Notes
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[1]
J’essaie généralement de donner en priorité la parole aux membres de la famille qui viennent pour la première fois dans le service. Je leur demande ce qu’ils ont compris de la démarche qui a été entreprise par leur famille, ce qu’ils en pensent, etc.
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[2]
Nous nous inspirons ici des méthodes proposées par Virginia Satir pour favoriser les échanges en séance (Satir, 1964-1967).
Introduction
1 Le cycle de la vie familiale était un concept essentiel pour les pionniers de la thérapie familiale. Plusieurs d’entre eux, comme Salvador Minuchin, Jay Haley ou les représentants de l’École de Rome, l’avaient mis au cœur de leurs modèles, que ce soit au niveau de la définition des problèmes familiaux comme à celui de la stratégie thérapeutique (Dupont, 2017b). Ce concept est resté une référence importante dans le champ de la thérapie familiale, mais il a néanmoins été de moins en moins évoqué à partir des années 1980 et 1990, lorsque les trajectoires familiales sont devenues plus hétérogènes et moins prévisibles (augmentation des divorces et séparations, nouvelles configurations familiales, etc.).
2 Pourtant, l’étude des familles contemporaines réhabilite la pertinence du concept de « cycle de vie familiale » (Dupont, 2017a). En effet, plus les familles sont fragiles et changeantes, plus il est utile de les appréhender comme des trajectoires familiales et de considérer les étapes de leur évolution, que celles-ci soient « classiques » ou propres à certaines configurations (ruptures et recompositions familiales, homoparentalité, etc.) (D’Amore, 2010 ; Dupont, 2016a). De plus, s’il est vrai que toutes les familles ne restent pas unies dans la traversée des étapes classiques du cycle de vie familiale, toutes y sont néanmoins confrontées (par exemple : adolescence des enfants, départ des enfants, fin de vie…).
3 La plupart des auteurs contemporains distinguent huit grandes étapes du cycle de vie familiale (Bradley, Pauzé, 2008 ; McGoldrick et coll., 2016) : l’autonomisation du jeune adulte vis-à-vis de sa famille d’origine, la formation du couple, la famille avec de jeunes enfants, la famille avec des enfants d’âge scolaire, la famille avec des adolescents, le départ des enfants (ou « nid vide »), le 3e âge des parents et la fin de vie.
4 De façon générale, les étapes de la vie familiale sont de plus en plus réversibles : l’engagement conjugal bien sûr, mais aussi la recomposition familiale (qui peut être éphémère), le départ du jeune adulte (ce dernier peut revenir vivre chez ses parents après une déconvenue professionnelle ou sentimentale) ou encore la rupture conjugale (il arrive de plus en plus fréquemment que des couples séparés se reforment après une période de séparation). Ce dernier phénomène (les retrouvailles parentales) constituera le cœur de l’étude de cas présentée ici.
Contexte clinique
5 La famille M. a été reçue dans un intersecteur de psychiatrie infanto-juvénile de l’Est de la France. Notre dispositif de thérapie familiale est minimaliste : un binôme de thérapeutes et une seule pièce de consultation sans retransmission audio-visuelle ni miroir sans tain. Nous disposons néanmoins d’une autre pièce nous permettant, en cas de besoin, de faire sortir et patienter une partie de la famille ou de sortir nous-mêmes de manière à réfléchir sur l’orientation que nous souhaitons donner à un entretien.
6 C’est dans ce contexte qu’a été reçue la famille qui sera mentionnée ici. Cette étude de cas a été rédigée sur la base des notes prises par ma cothérapeute, de nos échanges sur les entretiens et de mes ressentis et souvenirs. Pour cette thérapie, j’ai tenu le rôle de meneur de l’entretien et ma cothérapeute celui de superviseur.
7 La famille M. consulte notre service de pédopsychiatrie sur le conseil de leur pédiatre, pour Ludivine, alors âgée de 7 ans et demi. Après un premier entretien de recueil de la demande, le psychiatre du service propose à la famille d’entamer une thérapie familiale avec notre binôme. C’est ma collègue qui assure la transmission : elle s’entretient avec le psychiatre, parcourt ses notes et me donne quelques éléments recueillis pendant le premier entretien. La patiente désignée, Ludivine, présenterait de nombreux symptômes : oppositionnisme, colères, pleurs fréquents, angoisses de séparation, automutilations, obsessions pour la mort, etc. Le psychiatre note également d’importantes tensions familiales et de fortes rivalités avec son frère, qui justifient selon lui l’indication de thérapie familiale. La mère a mis en évidence plusieurs événements marquants dans l’histoire de la famille : la récente reformation du couple parental après une période de séparation, un accident de la mère, plusieurs déménagements.
