Notes
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[1]
Christine Delphy, (1997), L’Ennemi principal, Tome 1, Syllepse ; à paraître en février 2001, L’ennemi principal, Tome 2, Syllepse.
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[2]
Militante féministe, chargée de mission au GED (Groupe d’Etudes sur les Discriminations)
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[3]
Delphy, Christine, 1999, “Le patriarcat, le féminisme et les intellectuels”, L’Ennemi principal, Editions Syllepse, Paris, Tome II (à paraître).
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[4]
Ce “nous” ne saurait évidemment représenter l’ensemble des nouvelles générations féministes ! Il s’agit essentiellement des militant-e-s de Mix-Cité (Mouvement mixte pour l’égalité des sexes) et de la majorité des jeunes féministes avec lesquelles j’ai pu discuter.
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[5]
Delphy, Christine, 1999, “Avant-propos”, L’Ennemi principal, Paris, Editions Syllepse, Tome I, p.8.
-
[6]
Delphy, Christine, “Avant-propos”, L’Ennemi principal, Editions Syllepse, Paris, Tome I, p.8.
-
[7]
Id
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[8]
op.cit., Tome II.
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[9]
Delphy, Christine, “Genre et classe en Europe aujourd’hui : le cas de la France”, op.cit.
-
[10]
Bourdieu, Pierre, 1998, La domination masculine, Seuil, Paris, p.16.
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[11]
Delphy, Christine, “Penser le genre : quels problèmes ?”, op.cit.
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[12]
Delphy, Christine, "Penser le genre : quels problèmes ?", op.cit.
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[13]
Historienne, Maîtresse de conférences à l’Université de Toulouse le Mirail
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[14]
Ce compte-rendu a été rédigé à partir des épreuves du second volume qui n’ont pas de pagination continue, il m’est donc impossible de référer précisément les citations qui en sont extraites, sauf pour le premier volume.
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[15]
Professeur et directrice au Centre des Women’s Studies de l’Université de York.
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[16]
On m’avait demandé d’écrire ce compte rendu pour des volumes intitulés Women of Ideas, à la suite d’une enquête d’universitaires britanniques féministes qui avait révélé que Christine Delphy figurait parmi les auteurs les plus attendus dans une telle série.
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[17]
Il figurait déjà dans “L’Ennemi principal” en 1977.
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[18]
Philosophe, Université de Paris X Nanterre.
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[19]
J’ai été très surprise par les remarques comme quoi je ne “me coltine pas la réalité factuelle”, me “situant seulement dans l’analyse théorique”, je ne me livre pas aux “innombrables études de terrain” (qui semblent se résumer pour elle à des “entretiens […] qui approchent opinions et croyances”), ne “donne pas de données statistiques”, et “n’illustre pas empiriquement les démonstrations théoriques”. J’ai essayé de comprendre ce qui pouvait motiver ce reproche mais je n’y suis pas parvenue, et ne peux donc y répondre. Peut-être s’agit-il d’une plaisanterie ?
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[20]
Ceci, écrit avant de recevoir le commentaire d’Etienne Balibar, lui répond cependant, bien que de façon probablement trop courte. On trouvera un développement de ce thème dans la préface du second tome.
1Sociologue au CNRS, fondatrice et directrice de la revue NQF (Nouvelles Questions Féministes), Christine Delphy est une des figures du mouvement féministe français des années soixante-dix et une de celles dont les travaux sont les plus reconnus dans l’univers académique et féministe anglo-saxon.
2A l’occasion de la réédition de ses principaux textes [1], nous avons souhaité rouvrir le débat sur l’acuité politique et la pertinence heuristique de ses thèses. Qu’y a-t-il aujourd’hui à dire, à contredire ou à redire sur le mode de production domestique, l’essentialisme ou le différencialisme, la domination patriarcale ?
3En croisant les regards critiques et divergents d’une jeune féministe, Clémentine Autain, d’une historienne du féminisme contemporain, Sylvie Chaperon, d’une spécialiste anglaise des women’s studies, Stevi Jackson et d’un philosophe, Etienne Balibar, nous avons voulu interroger l’actualité et la radicalité de ses analyses.
4Travail, Genre et Sociétés
Clémentine Autain [2]
5Christine Delphy fut une actrice marquante de la période la plus flamboyante du féminisme du XXème siècle. Pour une jeune féministe, porter un regard critique sur son œuvre est aussi honorifique que difficile. Les nouvelles générations de féministes présentent cette particularité d’être relativement déférentes et souvent admiratives à l’égard de leurs aînées, à l’opposé de l’attitude des militantes du MLF qui se sont voulues en rupture avec “ce qui restait – usé, abâtardi et réformiste - des mouvements féministes antérieurs” [3]. Nous [4], nous revendiquons haut et fort l’héritage de Christine Delphy même si, plongés dans un contexte historique différent et forts des avancées théoriques de nos aînées, notre conception du féminisme diverge à certains égards. Bien sûr, toute la littérature féministe ne saurait bénéficier également d’une telle admiration : Luce Irigaray ou Valérie Solanas n’auraient pas ces égards. Après Simone de Beauvoir, Christine Delphy fait force de référence.
6Malheureusement, ses travaux restent très méconnus du large public, y compris du cercle des jeunes féministes. Pourtant, et c’est sûrement l’un des signes de l’importance de son œuvre, de nombreux concepts sont intégrés et réappropriés (ou parfois même réinventés) par les nouvelles et nouveaux féministes. Certaines idées et formulations se voient aujourd’hui plagiées en toute ignorance. Plus fondamentalement, l’héritage se cristallise autour de deux aspects cruciaux de sa théorie : son analyse du système patriarcal et de sa base économique, le “mode de production domestique”, et l’opposition radicale à l’essentialisme. En revanche, la conception du mouvement féministe, exclusivement féminin, nous apparaît contestable.
7L’oppression des femmes fait système. Le patriarcat est le système socio-politique qui organise l’oppression des femmes. Sa base économique est le “mode de production domestique”. Ce point de départ de l’œuvre de Christine Delphy n’a-t-il pas aujourd’hui la force de l’évidence pour le public féministe ? Avec l’article fondamental “l’Ennemi principal”, paru en novembre 1970 dans la revue Partisan, l’accent est porté sur la famille et le travail domestique. En lien avec la période où l’on clamait combien “le privé est politique”, Christine Delphy incarne là une affirmation centrale des militantes de l’époque : “la famille est un lieu d’oppression pour les femmes”. L’exécution du travail domestique par les seules femmes est une exploitation : Christine Delphy a révélé l’importance de cette forme d’esclavage, occultée dans nos sociétés. Elle a rapproché les deux sphères que l’on entend volontairement séparer : la sphère “économique” et “la famille”. Etymologiquement, l’économie est la “règle” (nomos) de la “maison” (oïkos) : “si l’on se réfère à l’origine du mot, “économie domestique” est une redondance, une tautologie” [5]. Il s’agissait donc de revenir au domicile familial que l’économie “politique” avait abandonné et d’affirmer ainsi que le pléonasme n’était pas où l’on croyait : toute “économie” est politique.
8L’approche adoptée par Christine Delphy est matérialiste. Ce choix reflète notamment le climat intellectuel des années 1970, terreau fertile pour l’interprétation et le positionnement à l’égard du marxisme et de ses théories dérivées. Les féministes avaient à batailler avec les militants de l’extrême-gauche auxquels il fallait démontrer la pertinence du combat pour les droits des femmes. Liliane Kandel, dans un entretien avec Christine Delphy, explique qu’il fallait “prouver que les femmes n’étaient pas seulement battues ou maltraitées, mais qu’elles étaient des travailleuses, exactement au même titre que les prolétaires ou les sous-prolétaires et là c’était des bagarres internes à l’extrême gauche qu’il fallait mener” [6]. De ce point de vue, l’application des outils intellectuels marxistes à la question des femmes pouvait convaincre.
9Christine Delphy a cherché l’origine de la situation des femmes dans les conditions matérielles qui leur sont réservées : ce sont les pratiques sociales matérielles qui rendent compte de la domination patriarcale sur les femmes. S’il est incontestable que le “mode de production domestique” est une très forte composante du système patriarcal, la focalisation sur cet aspect présente des limites que l’auteure reconnaît elle-même : il reste “des pans entiers de l’oppression des femmes qui ne sont que très partiellement ou pas du tout expliqués par ma théorie du mode de production domestique” [7]. Mais ces pans entiers seraient également explicables par une approche matérialiste : “le mode de production domestique ne [rend] pas compte des autres dimensions de la subordination des femmes, en particulier des oppressions – tout aussi matérielles que l’exploitation économique - que sont les violences physiques et symboliques sexuées (liées au fait que les personnes sont hommes ou femmes) et les violences physiques et symboliques sexuelles (liées au sexe en tant qu’organe anatomique)” [8]. Tout serait-il explicable par une approche matérialiste ? Tous les mécanismes de la domination masculine ont-ils leur racine dans l’exploitation matérielle ? A ces questions, Christine Delphy est sans équivoque : “quand on trouve réunies et une exploitation matérielle et une idéologie dévalorisante appliquées au même groupe, la primauté logique de la première est la conclusion inévitable” [9]. Une telle conclusion, pour être péremptoire, n’en est pas moins séduisante. Pour autant, même si l’on admettait une telle préséance, les discours, le champ des représentations et les modes de légitimation de la domination masculine doivent conserver une place importante dans l’analyse féministe. Or ils sont très absents de l’œuvre de Christine Delphy. Ces mécanismes, notamment étudiés par Nicole-Claude Mathieu et Colette Guillaumin, s’avèrent préoccuper particulièrement les jeunes féministes, dont la pensée est marquée par les analyses bourdieusiennes.
10S’il existe un point commun entre Pierre Bourdieu et Christine Delphy, il réside dans la dénonciation de l’essentialisme. Du haut du Collège de France, le premier professait récemment : “La différence biologique entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et, tout particulièrement, la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la division sexuelle du travail” [10]. Mais, Christine Delphy avait bien avant théorisé mieux que tant d’autres la dimension socio-culturelle des différences entre les sexes et dénoncé avec vigueur et rigueur les théories fondées sur le biologique. Bien avant Bourdieu, dans la lignée de Margaret Mead, Christine Delphy a pensé le genre. Présupposant “l’antécédence du genre sur le sexe”, elle exclue fort justement l’existence d’une causalité allant du sexe vers le genre. Elle dénonce l’arbitraire de la division de l’univers en deux et appréhende les hommes et les femmes comme des groupes sociaux. Son argumentaire, aussi radical que convaincant, s’inscrit au cœur des enjeux propres aux débats féministes et qui ont été l’occasion de combats inouïs. La force de conviction, qui s’accompagne souvent d’une violence des propos, marque une période d’affrontement avec la tendance essentialiste du Mouvement, notamment incarnée par “Psychanalyse et politique” et que l’on retrouve sous la plume de Hélène Cixous, Julia Kristeva ou Luce Irigaray. Aujourd’hui, les a priori naturalistes et la valorisation de la maternité restent d’une absolue actualité. Tout semble fonctionner comme si “l’affaire du sigle” avait cristallisé la victoire des idéaux essentialistes. En déposant au début des années 1980 la marque “MLF” et son sigle (un poing dans un ovule) comme marque commerciale, les tenantes de “Psychépo” ont scellé à la fois la récupération matérielle du MLF et la déviation de l’essence du féminisme au profit de l’approche naturaliste des rapports de sexe. Aujourd’hui, au détour du débat sur la parité, les discours essentialistes ont repris de la vigueur. Aussi, l’argumentaire de Christine Delphy ne prend-il aucune ride et s’avère-t-il même totalement avant-gardiste. L’auteure déplore justement que “les thèmes conservateurs qui défendent la famille dite traditionnelle et qui valorisent la “fonction maternelle” des femmes trouvent un écho parmi les femmes elles-mêmes ; et que de surcroît ces thèmes ne séparent pas clairement les féministes des non-féministes ; cette valorisation de ce qui est construit comme la “spécificité féminine” a été historiquement et reste un courant important du féminisme” [11].
11Le grand point de désaccord avec Christine Delphy est présenté de façon spectaculaire dans l’article “Nos amis et nous, des fondements réels de quelques discours pseudo-féministes” paru dans Questions féministes en novembre 1977, même s’il est présent tout au long de l’œuvre. Le premier titre et son sous-titre sont éloquents : “Le néo-sexisme ou le féminisme masculin – Où l’on voit qu’il y a mieux qu’un silence de femme : une parole d’homme”. Les hommes, nous dit-elle, “nous les fuyons comme la peste”. Les points communs des partisans masculins de la libération des femmes ? “Ils veulent se substituer à nous. Ils parlent effectivement à notre place (…). Ils veulent imposer leur conception de la libération des femmes”. Et d’ajouter : “Il n’en faut pas beaucoup pour s’apercevoir que la bienveillance affichée par laquelle ils prétendent se distinguer des autres hommes recouvre le même mépris que l’hostilité du grand nombre”. Au risque de paraître très réactionnaire à l’égard de Christine Delphy (mais peut-être me le pardonnera-t-elle en ma qualité d’opprimée !), je me rangerais plutôt du côté de Claude Alzon pour affirmer que les révolutions sociales se sont souvent faites avec l’appui d’éléments issus des castes dominantes et que la ligne de différenciation passe avant tout entre féministes et anti-féministes, plutôt qu’entre hommes et femmes.
