1Le thème de ces 13es Journées francophones de thérapie familiale systémique, La danse de la rencontre, nous invite à envisager la rencontre entre la famille et les thérapeutes comme une danse. Cette métaphore de la danse ne pouvait pas me laisser indifférente. D’abord parce qu’ayant pratiqué assidûment la danse classique durant une dizaine d’années, j’ai pu sentir dans mon corps la dimension de mouvement et de créativité contenue dans cette métaphore. Au-delà de la dimension artistique, la danse m’a permis de réguler et d’extérioriser le bouillonnement intérieur de mes émotions durant l’enfance et l’adolescence. C’est donc peut-être aussi en dansant que les familles régulent leurs émotions. Et de même, c’est en dansant avec elles que nous introduisons dans leur chorégraphie de nouveaux pas de danse, de nouvelles stratégies de régulation émotionnelle qu’elles imitent ou apprennent dans cette rencontre thérapeutique.
Danse et coordinations préférentielles
2Cette danse de la famille et du système thérapeutique, je l’avais envisagée lors de la rédaction de ma thèse de doctorat à travers la notion de coordination préférentielle. Les interactions au sein de la famille peuvent être comparées par analogie aux coordinations des mouvements chez un sportif. Pour faire un mouvement, les gestes du sportif vont se coordonner de manière spontanée. De même pour maintenir son homéostasie, pour garder son identité, les membres d’une famille vont se coordonner dans leurs actions, dans leurs pensées et dans la régulation de leurs affects de manière spontanée. Un système tend à adopter, sous l’influence des contraintes qui le constituent et/ou qui pèsent sur lui, un certain type de comportements coordonnés entre eux, que l’on peut qualifier de naturel, spontané ou préférentiel. Maturana (2002) parle de consensual coordination et insiste sur le fait que les différents comportements observés ne se produiraient pas s’il n’y avait pas une histoire spécifique ontogénétique partagée par les membres de la famille. Il précise également que ces coordinations sont la conséquence d’un processus spontané de couplage, qu’il faut comprendre selon un point de vue biologique.
3Ces interactions constituent l’axe majeur du travail des thérapeutes systémiques. Les maîtres de la première systémique comme Salvador Minuchin ou Jay Haley ont exploré ces coordinations en se focalisant sur la répétition d’actes analogues : actes de communication et actions observables (Minuchin, 1978, p. 69). Ils ont mis en évidence la circularité des patterns transactionnels qui régule l’auto-organisation du système familial. Durant la seconde systémique, les constructivistes se sont intéressés à la circularité entre le programme officiel et la carte du monde, et ont montré comment les représentations de chacun organisent la famille en un système autoréférentiel (Elkaïm, 1995). Mes travaux sur la régulation émotionnelle m’amènent à envisager un autre type de circularité qui participe à cette danse familiale : les stratégies de régulation émotionnelle des uns et des autres se renforcent mutuellement dans la relation, d’où l’émergence de patterns de régulation émotionnelle particuliers (Duriez, 2011 ; 2017b). J’envisage donc les coordinations préférentielles observables chez les familles à partir des comportements, des constructions du monde et des stratégies de régulation émotionnelle. Tous les membres de la famille coordonnent leurs communications verbales et non verbales, leurs mouvements, leurs pensées et leur régulation émotionnelle pour créer ensemble une danse.
Le thérapeute découvre la danse à travers ses propres émotions
4Les actions des uns et des autres apparaissent au premier abord éclatées et disparates. Et pourtant derrière ces actions chaotiques et désordonnées, si nous analysons au plus près les pas de danse effectués par la famille, nous pouvons découvrir un ensemble d’actions ordonnées orientées vers l’atteinte d’un objectif commun. Chacun agit selon une logique et des contraintes qui se sont imposées à lui selon des processus complexes. Ces processus s’organisent dans l’intersubjectivité via des phénomènes intrapsychiques de transmission transgénérationnelle de projection, de transmission de l’angoisse, etc. Ils peuvent être le résultat d’une transmission via le matériel épigénétique (Gapp et al., 2014). Ou plus simplement chacun prend une place et un rôle dans le système familial en fonction de son caractère et de sa personnalité. En entrant dans la danse, le thérapeute pourra identifier les règles qui indiquent quelle réaction avoir dans une situation donnée par rapport à l’action d’un des membres de la famille. Il va apprendre à danser comme la famille.
5Minuchin disait que le thérapeute doit se relier au système familial en faisant l’expérience des patterns transactionnels de la famille et de leur force. Cela suppose pour lui de « ressentir la souffrance qu’éprouve un membre de la famille à être exclu ou à être pris comme bouc émissaire, et son plaisir à être aimé, à se sentir utile, ou confirmé dans sa famille de quelle que façon que ce soit » (Minuchin, 1974, p. 143). Il ne s’agit pas seulement d’empathie, mais de participer de manière active à la chaîne circulaire des transactions familiales afin de ressentir une émotion que le thérapeute va réguler à sa manière.
