Notes
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[*]
Une précédente version de ce texte a fait l’objet d’une présentation à Lausanne, dans le cadre des 7e Journées Suisses de Thérapies Familiales et Interventions Systémiques, le 6 septembre 2014.
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[2]
« Susceptible », nous prenons cette précaution, car Bateson s’est toujours bien gardé de réduire la notion de double contrainte comme débouchant ipso facto sur « folie ». La créativité, la poésie, l’humour peuvent en être les réponses précisera-t-il suite aux critiques qu’il devra essuyer après l’article de 1956.
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[3]
Par épistémologie, il y a lieu d’entendre chez Bateson à la fois cette discipline se destinant à l’étude de la construction des savoirs et des connaissances et ces théories ou hypothèses personnelles que nous avons sur nous-mêmes, les autres ou l’environnement.
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[4]
Cette étude est en effet l’une des premières recherches anthropologiques s’intéressant spécifiquement à l’alcoolisme.
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[5]
Notre hypothèse consisterait d’ailleurs à avancer l’idée que cette étude participe à celles menées auprès des schizophrènes ou au sujet de l’hypnose. Ce que cherche Bateson, semble-t-il, ce sont les similarités formelles entre ces différents contextes et sujets, et cette similarité paraît ici prendre les traits de la « double contrainte » et qui s’appuie dans le cas présent sur la fierté de l’alcoolique qui ne peut mener, si l’on suit le développement proposé par Bateson lui-même, qu’à la rechute.
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[6]
En dehors du phénomène de tolérance qui vaut également pour les addictions liées aux substances.
« Tout plaisir n’est pas à rechercher et toute douleur n’est pas à éviter »
Liminaires
1Il est peu de dire que l’Ecole de Palo Alto, comme nous continuons de l’appeler en Europe, doit beaucoup aux travaux de Gregory Bateson (Winkin, 1981, 1989 ; Wittezaele et Garcia, 1992). On connaît la dette intellectuelle, contractée par les pères fondateurs de la thérapie stratégique (ou plus communément appelée « thérapie brève ») – Jackson, Weakland et Haley – auprès de cette grande figure des sciences humaines et sociales du vingtième siècle. Cette dette, ou cet héritage si l’on préfère, tient principalement en l’introduction du paradigme cybernétique – en tant que science de la communication et du contrôle – dans le champ d’étude des comportements humains et plus particulièrement dans celui de la psychiatrie. Bateson va faire de la communication la matrice explicative des troubles mentaux. L’article princeps – Vers une théorie de la schizophrénie (Bateson et coll., 1956) – consacrant le concept de double contrainte, en tant que possible contexte relationnel et familial contribuant à l’émergence de la schizophrénie, en est le parangon. Ce texte, fondateur s’il en est pour les thérapies familiales, constitue à plus d’un titre un point de bascule épistémologique. Il introduit à la notion la causalité circulaire en tant que clé de lecture des conduites humaines. Mais il pose également les prémisses sur lesquelles se développera une approche pragmatique en plaçant en filigrane de ce texte la relation et les grands processus de régulation au cœur même du dispositif psychothérapeutique. Un autre texte cependant de Gregory Bateson (antérieur à celui formalisant la théorie de double contrainte), est quelque peu resté dans l’ombre. Un texte qui n’en est pas moins extrêmement instructif et qui peut servir de point d’appui pour qui s’intéresse aux addictions. Dans cet article – La cybernétique du ‘soi’ : une théorie de l’alcoolisme – Bateson s’essaie (comme son titre l’indique) à une lecture cybernétique du comportement alcoolique (la dipsomanie, comme il la nomme lui-même). C’est en nous confrontant aux idées maîtresses développées par Bateson dans ce texte que nous entendons poser les bases d’un modèle d’intervention stratégique, appliqué à la question des addictions.