12D’abord, être une femme ne signifie aucunement avoir subi l’ensemble des dimensions d’exploitation et de violences pouvant être infligées par le système patriarcal. Et si l’on ne combat que pour les oppressions que l’on a vécues, rien n’indique par exemple qu’une femme qui n’a pas été victime de viol soit mieux placée dans une manifestation contre le viol qu’un homme ayant subi l’inceste. Surtout, si l’on considère que ne peuvent se mobiliser que les personnes directement victimes de l’oppression, que font les salariés au milieu des luttes des chômeurs, que font les Français au cœur des luttes des sans-papiers, que font les sero-négatifs à “Act up”, que font les hétérosexuels à la Gaypride ? Ils se battent pour un projet politique, ils portent des valeurs.
13L’histoire de l’émergence des revendications d’égalité entre les sexes est jalonnée essentiellement par des femmes mais aussi par quelques hommes. A côté de Christine de Pisan, faut-il bannir François Poulain de la Barre ? Ce philosophe, disciple de Descartes, a pourtant écrit en 1673 un pamphlet intitulé De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés. Condorcet, au XVIIIème siècle, rédigeait L’essai sur l’admission des femmes au droit de cité. Les utopistes du XIXème se sont faits les apôtres d’autres relations entre hommes et femmes, Fourier en tête, qui s’était radicalement attaqué aux structures familiales. “Le mariage est le tombeau de la femme, le principe de toute servitude féminine”, écrivait-il, ce qui pourrait apparaître comme un slogan du MLF. Il prônait, dans son monde utopiste des phalanstères, une juste et mixte répartition des tâches entre les hommes et les femmes. Il est indéniable que ces hommes féministes, dont les théories ont par ailleurs leurs limites (parfois dans la pratique), ne sont pas légion et qu’il est inimaginable qu’ils soient en première ligne de la lutte féministe (le danger n’est vraiment pas d’actualité !). Mais de quel droit peut-on leur interdire de défendre les droits des femmes ? Les écrits de Condorcet ne valent-ils pas largement ceux d’A. Leclerc dans Parole de Femme, ouvrage que Christine Delphy descend en flèche dans l’article “Protoféminisme et antiféminisme” ? Il est vrai que “l’antiféminisme des femmes diffère radicalement de l’antiféminisme des hommes”, que “l’antiféminisme des hommes correspond à leurs intérêts objectifs” et que “la prétention des non-opprimés à participer également à la lutte est absurde”. Cela ne doit pas conduire à les exclure de façon théorique de toute participation au mouvement féministe. Cela paraît même contradictoire avec la conception, que je partage, du féminisme de Christine Delphy : “Il me semble qu’un projet féministe qui ne questionne pas toutes les formes de sujétion […] deviendra un projet corporatiste, et ne méritera plus le projet de libération”. Si l’on suit son raisonnement, il est donc légitime, voire indispensable, qu’une féministe s’interroge et s’intéresse aux autres groupes sociaux opprimés. Alors, pourquoi les hommes, qui peuvent être eux-mêmes par ailleurs opprimés, parce qu’ouvriers ou parce qu’immigrés, ne pourraient-ils pas se “questionner” sur la forme de sujétion spécifique des femmes ? Christine Delphy leur assigne un autre projet, dans une note de bas de page du texte “nos amis et nous” : qu’ils “travaillent sur eux, sur leurs problèmes sexistes”, qu’ils “parlent d’eux et non pas de nous”. Cette démarche est importante mais ne saurait remplacer leur participation au Mouvement, même si l’existence de lieux et de moments de non-mixité reste essentielle.
14Il faut enfin retenir de Christine Delphy sa colère, ce moteur de la lutte. C’est l’une des facettes de son héritage. Indignation et dénonciation ne sont-elles pas les plus belles vertus révolutionnaires ? On lui doit ce lien qu’elle a toujours su entretenir entre théorie et pratique. On lui doit l’irrigation, par le biais des “Questions féministes”, de la pensée féministe. Et puis, il y a cette phrase : “Ce que seraient les valeurs, les traits de personnalité des individus, la culture d’une société non hiérarchique, nous ne le savons pas et nous avons du mal à l’imaginer. Mais pour l’imaginer, il faut déjà penser que c’est possible. C’est possible” [12].
Sylvie Chaperon [13]
15S’atteler à une relecture des écrits de Christine Delphy n’est pas une mince affaire. D’abord parce que les deux volumes regroupent de nombreux articles qui s’échelonnent de 1970 à nos jours et abordent des questions très différentes, ensuite parce que Delphy (c’est ainsi qu’elle est souvent nommée) est à sa manière un monstre sacré, du moins elle le fut pour moi et sans doute pour beaucoup.
16J’appartiens à une génération qui a manqué le coche du MLF et a découvert le nouveau féminisme non pas à travers un mouvement et des actions militantes, mais par des publications. A cette époque j’étais férue de théorie, ça m’est un peu passé d’ailleurs. Je lisais avec avidité le Pour Marx d’Althusser et l’œuvre de Nicos Poulantzas, je dévorais Bachelard et Koyré, je découvrais Freud à travers Pontalis. Bref l’épistémologie m’éblouissait. Parallèlement, j’accumulais tous les textes féministes que je pouvais glaner ça et là, au long d’une recherche isolée et hasardeuse puisque l’Université n’y préparait en rien. Au vu de mes exigences théoriques d’alors, la plupart de mes lectures me laissaient sur ma faim. Et puis je suis tombée sur Delphy et ce fut comme une révélation. Dans la foulée, j’ai poursuivi avec Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin et Paola Tabet (autant de travaux rassemblés par la "bibliothèque du féminisme" de l’Harmattan). J’ai lu et relu les textes, annoté les articles, rédigé des fiches de lecture, esquissé des synthèses : enfin je tenais un féminisme qui faisait le poids. A telle enseigne que la relecture aujourd’hui de ces articles sème le trouble : des idées que je croyais miennes en proviennent tout droit, en me les appropriant j’en avais oublié l’origine.
17Ce passé, qui ne m’est sûrement pas tout personnel, explique mes hésitations à rédiger un compte-rendu sur la production d’une des "maîtresses à penser" de mes 20 ans. Mais après tout je n’ai plus 20 ans et depuis j’ai découvert Christine Delphy, la personne réelle, ce qui est, comme chacun sait, la meilleure façon de se débarrasser d’un piédestal encombrant. Reste que la tâche est toujours ardue. Le nombre d’articles interdit un tour d’horizon exhaustif, il faut faire des choix. Restant fidèle à mes amours d’antan, je retiendrai surtout l’épistémologie ("discours sur, étude de, la connaissance", I, 16 [14]) et l’usage qu’en fait l’auteure.
18Le premier volume rassemble les textes des années 1970 et résonne des débats qui faisaient alors rage. La confrontation entre Christine Delphy et Danièle Léger notamment est un petit bijou. Elle condense en quelques pages vigoureuses des heures de polémiques indéfiniment répétées entre les féministes révolutionnaires (ou matérialistes) et les féministes tendance lutte de classe. Tout l’effort théorique de "L’Ennemi principal" vient de là, de cette nécessité quotidienne de démontrer aux gauchistes, que premièrement, la domination subie par les femmes n’est pas moindre que celle que connaissent les travailleurs et que, deuxièmement, leur lutte ne peut pas être subordonnée à la leur. Encore fallait-il pour cela avoir la tranquille assurance (qu’on sent d’ailleurs jubilatoire) de quelqu’une sûre de son bon droit. Ce qui ne laisse pas d’étonner quand on sait à quel point le marxisme dogmatique était intimidant dans tous les milieux contestataires des années 1970. Sans doute le détour préalable par les Etats-Unis et la lutte des Noirs ont-ils joué un rôle dans cette prise de distance.
19Puisque "toute connaissance est le produit d’une situation historique, qu’elle le sache ou non" (I, 277), ce contexte politique explique et la force et la faiblesse du modèle théorique alors avancé. Sa force parce qu’il retourne contre les révolutionnaires leurs propres armes. Et Christine Delphy de donner des leçons de marxisme, sur ce qu’est une lutte révolutionnaire, des rapports de production, l’exploitation, sur le sens qu’il faut donner à la non-valeur du travail domestique et pour finir retournant la question piège : "comment les victimes du capitalisme […] voient-elles leur solidarité avec les victimes du patriarcat ?" (I, 268). Cette redoutable efficacité dans l’argumentation a sans nul doute renforcé l’autonomie des luttes de femmes et décomplexé quantité de militantes. Elle devrait aussi obliger les marxistes à remettre leur ouvrage sur le métier.
20Sa faiblesse, parce qu’il reste sur un terrain défini au préalable par le camp à combattre. C’est ainsi que, pour démontrer aux gauchistes l’ampleur de la domination des hommes sur les femmes, il fallait qu’elle passe par l’exploitation de leur force de travail (les rapports de production étant la détermination en dernière instance de la lutte de classe) au risque de négliger d’autres exploitations, notamment sexuelle. Le mode de production domestique, qui fonctionne selon le même modèle que le mode de production capitaliste, parce qu’il est fait pour contrer sa logique, aboutit à des classes de sexes qui n’ont plus qu’un lointain rapport avec la bi-catégorisation du genre (voir I, 269, où les vieux, les cadets, les enfants appartiennent à la même classe que les femmes mariées).
21C’est précisément le genre qui donne son titre au second volume. Avec les années 1980 et 1990, l’extrême gauche et le marxisme reculent, le mouvement féministe aussi et les propos de Christine Delphy se transforment. Le ton se fait plus mesuré, les hésitations remplacent les certitudes (faut-il se résigner à ce que "l’histoire qu’on vit n’ait ni queue ni tête"?). Elle reconnaît volontiers toutes les insuffisances de la théorie du mode de production domestique (notamment dans "Genre et classe en Europe") et ne se soucie plus tant de son modèle théorique (encore que plusieurs articles soient consacrés à sa défense). Son regard se déplace du travail à la sexualité (de grands développements dans "le patriarcat : une oppression spécifique") ; de l’économie au droit ; des femmes aux enfants, ces mineurs que nous avons cessé d’être ("L’état d’exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée"). Ses écrits répondent aux nouveaux enjeux contemporains : comment les intellectuelles peuvent ne pas trahir les femmes ("Le patriarcat, le féminisme et les intellectuelles"), pourquoi le mouvement doit accepter de collaborer avec l’État afin d’infléchir son œuvre législative ("Les femmes et l’État"), les dangers du remplacement de l’égalité par la notion beaucoup plus restrictive d’équité ("Egalité, équivalence et équité : la position de l’État français au regard du droit international"), etc.
22Mais au-delà de ces variations conjoncturelles, la permanence de la démarche demeure. Christine Delphy reste constamment fidèle au marxisme - ou plus exactement au matérialisme - posture qui se raréfie pourtant dramatiquement depuis 1989. Ce marxisme n’a rien de fixiste ou fétichiste, il ne s’agit pas de se référer religieusement au "grand ancêtre" et elle "ne verserai[t] pas une larme sur le marxisme s’il fallait l’abandonner parce qu’il se révèle inutile à l’analyse de l’oppression". Etre matérialiste, c’est placer la production matérielle de l’existence ("comment on gagne sa croûte") au fondement de l’organisation sociale (postulat qui, remarquons-le, n’est jamais démontré). Le féminisme matérialiste se trouve aussi en cohérence avec le "nouveau paradigme de compréhension du monde" qu’est le structuralisme (ou holisme) pour lequel l’ensemble, le tout, précède les parties qui le composent. Cette perspective structurelle n’implique pas cependant un déterminisme social total des individus, les contradictions que toute société contient autorisent une marge de manœuvre "pas infinie, mais pas nulle non plus" pour le changement.
23On en arrive ainsi à l’usage "delphyien" de l’épistémologie qui vient légitimer ses positions et qui court d’un volume à l’autre. La démarche scientifique exige-t-elle la suspension du jugement ? C’est très précisément ce qu’elle fait : "cela voulait dire avoir une défiance systématique vis-à-vis de tout ce qui pouvait être dit sur les femmes, sur les hommes, sur leurs rapports, et faire comme si on ne savait rien d’eux". Elle prend soin de ne poser que des questions qui ne préfigurent pas leur réponse : comment peut-on expliquer une si étroite corrélation entre le sexe et le genre ? Ou entre la division et la hiérarchie ? Elle passe au crible de la critique toutes les hypothèses, par exemple que vaut cette hypothèse (le plus souvent implicite) qui veut que le sexe préexiste au genre ? Ou encore qui veut que le sexe soit naturel et le genre social ? Elle restitue les chaînons tacites d’un raisonnement pour en montrer les incohérences ou indécisions.
24Habilement, cela permet de porter la critique sur le terrain scientifique et non seulement politique. Dans "Libération des femmes ou droit corporatiste des mères" elle adopte une position souverainement fair play : "est féministe qui se dit féministe, et il ne m’appartient pas, non plus qu’à quiconque, de décerner cet adjectif comme un titre" (ce qu’elle fait pourtant sans vergogne dans de nombreux autres passages). Mais il importe alors de reconnaître que "l’approche fondée sur la "différence sexuelle" est théoriquement fautive" parce que "additive" (dans "L’invention du "French feminism" : une démarche essentielle"). Ailleurs, elle soulignera la faute théorique qui consiste à inclure dans la chaîne explicative des éléments hétérogènes à l’ordre qu’ils prétendent expliquer : la biologie venant au secours de la sociologie. Et ainsi les discours se divisent-ils en deux catégories : "l’idéologie du genre - à ne pas confondre avec l’étude du genre, qui en est le contraire", d’un côté donc l’idéologie ou l’opinion commune, de l’autre le savoir scientifique, le féminisme matérialiste.