6Lors de la rencontre thérapeutique, chacun des membres de la famille nous invite à nous coordonner en suivant ses pas. Concrètement, cela veut dire que chacun attire l’attention du thérapeute sur une singularité du contexte familial, avec son point de vue, selon des processus autoréférentiels. Comment répondons-nous à cette invitation ? Quelle place prend le thérapeute ? Va-t-il suivre la chorégraphie de la famille ? Ou va-t-il parvenir à proposer une nouvelle chorégraphie, une nouvelle façon de danser sur la musique ?
7Dans son très bel article, Jean-François Mangin (1997) décrit « l’expérience émotionnelle et très singulière » du thérapeute qui entre dans cette danse de la famille. C’est en acceptant de s’asseoir sur la chaise qu’on lui donne qu’il accédera à une connaissance intime de la famille, connaissance qui passe par la prise de conscience de ce qui traverse son corps sur le plan émotionnel durant la séance. Danser avec la famille, c’est donc accepter d’être traversé par les émotions. C’est cet engagement du thérapeute (Neill & Kniskern, 1982) qui lui permet de découvrir sa place dans le ballet familial et les pas qui sont attendus de lui par la famille. L’engagement du thérapeute dans le travail thérapeutique avec le patient contient une prise de risques. Risque d’être touché, risque d’être déçu parce que l’engagement n’est pas réciproque, risque d’être remis en question dans ses croyances, risque d’être rejeté, risque d’être absorbé par le système familial, etc. Tous les risques inhérents à l’intersubjectivité sont présents. Cependant, Mangin précise : « Si la famille propose au thérapeute de s’asseoir sur une chaise mythique, ce dernier peut décider d’y prendre place activement, mais à sa manière, en introduisant sa/ses différence(s), sa propre identité, sa propre singularité » (Mangin, 1997, p. 16).
Le thérapeute introduit une différence dans la danse avec la famille avec sa propre régulation émotionnelle
8Daniel Stern décrit très bien cette rencontre intersubjective entre un thérapeute et un patient. Il évoque la place des émotions dans cette intersubjectivité pour mettre en place l’alliance thérapeutique. Selon lui, l’alliance thérapeutique naît du rapport émotionnel existant entre le thérapeute et le patient, qu’il envisage essentiellement sous l’angle de l’empathie. Le thérapeute, par son empathie à la souffrance relationnelle, apporte une réponse affective différente aux conflits amenés par la famille.
9Je pense que le processus intersubjectif est plus complexe. D’une part, ce ne sont pas toujours les manifestations d’empathie du thérapeute qui sont à l’origine du changement, et d’autre part, face à une famille, l’empathie va s’orienter davantage vers tel ou tel membre de celle-ci. Stern (2004) et Onnis (2009) appuient leur argumentation à partir de la découverte en 1996 des neurones miroirs par Rizzolatti (2011) qui apparaissent pour lui comme les « preuves neuroscientifiques de la matrice intersubjective ». Ces neurones sont activés lorsque nous observons une action comme si nous faisions l’action nous-même. Ils sont aussi activés lorsque nous percevons une émotion sur un visage ou dans la voix d’une personne comme si nous vivions nous-même cette émotion. Ce « nous-même » doit être pris en compte car nous ne réagissons pas avec les mêmes réponses à cette émotion, même si elle est identique à celle perçue chez l’autre. Le thérapeute introduit une différence avec sa subjectivité, comme le soulignait Mangin (1997), et cette différence se situe dans la régulation émotionnelle. C’est donc cette régulation émotionnelle du thérapeute qui peut transformer la danse de la famille en danse thérapeutique.
10Mon hypothèse, c’est que cette différence se situe dans la manière dont le thérapeute régule l’émotion ressentie durant les interactions avec la famille. La subjectivité du thérapeute s’exprime dans les stratégies de régulation émotionnelle qui seront les siennes durant les séances. Par son empathie à la souffrance relationnelle, il apporte une réponse affective différente aux conflits amenés par la famille. C’est ainsi qu’il vient modifier la chorégraphie écrite par la famille et apporter sa touche au ballet. La famille observe le thérapeute et apprend les nouveaux pas de danse. Cette observation faite par la famille (qui repose sur les neurones miroirs) va aider chacun à réguler ses émotions non seulement de manière fonctionnelle pour lui-même, mais aussi en s’ajustant à la sensibilité de ses proches. Le processus thérapeutique repose donc sur la capacité du thérapeute à renvoyer aux patients une image pertinente de leur vécu, de leurs émotions et de leurs stratégies de régulation émotionnelle. Cette image se construit dans un contexte intersubjectif et elle est dépendante de la manière dont le thérapeute régule lui-même ses propres émotions par rapport à ce qui se passe durant la séance.