2Commençons par situer l’article de Bateson dans son contexte. En 1948, Bateson entre en contact avec un psychiatre d’origine suisse, Jurgen Ruesch (1911-1995). Celui-ci travaille à San Francisco et va proposer à l’anthropologue de venir étudier avec lui la communication en psychothérapie (Lipset, 1980, 185). Bateson, qui travaille à l’époque à la New School for Social Research de New York, accepte l’invitation. Un nouveau terrain d’étude s’offre ainsi à lui. Il apparaît toutefois que ce terrain n’est, au fond, pas si éloigné des autres sur lesquels il s’est déjà penché. Si peu d’anthropologues se sont aventurés jusque-là dans le monde de la « folie », Bateson considère que ce premier contact avec l’univers de la psychiatrie va lui offrir l’opportunité d’étudier de plus près les processus interactionnels à l’œuvre dans la pathologie mentale. Bateson quitte donc New York en 1948 pour se rendre à la Langley Porter Neuropsychiatric Clinic de San Francisco que dirige Ruesch.
3Outre les cours que Bateson dispense aux futurs psychiatres et qui le portent souvent à s’interroger sur les fondements épistémologiques du savoir psychiatrique, l’anthropologue va tenter d’étudier les relations perturbées (et non les individus isolés) avec pour modèle heuristique la cybernétique. La communication entre les schizophrènes et leur famille devient l’objet empirique premier de la recherche que Bateson va mener de 1949 à 1952. A l’instar de ce que l’anthropologue a pu observer en de lointaines contrées, il s’avère que ce sont les redondances interactionnelles, ou les règles relationnelles, qui constituent le terrain, sinon le contexte, qui, selon lui, sont susceptibles [2] d’expliquer les conduites sinon les pathologies psychiques des individus. L’approche développée par Bateson n’amène plus à se demander : « Pourquoi cette personne se comporte-t-elle de cette façon bizarre, irrationnelle ? » mais plutôt : « Dans quel contexte humain ce comportement serait-il le plus adéquat – peut-être le seul possible ? » (Bateson et Ruesch, 1988, 1989).
4En 1952, Bateson obtient un financement pour débuter son projet sur l’étude des effets des paradoxes dans la communication. Il quitte San Francisco et s’installe non loin de là, avec son équipe, dans un bâtiment du Veterans Administration Hospital de Palo Alto. C’est au cours de cette période que Bateson collecte un certain nombre d’observations et mène des entretiens au contact des personnes alcooliques qui fréquentent cet hôpital. Ces données vont donner lieu à ce texte important développant une modélisation cybernétique de l’alcoolisme : La cybernétique du soi : une théorie de l’alcoolisme, qui ne sera publié qu’en 1971 (dans Vers une Ecologie de l’esprit). Plus qu’une étude de l’alcoolisme, ce texte rend compte de l’appréhension que propose Bateson de la logique alcoolique. Une logique amenant l’anthropologue à s’interroger sur la façon dont la vision du monde de l’alcoolique influence la manière dont il tente, infructueusement, de réguler sa consommation. Aussi, plus qu’une analyse psychopathologique, ce texte se révèle fondamentalement être une critique de certaines prémisses (que l’on retrouve principalement dans le mode de pensée occidental) concernant la relation que l’homme entretient avec lui-même et avec son environnement. Développons-en les idées forces.
La cybernétique du soi : une théorie de l’alcoolisme
5Selon l’anthropologue, l’intoxication alcoolique doit être perçue comme une correction subjective appropriée de la sobriété (il s’agit là d’un « appariement converse » nous dit Bateson). Ce n’est donc pas dans la première qu’il faut rechercher « l’erreur », mais bien dans la seconde. Ce qu’il faut comprendre par là, c’est que ce n’est pas l’intoxication alcoolique qu’il faut « corriger » - et par là-même forcément stopper pourrions-nous dire - mais bien l’apprentissage (secondaire) auquel participe cette même intoxication en tant que processus d’adaptation à laquelle la sobriété participe. Pour le dire autrement, la pathologie selon Bateson ne réside pas « dans » l’intoxication mais bien « dans » la sobriété qui la précède, la génère et l’entretient. Qui s’échinerait à vouloir arrêter le comportement d’intoxication sans modifier l’épistémologie même concourant à l’apparition de celui-ci commettrait une erreur d’importance, suggère en substance l’anthropologue.