25L’épistémologie ne vise pas qu’à asseoir la légitimité du féminisme, elle permet aussi de révéler le sexisme qui biaise fortement la sociologie, depuis les études de stratification sociale qui classent arbitrairement les femmes dans la catégorie de leur père ou mari (pour s’étonner ensuite d’une endogamie fabriquée de toute pièce) jusqu’à la comptabilité nationale qui chiffre la valeur de l’autoconsommation en nature des ménages agricoles mais non celle du travail domestique des femmes. Et ainsi, elle dissout au vitriol de ses analyses les notions aussi communes et familières que "couple"; "mariage"; "famille"; "privé et public"; "enfants"; pour, au terme d’un parcours implacable, leur restituer un sens totalement différent, construit : les enfants sont une population hétéroclite dont le seul point commun est la privation de droits sur le critère de l’âge; de même le privé est une zone d’exception au droit commun ; le mariage est un contrat qui déroge au droit commun, etc.
26Cette inscription dans les normes scientifiques ne se réfère nullement au modèle d’une science neutre, objective, coupée des batailles sociales. "Seuls les dominants prétendent être au-dessus de la mêlée et doivent le prétendre, puisque tout leur savoir, leur Science, vise à prétendre que cette mêlée n’existe pas" ("Un féministe matérialiste est possible"). Christine Delphy montre au contraire d’où lui viennent ses intuitions et ses questions. Le marxisme qu’elle respire dans "l’air du temps" plutôt qu’elle ne l’étudie vraiment ; un certain économisme qui valorise davantage l’exploitation du travail plutôt que d’autres formes d’oppression ; la famille alors au cœur de la contestation féministe. Le désir, la révolte, l’utopie deviennent les principaux ressorts de la recherche. Car qu’est-ce qui pousse les féministes à investir les disciplines, à critiquer leurs postulats et leurs conclusions, à produire de nouvelles théories, si ce n’est la colère, l’indignation et l’imagination utopique d’un social qui serait autre ? "Ce n’est qu’en imaginant ce qui n’existe pas que l’on peut analyser ce qui est". Les peurs et les angoisses sont aussi présentes, notamment dans les résistances au féminisme, par exemple celles attachées à la fin du genre, qui entraînerait la fin des différences, la fin du désir, et angoisse suprême : la fin de l’amour. Car il se peut fort bien que derrière toutes ces "idéologies de genre", se cache une sexualité qui, dans ses pratiques et dans ses fantasmes, est largement (complètement ?) informée par le genre. Sans doute y a-t-il là, un privé qui, malgré tous les discours sur la "révolution sexuelle", demeure forclos dans le silence.
27On ne saurait finir sans dire un mot du style savoureux de Christine Delphy. Savoureux par l’humour qui l’irrigue fréquemment depuis le "quarteron de primatologues" tentant de sauver les théories raciales (I, 22) jusqu’à la "boulette de chewing-gum" illustration de la valeur d’usage, en passant par l’ironie mordante de "Nos amis et nous" ; les occasions de sourire, voire d’éclater de rire ne sont pas rares. Savoureux, le style l’est aussi par sa pédagogie et sa simplicité, pas de pédantisme, ni d’hermétisme dans ces pages, mais au contraire le souci constant d’être claire et comprise par toutes et tous. Tous les mots un peu compliqués sont expliqués le plus naturellement du monde. Savoureux, le style l’est encore dans la polémique, où l’autorité du ton le dispute à la férocité des propos. Savoureux enfin, le style l’est par la tendresse qui s’y niche parfois. Tendresse qui vient de ce que l’auteure ne se désolidarise jamais des femmes, de leurs souffrances ou de leurs travers, mais maintient au contraire un "nous" qui pratique souvent l’autodérision.
28Les affects et l’utopie réhabilités, la science démystifiée, l’engagement revalorisé, au total c’est une belle leçon d’humanisme que contiennent ces pages. Vive le féminisme matérialiste donc, car il a déjà produit de belles avancées. Et puis "si Newton l’a fait pour des pommes, nous pouvons bien le faire pour les femmes que nous sommes".
29Mais j’ai aussi des questions, notamment à propos du rapport entre le savoir et la politique. Problème plusieurs fois évoqué mais jamais traité pour lui-même. Le courant de la féminitude est sans doute faux théoriquement (d’ailleurs j’aurais aimé voir Luce Irigaray, autrement plus influente qu’Annie Leclerc, en ligne de mire) mais est-ce une raison pour l’écarter stratégiquement ? Par exemple l’alliance des paritaristes matérialistes avec d’autres indubitablement essentialistes, alliance qui produit le nombre et donc la force, est-elle intrinsèquement perverse, "tirant à hue et à dia" ? Faut-il inlassablement démontrer le protoféminisme de certaines au risque de les décourager, au risque de rester isolées mais pures ? Et dans ce cas, à quoi sert cette supériorité conceptuelle ?
30J’ai aussi des regrets, j’aurais aimé que Christine Delphy ne se situe pas seulement dans l’analyse théorique (qui exige il est vrai un gros travail de synthèse), mais se coltine aussi la réalité factuelle. Où sont les innombrables études de terrain que pratiquent d’ordinaire les sociologues ? Les entretiens quantitatifs ou qualitatifs qui approchent opinions et croyances ? Les données statistiques qui chiffreraient telle ou telle affirmation ? Pourquoi n’avoir pas (ou peu) illustré empiriquement les démonstrations théoriques ? Question de tempérament sans doute.
Stevi Jackson [15]. Texte traduit de l’anglais par Tania Angeloff
31Toute évaluation du travail d’un(e) autre est immanquablement construite d’un point de vue particulier. Je ne peux pas écrire sur Christine Delphy sans reconnaître que je partage avec elle son regard féministe matérialiste et que j’ai été grandement influencée par ses idées. Ma perspective est aussi celle d’une anglo-saxonne et, de ce fait, se trouve façonnée par ma participation aux débats théoriques et politiques anglo-saxons, et en particulier britanniques.
32De ce point de vue, il est étonnant qu’aucun recueil du travail de Christine Delphy n’ait été publié dans son pays d’origine avant 1998. La plupart des articles contenus dans L’Ennemi principal sont parus en anglais sous le titre de Close to Home, dès 1984, en un temps où Christine Delphy était déjà reconnue comme une penseuse féministe majeure. Elle n’a cessé, depuis, de publier des articles en anglais et elle a, en 1992, cosigné un livre avec la féministe britannique Diana Leonard. Ses idées ont influencé grand nombre de théoricien(ne)s et de chercheur(e)s britanniques (par exemple, Janet Flinch, en 1989 ; Sylvia Walby, en 1986 et 1990) ; elles ont fait l’objet d’un ouvrage critique détaillé (Jackson, 1996) [16].Un second recueil en anglais de son travail est actuellement en préparation, identique, dans son contenu à Penser le genre. Il est certain que Christine Delphy a eu une influence considérable dans le monde anglo-saxon, notamment en Grande-Bretagne. Cela ne signifie par pour autant que ses idées aient rencontré un accueil unanime, au contraire, elles ont été fortement controversées.
33La meilleure contribution que je puisse faire à ces “controverses” consiste à présenter la réception faite aux travaux de Christine Delphy dans le monde des féministes anglo-saxonnes, et en particulier britanniques, en expliquant le contexte de cette réception. Je m’intéresserai à deux principaux thèmes : l’exploitation patriarcale du travail des femmes à l’intérieur de la famille et la théorisation du genre. Selon moi, ces deux champs d’investigation ne sont pas indépendants : ils découlent l’un de l’autre et sont liés à l’opposition que Christine Delphy a affichée de longue date face aux explications naturalistes et à son insistance à considérer la subordination des femmes comme un phénomène purement social.
34“L’Ennemi principal”, article éponyme du premier volume en français du travail de Delphy, est largement reconnu comme l’une des théories fondatrices de la seconde vague du mouvement des femmes. Sa première traduction anglaise fut diffusée lors de la Conférence nationale de libération des femmes, en 1974, et devint plus largement accessible en 1977, lors de sa parution en tant que pamphlet. En Grande-Bretagne, à cette époque, comme en France, l’autonomie du mouvement des femmes et ses relations avec la classe politique étaient d’un intérêt central pour les féministes. Celles et ceux d’entre nous qui ont cru que la subordination des femmes n’était pas un simple effet du capitalisme ont adopté la théorie du patriarcat, mais le patriarcat était habituellement localisé en dehors des relations socio-économiques productives : il était alors conçu comme une structure entièrement idéologique ou comme s’enracinant dans le contrôle par les hommes de la sexualité et/ou des capacités reproductives des femmes. Christine Delphy nous a offert une nouvelle voie dans la théorisation du patriarcat en le définissant comme un système d’oppression avec ses propres bases matérielles, et partant de là, en évitant l’idéalisme et le recours au biologique.
35Parce que nous étions engagé-e-s dans ces débats sur les causes de la domination masculine, les analyses de Christine Delphy concernant le mode de production domestique furent fréquemment mal interprétées comme une approche universelle du patriarcat, une explication de l’oppression des femmes dans sa totalité (cf. Veronica Beechey, 1979). Cependant, Christine Delphy, comme elle le dit elle-même dans l’introduction de Close to Home, et comme elle le précise dans l’introduction de L’Ennemi principal, a toujours été sceptique vis-à-vis des tentatives visant à réduire le patriarcat à une seule cause, face aux recherches sur les origines du patriarcat et face à toute explication diachronique. Cette lecture erronée des travaux de Delphy peut n’avoir été qu’un effet des circonstances historiques, mais certain(e)s eurent un intérêt politique à la discréditer, ce qui apparaît clairement quand on s’intéresse au contexte spécifique de lecture de L’Ennemi principal, en relation avec le débat sur le travail domestique.
36Les priorités du marxisme formaient le cadre du débat, le travail domestique étant pensé en termes de son utilité pour le système capitaliste. Cette position sera familière aux lecteurs français qui se souviennent des débats politiques des années soixante-dix. Cette approche est contestée dans l’échange de Delphy avec Danièle Léger “Capitalisme, patriarcat et lutte des femmes”, qui est inclus dans L’Ennemi principal [17]. Dans le monde anglo-saxon, les marxistes et les féministes marxistes ne se contentèrent pas seulement d’affirmer que les épouses contribuaient au capitalisme en servant les travailleurs hommes. Ils-elles essayaient de vérifier si le travail domestique était productif en termes de théorie de la valeur du travail, c’est-à-dire si, dans la production de la force de travail, il générait indirectement une plus-value et s’il avait une valeur d’échange cachée incorporée dans le salaire masculin. Ils furent vite pris au piège dans ces questions. Le débat devint même encore plus technique quand les participants se montrèrent de zélés manipulateurs des théories marxistes, mais contribua très peu à la compréhension du travail féminin au sein de la famille.
37L’Ennemi principal m’a semblé à cet égard, un bol d’oxygène dissipant la poussière de ce débat aride et permettant de sortir de l’impasse dans laquelle l’obsession de la théorie de la valeur du travail nous conduisait. Le caractère rafraîchissant du travail de Christine Delphy résidait dans son point de départ : les rapports sociaux spécifiques au travail domestique, au lieu d’essayer de déduire ces rapports du capitalisme. Au lieu de se demander comment le capitalisme tirait profit du travail domestique des femmes, elle se pencha sur la manière dont les hommes (en tant que classe) exploitaient le travail des femmes à l’intérieur de la famille. Cette avancée fut rendue possible parce que Christine Delphy, dès ses premiers travaux sur la transmission héréditaire, avait considéré la famille comme un système économique à part entière, et non comme une adjonction du capitalisme. Dans ses écrits postérieurs, elle développa cette analyse, en étudiant le travail domestique plus en profondeur, en reliant le mariage et le divorce aux rapports de travail conjugaux. Elle étendit ainsi le champ d’observation de son économie politique à une analyse de la consommation en produisant une critique radicale des fondements qui étayaient les approches sociologiques traditionnelles de la stratification. Dans ces analyses, elle reste fidèle à la doctrine de base du matérialisme historique, à savoir la primauté des rapports sociaux dans l’explication des phénomènes sociaux. Dès lors, une analyse du travail domestique ne devait pas partir des tâches spécifiques accomplies par les femmes, ni des caractéristiques de ce travail (par exemple son caractère gratuit), mais des rapports sociaux au sein desquels ce travail s’accomplit.
38Pour les marxistes, c’était de l’hérésie. En Grande-Bretagne, les féministes marxistes blâmèrent Christine Delphy pour sa libre interprétation de Marx, et pour son emprunt aux méthodes et aux concepts marxistes alors qu’elle ne s’en tenait pas à la lettre des textes et osait suggérer que la méthode du matérialisme historique pouvait être appliquée aux relations productives patriarcales à l’intérieur de la famille (cf. notamment Michèle Barrett et Mary Mcintosh, 1979). Elles étaient particulièrement hostiles à l’idée qu’il puisse exister un mode de production autonome à côté du capitalisme. Plus que tout, elles trouvaient difficilement acceptable que les femmes “bourgeoises” puissent être exploitées par leur mari et plus encore que les hommes prolétaires puissent exploiter leur propre femme ou du moins, bénéficier à l’occasion, du travail de leur épouse. Les critiques adressées à Christine Delphy ne restèrent pas lettre morte. En réponse (à paraître dans Penser le genre), elle argua que leur approche de Marx était fondée sur un mauvais ordre de priorités et qu’au lieu de renforcer le pouvoir des méthodes matérialistes pour expliquer l’oppression des femmes, elles adoptaient une “attitude religieuse vis-à-vis des écrits de Marx” (1980 ; 1983 ; 2000), considérant ainsi le travail de ce dernier comme les saintes écritures, sans qu’on puisse en discuter un mot.