11La difficulté réside dans la subjectivité des patients, c’est-à-dire que ce qui est pertinent pour l’un ne le sera pas pour l’autre. Par exemple, à l’écoute du récit d’un événement traumatique, le thérapeute peut réguler ses émotions de différentes manières : exprimer par l’expression du visage son empathie, intervenir en s’appuyant sur une théorie et apporter une réévaluation cognitive de la situation, construire une représentation différente de l’événement de manière à lui faire perdre sa dimension traumatique, se couper de son émotion pour se protéger car cela le renvoie à un événement similaire qu’il a vécu, etc. Si la stratégie de régulation émotionnelle du thérapeute a du sens par rapport à son vécu, elle peut être source de souffrance dans le contexte intersubjectif avec le patient. Un thérapeute trop empathique heurtera les défenses d’une personne qui banalise l’événement traumatique et amènera celle-ci vers des affects négatifs dont elle se protégeait bien auparavant. Un thérapeute trop distant blessera un sujet qui a besoin de soutien et risque d’induire dans certaines circonstances une retraumatisation. Ce qui est pertinent pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre.
Risque de rigidification du système cothérapie
12Dans cette rencontre entre famille et thérapeute, le risque est de rigidifier le système famille-thérapeutes si la manière dont le thérapeute régule ses émotions est absolument identique à celle d’un autre membre de la famille. « Tout se passe comme si, à son insu, chacun allume chez l’autre un signal émotionnel qu’il régule partiellement avec cet autre, lequel fait de même en miroir, du fait de zones de sensibilité fort proches » (Goldbeter-Merinfeld, 2012, p. 195). Nous faisons un parallèle avec la fonction des résonances décrite par Elkaïm (1989) dans le maintien de l’homéostasie du système. Elkaïm posait la question : « Quelle est la fonction pour le système de sentir ce que je sens ? » Je pose la question : « Qu’est-ce que je fais de mon émotion qui surgit durant la rencontre avec la famille et quelle est la fonction pour le système de réguler mon émotion tel que je le fais ? » Si la stratégie de régulation émotionnelle du thérapeute est un écho de celle d’un membre de la famille, cela n’introduira pas de différence et cela rigidifiera le système. La présence d’un cothérapeute peut alors s’avérer bénéfique pour amener des alternatives dans les stratégies de régulation émotionnelle afin que la danse puisse se complexifier (Duriez, 2017a). Les stratégies de régulation émotionnelle du thérapeute engagé en tant qu’être humain dans une relation intersubjective avec la famille auront un impact sur le processus thérapeutique et méritent d’être pensées. La cothérapie est un espace pour réfléchir à l’impact de nos stratégies de régulation émotionnelle dans la danse avec la famille. L’observation et le dialogue avec le cothérapeute modifient les émotions du thérapeute et l’amènent à modifier ses stratégies de régulation émotionnelle.
13Les représentations du thérapeute au sujet du vécu des patients trouvent leurs racines dans son histoire, dans sa famille d’origine, et se construisent à partir des émotions qui émergent chez lui durant la séance. La cothérapie peut alors permettre de réguler les émotions de chacun des thérapeutes si elle amène un équilibre entre deux subjectivités, « entre le semblable et le différencié, la complémentarité et la différence des histoires personnelles et professionnelles, des cartes du monde et surtout de l’éthique relationnelle des deux thérapeutes » (Courtois et Mertens de Wilmars, 2004, p. 309). La cothérapie peut équilibrer les phénomènes de résonance et augmenter l’économie de souplesse du système thérapeutique car non seulement les émotions ne seront probablement pas vraiment les mêmes chez les deux thérapeutes, mais ils les réguleront chacun avec leurs stratégies préférentielles.
14La cothérapie met en scène deux subjectivités et offre à la famille deux réponses affectives à ce qu’ils amènent en séance. Elle augmente ainsi les chances de renvoyer une image de leurs émotions qui sera jugée pertinente par la famille, ou l’un des membres. Va également s’opérer un ajustement entre les deux thérapeutes pour offrir une réponse commune ou au contraire une réponse différenciée. La famille vit une expérience nouvelle avec les thérapeutes, la danse n’est plus tout à fait la même, il faut réorganiser les mouvements pour faire une place aux thérapeutes sur la scène. Cette danse évolue donc avec l’introduction des stratégies de régulation émotionnelle des thérapeutes et devient alors thérapeutique.
Analyse clinique
15Je vais maintenant illustrer mon propos sur la danse thérapeutique à partir de quelques moments d’une thérapie conjugale et familiale. Aurélien, 48 ans, et Valentine, 53 ans, consultent en thérapie de couple et sont reçus par deux thérapeutes. Valentine se plaint des problèmes d’addiction de son mari et elle exprime également beaucoup d’inquiétude pour leurs filles, Clar,a 23 ans et Olympe, 18 ans. Les thérapeutes proposent d’inclure les filles dans les séances pour un certain temps. Après la troisième séance, l’une des thérapeutes part en congé maternité, je la remplace à ce moment-là. Des extraits de la cinquième séance, deuxième séance pour moi, permettront d’apprécier dans quelle danse familiale nous sommes transportées.