8 Ma collègue me rapporte ces éléments, mais j’essaie, comme pour chaque famille, de ne pas me laisser trop influencer par ces informations. Je retiens que les parents sont actuellement ensemble et qu’ils ont deux enfants : Ludivine et son frère Mathieu, 6 ans. Par téléphone, nous réexpliquons à la mère le principe des entretiens familiaux et elle nous confirme l’accord des quatre membres de la famille.
Première séance
9 Le climat familial semble tendu et Ludivine montre par l’expression de son visage qu’elle n’est pas très contente d’être là. J’essaie dans un premier temps de faire connaissance et de m’affilier avec chaque membre de la famille. Je demande à chacun de présenter un autre membre, en commençant par le garçon, qui vient dans notre service pour la première fois [1]. Tout en animant cette première partie d’entretien, je dresse un génogramme sommaire sur un paperboard.
10 Les débuts sont difficiles : les enfants parlent peu, même lorsque je les interroge sur des sujets anodins comme les jeux auxquels ils aiment jouer ensemble. Au détour d’une question, la mère évoque furtivement les automutilations de Ludivine, dont le visage se ferme immédiatement. La mère se montre alors excédée, dit qu’il faut bien parler des problèmes, qu’elle voudrait que ça aille mieux. Elle commence néanmoins à énumérer les comportements problématiques de sa fille, qui se ferme de plus en plus.
11 Face à ce nœud familial qui se resserre, je propose à la famille de faire sortir les enfants pour parler un moment entre adultes. Nous ouvrons une autre pièce aux enfants, dans laquelle ils peuvent jouer et dessiner. La mère nous parle alors des différents « symptômes » de sa fille dans des termes cliniques, qui renvoient à ses discussions avec son pédiatre et à des recherches qu’elle a faites sur internet. Lorsque j’interroge les parents sur leurs hypothèses concernant l’origine de ces troubles, la mère commence par évoquer un grave accident pendant lequel sa fille, âgée de 4 ans, l’a vue elle (la mère) se faire écraser par une voiture (elle a survécu à cet accident avec quelques séquelles). Les deux parents affirment cependant qu’ils ont souvent parlé de cet événement avec leur fille et qu’elle ne semble pas en garder de traumatisme. Les difficultés de Ludivine auraient commencé bien plus tard (un an avant notre entretien). J’interroge alors le couple sur leur vie actuelle. Le père nous apprend qu’il travaille beaucoup, qu’il est souvent en déplacement et qu’il ne voit ses enfants que quelques dizaines de minutes par jour, six jours de la semaine sur sept. Alors qu’il n’avait que très peu parlé jusque-là, le père nous dit qu’il est surtout inquiet d’une chose : l’isolement de sa fille et sa difficulté à se faire des amis. Il retrouve dans sa fille l’enfant qu’il a été : timide et renfermé sur lui-même. Il dit en avoir beaucoup souffert et en souffrir encore un peu aujourd’hui. Il nous dit n’en avoir jamais parlé avec sa fille.
12 Face à ces nouveaux éléments, nous proposons aux parents de consacrer un moment de l’entretien au père et à sa fille, de manière à mobiliser des interactions nouvelles. La mère se plaint en effet de gérer seule cette situation et de s’épuiser sans résultats ; elle serait favorable à ce que le père se rapproche de sa fille. Nous proposons donc à la mère de sortir et à la fille de revenir en séance. Ludivine semble surprise, mais aussi interpellée par notre proposition. Nous asseyons le père et la fille l’un en face de l’autre [2]. J’amorce brièvement le dialogue et laisse les deux poursuivre. S’ensuit un échange fort en émotions, pendant lequel le père raconte pour la première fois à sa fille qu’il était timide comme elle lorsqu’il était enfant, qu’il avait du mal à se faire des amis et qu’il lui a fallu de nombreuses années pour apprendre à aller vers les autres une fois adulte. Ludivine lui fait part de ses difficultés dans ce domaine et son père lui donne quelques conseils, en partant de ses propres expériences. Ils décident ensemble qu’ils vont inviter à la maison une petite fille à qui Ludivine n’ose plus parler depuis une dispute. Nous les encourageons à mener à bien ce projet d’ici la prochaine séance, où ils nous raconteront comment cela s’est passé.
13 Nous faisons revenir les autres membres de la famille pour conclure ce premier entretien. Le visage de Ludivine est maintenant beaucoup plus détendu ; elle semble apaisée par cet échange avec son père. Nous lui demandons d’exposer à sa mère et à son frère le projet qu’elle a élaboré avec son père. Nous proposons à la famille de convenir d’un deuxième rendez-vous, après cette première séance pendant laquelle nous n’avons pu nous concentrer que sur un seul élément.
14 Après le départ de la famille, ma cothérapeute me dit qu’elle est surprise que nous n’ayons pas parlé de la période de séparation des parents que la mère avait évoquée lors de son premier entretien dans notre service. J’avais en effet oublié cet élément que ma collègue m’avait pourtant rapporté.