39De manière assez ironique, quelques années plus tard, cette révérence à Marx ouvrit la voie à une nouvelle vision du marxisme (dérivée de Foucault), le relativisant et l’envisageant comme une vérité parmi d’autres. Nombre de critiques marxistes de Christine Delphy abandonnèrent leur analyse matérialiste en faveur d’une approche centrée sur le niveau symbolique. Ce revirement intellectuel, connu en Grande-Bretagne comme le “tournant culturel”, avait commencé à la fin des années soixante-dix, parmi les partisans de la théorie de l’idéologie de Louis Althusser et de la psychanalyse lacanienne. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l’appropriation de la pensée de Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze et de bien d’autres, y compris des Anglo-saxons, en conduisit plus d’un-e à embrasser le poststructuralisme et le postmodernisme. Parallèlement à cet engouement pour certains Français, les féministes anglo-américaines inventèrent un mouvement qu’elles nommèrent le “Féminisme français”, autour d’Irigaray, Cixous et Kristeva.
40Ce “tournant culturel” était en partie motivé par un problème identifié par Christine Delphy elle-même : le marxisme conventionnel était impuissant à expliquer pourquoi ce sont les femmes qui occupent des places particulières dans l’ordre capitaliste (comme reproductrice de la force de travail, par exemple). Au lieu de cela, le rôle domestique des femmes était considéré comme allant de soi et implicitement comme une conséquence de leurs capacités reproductrices. Plutôt que d’appliquer les méthodes matérialistes à ce problème de réductionnisme biologique, de nombreuses féministes cherchèrent ailleurs l’explication de la manière dont les femmes étaient constituées en catégorie. Les diverses théories dont elles s’inspirèrent signifiaient qu’elles ne pouvaient penser les “femmes” et le “féminin” que d’une manière limitée, comme des construits culturels, reproduits par l’ordre symbolique ou psychique, l’accent étant mis sur la différence sexuelle plus que sur la hiérarchie sociale. Tandis que certaines anglo-saxonnes embrassèrent les féminismes de la différence, d’autres adoptèrent une approche moins essentialiste et déconstructiviste, en traitant les “femmes” et les “hommes” comme des “identités fluctuantes” (Riley, 1988) ou la division binaire du genre comme une “fiction régulatrice” à subvertir (Butler, 1990). Ce faisant, elles perdirent contact avec la question des structures et pratiques sociales matérielles. Il devint impossible de penser aux “femmes” et aux “hommes” en tant que catégories sociales, produites par une structure hiérarchique, telle que la perspective de Christine Delphy l’élaborait.
41Avant ce “tournant culturel”, des féministes anglophones avaient défini le genre en opposition au sexe biologique, pour mettre l’accent sur les origines sociales de ce qui avait été pris comme allant de soi, comme “naturel”. Cependant, le genre resta lié au sexe biologique : il était considéré comme une modification socioculturelle de différences anatomiques de sexe sous-jacentes (Oakley, 1972) ou de la sexualité reproductive (Rubin, 1974). La question de la division entre femmes et hommes n’était pas posée en tant que telle. Cette “binarité” fut ce que les féministes postmodernes comme Judith Butler (1990, 1993) cherchèrent à déconstruire, mais au prix d’une focalisation univoque sur le genre compris seulement comme une distinction culturelle vidant ainsi le concept de sa signification sociale et de son caractère de division hiérarchique.
42Là encore, Christine Delphy offre une alternative au courant anglo-américain dominant et ouvre une voie pour résoudre les problèmes qu’il a engendrés. Elle met en question, de manière bien plus radicale que toutes les positions “déconstructivistes”, l’idée selon laquelle les catégories de genre sont naturelles et pré-sociales, sans les représenter pour autant libres des contingences de l’existence sociale. En tant que féministe matérialiste, opposée aux féminismes de la différence, Christine Delphy conçoit les hommes et les femmes avant tout en termes de rapports sociaux. Dès lors, cela lui a permis de ne les percevoir que dans le cadre des rapports sociaux qu’ils entretiennent : de même qu’il ne peut y avoir de prolétaires sans capitalistes, de même il ne peut exister de “femmes” sans “hommes”.
43Cela lui a permis d’effectuer une rupture essentielle : plutôt que de faire dériver le genre du sexe, c’est le sexe qui est le produit du genre. Le genre transforme les différences anatomiques, dépourvues de sens en elles-mêmes en une distinction socialement pertinente (Delphy, 1981, 2000). Ainsi, la hiérarchie précède la division, au lieu d’être construite sur une distinction antérieure et naturelle. Cette analyse, comme les articles rassemblés dans Penser le genre le démontrent, a des implications bien au-delà de la théorisation abstraite du genre, puisqu’elle affecte profondément la stratégie politique. Elle fonde en particulier une thèse de l’égalité, en des termes radicalement différents de ceux de l’hypothèse libérale selon laquelle l’égalité implique une plus grande similitude entre les hommes et les femmes. Dans le débat féministe anglo-saxon contemporain, il est généralement admis que les seules alternatives à cette définition androcentrique de l’égalité résident dans l’affirmation d’une spécificité féminine ou dans la recherche de l’égalité dans la différence. Christine Delphy souligne, et cela semble immédiatement évident une fois qu’elle l’a dit, que si les femmes étaient les égales des hommes, les hommes ne seraient plus égaux (Delphy, 1993; 2000). Il est curieux que personne n’ait jamais suggéré que l’abolition des classes rendrait les travailleurs semblables aux capitalistes, aussi comment certaines féministes ont-elles pu penser que l’égalité puisse rendre les femmes identiques aux hommes ?
44Il y a une autre question qui taraude actuellement les théories anglo-saxonnes du genre, une autre manifestation du postmodernisme des théories “queer” (homosexuelles), lisible notamment dans l’influence exercée par Judith Butler (1990 ; 1993). En raison de l’accent mis sur la déconstruction de la binarité, la subversion du genre est largement pensée comme un processus multiplicateur, rendant les frontières entre les genres plus fluides et créant plusieurs genres en bougeant et en combinant les éléments des deux genres existants. Ceci ne remet pas en question le genre en soi : on ne subvertit pas une hiérarchie en introduisant davantage de rangs entre le dominant et le dominé. De plus, en supposant que toutes les potentialités humaines sont égales à la somme des composantes sexuées de l’humanité, la démarche de Judith Butler constitue un retour en arrière au regard d’une compréhension du genre comme construction sociale. Autrement dit, que tout ce que nous pouvons faire consiste en un remodelage d’identités et de subjectivités construites à partir d’une division sexuée. Christine Delphy nous offre une alternative bien plus radicale, en envisageant la fin du genre.
45Même si l’analyse de Christine Delphy sur le genre est très pertinente pour les débats théoriques actuels, on ne doit pas oublier les premiers travaux dont elle est issue. Le mariage et le travail domestique ne sont plus considérés aujourd’hui comme des champs excitants d’étude ou d’action politique mais ils gardent cependant leur empreinte oppressive sur les vies des femmes. La question de savoir s’il existe un mode de production domestique distinct peut sembler moins pressante aujourd’hui puisque le marxisme ne domine plus le paysage intellectuel mais l’appropriation du travail des femmes dans le mariage se poursuit. Le fait que la plupart des femmes mariées ont maintenant un travail rémunéré n’a pas diminué leur exploitation à l’intérieur de la famille mais l’a intensifiée : les femmes font maintenant du travail domestique sans même en retirer de quoi pourvoir à leur entretien (cf. Delphy et Leonard, 1992). Nous ne devrions pas croire, dans notre précipitation à admettre les dernières théories à la mode, que les idées développées par les féministes dans les années soixante-dix ne sont plus d’actualité.
46Il y a une autre raison pour prêter attention aux premiers travaux de Christine Delphy : la récente redécouverte du matérialisme par des théoricien(ne)s qui l’avaient auparavant ignoré. Même Judith Butler (1977) a contesté le fait que l’oppression sexuelle soit “purement culturelle” et a suggéré que celle-ci pourrait avoir des fondements matériels : mais, de manière inquiétante, en s’interrogeant exclusivement sur les fonctions de la famille hétérosexuelle pour le capitalisme. Tout cela semble bien trop familier. Dans les travaux de Butler et dans d’autres, il y a une tendance à réduire le matériel à l’économique et l’économie aux rapports capitalistes. Cela nous ramène aux formes les moins prometteuses du marxisme des années soixante-dix : précisément les formes de marxisme que Christine Delphy a remises en question.
Bibliographie
47Barrett, Michèle and McIntosh, Mary, 1979, “Christine Delphy: towards a materialist feminism”, Feminist Review, 1, pp. 95-106.
48Beechey, Veronica, 1979, “On patriarchy”, Feminist Review, 3, pp. 66-82.
49Butler, Judith, 1990, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge.
50Butler, Judith, 1993, Bodies that Matter, New York, Routledge.
51Butler, Judith, 1997, “Merely cultural”, Social Text, 15, pp. 265-278.
52Delphy, Christine, 1977, The Main Enemy, London, Women’s Research and Resources Centre.
53Delphy, Christine, 1981, “Le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles”, Nouvelles Questions Féministes, 2.
54Delphy, Christine, 1984, Close to Home: A Materialist Analysis of Women’s Oppression, translated and edited by Diana Leonard. London, Hutchinson.
55Delphy, Christine, 1993a, “Rethinking sex and gender”, translated by Diana Leonard, Women’s Studies International Forum, 16 (1), pp. 1-9.
56Delphy, Christine et Leonard, Diana, 1992, Familiar Exploitation: A New Analysis of Marriage in Contemporary Western Societies, Oxford, Polity.
57Finch, Janet, 1983, Married to the Job: Wives’ Incorporation into Men’s Work. London, George Allen & Unwin.
58Jackson, Stevi, 1996, Christine Delphy, London, Sage.
59Oakley, Ann, 1972, Sex, Gender and Society. London, Maurice Temple Smith.
60Riley, Denise, 1988, “Am I that Name?” Feminism and the Category of ‘Women’ in History. London, Macmillan.
61Rubin, Gayle, 1975, “The traffic in women: notes on the ‘political economy’ of sex” in R. Reiter (ed.), Toward an Anthroplology of Women. New York, Monthly Review Press. pp.157-210.
62Walby, Sylvia, 1986, Patriarchy at Work. Oxford, Polity.
63Walby, Sylvia, 1990, Theorizing Patriarchy. Oxford, Blackwell.
Etienne Balibar [18]
64L’importance du travail de Christine Delphy ressort avec force de la réunion de ses essais en deux volumes sous le titre L’Ennemi principal. C’est pour moi un honneur, ainsi qu’une occasion de réexaminer une série de catégories anthropologiques fondamentales, que d’être convié à en discuter ici. Je me concentrerai sur ce qui, de mon point de vue, forme le paradoxe de la position de Delphy : d’un côté, voici une démonstration sans appel de la façon dont la domination patriarcale asservit aux hommes le travail des femmes, dans la forme historiquement déterminée du “mode de production domestique” ; mais de l’autre, cette démonstration s’accompagne d’une dénégation absolue des formes et des effets (y compris oppressifs, violents) de la sexualité, taxée de catégorie “biologique” et donc “naturaliste”. Le cœur de la difficulté réside sans doute dans une certaine “extension illimitée” de la catégorie sociologique de travail, dont il faut discuter à fond. Bien loin que ce sociologisme de Delphy renforce sa position politique, je crois qu’il l’affaiblit, et c’est ce que je voudrais tenter d’argumenter ici – en espérant que mon point de vue pourra être reçu comme une contribution positive au débat.
65Je commencerai par ce qui me semble former le noyau de vérité des analyses de Delphy, d’autant plus décisif qu’il est simple et sans compromis : sa conception du “mode de production domestique” comme structure de la production sociale à la fois distincte du mode de production capitaliste, contemporaine de son développement (par opposition à l’idée de “survivance”), et nécessairement articulée à son propre processus de formation de classes. Cette conception commande une série de développements, qui concernent aussi bien la détermination sociale (et donc historique) des “différences” perçues et vécues (intériorisées) par les individu(e)s comme masculin et féminin, que les mécanismes d’appropriation du travail domestique des femmes par la “classe des hommes” (par exemple dans la critique des effets d’émancipation supposée du divorce tel qu’il continue de fonctionner massivement aujourd’hui). Elle est virtuellement susceptible de quantification (à partir des inconséquences de la comptabilité nationale), et pourrait de ce point de vue déboucher sur une intéressante confrontation avec les tentatives de reformulation de la “théorie marxiste de la valeur” qui, comme chez Delphy, insistent sur l’impossibilité de supprimer le travail domestique en tant que condition “interne-externe” de la valeur de la force de travail sociale (Chaudhury et Chakrabarti, suivant Fraad, Resnick et Wolff).
66Mais je voudrais surtout insister ici sur les dimensions qualitatives du concept proposé par Delphy, qui débouchent directement sur des conclusions politiques. Poser l’existence d’un “mode de production domestique” en tant que mode d’exploitation original, fondé sur l’extorsion du travail des femmes dans le cadre de l’institution du mariage et de ses substituts, signifie que nous avons affaire à un antagonisme spécifique, irréductible à l’antagonisme capital-travail salarié, mais articulé à lui (à la fois moyen et fin de sa reproduction, etc.), dont les effets s’étendent à toute la société. Cela veut dire, par exemple, que le capital ou la classe capitaliste ne sauraient être sans mystification désignés comme les “bénéficiaires” de l’exploitation des femmes – que ce soit dans la forme du surtravail ménager non-payé ou dans la forme du travail salarié sous-payé –, car cela revient à occulter le fait fondamental que le travail des femmes est d’abord approprié sans contrepartie par les hommes. Que cette situation entre ensuite dans la constitution d’un rapport de forces avec l’employeur de l’homme est un fait second, variable, non premier et invariable. C’est pourquoi Delphy est absolument fondée à conclure que la représentation d’une appartenance des femmes aux classes sociales (et notamment à la classe ouvrière) à travers la condition de “leurs” hommes est insoutenable.