Clara et l’expression des sentiments négatifs
16C’est Clara qui mène la danse. Clara est désignée par la famille et les thérapeutes comme une fille courageuse. Elle souhaite prendre de la distance avec ses parents et le climat pesant qui règne à la maison. Elle était donc sceptique à l’idée de venir en thérapie familiale. Mais une amie lui a dit que c’était un beau cadeau que leur faisaient leurs parents de faire cette démarche : « Cela m’a fait prendre conscience que c’était courageux de la part de tout le monde de faire ce pas-là. Du coup, il n’y avait pas de raison que cela soit moi, la plus courageuse, qui me défile ! » Elle accepte ce rôle de « courageuse » et exprime clairement durant les séances ce qui la dérange chez ses parents. Elle partage ses émotions, ses questions, ses doutes avec une grande spontanéité, de manière explicite mais sans animosité. Les parents sont ouverts vis-à-vis d’elle et ils acceptent d’entrer dans la danse qu’elle leur propose. Elle prend en quelque sorte la place des thérapeutes qui deviennent spectateurs de ce ballet stupéfiant réalisé par une famille enchevêtrée où dominent les transgressions en tout genre.
17Lors de cette cinquième séance, Clara exprime son malaise vis-à-vis de la situation quand elle fume de l’herbe avec son père.
Clara : Je crois que peut-être il faut en parler. Après il n’y a rien de grave mais… je venais de terminer mon concours. Papa rentrait à la maison. Je savais qu’on serait tous les deux tout seuls parce qu’Olympe n’était pas là et maman était au Touquet. Et papa m’a demandé si je pouvais trouver un peu d’herbe pour fumer. Alors du coup j’ai dit « oui », je connais quelqu’un qui peut nous vendre de l’herbe. Et du coup on a fumé un ou deux pétards ensemble. C’était très léger. Mais en fait je ne sais pas si c’est très bien de faire ça ? En fait ?
Thérapeute 1 : Cela arrive souvent que vous fumiez ensemble ?
Clara : Non, cela n’arrive pas souvent mais je pense que cela ne devrait pas arriver du tout en fait ! Maintenant je pense ! Non, pas par morale mais parce que les problèmes d’addiction ne sont pas assez légers dans notre famille pour qu’on puisse vivre cela totalement légèrement. C’était très énervant ! Pendant toute la soirée j’avais l’impression d’être avec un adolescent.
Aurélien et la réorientation de l’attention
19Le père ne réagit pas sur la défensive. Il entend le trouble de Clara et s’ouvre sur son propre embarras quand durant la semaine qui a suivi elle est venue à son tour lui demander de l’herbe. Il évite ainsi de parler précisément du fait qu’il fume avec sa fille, avec une certaine subtilité puisqu’il reste sur le thème du cannabis. Les thérapeutes ne perçoivent pas cette réorientation de l’attention et ne questionnent pas Clara sur son malaise.
Père : Le fait que j’en demande à Olympe ou Clara de m’en trouver, cela les autorise après à m’en demander. Alors que normalement si je m’en étais débrouillé, je l’aurais gardé avec moi et personne n’aurait su que j’avais de l’herbe. Moi là où j’étais le plus emmerdé, c’est quand elle m’en a demandé. Il m’était difficile de lui refuser puisque c’était elle qui me l’avait fourni.
21Clara revient sur son malaise en précisant davantage.
Clara : Ben oui, parce que du coup il n’y a plus ce truc filial…
23La mère, qui n’est pas intervenue jusque-là, réagit à cette phrase de sa fille.
Valentine et la réévaluation cognitive avec amplification du négatif
Mère : Moi je me dis qu’il y a quelque chose d’incestueux là-dedans ! Je vous dis franchement ce que je pense !
Père : Ah bon ! Oui, c’est peut-être une façon de…
Clara : D’incestueux ! Cela veut dire quoi « incestueux » ?
Thérapeute 1 : Vous dites la même chose, vous dites : « ce n’est plus filial », il y a quelque chose qui est étrange dans la relation parent-enfant.
Clara : Non mais c’est sûr ! Ben quoi, maman, cela fait quand même… (Elle veut signifier que les relations ont toujours été comme cela et que ce n’est pas nouveau.)
Père : C’est intéressant pour elle. Cela donne un éclairage : puisque ce n’est plus filial, cela peut apparaître, selon un certain point de vue, incestueux. Comme tu disais : « deux adolescents » ! Comme si tu étais dans une tentative de séduction de ton père et vice versa une séduction de ton père vers toi, parce qu’il a bien fallu que je te séduise… Enfin, tu vois !
25Clara ouvre le ballet en exprimant ouvertement son malaise quand elle fume de l’herbe avec son père. Le père entend sa fille, il reçoit son émotion mais sans la questionner davantage. Il choisit de parler de lui et de son propre malaise quand c’est Clara qui lui demande ensuite de l’herbe. C’est peut-être sa manière à lui d’exprimer son accord sur le fait qu’il ne faut plus fumer ensemble, sans vraiment questionner son positionnement de père et ce qu’il impose à ses filles. Il peut accepter la transgression mais pas d’être un père défaillant. Il fait un petit pas vers Clara mais il reste centré sur lui.