15 En réfléchissant à cet entretien, nous sommes frappés par le climat d’insécurité qui règne dans cette famille : les difficultés des uns et des autres à se parler, les angoisses de séparation, les mises en danger de Ludivine. À l’issue de cette première séance, la problématique de la famille nous paraît difficile à saisir.
Deuxième séance
16 Un mois après le premier entretien, nous recevons la famille pour la deuxième fois. Nous découvrons dans la salle d’attente que le père n’est pas là. La mère nous explique qu’il vient d’avoir un accident de travail et qu’il est immobilisé à la maison.
17 Je m’adresse d’abord à Ludivine et lui demande si elle a invité son amie comme elle avait décidé de le faire avec son père. Son visage s’illumine. Elle nous annonce qu’elle l’a invitée deux fois, qu’elle est allée une fois chez elle et que ça s’est chaque fois très bien passé entre elles. La semaine suivante, elle va fêter son anniversaire et a déjà invité huit camarades. Ludivine nous parle avec plaisir des jeux auxquels elle a joué avec sa copine et des activités qu’elle va organiser avec sa maman pour son anniversaire.
18 Je m’adresse ensuite à Mathieu, qui se montre lui aussi plus ouvert. Il nous dit que sa sœur et lui jouent plus souvent ensemble en ce moment, qu’il participera à son anniversaire et que sa sœur a accepté qu’il invite lui aussi un copain.
19 Ludivine et Mathieu nous parlent ensuite de l’accident de leur père et des câlins qu’ils lui font pour l’aider à guérir.
20 La mère nous dit que Ludivine peut toujours se montrer opposante, mais qu’elle s’automutile moins et que les conflits sont plus rares. Nous encourageons alors la mère et la fille à échanger sur ce que chacune ressent. La mère explique alors à sa fille que cette diminution des automutilations la rassure et la rend plus sereine.
21 La mère évoque des scènes où Ludivine s’est énervée ou opposée et nous demande si cela relève de la « préadolescence ». Une nouvelle fois, Mme M. se montre très influencée par ce qu’elle a lu sur internet. Devant ses demandes insistantes, nous décidons de lui proposer un moment d’entretien pour elle seule et faisons sortir les enfants.
22 La mère nous confirme qu’elle est contente de voir sa fille plus ouverte et d’être sortie d’une longue période pendant laquelle sa fille ne souriait quasiment plus et où les altercations étaient permanentes. Elle nous révèle en revanche qu’elle reste très anxieuse et craint les futures réactions de Ludivine. Nous parlons avec elle du climat anxieux qui s’est instauré dans la famille. Alors que je la questionne sur la mise en place de ces boucles relationnelles anxieuses, elle revient sur la reformation du couple ; les symptômes de Ludivine ont en effet commencé à se manifester peu après la réinstallation de tous les membres de la famille dans un même logement. La mère nous dit qu’elle a honte de cet aller-retour dans leur couple et qu’elle aimerait que cette période de séparation n’ait pas existé : « Vous devez penser que nous sommes puérils… » Nous encourageons au contraire la mère à revenir sur l’histoire du couple et de la famille.
23 Mme M. retrace alors leur histoire commune et en premier lieu les suites de la rencontre. Mme M. est en effet tombée enceinte dans les premières semaines de leur relation, alors que ni elle ni son conjoint n’avaient émis de projet d’enfant. Cette découverte a provoqué une crise dans le couple naissant. Monsieur, qui avait dix ans de plus qu’elle, s’est rapidement dit prêt à assumer cette grossesse imprévue. Madame, plus jeune, a mis plus de temps à prendre sa décision, mais a finalement souhaité garder l’enfant. Elle nous décrit alors les mois qui suivirent comme une période chaotique mais pleine d’enthousiasme, où l’amour naissant se mêlait à la promesse d’un enfant à naître, en même temps que le couple devait organiser de manière accélérée une vie commune et préparer l’arrivée de l’enfant. Elle nous décrit par exemple avec amusement le moment où elle a annoncé à ses parents à la fois qu’elle avait rencontré quelqu’un et qu’elle était enceinte. Elle et son futur mari ont finalement pu traverser cette période difficile, mais aux dépens de la vie conjugale : « Nous nous sommes beaucoup oubliés en tant que couple. »
24 La seconde grossesse est elle aussi arrivée de manière imprévue. Quelques mois après la naissance de Ludivine et pendant le réaménagement progressif d’une contraception, Mme M. est tombée enceinte de Mathieu sans que cela ne soit planifié par le couple. Elle était heureuse d’avoir un second enfant, mais elle ne sait pas véritablement ce que son mari en a pensé, car il s’exprimait peu sur ces sujets.