67Dès lors il faut étudier la façon dont les implications du mode de production domestique (juridiques, idéologiques, etc.) couvrent toute la société, à l’égal de celles du mode de production capitaliste et en concurrence avec lui. Je crois importante à cet égard la remise en question des notions reçues de “production” et de “consommation” (accompagnée d’une description historique des inégalités de consommation entre hommes et femmes, trop souvent renvoyées de façon tautologique aux mœurs ou habitudes culturelles), d’autant qu’il s’agit là d’une aporie notoire de la théorie marxiste du mode de production en général. Mais ceci nous amène directement à ce qui me paraît être, au croisement de l’anthropologie et de la politique, l’effet le plus spectaculaire de la conception de Delphy (un effet que n’obtenait pas la théorisation concurrente de Meillassoux, avec qui Delphy polémique au passage, et quel que soit l’intérêt intrinsèque de son modèle de la “reproduction”) : elle fait voler en éclats la division de l’espace privé et de l’espace public, dont on remarque alors qu’elle s’est d’une certaine façon déplacée entre l’antiquité et la modernité d’un schème d’inclusion de l’oikos dans la polis vers un schème de soustraction de l’univers domestique (domus, household) par rapport au marché et à l’univers économique. Le fait que, pour une part, l’univers domestique demeure “clos”, organisé autour d’une dépendance personnelle singulière plutôt que d’une circulation massive et anonyme, n’empêche pas que les implications de l’exploitation des femmes comme “femmes” s’étendent à toute la société, structurant la formation des groupes et les formes de l’individualité. En ce sens l’idée de transformation révolutionnaire doit être radicalement repensée : elle ne peut aller du renversement du capital vers celui du patriarcat, comme s’il s’agissait d’un aspect “particulier” par opposition à un aspect “global”, mais suppose une double série de luttes, de formes d’organisation et de conscience, dont la convergence – c’est le moins qu’on puisse dire – ne va pas de soi. A ce niveau, Delphy me paraît en effet fondée à soutenir qu’elle défend une position “marxiste” (ou matérialiste) contre Marx lui-même et la plupart de ses successeurs.
68C’est ici cependant que commencent à surgir des difficultés. Les unes concernent l’historicité du mode de production domestique. Je ne m’y attarderai pas trop, car je crois que Delphy les a surmontées dans le principe. On a le sentiment qu’elle a d’abord oscillé entre une conception spéculative, dans laquelle le mode de production domestique (pratiquement identifié au “patriarcat”, c’est-à-dire au système des inégalités et des rapports de forces qui permettent aux hommes d’imposer aux femmes le surtravail à leur avantage) s’étend de façon pratiquement invariante à toute l’histoire (“on ne connaît aucune société dans laquelle les femmes n’aient pas été asservies par les hommes”), et une conception plus positiviste, ou prudente, dans laquelle c’est l’articulation spécifique avec le capitalisme qui est isolée et privilégiée. Delphy est revenue sur ce dilemme dans son introduction générale, en se défendant d’ignorer les évolutions dont le mode de production domestique est le siège, mais qui jusqu’à présent n’ont jamais remis en question son existence même. Je crois qu’on peut admettre avec elle à la fois que le noyau du mode de production domestique est une forme d’extraction “personnelle” de surtravail analogue au servage (corvée) et à l’esclavage (donc du genre “asservissement” en général) et que c’est dans l’articulation avec le mode de production capitaliste que l’invisibilité de l’exploitation requiert une dénégation spécifique du caractère de “travail” des services domestiques rendus par les femmes, précisément parce que le capitalisme – comme l’avait indiqué Marx – confère à la catégorie de travail une généralité abstraite et une validité sociale intrinsèque. On sera éventuellement conduit par là, en contrepoint de la façon dont Delphy analyse l’ambivalence des effets “émancipateurs” de l’indépendance relative procurée aux femmes par le travail salarié, à examiner les tensions qui s’instituent dans le capitalisme entre refoulement du travail domestique dans la sphère privée et marchandisation des tâches “féminines” (ce qui n’implique d’ailleurs pas qu’elles cessent d’être assignées majoritairement aux femmes). Je crois que cela mériterait discussion (voir les développements récents et intéressants de Hardt et Negri sur le care ou “travail affectif”).
69Autrement épineuse est la question des limites de la catégorie même de travail, et du rapport entre “division du travail” et “différence des sexes”, qui débouche à son tour sur le problème de rapport entre “sexe” et “genre” et sur la question de l’opposition entre point de vue sociologique et point de vue naturaliste. Pour aller vite, disons que ce qui fait question, c’est de savoir sur quels critères on va inclure dans le “travail” (même invisible, non-payé et non-reconnu) certaines activités, certains “gestes”, et en exclure d’autres. Pourquoi, d’un côté, vouloir considérer comme travail les gestes et activités de représentation d’une bourgeoise qui n’effectue aucune tâche domestique ni même à proprement parler n’élève ses enfants, et d’un autre côté hésiter à nommer travail la façon dont une femme fait l’amour à son homme (à moins que ce ne soit lui qui le lui “fasse”…) ? Sinon parce qu’il risquerait d’apparaître que, tout en s’étendant à l’ensemble de la société et en déterminant son histoire, la structure domestique ne permet pas de classer la totalité des individu(e)s dans l’une ou l’autre des deux catégories antagonistes, “sans reste” ; et que, d’autre part, l’oppression de genre – y compris et surtout dans ses formes extrêmes – a d’autres racines non moins déterminantes que l’exploitation domestique et la division du travail corrélative ?
70Sur le premier point, on soupçonne que Delphy peut être victime du caractère spéculatif (ou “totalisant”, bien qu’elle s’en défende) du modèle marxien d’antagonisme de classes qu’elle transpose jusque dans le détail, puisque celui-ci impliquait une polarisation exhaustive de la population entre deux groupes exclusifs, jusqu’au “renversement” final. L’avantage est de forcer le lecteur à admettre que tout individu(e) est exposé(e) aujourd’hui à une double détermination de classe, dont les effets peuvent et doivent se contredire. L’inconvénient est de transformer une situation empiriquement observable, faite de tendances, d’exceptions et de recouvrements, en un modèle abstrait…
71Mais le second point est de très loin le plus important, parce qu’il met en jeu la conception même qu’on se fait des rapports entre exploitation et domination et de l’opposition entre nature et culture. Le cœur de l’argumentation de Delphy, me semble-t-il, concerne la maternité et le maternage, parce qu’il lui semble (non sans raisons) que l’assignation de la différence des sexes et des rôles sexuels à la nature, ainsi que l’interprétation du genre comme expression culturelle d’une différence biologique, a essentiellement partie liée avec une représentation de la maternité (depuis la grossesse et l’accouchement jusqu’aux soins corporels et à l’éducation infantile, en passant par la prestation d’amour) comme lien naturel entre la femme et l’enfant – voire expression archétypique de la nature. C’est pourquoi Delphy fait du “naturalisme” la forme fondamentale de recouvrement idéologique de la domination patriarcale, et lui oppose un sociologisme rigoureux, fondé sur le point de vue du travail et de la classe (du moins à titre de base ou de “dernière instance”). Il serait passionnant ici de confronter en détail ses formulations avec celles, voisines mais non identiques, qu’on peut trouver chez Guillaumin et Mathieu. Pour ma part, autant j’admets que l’exploitation est à l’œuvre dans toutes les formes d’institution du “genre”, autant je suis convaincu que la sexualité – avec les formes de dépendance (souvent passablement ambivalente), de perversion (non pas tant le mariage “bourgeois” que les effets de “croyance” ou de suggestion de l’amour), de domination et de violence (à commencer par l’imposition du rapport sexuel lui-même) qu’elle comporte – demeure tout à fait irréductible au concept de l’exploitation. Aucune de ces deux “bases” ne se suffit à elle-même, aucune non plus n’est suffisante pour rendre compte de la domination de genre et de ce qui, immédiatement, la distingue d’autres formes historiques d’asservissement.
72Cela tient, bien entendu, à ce que la sexualité n’a rien de naturel, mais est fondamentalement de nature psychique (consciente et inconsciente : je ne dis pas psychologique). Elle s’oppose donc à la fois à l’idée de nature et à celle de société (lesquelles sont loin d’être aussi incompatibles entre elles que le croit Delphy, du moins dans la tradition sociologique dont nous héritons). Dans l’élevage des enfants ou le maternage tel qu’il est organisé par nos sociétés, il y a donc, combinés de façon inextricable, un élément d’exploitation domestique (dont Delphy voit bien elle-même qu’il pose un redoutable problème analytique : qui exploite de façon primaire les femmes ? Est-ce l’homme-père ou sont-ce les enfants eux-mêmes ? Et comment ce dilemme s’articule-t-il avec l’aliénation qui en résulte pour l’enfance comme statut “minoritaire” ?) et un complexe d’organisation primaire de la sexualité, seulement étayée sur le biologique (l’accouchement, l’allaitement, la caresse ou l’empreinte) dont on a des raisons de penser qu’il détermine très profondément les formes conflictuelles et violentes, bref l’ambivalence des rapports de sexe en général.
73Je suis étonné que Delphy ne veuille pas vraiment tenir compte de cette autre dimension du genre, car il me semble que toute une série de problèmes qu’elle pose en dépendent. Ainsi, pour n’en mentionner qu’un, comment établir si, et dans quelles limites, des couplages homosexuels prêtent moins à la domination et à l’exploitation que les formes hétérosexuelles instituées, et tout simplement comment définir la différence de l’hétérosexualité et de l’homosexualité sociales en évitant de retomber dans l’essentialisation des “différences”, si ce n’est en superposant à l’étude du mode de production une analyse de la sexualité – que ce soit d’ailleurs dans une perspective freudienne, comme chez Duroux lorsqu’elle tente de caractériser la position féminine dans la civilisation comme “préposée au refoulement”, ou dans une perspective foucaldienne, comme chez Butler lorsqu’elle dégage dans la différence du genre et de la sexualité une dimension d’artifice ou de “performativité” ? Je crois aussi que de telles considérations, sans rien retirer de sa force à la démonstration de Delphy concernant l’universalité de l’exploitation des femmes, autoriseraient un regard plus critique sur la question de savoir en quel sens “les femmes” font groupe, et a fortiori mouvement dans la société, c’est-à-dire peuvent se subsumer elles-mêmes sous un “nous” politique parlant et revendiquant comme d’une seule voix. Car si nous croyons savoir depuis Marx en quel sens un tel rassemblement peut se fonder sur une condition de classe commune, nous avons plus de difficulté à le comprendre en référence à une ou des positions sexuelles… Mais peut-être m’accordera-t-on ici qu’il faudrait plus de place pour en discuter, et que d’ailleurs je ne suis pas le mieux placé pour le faire.
Bibliographie
74Butler Judith, 1990, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Routledge.
75Chaudhury Ajit et Chakrabarti Anjan, 2000, “Marxist Economists and the Market Economy : Through the Lens of a Housewife”, in Rethinking Marxism, Summer 2000, Volume 12 Number 2.
76Delphy Christine, 1998, L’Ennemi principal. 1/ Economie politique du patriarcat, Editions Syllepse.
77Delphy Christine, à paraître en 2001, L’Ennemi principal. 2/ Penser le genre, Editions Syllepse.
78Duroux Françoise, 1991, “Les incertitudes du sexe : insignes et positions”, in Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, édité par Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail et Hélène Rouch, Editions du CNRS.
79Fraad Harriet, Resnick Steven, and Wolff Richard, 1994, Bringing it all back home : Class, gender and power in the modern household, London : Pluto.
80Guillaumin Colette, 1992, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, côté-femmes.
81Hardt Michael et Negri Antonio, 2000, Empire, Harvard University Press.
82Mathieu Nicole-Claude, 1977, “Masculinité/féminité”, in Questions féministes, n° 1, Novembre.
83Meillassoux Claude, 1992, Femmes, greniers et capitaux, réédition L’Harmattan.
Christine Delphy répond…
84La lecture des appréciations portées sur “L’Ennemi principal” par Clémentine Autain, Sylvie Chaperon et Stevi Jackson (je n’ai pas reçu à temps celle d’Etienne Balibar) a été une source de plaisir et d’enrichissement. Plaisir non seulement parce que beaucoup de ces commentaires sont élogieux, mais autant et peut-être plus parce qu’ils sont la preuve que certaines, dans les générations qui nous suivent, connaissent notre travail, si beaucoup l’ignorent. La recherche est toujours, même quand elle est collective, un travail solitaire, où l’on a peu de “retour”, et on se pose souvent la question de savoir pour qui on se donne tout ce mal. A plus forte raison quand cette recherche est liée intimement à un projet de changement de société : la transmission en est le problème numéro un. C’est un des leitmotiv de mes interventions politiques : un mouvement sans mémoire est un mouvement dont le futur est obéré ; ne pouvant capitaliser sur les acquis, il est obligé de toujours tout réinventer. Si les générations qui nous suivent gardent plus de mémoire de nous que nous n’en avions des générations qui nous précédaient, alors, oui, l’espoir est permis.