26La mère écoute sans rien dire puis se saisit d’une parole de Clara (« il n’y a plus ce truc filial ») pour dénoncer le caractère transgressif de la situation. Elle ne prend pas de gants comme l’a fait Clara (« il n’y a rien de grave ») et crée la stupeur en prononçant le mot « incestueux ». Elle va cependant dans le même sens que sa fille dans la lecture de la situation, mais avec une bonne touche de provocation.
Remise en question du présupposé « il n’y a rien de grave »
27Ce qu’on voit dans ce petit extrait, c’est que Clara et son père peuvent dialoguer sereinement sur des questions délicates tant qu’ils sont d’accord pour dire qu’il n’y a rien de grave. La règle dans leur dialogue semble être : « on peut tout se dire mais considérons qu’il n’y a rien de grave. » La mère ne respecte pas cette règle. Elle entre sur la scène et amène une note dramatique dans la danse entre le père et la fille. Son irruption brutale les arrête dans leurs arabesques. Le père tente de continuer la danse sur ce rythme léger en réagissant sur le mode de l’intellectualisation. Il évoque d’un ton détaché la notion de séduction réciproque, comme s’il faisait un cours sur l’incestuel selon Racamier. Clara ne l’écoute plus. Il est en quelque sorte rejeté de la scène par sa fille. Clara se tourne vers sa mère et c’est maintenant avec elle que Clara danse. Le ton est beaucoup moins léger. Clara n’est plus souriante. Son visage exprime de la stupeur. D’une certaine manière, elle exprime de la colère envers sa mère qui ne l’a pas protégée. Mais nous pouvons aussi imaginer qu’elle supporte mal l’intrusion de sa mère dans le dialogue qu’elle avait avec son père et aussi le fait que celle-ci ne respecte pas la croyance partagée : « Ce n’est pas grave ! » Elle mesure le poids des mots de sa mère qui remettent en cause le présupposé partagé : « Il n’y a rien de grave. »
Clara, tournée vers sa mère : J’ai l’impression qu’on découvre quelque chose là mais…
Mère, d’un ton catégorique : On ne le découvre pas, on le dit, c’est tout !
Thérapeute 2 : Vous vous l’êtes déjà dit avant ?
Mère : Non, moi j’ai toujours lutté pour qu’Aurélien ne fume pas des pétards devant les filles. Je n’ai jamais réussi… Je me suis toujours fait envoyer sur les roses. C’était le début de ce qui est en train de se passer là… parce que Clara a aussi sa chambre de bonne au sixième étage… Je ne savais pas ça mais en même temps cela ne m’étonne pas plus que ça ! Moi je suis totalement opposée à ce type de situation et de comportement.
Clara : Enfin maman il y a deux semaines on a pris de la cocaïne ensemble !
Mère : Non !
Clara : Non, on n’en a pas pris ensemble mais on en a pris le même jour, du même fournisseur, dans le même lieu !
29Clara interroge sa mère du regard : pourquoi n’a-t-elle pas protégé ses filles si elle a compris le caractère incestuel de la situation ? Elle questionne du regard cette absence de protection. A ce moment-là, Clara sent bien la confusion qu’il y a dans les places de chacun. La mère se positionne comme si elle était extérieure à tout cela, une garante de la loi, jamais entendue. Clara avait d’ailleurs précisé que cela a pu se passer car ni Olympe ni sa mère n’étaient présentes. La mère réagit alors en exprimant son impuissance. Il s’agit de l’impuissance apprise telle qu’elle a été conceptualisée par Martin Seligman en 1975. La mère se plaint de ne pas être entendue par le père. Clara est alors perdue dans ce mélange de provocation et d’impuissance apprise exprimées par sa mère. Ceci est d’autant plus complexe que sur le plan analogique chaque fois qu’il est question de drogue, la mère a un sourire figé comme si elle approuvait cette consommation de drogue.
30Clara se sent aussi piégée dans un conflit de loyauté entre ses deux parents. Très attachée à son père, elle va réagir à la critique de sa mère, refusant toute coalition avec elle contre son père et la mettant sur le même plan que son père pour ce qui est de la transgression des frontières générationnelles. Elle perçoit les messages analogiques qui indiquent l’ambivalence de sa mère. Valentine réagit fermement en refusant cet amalgame. Clara rectifie ses propos et sa mère va expliquer aux thérapeutes la situation évoquée par Clara.