25 Quelques années plus tard, lorsque Ludivine avait 5 ans et son petit frère 3 ans et demi, Mme M. découvrit des messages que son conjoint avait échangés quelques temps plus tôt avec un ami, dans lesquels il disait qu’il doutait de son couple et qu’il aurait certainement déjà quitté sa compagne s’il n’avait pas eu des enfants avec elle. Mme M. se sentit profondément blessée et humiliée par ces échanges que son compagnon avait eus avec un ami proche du couple. Le soir même, elle le confronta et décida dans la nuit de mettre fin à leur relation. Dès le lendemain matin, les deux parents annoncèrent aux enfants qu’ils se séparaient et que le père allait vivre ailleurs (il quitta la maison le jour même). Pendant l’année et demie qui suivit, les enfants vécurent principalement chez leur mère et se rendirent chez leur père un week-end sur deux et la moitié des vacances.
26 Après un an, madame et monsieur éprouvèrent le désir de se retrouver et commencèrent à se revoir, sans en informer les enfants. Pendant les six mois qui suivirent, le couple se reforma et se resépara à plusieurs reprises ; et chacun hésita beaucoup avant que les deux prennent la décision définitive de se remettre ensemble et de l’annoncer officiellement à leurs enfants et à leur entourage. Ils décidèrent également de se marier et d’acheter une nouvelle maison, ce qu’ils firent dans l’année qui suivit. Madame nous dit qu’elle est depuis lors très sereine par rapport à la stabilité de son couple. Elle parle avec beaucoup de tendresse de son mari. Du point de vue analogique, nous observons qu’elle regarde souvent la chaise sur laquelle il était assis lors de notre premier entretien. Elle regrette qu’il ait fallu une séparation et de nombreux allers-retours dans le couple avant de pouvoir en arriver à la situation actuelle. Elle a honte de cette période d’hésitations, vis-à-vis de son entourage et vis-à-vis de nous : « On se disputait et on se remettait ensemble comme des ados… », « On se retrouvait en cachette pendant la journée… »
27 Je propose alors à madame un recadrage, une autre manière de considérer cette période dans l’histoire du couple. Il apparaît en effet que le couple n’avait pas connu la période de vie sans enfants, étant donné que madame était immédiatement tombée enceinte. Le couple conjugal n’avait pas eu le temps de se renforcer avant l’émergence du couple parental. Ce saut d’une étape du cycle de la vie familiale expliquait peut-être en partie la fragilité du couple pendant les premières années, qui a finalement mené à une séparation. Dans ce contexte, il était possible de voir la période de retrouvailles et d’hésitations à se remettre ensemble – hors du regard des enfants –, comme une opportunité de vivre, après-coup, cette étape dont le couple avait été privé. À l’issue de cette période, le couple s’est ainsi trouvé renforcé : un lien conjugal solide soutenait désormais le couple parental.
28 La reformation du couple semble en revanche avoir été mal vécue par Ludivine. Mon hypothèse est qu’elle vit depuis lors dans la crainte qu’une nouvelle séparation puisse se produire à tout instant, étant donné qu’aucun signe ne lui avait permis d’anticiper la rupture (le couple ne se disputait quasiment pas et n’avait jamais parlé de se séparer, selon les dires de Mme M.).
29 Madame se montre interpellée par ce recadrage et notamment par la connotation positive que je donne de cette période de séparation et d’hésitations, qu’elle cherche quant à elle à dissimuler. Elle dit également qu’elle n’a jamais imaginé que la reformation du couple puisse être une source d’angoisse pour sa fille, étant donné qu’elle l’a reçue positivement lorsque c’est arrivé et qu’elle n’avait pas beaucoup réagi à la séparation. Ludivine se plaignait de ne pas voir plus souvent son père, mais ne semblait pas avoir souffert de la séparation en elle-même : « Il faut dire que ça ne changeait pas grand chose entre son père et moi : on continuait à se parler cordialement, comme avant. On ne se disputait jamais… » Je propose alors à la mère l’hypothèse selon laquelle Ludivine est angoissée par l’éventualité d’une nouvelle séparation, qui pourrait arriver à tout moment (aussi soudainement que la rupture précédente), et que ses symptômes ont peut-être pour fonction d’attirer l’attention de ses parents sur elle et de les détourner de potentiels conflits de couple. Une anecdote revient alors à l’esprit de madame, qui pourrait confirmer cette hypothèse. Pendant une période de restructuration particulièrement difficile dans l’entreprise de son mari, celui-ci a dû faire de très longues journées de travail. Un soir, il est rentré très tard, après que Ludivine se soit endormie. Avant cela, elle avait beaucoup insisté auprès de sa mère pour le voir avant de s’endormir. Mais elle n’avait finalement pas réussi à lutter contre le sommeil. Le lendemain, lorsqu’elle s’est réveillée, son père était déjà reparti. Elle s’est alors mise à pleurer et à agresser sa mère, l’accusant de mentir. Elle ne croyait pas que son père était revenu pendant la nuit ; elle était sûre qu’il était parti vivre ailleurs et que sa mère ne voulait pas le lui dire. Ce n’est que le soir, au retour du père, que Ludivine put s’apaiser.