85Les regards sont très différents et révèlent les préoccupations et les priorités de chacune, dans une certaine mesure les différences de génération et de discipline. Seule, Clémentine Autain soulève la question de la non-mixité du mouvement féministe, question typiquement militante, tandis que certaines remarques de Sylvie Chaperon sont peut-être attribuables aux différences entre historien-nes et sociologues. [19]
86Je traiterai d’abord de la question de la non-mixité, car cette question qui peut sembler étroitement politique soulève des questions théoriques sur l’oppression vécue, sur l’oppression exercée, et rejoint aussi certaines remarques de Chaperon sur les rapports entre analyse et stratégie. Cette question rejoint aussi celle de l’auto-émancipation : a-t-elle déjà eu lieu dans ce siècle dont elle semble l’un des enjeux les plus importants (Lew, 2000) peut-elle se produire, existe-t-il d’autres formes de libération authentique ?
87“Nos amis et nous”, le texte auquel se réfère Autain, fut commencé en 1975-1976. L’expérience du nouveau mouvement de libération des femmes avec les hommes était désastreuse, et une grande partie de ce texte relate ces expériences : irruptions violentes d’hommes dans les AG du MLF en 1970, insultes, tentatives d’intimidation de toutes sortes. Lors de la première réunion d’un groupe de femmes à Nanterre, des étudiants-hommes entrés de force dans la salle scandaient, couvrant la voix des participantes : “Le pouvoir est au bout du phallus !”. Cette haine de genre n’avait pas été, cependant, mon expérience entre 68 et 70, à l’intérieur du groupe FMA (Féminin-Masculin-Avenir, rebaptisé en 1969 Fémi-nisme-Marxisme-Action), fondé par Anne Zelinsky et Jacqueline Feldman. Ce groupe en effet était mixte. Selon les souvenirs d’Anne, c’est moi qui ai suggéré qu’il devienne non-mixte. Je ne me le rappelle pas. En revanche, je me rappelle très bien qu’au fur et à mesure que nos réflexions se développaient, avec des hommes parfaitement polis et amicaux, nous avancions collectivement vers une analyse de moins en moins culturelle et de plus en plus structurelle. Plus que de rôles de sexe brimants pour tout le monde, il s’agissait de la domination d’un “sexe” par l’autre. Dans ces conditions – et nous étions toutes et tous d’accord sur ces prémisses en voie de développement – la mixité totale de la lutte, telle que nous la pratiquions, me semblait de moins en moins fondée. Il était chaque semaine plus difficile, à mes yeux, de maintenir l’idée que les deux sexes avaient autant à perdre dans la situation présente et autant à gagner d’un changement. Dans nos textes, la souffrance des hommes consistait en ceci : contraints à un rôle objectif d’oppresseurs, les hommes y perdaient leur âme. “L’humanité du dominant est aussi compromise que celle de la/du dominé-e” était une phrase typique de cette époque, héritée des analyses du colonialisme par Frantz Fanon et Albert Memmi. Je n’arrivais pas à être convaincue que cette souffrance – dont l’existence supposait que les hommes puissent avoir mal à l’éthique – était égale et même comparable à celle, concrète, des femmes. Et je voyais mal comment nous pouvions jouer un rôle égal dans la lutte à partir d’une telle dissymétrie dans la réalité. FMA en 70 ne comptait plus que quatre femmes : presque tout le monde en était parti, mais les hommes encore plus vite que les femmes. Nous n’avons donc pas eu à prendre une position sur la mixité, ni à exclure les hommes. Puis FMA rencontra d’autres groupes de femmes, et fonda avec eux un mouvement dont l’originalité historique était d’être volontairement non-mixte, à la différence des groupes féministes des périodes précédentes. Les féministes de la génération antérieure à la nôtre furent frappées de stupéfaction à la première apparition publique du MLF en novembre 70. Ayant toujours souhaité la présence d’hommes dans leurs rangs, et n’ayant jamais réussi à en attraper, elles ne comprenaient pas que nous nous passions d’eux exprès. Ce refus de la mixité n’a pas été juste un moment, ni seulement une tactique pour choquer les hommes – et les femmes – quoique cela ait eu aussi cet effet. C’était un changement radical de perspective, inspiré par la lutte des Noirs aux USA, et par la lutte des paysans chinois (les groupes de prise de conscience venaient de l’expérience chinoise) : les plus opprimés devaient prendre leurs souffrances et leur destin en main, elles-mêmes et eux-mêmes. Je ne considère pas que cette conception de l’émancipation comme auto-émancipation soit dépassée, bien au contraire. J’ai toujours pensé, depuis cette expérience qui a commencé il y a trente ans, que c’est ce qui avait manqué au mouvement ouvrier, ce dont il avait été privé, soit par la brutale remise au pas des bolcheviks en URSS dès 1918, soit par les appareils dans le monde occidental. Je le pense toujours.
88Aujourd’hui, grâce à notre lutte, quelques petites choses ont changé. Les hommes comme tout le monde se sont familiarisés avec les idées féministes et en ont retenu quelque chose. Mais quoi ? Certains groupes d’hommes n’ont appris qu’à former des groupes “de parole” où ils s’exercent à “exprimer leurs émotions”, mais pas forcément à se demander d’où viennent ces émotions ; d’autres, inspirés par le féminisme de la différence, cherchent leur “vraie” masculinité, à l’exemple des femmes qui cherchent leur “vraie” féminité. D’autres encore, sous prétexte d’assumer leur paternité, se servent du chantage à la garde des enfants pour punir leur ex-conjointe, utilisant dans cette lutte toutes leurs ressources patriarcales. D’autres encore deviennent des spécialistes du genre, et contribuent, avec les femmes non-féministes, à transformer les cours universitaires sur les femmes, auparavant tous informés par des buts de transformation sociale, en description statique des formes culturelles de la division genrée, sans mettre celle-ci en cause. On lira à ce sujet le numéro spécial de NQF (1998, Vol. 19, n°2-3-4) avec Recherches féministes (1998,Vol. 11, n°2)”Ils changent, disent-ils” et particulièrement l’article de Margrit Eichler (Eichler, 1998). Elle y montre l’ambivalence des professeures vis-à-vis de l’entrée des hommes dans ce domaine universitaire. Cette ambivalence est à mon sens celle de toutes les féministes : bien sûr, nous aimerions que les hommes jouent un rôle dans cette lutte, prennent leur part du fardeau. Je suis toujours étonnée et amère de voir que si les dirigeants des groupes d’extrême gauche ont pris la mesure — enfin ! — de l’importance de l’oppression des femmes, ont admis à la longue qu’il s’agissait d’un problème politique, les militants-hommes désertent les ateliers féministes. Avant, ils voulaient régler la question pour nous. Maintenant, ils nous laissent en parler entre nous, ce qui rappelle la situation pré-70. Ce qui n’a pas changé, c’est qu’ils considèrent que c’est un “problème de femmes”, qui ne les concerne nullement : ni comme victimes, ni comme oppresseurs. Ils nous renvoient donc, implicitement, à la notion que nous sommes victimes d’un malheureux concours de circonstances, que nous souffrons d’un handicap dont ils ne participent en aucune façon. C’est aussi, généralement, la position des universitaires-hommes connus : ils abordent la question en se prévalant d’une “neutralité” que les femmes, censées être juges et parties, n’auraient pas. C’est évidemment le cas de Bourdieu. Mais si on en parle (voir NQF, vol. 15, n° 4 “La parité pour” dans lequel on trouve l’article de Françoise Armengaud et Ghaïss Jasser, “Une offensive majeure contre les études fémininstes” ; Travail, Genre et Sociétés, 1999, n° 1 ; Les Temps modernes, 1999, n° 604) parce qu’il est le dernier en date, et particulièrement violent dans sa façon de traiter les féministes, il ne faut pas oublier que tous les “grands” — sans parler des autres — se sont cru obligés de pondre un ouvrage sur la question depuis que le nouveau féminisme a fait parler de lui dans la presse. Sans parler de Maurice Godelier qui depuis les années 60 écrivait sans relâche dans Etudes marxistes que la domination des hommes “n’était pas un complot”, comme s’il était devant un tribunal et que “l’intention” criminelle comptait plus que le résultat — il y a eu Edgar Morin, Georges Balandier, Claude Meillassoux, tous occupés à défendre, chacun à sa manière, la même position … défensive, et à se poser en observateurs extérieurs d’une question qui, selon eux, ne les concerne pas. Hélas, de ce point de vue, “Nos amis et nous”, je le constate régulièrement, n’a rien perdu de son actualité, et aurait pu être repris mot pour mot dans le cas Bourdieu, mais aussi dans le cas Morin, le cas Balandier, le cas Meillassoux, etc. Distance, position d’experts, ignorance crasse des écrits féministes, et donc de la situation dont ils prétendent parler. Comment peut-on parler de l’oppression des femmes sans savoir qu’une femme sur trois avorte, qu’une petite fille sur six et un petit garçon sur dix sont victimes d’inceste, que c’est chez elle et par son mari qu’une femme risque le plus d’être violée et tuée, que les hommes mariés gagnent plus, toutes choses égales, non seulement que les femmes, mais que les hommes célibataires, que le travail domestique occupe plus d’heures annuellement que le travail salarié, sans savoir que ce travail est un travail, pas un loisir ou une activité biologique involontaire ? Or ce ne sont là que quelques-uns des milliers de faits (l’interprétation de faits connus, comme le travail domestique, est une activité théorique qui débouche sur une nouvelle perception, donc crée de nouvelles réalités empiriques) que les féministes ont découverts et amenés de force au grand jour depuis trente ans. “Parler sans savoir”, c’est pourtant ce que font les experts masculins, qui ne lisent pas les travaux où ils pourraient trouver quelque information, et se contentent des idées du sens commun. Et quand ils les lisent, c’est pour les plagier. Les chercheurs-hommes honnêtes sont rares. Un universitaire de renommée mondiale, comme l’anglais David Morgan, spécialiste de la famille, qui a intégré les travaux féministes dans ses manuels depuis vingt ans, est une exception. Et une exception introuvable en France, tout au moins dans cette génération ; car il semble que quelques jeunes sociologues-hommes (comme Philippe Alonzo ou Xavier Dunezat, parmi d’autres) aient une tout autre attitude. C’est aussi celle de quelques jeunes hommes, dans des groupes tels que “Mix-Cité” — le groupe d’Autain. Ils ont compris le message premier du féminisme : que ce ne sont pas les femmes qui ont un problème (qui s’oppriment toutes seules) — parce que là comme pour danser le tango, il faut être deux. Cela est bon et encourageant. Nous l’avons d’ailleurs toujours encouragé. Questions Féministes puis Nouvelles Questions Féministes a été la seule revue féministe à publier, au grand dam de certaines, des articles écrits par des hommes quand ils étaient bons. Ce n’est pas souvent (qu’ils sont bons). De la même manière, les hommes réellement féministes demeurent une minorité. Sauf si on ne leur en demande pas tant : si on ne leur demande pas d’être réellement féministes, auquel cas c’est le féminisme même qui change de définition. Je pense que les hommes réellement féministes resteront une minorité parmi les hommes, une minorité encore plus réduite que ne le sont les féministes parmi les femmes ; et que l’essentiel du mouvement, tant du point de vue militant qu’intellectuel, demeurera, au moins dans un futur proche, constitué de femmes et de réflexions de femmes. Autain a raison de souligner les variétés d’expérience qui font que le genre dichotomique n’étant pas un prédicteur absolu de l’expérience malheureuse de l’oppression liée au genre, il ne l’est pas non plus de la possibilité d’une action politique ancrée dans cette oppression. Mais si le genre de l’État-civil n’est pas un prédicteur absolu, il induit cependant, et sinon il ne servirait à rien, des probabilités largement différentielles. Utiliser – comme beaucoup d’hommes le font – le fait que toutes les femmes ne sont pas féministes, pour en déduire qu’il pourrait y avoir autant de féministes-hommes que de féministes-femmes et que donc le genre n’a rien à voir avec le féminisme, est un sophisme.
89Une autre question politique est posée par Chaperon. Pourquoi, demande-t-elle, ne pas travailler avec des femmes qui n’ont pas les mêmes analyses que nous (en l’occurrence que moi), pourquoi “rester pures mais seules” ? Elle prend l’exemple de la campagne pour la parité, où, dit-elle, les paritaristes matérialistes et les paritaristes essentialistes pouvaient bien mettre leurs différents théoriques de côté, le temps de gagner la bataille. En somme, elle me trouve trop occupée de justesse intellectuelle, au détriment, selon elle, de l’efficacité politique. A sa façon, cette question relance le débat “réforme/révolution”, que certain-e-s disent dépassé mais qui est loin de l’être.
90Il faut d’abord distinguer entre alliances politiques ponctuelles, généralement sur un objectif limité, et alliances à long terme, du type que Chaperon semble souhaiter. Les alliances ponctuelles sont pratiquées par tout le monde et l’ont été par les féministes, de façon particulièrement visible en ce qui concerne l’avortement et la contraception. Elle sont toujours pratiquées par la CADAC et le Collectif pour les droits des femmes, avec de nombreux partis, groupes politiques et syndicats. Chaque groupe et parti, dans ces larges coalitions, garde son identité, ses buts propres, ses analyses propres, et ses priorités. Les points de désaccord ne sont pas gommés : ils sont évités, et on ne se rencontre que sur les points d’accord.
91En revanche, le problème posé par le débat sur la parité et plus largement par l’alliance que Chaperon propose entre universalistes et particularistes ou entre matérialistes et essentialistes me semble relever d’un pragmatisme qui n’est qu’apparemment pragmatique. Les partisanes de l’alliance pour la parité, dont Chaperon, disent en gros : “Bon, il y a parmi nous des femmes qui sont essentialistes/différencialistes; mais qu’importe pour quelles raisons elles veulent ce qu’elles veulent ? Elles veulent la même chose que nous, et nous serions bien bêtes de nous priver de leur soutien”. Ceci soulève deux questions : (1) celle de savoir si nous voulons bien la même chose et (2) : celle de savoir s’il existe réellement plusieurs voies pour arriver au même résultat.
