p. 131). Paulette Bernège réaffirma le rôle fondamental de l’adaptation aux systèmes sociaux et économiques contemporains dans sa philosophie de l’éducation en 1947, lorsqu’elle remit en épigraphe de l’un de ses chapitres les mots de Jean Olive Decroly : "Adapter chaque élève selon ses ressources à la société dont il doit faire partie plus tard" (Bernège, 1947, p. 69). Si le but de l’éducation était l’épanouissement personnel, celui-ci passait par l’adaptation aux conditions sociales.
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38Les femmes des classes moyennes étaient donc à la fois les objets et les agents d’un projet de rationalisation domestique qui oscillait en permanence entre éducation et ingénierie de l’être humain. Pour Paulette Bernège, le travail domestique cessait d’être une corvée et devenait un moyen de se former à l’autodiscipline. Grâce à lui, les femmes pouvaient acquérir des moyens de défense contre les supposés dangers d’un monde moderne qui leur offrirait plus d’ouvertures professionnelles et de chances de consommer qu’à leurs mères. Dans un second temps, la ménagère rationalisée et son environnement domestique étaient censés inculquer au reste de la famille une disposition à l’activité rationnelle. C’est dans ce domaine que les défenseurs de la rationalisation domestique affichèrent leurs plus grandes ambitions, entrevoyant la possibilité d’influencer activement la population : en utilisant le foyer pour galvaniser les énergies de ses habitants ou en élevant une nouvelle génération qui aurait intégré (physiquement et psychologiquement) la logique productiviste. Les références intellectuelles, les techniques et les ambitions de ce projet nous rappellent que la rationalisation ne visait pas seulement à exploiter les techniques utilisées par les ingénieurs pour diriger la classe ouvrière ; c’était aussi un projet dans lequel la pédagogie et la psychophysiologie s’unissaient pour refaçonner les classes moyennes, la rationalisation des esprits et des corps passant par la rationalisation du foyer.
Bibliographie
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