30 Avec l’accord de madame, nous proposons aux enfants de revenir dans la pièce. La mère et moi reformulons alors pour eux les hypothèses que nous avons faites sur les craintes qu’ils pourraient avoir d’une nouvelle séparation. Pendant ces quelques instants, Ludivine nous regarde de manière très intense. Elle ne parle pas, mais opine simplement de la tête quand sa mère lui demande si elle a peur qu’ils se séparent de nouveau. La mère essaie alors de la rassurer en lui parlant de leur mariage et de la nouvelle stabilité de leur couple.
31 Nous choisissons ce moment pour conclure l’entretien. Nous convenons d’un nouveau rendez-vous trois semaines plus tard.
Troisième séance
32 La famille se présente à nouveau au complet. M. M. a terminé sa convalescence et a pu reprendre son travail. Considérant le fait qu’il était absent à la séance précédente, je m’adresse d’abord à lui et lui fais un résumé de celle-ci. Il nous révèle alors que la situation a beaucoup évolué, à tel point que les difficultés qui avaient amené la famille à consulter lui semblent très lointaines. Ludivine lui paraît « joyeuse » et même « radieuse ». Elle ne s’est plus mutilée et n’a plus fait de crise d’opposition depuis plusieurs semaines. Les quatre membres de la famille nous paraissent en effet très détendus.
33 J’interroge Ludivine sur ce qu’elle ressent en écoutant son père. Elle me répond que ça lui fait plaisir (elle est en effet très souriante). J’encourage les enfants à me parler des bons moments qu’ils passent avec leurs parents. Ils évoquent avec plaisir plusieurs jeux, tout en taquinant leur père qui est encore affaibli par ses problèmes de santé. M. M. nous précise qu’il a consacré plus de temps à ses enfants depuis notre premier entretien et qu’il a l’impression que ça leur fait du bien à tous.
34 J’essaie alors d’intégrer davantage la mère, par le biais du questionnement circulaire. Je demande notamment à Ludivine d’imaginer ce que va me dire sa mère sur l’atmosphère de la famille. Sans hésiter, Ludivine affirme qu’elle va dire qu’elle est contente de sa fille, ce que la mère confirme ; « C’est que du plaisir », dit-elle. La mère précise également qu’il y a désormais plus de tendresse et de complicité entre elle et sa fille. Je renvoie alors à Ludivine la nouvelle confiance qui s’est établie entre elles deux : elle a confiance dans le fait que sa mère a une bonne image d’elle.
35 Nous continuons d’évoquer le quotidien et les loisirs familiaux : les activités collectives, les activités entre chaque parent et chaque enfant, les jeux entre enfants, etc. Plusieurs fois, Mathieu mentionne des anecdotes amusantes, qui font rire toute la famille.
36 La mère dit qu’il y a eu un « déclic » pour Ludivine et pour toute la famille depuis la dernière séance.
37 Nous proposons à la famille de nous entretenir entre adultes. Les enfants sont ravis et se précipitent dans l’autre pièce, qu’ils connaissent bien depuis la séance précédente.
38 Le père évoque son accident de travail, dont il va certainement garder quelques séquelles. Il ajoute que le climat familial actuel l’aide à accepter cette mauvaise nouvelle. Il est très satisfait de l’évolution de Ludivine. Selon lui, elle a de plus en plus confiance en elle ; il évoque notamment une sortie à la piscine pendant laquelle elle a pu montrer à d’autres enfants comment réaliser un exercice, elle qui est d’ordinaire si timide.
39 Ma collègue et moi profitons de ce moment sans les enfants pour réfléchir avec les parents à la consolidation des progrès réalisés. Nous les encourageons notamment à renforcer positivement les nouveaux comportements de Ludivine. Son récent anniversaire pourrait par exemple leur permettre de marquer symboliquement le passage à une nouvelle étape de sa vie, où elle a plus de copines et est plus ouverte aux autres.
40 Nous reparlons également des craintes de Ludivine envers une éventuelle séparation des parents. Plus encore que la mère, M. M. voudrait effacer la séparation de l’histoire familiale. Son épouse lui a déjà parlé du recadrage que nous avons proposé pendant la séance précédente, auquel il adhère. Il ajoute qu’aujourd’hui il est « plus engagé que jamais » envers sa femme. Nous observons que la complicité du couple se manifeste sur le plan analogique : les deux partenaires se regardent beaucoup en parlant, s’écoutent et cherchent l’approbation l’un de l’autre.