92(1) En apparence, tout le monde souhaite la même chose : aucune femme n’approuve un Parlement à 95% d’hommes. Ceci mène tout de suite à la deuxième question, que je traiterai avant de revenir à la première.
93(2) J’ai moi-même proposé une voie alternative à celle de la parité pour permettre la présence de femmes en nombre proportionnel à leur nombre dans la population parmi les élus et ailleurs : en apparence encore, au même résultat que la “parité”. Cette voie est celle de l’action positive. Elle n’a pas été retenue. Les paritaristes, soit par conviction, soit par opportunisme — pensant que cet argumentation “marcherait” mieux — ont choisi une argumentation essentialiste (les matérialistes dont parle Chaperon ne se sont pas fait entendre). Mais la parité a été obtenue, et c’est, selon beaucoup, la seule chose qui compte. Refuser une revendication souhaitable au seul motif que l’argumentation est insatisfaisante, ce serait, selon elles, couper les cheveux en quatre et louper l’essentiel, le résultat.
94Je me suis longtemps posée cette question : que choisirais-je s’il était prouvé qu’une démarche essentialiste pouvait “marcher” politiquement alors même qu’elle repose sur une analyse fausse ? Car après tout, il y a une différence de niveau entre l’analyse des raisons de l’oppression des femmes et les stratégies à mettre en œuvre pour la combattre. Me résignerais-je à approuver des argumentaires faux mais efficaces ? Je me suis, pendant un temps, répondu que, finalement, non ; que la “vérité”, en dépit du caractère contestable de ce concept, a trop de valeur pour moi ; je préfèrerais la justesse intellectuelle à l’efficacité politique. Très exactement ce que Chaperon perçoit, mais désapprouve. Cette question continue de me préoccuper. J’ai étudié les écoles de la différence, qui ont le même âge que le féminisme lui-même. Cette réflexion est développée notamment dans mes articles les plus récents, “French Feminism” et “Genre et classe”. L’étude de la dimension historique, en particulier les travaux d’Anne Cova, Eleni Varikas et Dorothy Stetson sur les mouvements français et américains depuis le début du XXème siècle, et le retour à l’actualité à travers le filtre de ces analyses du passé, m’ont fait changer d’avis. En définitive, il n’y a pas lieu de faire ce choix douloureux, car l’analyse intellectuelle et l’analyse politique, je le pense maintenant, convergent ; l’essentialisme ou la néo-féminité – quel que soit le nom que l’on donne aux tendances qui demandent depuis un siècle et demi l’égalité dans la différence – ne sont pas seulement absurdes du point de vue de l’analyse de ce qui est ; elles sont dangereuses du point de vue de ce qu’elles ont produit hier et risquent de produire demain sur le plan politique.
95Pourquoi le pragmatisme prôné par Chaperon est-il un faux pragmatisme, c’est-à-dire une démarche non-efficiente ? Pour y répondre, une autre question. L’argumentation par laquelle on convainc est-elle inconséquente : sans conséquences ? Je ne le pense pas. D’abord, cette argumentation, dans la mesure où elle a effectivement convaincu, devient inscrite dans la loi. Elle peut se retourner contre les femmes. C’est ce que craignent les anti-paritaristes républicaines (Badinter et Pisier, par exemple). Ce n’est pas à mon sens le plus grand danger : le sexe est déjà inscrit dans la Constitution (même si c’est pour dire qu’il ne compte pas !) et dans moult autres lois et règlements. Ce que cette affaire démontre, en revanche, c’est que la façon d’arriver quelque part détermine en réalité le lieu où l’on arrive. Car on n’est pas arrivées au même résultat avec l’argumentaire paritariste “un homme-une femme” qu’avec une argumentation fondée sur la correction des discriminations passées et présentes (l’action positive). En effet la campagne pour la parité a confirmé les Français-es dans leur conviction que les femmes et les hommes sont deux sous-espèces qui doivent être prises en compte en raison de leurs différences et de leur “complémentarité” et a renforcé leur naturalisme. Une campagne fondée sur le redressement de torts historiques aurait au contraire renforcé l’idée que les “sexes” sont des groupes sociaux. La campagne qui a été menée préjuge de ce qui pourra être fait par la suite, des directions que l’on pourra prendre et donc des lieux où l’on pourra aller. La campagne alternative aurait permis de prendre d’autres directions vers d’autres lieux.
96Or, si un lieu est bien défini par sa distance d’autres lieux et si l’on admet que le point d’arrivée des deux stratégies (celle qui a été choisie et celle qui ne l‘a pas été) n’est pas à égale distance d’autres lieux, alors il faut bien conclure qu’il ne s’agit pas du même point d’arrivée. En d’autres termes, que l’idée selon laquelle on peut arriver au même endroit de plusieurs façons différentes est, en politique (et probablement ailleurs aussi), fausse. On ne peut pas dissocier le chemin du but. Il ne s’agit donc pas, quand on discute de l’argumentation de la campagne pour la parité (ou de toute autre campagne), d’une discussion sur des moyens alternatifs d’arriver au même résultat, mais d’une discussion sur le résultat lui-même. Une autre façon d’aborder ce débat fins/moyens est de distinguer (“Genre et classe”) court terme versus long terme. De toute façon, ces questions retrouvent bien le vieux débat “réforme/révolution” : le souci révolutionnaire n’est pas la haine de toute réforme ; mais le souci de distinguer les réformes qui bloquent l’avenir en confortant le statu quo, des réformes qui permettent au contraire d’aller plus loin.
97Ainsi, le pragmatisme est inefficient et il peut être dangereux. Il implique cependant qu’il y a accord entre toutes les féministes sur les fins et on revient ainsi à la première question. J’ai de plus en plus de doutes à ce sujet, que j’ai exprimés dans le deuxième tome. Le courant différencialiste ne veut pas, aujourd’hui, la même chose que le courant universaliste, pas plus que le courant matérialiste ne voulait, il y a un siècle, la même chose que le courant “radical”. Cette alliance forcée entre des courants opposés est une caractéristique unique du féminisme, qui n’est perçue ni par les militantes ni par les historiennes, ou alors elle est vue comme un fait, et on entend souvent à ce sujet : “si ça s’est passé comme ça, c’est qu’il ne pouvait pas en être autrement”. Comme si ce qui est dictait ce qui doit être et réciproquement, comme si la contingence historique était fille et/ou mère d’une nécessité quasiment ontologique. C’est le thème des philosophies réactionnaires. Il est curieux de le trouver chez des féministes ; et que celles-ci acceptent, pour le mouvement dont elles sont les actrices principales le fatalisme qu’elles refusent pour la société en général sur laquelle elles ont pourtant moins de moyens d’agir. J’espère que bientôt la majorité des féministes réalisera à quel point l’existence du courant de la différence a été dommageable au développement du féminisme dans le passé, l’est aujourd’hui, et le sera demain ; j’espère que celles qui le réalisent cesseront d’être culpabilisées par les accusations d’intellectualisme et les injonctions à l’œcuménisme. Rien n’est plus dangereux à long terme que l’opportunisme, car ce qui est opportun aujourd’hui demeure avec vous longtemps après que ce soit devenu inopportun.
98Ceci m’amène à discuter de mon utilisation du marxisme. Certes, la conjoncture historique a joué un rôle : la dominance du paradigme marxiste et de l’économisme dans les années 70. Chaperon en conclut que j’aurais “obéi à la nécessité de [me] situer sur le terrain du camp à combattre”, et que cette nécessité représenterait aujourd’hui une faiblesse de mon analyse. Mais les gens de gauche en général, dont les marxistes, n’ont jamais été pour moi et ne sauraient être pour aucune féministe conséquente, “le camp à combattre”. Bien au contraire. Ce sont des alliés de principe, des alliés fourvoyés sur certains points mais des alliés quand même, en aucune façon l’Ennemi principal. En second point, si toutes les féministes voulaient convaincre de la justesse de leur combat, toutes n’ont pas élaboré une théorie matérialiste. Enfin, si ma théorie avait été motivée par un souci tactique, je me serais lourdement trompée. D’une part parce que cette théorie non seulement n’apparaissait alors, pas plus, mais moins convaincante au “camp à combattre”, dans la mesure où elle prétendait utiliser le marxisme au profit de personnes indignes – les femmes. D’autre part parce que le marxisme a, depuis, subi un revers historique énorme. Si je l’avais adopté par opportunisme, j’aurais choisi le mauvais cheval. C’est un peu ce que suggère Chaperon. Mais – opportuniste un jour, opportuniste toujours –, j’aurais retourné ma veste depuis longtemps comme bien d’autres dont, ironiquement, certaines marxistes orthodoxes qui me faisaient la leçon il y a vingt ans et ont depuis jeté le bébé avec l’eau du bain, renié non seulement l’orthodoxie mais toute analyse sociale pour prendre le tournant culturel, comme le rappelle Stevi Jackson. Je ne l’ai pas fait et ne le ferai pas. Hétérodoxe voire hérétique quand le marxisme était à la mode – Jackson évoque certains des anathèmes jetés contre mon travail –, toujours marxiste aujourd’hui qu’il est ridiculisé et honni, je ne suis jamais du bon côté. Cela ne me dérange pas. Je n’ai jamais été communiste et n’ai aucune raison de me repentir de fautes que je n’ai pas commises ; mais aucune raison non plus de renoncer à une démarche qui n’a pas démérité intellectuellement. La chute du mur de Berlin n’a rien à voir avec et n’affecte en rien les principes épistémologiques dont je pense qu’ils doivent guider toute démarche scientifique et donc l’étude de la société, principes qui débordent largement le marxisme au sens étroit et a fortiori le communisme. Je l’ai expliqué dans l’Avant-propos du livre, et dans “French Feminism” : la théorie marxiste s’inscrit dans un paradigme scientifique beaucoup plus large qu’elle.
99C’est ce paradigme que j’ai appelé matérialiste. Il ne se confond pas avec l’économisme, ni même avec sa version althussérienne de la “détermination par l’économique en dernière instance”. Je n’ai pas, contrairement à ce que dit Chaperon, “étudié l’économie”, pour la bonne raison que la dimension économique de la famille n’était pas reconnue avant mon travail, ce qu’Autain souligne. C’est dire que je ne considère pas l’économie comme une chose en soi, pas plus qu’aucune autre instance. Pas plus que je ne fais “du droit”, quand j’aborde le soubassement juridique du privé. J’essaie, dans chaque cas, de démonter, de mettre en pièces détachées, les objets constitués par le sens commun ou les sciences et de mettre à jour les opérations sociales préalables à leur constitution – mais préalables cachés, préalables tus, inconnus, impensés et pratiquement inconscients quoique sociaux.
100Ceci m’amène à traiter d’une question que je vois en filigrane dans les trois commentaires. Par exemple Jackson, en rappelant que mes études sur le travail domestique ne doivent pas être oubliées et Chaperon, en écrivant que “je ne me soucie plus tellement de [mon] modèle théorique” dans les années 80 et 90, posent, à mon sens, la même question : y a-t-il une continuité, et si oui laquelle, entre deux préoccupations qui peuvent leur sembler distinctes – la théorie du mode de production domestique (dorénavant MPD) et la théorisation du genre ?
101Dans mon esprit, il s’agit toujours bien du même projet théorique, sinon du même modèle.
102Revenons au départ : pourquoi ai-je étudié dans les années 70 la famille et le travail domestique ? Je cherchais les mécanismes sociaux qui produisaient l’oppression des femmes, et qui n’étaient en aucune façon liés à leur biologie (anatomie-physiologie-morphologie). Pour aller vite, je cherchais déjà le genre. Mais je n’ai jamais prétendu dans l’article “l’Ennemi principal” que le MPD était parfaitement superposé à la division sexuée/genrée de l’humanité : comment aurais-je pu le dire puisqu’au moment même où je l’établissais, j’en disais que, fondé sur l’exploitation familiale, ses victimes comprenaient toutes les victimes de cette dernière ? Je disais aussi que cette théorie ne rendait pas compte de toutes les oppressions des femmes. Et je l’ai précisé dans l’avant-propos du livre : non seulement a) le MPD ne rend pas compte de toutes les oppressions des femmes, mais b) il ne rend pas compte de toute leur oppression économique. Sur le premier point, l’avant-propos est clair : cette “insuffisance” constitue, à mes yeux, non une faiblesse mais une force. Sur le deuxième aussi : je me méfie de, et ne souhaite pas, trouver un système qui rende compte de la division genrée, toute la division genrée et rien que la division genrée.
103Or Chaperon considère qu’aboutir à “des classes de sexe qui n’ont plus qu’un lointain rapport avec la bi-catégorisation de genre puisqu’elles comprennent les vieux, les cadets et les enfants” est une espèce d’échec. Il y a là un malentendu fondamental. Sans me contenter de renvoyer à mon avant-propos, je vais ici le paraphraser : l’oppression des femmes est spécifique non pas parce que les femmes seraient spécifiques, mais parce que c’est un type d’oppression unique. Mais est-il unique qu’une oppression soit unique ? Non, c’est banal : toutes les oppressions sont uniques, comme les individus. La singularité est ce qu’il y a de mieux partagé au monde. Ceci ne signifie pas que cette singularité soit obtenue par des mécanismes totalement originaux. Or c’est le sophisme courant : puisqu’elle (cette personne, cette oppression, cette chose) est spécifique, elle ne doit ressembler à aucune autre. Au contraire, je considère l’oppression des femmes comme un cas particulier du phénomène général de la domination – pas plus particulier qu’un autre cependant.