Mère : Cela n’a absolument rien à voir ! On était à une soirée où tout d’un coup la personne qui nous recevait… alors que moi je ne fume jamais de pétard et j’ai dû prendre deux lignes de coke dans ma vie… la fameuse hôtesse me dit : « Est-ce que tu veux sniffer une ligne de coke ? » Au début je lui dis « Non », elle me dit « Mais comme ça on pourra veiller tard la nuit ! », etc. Donc j’y vais et avant cela j’entends l’autre hôtesse qui dit à sa copine : « Pas les petites ! » Les petites, c’étaient Clara et Olympe. Donc moi je pensais que tout cela se passait entre adultes. J’avais soi-disant l’assurance que les filles n’étaient au courant de rien, etc. Je suis allée dans cette salle à manger où on pouvait sniffer une ligne de coke et je suis revenue. Et j’ai vu Clara partir. Comme elle prenait le même chemin, j’ai eu un doute. Et deux jours après, j’ai demandé à Clara si effectivement elle avait sniffé une ligne de coke, elle m’a dit que oui. Je n’étais pas très contente sur le moment par rapport à ces deux femmes qui sont des amies… Cela n’a rien à voir ! Moi on me fait une proposition, je dis « non ». Après je dis « oui » mais je m’assure que vous n’êtes pas dans cette histoire, je le fais discrètement. Je ne te dis pas : « Viens Clara, on va s’en sniffer une ! » Cela n’a absolument rien à voir ! Moi je ne suis pas une toxicomane !
Père : N’oublie pas que Clara a 23 ans, quand elle va dans la salle à manger, ce n’est pas « les petites », c’est une adulte ! N’oublie pas cela, Valentine !
32Les situations sont effectivement différentes. Cependant, si la mère ne consomme pas avec sa fille, elle manifeste un certain aveuglement par rapport aux consommations de Clara. Elle peut considérer que son mari est un toxicomane mais n’a pas perçu ce qu’il en est pour Clara. Les parents fréquentent des consommateurs comme les filles sont entourées d’amis qui consomment. Pour ne pas voir le danger, elle les imagine encore avec la naïveté des petites filles. La mère exprime son ressentiment vis-à-vis des amies qui ont fourni la cocaïne. Clara va réveiller sa mère en lui disant qu’elle avait consommé de la cocaïne les jours précédents et qu’elle en a consommé les jours suivants. Cette soirée-là n’était pas un moment exceptionnel ! Depuis le début, Olympe écoute sans rien dire. Elle joue avec ses cheveux ou ses mains.
Olympe et la distraction
Thérapeute 1 : Et Olympe, qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?
Olympe : Oh, moi je suis carrément extérieure à tout cela. J’observe. Je n’ai pas envie d’être dépendante de la drogue.
Thérapeute 1 : Et ce qui se passe entre votre père et votre sœur ?
Olympe : Cela m’a un peu surprise, le mot « incestueux ». Je n’avais pas réfléchi. J’ai des amis aussi qui fument avec leurs parents. Je ne vois pas cela comme quelque chose de grave. Par rapport à maman, je ne trouve pas ça si choquant que cela en fait. Puis j’ai déjà fumé une taffe aussi avec papa et mes amis.
Père : En effet, il m’arrive d’arriver chez moi, enfin chez nous. Ils s’amusent, ils boivent une bière, ils fument un pétard et en général je demande toujours s’il y a une latte de pétard. Ce n’est pas pareil que si je fume après le dîner devant les filles. Même si cela a pu arriver. Je ne fume pas des joints chez moi. Sauf dans un cadre festif. C’est comme cela que ça se passait jusqu’à présent sauf vendredi dernier, où on a attendu cette dame. (Valentine regarde Aurélien en souriant. Un sourire un peu sidéré. Son sourire disparaît à l’évocation du vendredi.)
34Olympe est fidèle à la croyance familiale que rien n’est grave. Elle écoute la conversation sans en être inquiétée, jouant avec ses mains, regardant ailleurs. Elle a rejoint le groupe d’amis de sa sœur et elle est entourée de gens qui consomment. Tout cela lui semble banal. Cependant, même si elle fume de l’herbe avec ses amis, voir les effets de la dépendance à la cocaïne chez les autres l’a convaincue qu’il est préférable de ne pas y toucher. Le père se saisit de ce que dit Olympe pour expliquer que généralement il ne fait que se joindre au groupe et ne fume pas seul devant ses filles. Il tente d’attirer l’attention sur la conversation « intéressante » qu’il a eue avec Clara ce soir-là plutôt que le fait qu’ils aient fumé ensemble. Il accepte d’en parler, ne voulant pas ignorer Clara mais seulement en effleurant le sujet. Il régule le sentiment désagréable de « culpabilité » en réorientant l’attention sur les conversations intenses qu’il peut avoir avec Clara.
Père : Et pendant qu’on attendait cette dame, on a commencé à discuter de plein de choses et la discussion était à mon avis plus intéressante à retenir même si c’était intéressant que tu dises cela, Clara, pour tout le monde. Voilà ! Encore une fois, aucun de nous deux n’est parti déchiré, défoncé, ne sachant plus où il habite.
Thérapeute 1 : Mais Clara vous dit qu’elle trouve que ce n’est pas bien, que cela la gêne !
Père : Non mais c’est intéressant. Mais je le sens intérieurement que ce n’est pas bien parce que cela nous met dans des situations inconfortables.