6Au-delà de la fonction anesthésiante que peut procurer l’alcool, que Bateson reconnaît mais ne développe pas dans son article, l’auteur voit plutôt dans l’épistémologie de notre société (c’est-à-dire le mode de pensée et ses logiques pour faire court), les raisons qui conduisent l’alcoolique à construire son propre malheur. L’épistémologie [3] classique (ou le sens commun) nous dit Bateson se fonde en effet sur une lecture duale de l’individu dont les racines remontent à Platon et qui trouve dans la pensée cartésienne l’un de ses prolongements les plus aboutis. Cette lecture place d’un côté le corps (ou la matière) et de l’autre l’esprit (ou l’âme, l’immatériel). Nous pouvons le constater au travers de ses textes, Bateson est un adversaire farouche de cette vision. S’il est un théoricien, il est un théoricien moniste. La cybernétique d’ailleurs va lui fournir les outils lui permettant d’échafauder un système dépassant cette frontière entre le matériel et l’immatériel. C’est dans le monde de l’organisation, de l’interaction et de l’information que Bateson nous fait évoluer. Un monde fait d’interconnexions, un monde que l’enveloppe physique ne suffit plus à circonscrire, un monde d’une amplitude vertigineuse et qui l’amènera à tenter de formaliser cette structure qui relie et qu’il nommera Esprit (à savoir le monde des processus mentaux).
7Revenons aux prémisses de cette épistémologie de sens commun. Le « découpage » proposé par celle-ci place corps et esprit comme deux entités distinctes dont la première serait naturellement soumise à la seconde. Or, Bateson voit les choses de manière quelque peu différente. Premièrement, l’esprit selon lui est une qualité émergente résultant des interactions que le système entretient aussi bien avec ses composants qu’avec son environnement. Deuxièmement, si « corps » et « esprit » (entendons, le cerveau ou encore la volonté ou la raison) sont des éléments du système, aucun de ces éléments ne saurait contrôler unilatéralement le tout. La critique que développe Bateson se veut systémique et ses implications sont on ne peut plus pragmatiques. Car ce système de codage et de valeurs que constitue toute épistémologie, détermine, nous dit l’anthropologue, nos actions. Et il semble évident que la perception détermine nos valeurs tout autant que nous agissons conformément à la façon dont nous voyons les choses (Bateson et Ruesch, 1988). Il est dès lors évident que ce sont certains composants de cette épistémologie qu’il y a lieu de modifier, et non pas, nous l’avons déjà dit, le comportement lui-même. Il apparaît en effet évident pour Bateson qu’une grande partie du changement qui s’opère dans une psychothérapie est un changement dans le système des valeurs du patient qui, subjectivement, influe sur la manière dont il perçoit les choses (Bateson et Ruesch, 1988). Car cette perception entretient un certain type de relation, ou d’interaction qui, dans le cas présent de l’alcoolisme, n’est pas sans poser problème. Et Bateson dès lors de s’interroger sur le type de relation qu’entretient la personne alcoolique avec l’alcool et sur l’équilibre fonctionnel (ou dysfonctionnel) que celui-ci permet d’atteindre.
8L’alcoolique en état de sobriété est classiquement décrit comme « immature », « oral », « passif-agressif », « angoissé par la réussite », « hypersensible », « faible », mais là n’est pas, selon Bateson, le cœur du problème. Pour lui, le comportement de l’individu alcoolique s’appuie sur la prémisse selon laquelle il pourrait être parfaitement maître de lui-même au point tel qu’il pourrait même mettre l’alcool au défi sans encourir le risque de la rechute. Vouloir être aussi fort que l’alcool constitue la fierté de la personne alcoolique. C’est une entreprise qui s’inscrit dans la droite ligne d’une vision de la sobriété échafaudée sur les notions de volonté et de maîtrise de soi. Selon cette vision, l’alcoolique doit lutter contre toute tentation alcoolique, mais dès qu’il semble y parvenir, il n’y a alors plus d’ennemi à défier. L’alcoolique va alors trouver une autre façon de défier l’alcool, en consommant juste un verre, afin de montrer qu’il est son égal, sinon supérieur à lui. Bateson y voit un paradoxe puisqu’on ne peut satisfaire à ce défi qu’en rechutant et en démontrant par là-même son impuissance à contrôler l’alcool. Pour prouver sa capacité à résister, il faut en quelque sorte que l’alcoolique se remette à consommer, semble suggérer Bateson. Ce qui n’est pas sans mettre la personne elle-même dans une sorte de double contrainte au terme de laquelle seul l’échec semble possible. En se mettant au défi, en testant sa capacité à vivre la sobriété à travers la consommation, la personne alcoolique prolonge cette conception classique d’un esprit maîtrisant le corps et ses tentations. Cette épistémologie, « socialement » valorisée, la conduit à vouloir adopter une relation symétrique (la mise au défi se traduisant par « je peux contrôler ma consommation », « je suis plus ou aussi fort que l’alcool ») … pour constater au final qu’il n’y a qu’une relation complémentaire possible, celle d’un rapport fonctionnant sur les polarités « domination/soumission ».