104Le but d’une analyse scientifique de l’oppression, comme de tous les phénomènes, ce n’est pas de célébrer – ou de se lamenter sur – la singularité de chaque individu, que cet individu soit fleur, personne, événement historique ou mécanisme social, mais (comme je l’ai écrit dans l’avant-propos) de le découper en morceaux (qu’il s’agisse de feuilles, de jambes, de molécules, d’institutions, de procédures, etc.), comparables aux morceaux d’autres individus (fleurs, animaux, cellules, systèmes sociaux ; toutes ces entités ainsi que les entités qui les composent sont, à un point ou à un autre de l’analyse, des individus). Sinon, chaque phénomène reste enfermé dans sa spécificité phénoménale. Pourquoi pas ? dira-t-on. Cela suffit à beaucoup de démarches, c’est peut-être indispensable à certaines, mais c’est incompatible avec l’idée d’une connaissance scientifique du monde.
105A mes yeux, la démarche naturaliste n’est pas seulement fausse parce qu’elle est fausse, mais parce qu’en amont même de sa fausseté substantielle, dès le départ elle respecte la spécificité de la division genrée, qu’elle appelle “différence des sexes” ; parce qu’elle explique toute l’oppression par une seule cause, et réciproquement, que cette cause, qui est la “différence des sexes” elle-même, n’a rien en commun avec les causes des autres dominations.
106Ma propre démarche n’est pas seulement anti-naturaliste : opposée au réductionnisme biologique (la fausseté “première” de la démarche naturaliste), pour beaucoup de raisons largement expliquées dans ces deux tomes : elle est résolument anti-”cause unique” parce qu’elle est résolument contre le respect a priori de la singularité de chaque phénomène, respect qui interdit l’explication de ce phénomène. La singularité ne peut être reconstituée qu’a posteriori, avec les éléments de l’analyse, éléments que l’on ne peut trouver si on se refuse à l’analyse.
107Etudier le rôle du juridique est une conséquence des prémisses qui informent la critique des catégories de l’économie politique, en particulier la division “naturelle” entre le marchand et le non-marchand. A cet égard, j’ai dans Familiar Exploitation (avec Diana Leonard, Cambridge, Polity, 1992) critiqué l’économisme ; la notion selon laquelle l’économie est une chose et une chose auto-motrice : qui marche toute seule selon ses propres règles et avec son propre mouvement, une chose qui appartiendrait à un autre ordre que le social et le politique. On reconnaît ici un discours et une critique de ce discours particulièrement actuel. L’exploitation capitaliste repose sur une convention : celle du contrôle par quelques-uns des moyens de production, pas sur une fatalité technologique ou anthropologique. Il en va de même pour l’exploitation domestique : elle repose sur des conventions, qui sont celles du “domaine privé”. Cela ne signifie pas que le “Droit”, en tant qu’ensemble de règles au sens des juristes, devienne à son tour la “détermination en dernière instance” : ceci serait retomber dans l’idéalisme ; mais que toute distribution de richesses et de pouvoirs repose sur une convention sociale, c’est-à-dire humaine, convention qui est incorporée dans le droit et la coutume, mais aussi dans de nombreuses autres institutions et procédures. C’est ce que Jackson résume très bien en disant que le principe de base du matérialisme historique, auquel je suis demeurée fidèle, est la primauté des rapports sociaux matériels dans l’explication des phénomènes sociaux.
108Et quand je montre comment l’institution juridique construit de toutes pièces l’opposition prétendument pré-sociale entre public et privé, je ne change pas de sujet, je poursuis la démarche utilisée dans l’étude du travail domestique. Ici, je prends un objet “naturel” : la division du travail entre les sexes, là un autre objet “naturel” : la division de la société en public et privé, et dans les deux cas, je montre ce sur quoi la constitution de cet objet repose, en m’appuyant autant sur les hiérarchies qu’il produit que sur les mécanismes qui le produisent.
109Mes analyses ont évolué, au cours des trente dernières années, mais pas au gré des modes. Au contraire, si je devais nommer les caractéristiques de mon travail qui m’apparaissent fondamentales, ce seraient la lenteur et la précaution. Mes commentatrices soulignent mon audace conceptuelle – ce dont je les remercie – ; mais l’audace est souvent associée à la vivacité dont le revers est parfois une certaine versatilité. Or, si je peux être vive dans mes indignations et mes polémiques, mes constructions théoriques sont marquées au contraire par un côté prudent et même précautionneux. Je ne lâche jamais une prise de main que je n’aie les deux pieds et l’autre main accrochés (cette métaphore est tirée de l’alpinisme). En d’autres termes, je n’avance que bien assurée, et c’est lentement que je trace ma voie, sur des années et même des décennies. Et pour poursuivre cette métaphore varappeuse, même quand j’ai progressé sur la face de la montagne, les pitons que j’ai plantés ne sont pas pour autant décrochés, ni décrochables : ils ne sont pas qu’un souvenir de la voie, ils sont la voie.
110Après la famille, le privé. Je ne passe à un autre objet qu’une fois le premier “terminé”, tout au moins à mes yeux, c’est-à-dire établi théoriquement, étudié empiriquement par d’autres, bref, transformé en piton solide sur lequel on peut peser de tout son poids pour grimper plus haut. C’est pourquoi je me sépare de Chaperon quand elle dit que j’ai étudié le rôle économique de la famille “au détriment” de la sexualité. Le regard ne peut tout embrasser d’un objet du sens commun qu’au risque de mal l’étreindre : de le laisser retomber dans les tautologies du naturalisme. Ce que je mets en place, patiemment, ce sont quelques-uns des éléments, dont aucun n’est spécifique de la hiérarchie de genre, qui se combinent pour la produire. Peut-être un jour arriverai-je à l’étude de ce qu’on appelle “la sexualité”. Peut-être pas. Peut-être aussi y suis-je déjà arrivée mais que personne ne s’en est aperçu parce que je n’ai pas mis un panneau : “Ici sexualité” ? C’est un sujet compliqué que celui de la sexualité : surtout parce qu’elle est encore plus mystifiée que les autres mécanismes du genre, et que cependant ou à cause de cela, tout le monde croit savoir ce que c’est, de quoi il s’agit. Je ne le sais pas : j’essaie de le savoir à ma façon, qui implique d’abord de déconstruire l’objet “sexualité” du discours. [20]
111Chaque déconstruction et reconstruction est un travail long et minutieux. Mon but est de montrer, in fine, et si je n’y arrive pas, j’espère que d’autres pourront le poursuivre, que l’oppression des personnes appelées femmes par une division hiérarchique, le genre, résulte comme toute oppression d’une combinaison particulière certes, mais réalisée avec des éléments (des mécanismes) que l’on peut trouver dans n’importe quel phénomène de domination sociale. La meilleure métaphore de la construction sociale des hiérarchies est celle… d’un jeu de construction : avec un nombre limité de blocs, on peut monter un bateau, une maison, un camion, etc.
112Que ce soit en re-conceptualisant le travail domestique, auparavant vu comme naturel, ou en montrant que la division privé/public, elle aussi considérée comme “de l’ordre des choses”, est une construction sociale, je mets à jour le refus de la société de se considérer comme agissante, responsable, et donc finalement libre. Le Droit par exemple nie son action dans la constitution du privé. Il prétend ne faire, même quand on le prend la main dans le sac, que respecter un ordre qui lui serait extérieur, un ordre naturel, comme “l’économie” des économistes. Seule l’analyse sociologique peut montrer comment l’institution juridique au sens large – donc beaucoup plus large que la lettre du Droit – construit cet objet à petites touches.
113Mais cette convention humaine, aucun acteur individuel, ni collectif, n’a le pouvoir de la changer : tous ensemble, nous la perpétuons et la réinventons chaque jour, sans que personne ne le veuille, ne sache exactement ce que nous faisons, et surtout ne soit conscient de construire et de reconstruire des règles qui se présentent et sont vécues par chaque acteur, individuel ou collectif, comme des contraintes extérieures. C’est pourquoi “les hommes (sic) font leur propre histoire mais ils ne savent pas qu’ils la font”. La société est opaque à elle-même, peut-être parce que la somme de ses actions excède la somme de ses acteurs, qu’ils soient individuels ou collectifs. Mais peut-être aussi parce qu’elle souhaite rester opaque : elle en appelle à Dieu, à la Nature, à toutes sortes de contraintes ou de modèles. Si l’on pouvait parler d’elle comme d’une personne réelle, on dirait qu’elle est inconsciente, et si on la psychanalysait, qu’elle est “dans la dénégation” : de sa propre agence, de sa propre liberté. Mais heureusement si l’on peut dire, la hiérarchisation de cette société et le malheur qu’elle engendre poussent les dominés – ou au moins certain-e-s – à aller voir derrière la scène le Deus ex machina qui agit en coulisses. Les contradictions de la société, en empêchant l’homogénéité et en interdisant le consensus, incitent quelques rebelles à trouer le voile que les institutions jettent sur leur propre fonctionnement ; par ce trou le regard peut se glisser et découvrir les machinistes à l’œuvre.
114C’est cette œuvre humaine que j’essaie de mettre à jour. Je tente de démontrer que les contraintes auxquelles la société prétend obéir sont ses contraintes, que les règles qu’elles prétend transcendantes ou immanentes sont ses règles, c’est-à-dire finalement les nôtres. Ainsi l’analyse de la construction tant des catégories de sexe, d’âge, de race, de classe, que des “domaines du réel” tels le privé, le public, l’économie, démontre à la fois que la société est le seul auteur de ces hiérarchies entre les personnes et entre les “choses”, ET qu’elle dissimule son rôle d’auteur. L’analyse sociologique rejoint donc des questions philosophiques, dont celle de la liberté. L’agence et la liberté collectives que nous possédons et que je tente de mettre en lumière en tant que sociologue, je souhaite, en tant que membre de cette communauté morale et politique (de cette société), que nous en tirions les conséquences : que nous les assumions.
Bibliographie
115Eichler, Margrit, 1998, “A propos du rôle joué par les hommes dans le domaine des études sur les femmes : une ambivalence profonde”. NQF/Recherches féministes, Vol .11, n° 2, 43-74.
116Lew, Roland, 2000, “L’émancipation sociale : ce qu’on en dit ; ce qu’on en fait”, L’homme et la société, N°s 136-137, “Figures de l’’auto-émancipation’ sociale”.
Notes
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[1]
Christine Delphy, (1997), L’Ennemi principal, Tome 1, Syllepse ; à paraître en février 2001, L’ennemi principal, Tome 2, Syllepse.
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[2]
Militante féministe, chargée de mission au GED (Groupe d’Etudes sur les Discriminations)
-
[3]
Delphy, Christine, 1999, “Le patriarcat, le féminisme et les intellectuels”, L’Ennemi principal, Editions Syllepse, Paris, Tome II (à paraître).
-
[4]
Ce “nous” ne saurait évidemment représenter l’ensemble des nouvelles générations féministes ! Il s’agit essentiellement des militant-e-s de Mix-Cité (Mouvement mixte pour l’égalité des sexes) et de la majorité des jeunes féministes avec lesquelles j’ai pu discuter.
-
[5]
Delphy, Christine, 1999, “Avant-propos”, L’Ennemi principal, Paris, Editions Syllepse, Tome I, p.8.
-
[6]
Delphy, Christine, “Avant-propos”, L’Ennemi principal, Editions Syllepse, Paris, Tome I, p.8.
-
[7]
Id
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[8]
op.cit., Tome II.
-
[9]
Delphy, Christine, “Genre et classe en Europe aujourd’hui : le cas de la France”, op.cit.
-
[10]
Bourdieu, Pierre, 1998, La domination masculine, Seuil, Paris, p.16.
-
[11]
Delphy, Christine, “Penser le genre : quels problèmes ?”, op.cit.
-
[12]
Delphy, Christine, "Penser le genre : quels problèmes ?", op.cit.
-
[13]
Historienne, Maîtresse de conférences à l’Université de Toulouse le Mirail
-
[14]
Ce compte-rendu a été rédigé à partir des épreuves du second volume qui n’ont pas de pagination continue, il m’est donc impossible de référer précisément les citations qui en sont extraites, sauf pour le premier volume.
-
[15]
Professeur et directrice au Centre des Women’s Studies de l’Université de York.
-
[16]
On m’avait demandé d’écrire ce compte rendu pour des volumes intitulés Women of Ideas, à la suite d’une enquête d’universitaires britanniques féministes qui avait révélé que Christine Delphy figurait parmi les auteurs les plus attendus dans une telle série.
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[17]
Il figurait déjà dans “L’Ennemi principal” en 1977.
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[18]
Philosophe, Université de Paris X Nanterre.
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[19]
J’ai été très surprise par les remarques comme quoi je ne “me coltine pas la réalité factuelle”, me “situant seulement dans l’analyse théorique”, je ne me livre pas aux “innombrables études de terrain” (qui semblent se résumer pour elle à des “entretiens […] qui approchent opinions et croyances”), ne “donne pas de données statistiques”, et “n’illustre pas empiriquement les démonstrations théoriques”. J’ai essayé de comprendre ce qui pouvait motiver ce reproche mais je n’y suis pas parvenue, et ne peux donc y répondre. Peut-être s’agit-il d’une plaisanterie ?
-
[20]
Ceci, écrit avant de recevoir le commentaire d’Etienne Balibar, lui répond cependant, bien que de façon probablement trop courte. On trouvera un développement de ce thème dans la préface du second tome.