[…]
On vit la situation d’autant plus inconfortablement que Valentine est là. Que Valentine est là cet après-midi pour tout à coup prendre une pose dure et intéressante…
Mère : Je n’étais pas au courant. C’est Clara qui en a parlé.
Père : Mais je sais mais… Je dis qu’en plus… comme tu dis que tu n’es absolument pas d’accord… tu as le droit de ne pas l’être… mais je pense que dans notre culpabilité, il y a aussi un peu de ça, la peur de se faire engueuler par toi.
Clara : Non !
Père : En tout cas pour moi !
Thérapeute 1 : Pas pour vous Clara ? C’est un ressenti personnel ?
Clara : Oui, c’est un ressenti personnel. Et quand je parle de truc « incestueux », cela ne me choque pas, en dehors des histoires de fumette, j’ai déjà eu l’impression de réagir pas comme une enfant de papa.
Mère : Oui ? Notamment quoi ?
Clara : Ben, notamment quand mon père a noué des liens amicaux…
Père : Entre guillemets.
Clara : … avec une fille de mon âge qui était sur le tournage de mon court-métrage, que je réalisais avec mes parents. Et là ce que je veux dire, c’est que je n’avais pas peur de ce que pensait ma mère parce qu’on en a très peu parlé de cette histoire !
36Le père dit que son inconfort provient du regard et des paroles de Valentine. Or Valentine n’était pas au courant et a appris ce partage de joint durant la séance de thérapie. Cela suppose qu’auparavant il n’a pas vraiment vécu d’inconfort quand il a fumé avec sa fille. En revanche il était mal à l’aise quand Clara lui a demandé de l’herbe et qu’il n’a pu refuser en présence des voisines qui fument également. Il semble que le malaise provient du regard de l’autre mais pas parce qu’il ne serait pas à sa place de père. S’il est seul avec Clara, tout est possible, rien n’est grave. Valentine et la voisine font office de rappel à la loi. Clara réagit à cela car pour elle, elle n’a pas besoin d’une tierce personne qui ferait rappel à la loi.
La famille invite les thérapeutes à occuper une position particulière
37Dès la première séance, les familles invitent les thérapeutes à occuper une position particulière dans leur danse en fonction de leurs stratégies de régulation émotionnelle. Clara attend des thérapeutes qu’elles aillent dans le sens de l’expression clarificatrice, de l’élaboration. En énonçant clairement son malaise, elle nous guide vers les axes de travail à approfondir.
38Aurélien cherche à nous embrouiller, à nous faire perdre la piste indiquée par Clara ou par Valentine. Sa stratégie de régulation émotionnelle préférentielle est la réorientation de l’attention. Plus tard chaque fois que nous tenterons de travailler sur lui, il mettra le projecteur sur Valentine. Ma collègue souhaite travailler sur le génogramme et à plusieurs reprises nous allons renoncer, entraînées par Aurélien vers d’autres axes de travail. Nous n’aurons jamais l’occasion d’explorer en quoi sa relation avec son père était fusionnelle. Mais nous parviendrons parfois à ce qu’il utilise d’autres stratégies que la réorientation de l’attention :
Père : Plusieurs fois j’arrivais ici à reculons ou avec beaucoup de colère et vous avez vraiment une qualité, c’est que vous arrivez à… vous avez une douceur extrême qui arrive et qui permet de désamorcer… à chaque fois je disais ça à Valentine en sortant… je ne sais pas comment elle fait mais pour moi, c’est un vrai plaisir de travailler avec vous !
40Valentine cherche un soutien auprès des thérapeutes. Elle est inquiète pour son mari, pour ses consommations de drogue. Elle attend que les thérapeutes valident cette inquiétude et soignent Aurélien de ses addictions et de sa dépression. Lorsque Aurélien réoriente l’attention sur elle, elle accepte de travailler sur elle-même et dévoile l’ampleur de ses angoisses et sa manière de les réguler : « J’ai besoin de me distraire avec un peu d’alcool qui allège ce truc plombé que je ressens » ou « Quand les choses deviennent pesantes, je me dis “un jour je pourrai mettre fin à ma vie” et cela va mieux après. C’est des pensées que j’ai très souvent et cela ne va pas m’empêcher quinze minutes après de faire la gaie. »
41Olympe arrive en séance sans exprimer d’attente envers la thérapie. Dans le ballet, nous pourrions dire qu’elle est immobile. Elle reste en retrait et se coupe des autres. Son père dit à ce sujet : « Ce qu’elle ne ressent pas intellectuellement, son corps le ressent par des vibrations diverses et variées, et c’est ce qui lui procure les angoisses qu’elle a. Sans s’en rendre compte elle absorbe tout ça ! » Puis sortie brutalement de sa rêverie par sa sœur, elle découvre la danse familiale qu’elle ne percevait pas et c’est le choc. Elle ne parvient plus à fuir dans la rêverie et elle doit faire face à ce spectacle angoissant : « J’ai pris conscience de plein de trucs ! » dira-t-elle trois mois plus tard. Ses angoisses s’intensifient. Elle sort alors de sa rêverie et vit des moments de panique, de crise de larmes où elle va exprimer clairement à sa mère son besoin d’être protégée, d’être rassurée.