41 Nous reparlons également des copines de Ludivine. M. M. nous apprend que, depuis la première séance, sa fille le mobilise beaucoup pour organiser l’invitation de ses copines, lui demande conseil dans ce domaine, etc. La mère observe que Ludivine est de plus en plus proche d’une de ses amies et qu’elles parlent beaucoup ensemble.
42 Nous demandons aux parents s’il y a encore des choses qu’ils aimeraient améliorer. Les deux disent qu’ils sont satisfaits de la situation actuelle, qu’ils n’éprouvent pas le besoin de convenir d’un nouveau rendez-vous, mais qu’ils souhaiteraient pouvoir nous recontacter en cas de problème. Le père ajoute : « Seulement si on n’arrive pas à trouver de solution par nous-mêmes ! » La mère, quant à elle, pense qu’ils sont « sur le bon chemin » et qu’ils sauront reconnaître les signes avant-coureurs d’une éventuelle nouvelle période de crise.
43 Nous allons rechercher les enfants et leur adressons un résumé de nos conclusions. Nous leur disons que nous pensons suspendre nos rendez-vous et leur demandons leur avis. Mathieu est déçu car il dit qu’il aime bien venir et dessiner ici. Mais il sourit de nouveau lorsque la mère lui dit qu’il pourra dessiner à la maison. Ludivine, quant à elle, affiche un large sourire. Elle trouve elle aussi que la situation s’est améliorée et elle est d’accord pour suspendre les séances.
Analyse et discussion
44 Cette thérapie nous a surpris, ma cothérapeute et moi, par la tournure qu’elle a prise et par son dénouement si rapide (seulement trois séances). En effet, à l’issue de la première séance, nous avions au contraire eu le sentiment de nous trouver face à une situation très complexe et à de fortes tensions familiales qui altéraient la sécurité du lien (notamment entre Ludivine et ses parents).
45 Pendant la première séance, je me suis senti mal à l’aise face à la profusion d’informations d’ordre « clinique » : la mère décrivait sa fille comme une patiente porteuse de nombreux symptômes, auxquels elle donnait des étiquettes psychiatriques. Cette manière de faire résultait peut-être des rendez-vous avec le pédiatre, des recherches de madame sur internet et de son effort pour trouver un sens – et des noms – aux problèmes de la famille. En entretien, j’ai eu l’impression que ce regard clinique éloignait la mère (et le père) de Ludivine. Ils la regardaient de moins en moins comme leur fille, avec leur regard spontané de parents, et de plus en plus comme une malade psychique. Ici, le phénomène de patient désigné était accentué par l’usage de catégories médicales.
46 Pendant ce premier entretien, je ne savais par ailleurs pas bien quel fil tirer parmi la multitude d’informations qui étaient apportées par les parents. Sans en être très conscient sur l’instant, j’ai choisi de faire fructifier l’élément qui semblait le plus spontané et le plus connoté affectivement : le lien établi par le père entre la timidité de sa fille et celle qui était la sienne lorsqu’il était enfant. En cohérence avec les principes du constructionnisme social, j’ai mis l’accent sur les éléments de langage qui semblaient les plus authentiques dans le discours familial (« timidité », « difficultés à se faire des amis »). Cela m’a également permis de travailler sur des échos entre deux cycles de développement : l’enfance du père et l’enfance de Ludivine.
47 J’ai alors adopté une stratégie thérapeutique de type « structural » (Minuchin, 1974). J’ai provoqué le rapprochement concret du père et de la fille pendant la séance, en faisant sortir la mère et le fils pour leur permettre un moment d’échange privilégié, et en prescrivant une tâche : mener à bien ce qu’ils avaient décidé, c’est-à-dire d’inviter une copine à la maison. Cette stratégie était guidée par l’hypothèse que la famille était fragilisée par le déséquilibre des implications parentales : la mère donnait l’impression de s’épuiser à essayer de régler seule les problèmes qu’elle rencontrait avec sa fille.
48 Après coup, cette phase de la thérapie – qui a sans doute été utile – m’apparaît davantage comme une phase préliminaire, qui nous a surtout permis de nous affilier à Ludivine, de mobiliser le père et d’obtenir une meilleure adhésion de toute la famille. Sans que nous l’ayons prémédité, cet entretien semble avoir eu une fonction proche de la phase de préparation au changement, conceptualisée par Jay Haley et les tenants de l’approche « stratégique » (Keim, 1995, p. 279-280), qui consiste à redonner confiance à la famille et à instaurer un climat de collaboration (au sein de la famille et avec les thérapeutes) avant d’aborder des problèmes complexes ; cette phase peut inclure la prescription d’une tâche simple, qui restaure le sentiment que des changements sont possibles.