Régulation émotionnelle des thérapeutes
42Clara a commencé à parler en disant : « il n’y a rien de grave » et raconte ensuite des épisodes que nous pourrions qualifier de conduites transgressives de la part de toute la famille. Ces conduites transgressives me ramènent aux conduites ordaliques très présentes dans cette famille. En raison de la banalisation qui caractérise le début de cet entretien, je me sens sidérée, incapable de réagir. D’habitude, je m’appuie sur les émotions de la famille pour intervenir de manière thérapeutique. Là, j’ai en face de moi une famille traumatisée qui fabrique joyeusement du traumatisme pour mieux supporter les traumatismes anciens. Ils semblent utiliser la dissociation pour réguler leurs émotions et je me sens dissociée comme eux. Je suis là et pas là. Ils parlent. Je n’interviens pas, je suis gagnée par le « il n’y a rien de grave ». Nous voyons que les stratégies de régulation émotionnelle du père et des filles renforcent ce mythe « rien n’est grave ». Quand je sors de ma sidération, j’expérimente le vécu émotionnel de la mère d’impuissance apprise et je me tais comme elle. Mais je n’ai pas le même sourire crispé, ce qui introduit une différence.
43Quand la mère intervient avec ce mot « incestueux », je peux enfin m’appuyer sur l’émotion d’une personne. Je sors alors de cette impuissance pour préciser ce que veut dire la mère. Je m’accroche aux travaux de Racamier (1995) pour revenir en séance. Je vais sortir de la sidération et réguler mes émotions par la réévaluation cognitive, mais en enlevant la connotation dramatique de la mère et en évoquant l’idée d’étrangeté : « Vous dites la même chose, vous dites : “ce n’est plus filial”, il y a quelque chose qui est étrange dans la relation parent-enfant. » Je retrouve peu à peu ma capacité à penser. Cette nouvelle stratégie de régulation émotionnelle va permettre par le biais de l’imitation une modification des stratégies de régulation émotionnelle chez Clara. Après avoir dit « il n’y a rien de grave », elle dit : « quand je parle de truc incestueux », reprenant à son compte le mot de sa mère pour aborder la relation de son père avec une fille de son âge. Elle peut adhérer à cette représentation une fois que les mots de sa mère ont été repris par la thérapeute. Tant que cela venait uniquement de sa mère, elle était sur la défensive, la colère envers sa mère prenant le dessus sur le malaise envers son père. Clara s’appuie sur le discours des thérapeutes concernant la perméabilité des frontières entre les générations. Cependant, avec la réévaluation cognitive, je suis sur la même modalité que le père. Je suis focalisée sur l’effacement des frontières et je n’ai pas pris la mesure de ce qui a été dit par la mère. Ma collègue de son côté pense qu’il y a là une raison de plus de faire le génogramme pour explorer si ce mot « incestueux » résonne avec des histoires dans les générations précédentes.
44Durant la suite de l’entretien, Clara va exprimer un sentiment de trahison. Elle revient sur cette « perte » de la dimension filiale. Elle vit la blessure liée à la relation de son père avec une jeune femme comme une femme trompée plutôt que comme une fille qui découvre une histoire qui concerne ses parents. Elle ne banalise plus et exprime de façon explicite sa colère envers les conduites transgressives de son père. De son côté, Olympe sort de sa rêverie et écoute sa sœur. Elle est également choquée : « Je n’ai rien vu, je ne vois rien, comment est-ce possible ? » Nous voyons comment la régulation des émotions a bien évolué durant cette séance. La danse n’est plus la même, la chorégraphie a été réécrite avec l’aide des thérapeutes.
Conclusion
45La danse thérapeutique est coproduite par la famille et les thérapeutes dans ces échanges déterminés par les stratégies de régulation émotionnelle des uns et des autres. Certains veulent se confronter au problème, d’autres veulent l’éviter. Un pas en avant, deux pas en arrière. Les stratégies de régulation émotionnelle donnent le rythme de la danse. L’extrait étudié montre que ces stratégies favorisent la perpétuation et la transmission du mythe familial. La réorientation de l’attention, la réévaluation cognitive et la distraction sont des stratégies utilisées pour ne pas affaiblir l’idée que « rien n’est grave ». Lorsqu’un membre agit différemment et vient pointer la gravité de la situation, les autres se défendront pour annuler son effet. Les thérapeutes vont eux aussi ressentir des émotions et les réguler selon leur subjectivité. Par leur propre régulation émotionnelle, ils introduisent un élément nouveau qui vient complexifier la danse de la famille. De cette rencontre intersubjective va émerger une nouvelle organisation propre au système famille-thérapeutes. Cette nouvelle organisation va faire vivre à tous de nouvelles émotions et va permettre d’expérimenter de nouvelles stratégies de régulation émotionnelle vis-à-vis des émotions anciennes et des émotions nouvelles. La danse devient alors thérapeutique.
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