49 C’est peut-être lors de la deuxième séance que le cœur du travail a véritablement commencé, lorsque la mère a abordé la reformation du couple et que je lui en ai proposé un recadrage. La thérapie s’est poursuivie dans un registre nouveau à partir de cet entretien : celui du recadrage et de la narration. Le concept de « cycle de vie familiale » a été une référence centrale pour ma réflexion pendant cet entretien. Le fait de retracer avec la mère l’histoire du couple et de la famille nous a permis de mieux accéder à l’imaginaire familial (la mémoire du couple, le mythe familial, les événements marquants, etc.).
50 Cette situation clinique montre en effet plusieurs effets d’accordage et de désaccordage entre les différentes étapes qui composent le cycle de la vie familiale :
- Le couple s’est formé sur un relatif décalage entre les cycles individuels de chaque partenaire (monsieur avait dix ans de plus que madame), ce qui a entraîné des difficultés lorsqu’il s’est agi de décider si la grossesse inopinée devait être poursuivie ou non.
- Cette grossesse non prévue a par ailleurs perturbé le cycle de vie du couple. L’étape du couple sans enfants a d’abord été éludée (saut d’une étape) et a finalement été vécue ultérieurement pendant la période de séparation (inversion des étapes).
- Les difficultés de couple et les réaménagements qui ont suivi (séparation, hésitations, reformation du couple) ont eu un impact sur le cycle de vie familiale (rupture familiale, double résidence, etc.) et sur le cycle individuel de Ludivine (mouvements de régression et de fixation dans son développement psycho-affectif).
51 Le travail thérapeutique que nous avons entrepris alors pourrait être dit « constructiviste » ou « narratif » : il s’est en effet agi de proposer de nouveaux mots et de nouvelles significations à l’histoire conjugale et familiale. Ensemble, nous avons construit un nouveau récit, qui incluait les difficultés de Ludivine et celles du couple. Ce faisant, nous avons réintégré dans la mémoire collective un épisode que les parents cherchaient à faire disparaître (leur séparation) ; nous l’avons connoté positivement en le considérant comme une étape nécessaire du cycle de vie du couple (et de la famille), vécue rétroactivement (inversion des étapes). Il est intéressant de noter que j’avais moi-même oublié cet élément au cours de la première séance, que le rappel de ma cothérapeute n’y avait rien fait et qu’il a fallu que la mère le réévoque d’elle-même au cours de la deuxième séance. J’ai ainsi moi-même contribué à masquer cette étape de l’histoire familiale, comme le faisaient les parents.
52 Si nous adoptons un point de vue plus global, il apparaît que l’intervention thérapeutique a reposé sur deux recadrages qui se recoupent : l’un portant sur l’histoire du couple et l’autre sur l’émergence et la fonction des symptômes de Ludivine.
53 Cette action narrative a entraîné des effets systémiques : les parents (et surtout la mère lors du deuxième entretien), qui pouvaient mieux assumer cette période de leur vie, étaient alors davantage capables de rassurer leurs enfants concernant le risque d’une nouvelle séparation potentielle. Apaisée, Ludivine a pu mettre fin à ses symptômes d’alerte et renouer des relations familiales plus sécures.
54 La sérénité affichée par la famille lors de la deuxième séance (le père éprouvait même des difficultés à se souvenir des problèmes qui les avaient amenés à consulter) peut indiquer un changement de type 2 selon la typologie des théoriciens de Palo Alto (Picard, Marc, 2015, p. 49-51) : la famille avait réalisé un changement systémique, de sorte que l’ancienne définition des problèmes avait perdu son sens.
55 Une critique peut être portée sur la finalisation de la thérapie qui, avec le recul, peut sembler prématurée. Les difficultés de la famille ont en effet cessé de façon soudaine. Le fait de mettre fin aux entretiens à ce moment-là avait eu pour effet positif de valoriser les progrès réalisés par la famille, mais pouvait aussi laisser croire à un phénomène « magique » et négliger la nécessaire consolidation d’un tel changement. Jay Haley attirait en effet l’attention sur le fait que des changements, même radicaux, nécessitent d’être consolidés. Il consacrait ainsi une ou plusieurs séances à cette fin (Keim, 1995, p. 281-282). Nous aurions pu ainsi mettre en garde la famille contre l’éventualité d’une rechute, prédire cette rechute (pour stimuler les défenses anticipatrices de la famille) ou proposer un rendez-vous de contrôle à longue échéance.
56 Pour finaliser cette étude, j’ai décidé de recontacter la famille afin de prendre des nouvelles de son évolution. À ce moment-là, neuf mois se sont écoulés depuis notre dernier rendez-vous. Mme M. me répond et ne semble pas très surprise de mon appel. Elle me dit qu’elle et son mari ont régulièrement parlé de la thérapie familiale au cours de ces neuf mois. Elle m’apprend que les améliorations se sont maintenues et que le climat familial demeure très positif. Ludivine ne présente plus de symptômes, mais conserve son « fort caractère ». Elle a plus de copines et s’est désormais inscrite à un sport collectif. Mme M. me dit que la thérapie lui a fait prendre conscience – à elle-même – de combien chaque membre de la famille pouvait vivre les choses différemment, selon son propre point de vue. Depuis, elle et son mari prennent plus de temps pour dialoguer entre eux et avec leurs enfants et pour clarifier la perception de chacun sur les problèmes ou les projets communs (ce qui revient, en termes systémiques, à « définir les relations »). Mme M. me remercie chaleureusement et me confirme qu’elle me rappellera si besoin. Ce feed-back, bien que subjectif − nous ne disposons que du point de vue déclaratif de Mme M. et pas des autres membres de la famille −, dresse un bilan positif de la thérapie, malgré le faible nombre de séances. Ce suivi confirme le postulat des thérapies brèves, selon lequel les trois-quatre premières séances sont les plus propices à provoquer des effets thérapeutiques (Isebaert, Cabié, 1997). Peut-être avons-nous bénéficié de ce court « moment de grâce » qu’avaient déjà identifié Paul Watzlawick (Wittezaele, Garcia, 1995, p. 202) et l’école de Milan (Selvini Palazzoli et coll., 1975, p. 22).
Conclusion
57 De plus en plus de familles exposent les thérapeutes familiaux à des retrouvailles parentales après une période de séparation. Cette réversibilité de la rupture conjugale bouleverse nos représentations (la séparation irréversible, la perte définitive de la famille unie, le travail de deuil, etc.) et demande une actualisation de nos connaissances. La thérapie de la famille M. a en effet mis en évidence la complexité des processus psychologiques et systémiques qui peuvent être impliqués.
58 Selon Jay Haley, tout thérapeute familial doit avoir une connaissance approfondie des étapes du cycle de vie familiale et des problématiques associées (Keim, 1995, p. 282-283). La réversibilité de la séparation parentale fait partie des phénomènes propres aux familles contemporaines que n’ont pas étudiés les pionniers. Elle mérite toute l’attention des thérapeutes familiaux d’aujourd’hui, qui ont à cœur d’accompagner les familles dans leurs trajectoires, toujours singulières et de moins en moins prévisibles.
Bibliographie
Bibliographie
- Bradley M.-F., Pauzé R., 2008. Cycle de vie familiale, échec dans la résolution des tâches développementales et apparition de l’anorexie à l’adolescence. Thérapie familiale, Genève, 29, 3, 335-53.
- D’Amore S., (dir.) 2010. Les Nouvelles familles. De Boeck Supérieur, Bruxelles.
- Dupont S., 2016a. Le cycle de vie des familles recomposées. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, Bruxelles, 56, 79-98.
- Dupont S., 2016b. Les jeunes adultes et leurs parents face à l’entrée dans la vie : une nouvelle étape du cycle de vie familiale ? Thérapie familiale, Genève, 37, 4, 407-20.
- Dupont S., 2017a. La Famille aujourd’hui : entre tradition et modernité. Ed. Sciences Humaines, Auxerre.
- Dupont S., 2017b. La Thérapie familiale. PUF, Paris.
- Isebaert L., Cabié M.-C., 1997. Pour une thérapie brève. Le libre choix du patient comme éthique en psychothérapie. Erès, Toulouse, 2015.
- Keim J., 1995. L’approche stratégique. In : Elkaïm M. (dir.), Panorama des thérapies familiales. Ed. du Seuil, Paris, 267-304.
- McGoldrick M., Garcia Preto N. A., Carter B. A., 2016. The Expanding Family Life Cycle : Individual, Family, and Social Perspectives. 5th ed., Pearson Education, United States.
- Minuchin S., 1974. Familles en thérapie. Erès, Toulouse, 1998.
- Picard D., Marc E., 2015. L’École de Palo Alto. 2e éd., PUF, Paris.
- Satir V., 1964-1967. Thérapie du couple et de la famille. Desclée de Brouwer, Paris, 2007.
- Selvini Palazzoli M., Boscolo L., Cecchin G., Prata G., 1975. Paradoxe et contre-paradoxe. ESF, Issy-les-Moulineaux, 2014.
- Wittezaele J.-J., Garcia T. 1995. L’approche clinique de Palo Alto, In : Elkaïm M. (dir.), Panorama des thérapies familiales. Ed. du Seuil, Paris, 186-230.
Notes
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[1]
J’essaie généralement de donner en priorité la parole aux membres de la famille qui viennent pour la première fois dans le service. Je leur demande ce qu’ils ont compris de la démarche qui a été entreprise par leur famille, ce qu’ils en pensent, etc.
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[2]
Nous nous inspirons ici des méthodes proposées par Virginia Satir pour favoriser les échanges en séance (Satir, 1964-1967).