9Le Soi, dans sa conception élargie et surtout commune, serait dès lors régi par la prémisse selon laquelle nous pouvons contrôler, par notre volonté consciente (ou par la raison), l’ensemble de notre personnalité. Là serait l’erreur. Une partie d’un système ne saurait contrôler de manière unilatérale le tout, considère Bateson. Les processus inconscients, tels les désirs ou les tentations, font parties du « Soi », et ce même s’ils sont perçus comme des forces extérieures contre lesquelles la volonté consciente est censée lutter. Et plus cette lutte se fait jour plus elle crée, affirme Bateson, une division du « Soi », un combat de la personne contre elle-même.
Lecture critique
10Extrêmement riche et novateur pour son époque, [4] le travail de Bateson et les hypothèses que celui-ci avance en son texte n’en possèdent pas moins quelques limites. Evoquons en quelques-unes.
11Le lecteur attentif sera sans doute frappé par l’absence d’informations plus précises sur la population rencontrée au cours de cette étude. Quelles sont les personnes observées ? Quelles sont leurs caractéristiques ? En quoi les individus étudiés sont-ils représentatifs de la population des personnes alcooliques ? Comme très souvent, Bateson est peu disert sur cet aspect des choses. Il l’est également très peu d’ailleurs sur la méthodologie qu’il utilise. Certes, nous savons que les données qu’il nous fournit résultent d’observations et d’entretiens. Il n’explicite cependant en rien le canevas qui aura guidé sa recherche hormis pour nous préciser que c’est fort du modèle cybernétique qu’il entend nous proposer une nouvelle théorie de l’alcoolisme.
12Si l’anthropologue explore une et une seule logique dipsomaniaque, il n’exclut pas que d’autres fonctionnalités de l’alcoolisation sont tout à fait envisageables. Nul ne s’étonnera dès lors que la consommation d’alcool motivée par le plaisir ou par la performance, pour ne prendre que deux exemples, ne soit pas abordée. Quant à la fonction anesthésiante, celle-ci est seulement évoquée sans être pour autant développée. Etrangement, du moins pour un chercheur en sciences sociales, Bateson escamote également l’usage de la boisson en tant que facteur d’appartenance ou de cohésion sociale. L’alcool en tant qu’objet culturel participant à la communication ou au lien est réduit ici à sa portion la plus congrue, pourrions-nous dire. Bateson souligne simplement que des dynamiques interpersonnelles symétriques sont bien souvent à l’œuvre lorsque deux alcooliques s’encouragent mutuellement à la consommation. Les comportements, les interactions factuelles de la personne avec son environnement sont également relativement peu investigués pour privilégier la relation de l’individu avec lui-même. La chose peut en partie s’expliquer par la nature même du terrain auquel s’est frotté Bateson. N’oublions pas que ses données résultent pour l’essentiel d’observations et d’entretiens menés au sein d’une structure psychiatrique et non pas in vivo. L’environnement familial, social ou culturel dans lequel évolue l’individu est aussi malheureusement passé sous silence pour n’envisager la logique alcoolique qu’en termes d’erreur(s) épistémologique(s). Qu’en est-il de l’épistémologie des proches, des soignants, etc. ? Bateson souligne surtout que la consommation excessive d’alcool amène bien souvent l’alcoolique à se retrouver dans des situations très complémentaires avec ses proches et ses collègues. Et ceux-ci auront typiquement tendance à mettre en exergue sa « faiblesse » face à l’alcool, et à faire preuve d’autorité ou à essayer de le protéger de lui-même. Cela aura pour effet d’accentuer son besoin d’affirmer sa capacité à vaincre la bouteille … Enfin, si l’épistémologie ou le type de relation qu’entretient l’individu avec l’alcool détermine en partie l’alcoolisation en tant que processus correctif, Bateson ne nous dit au fond que très peu de choses sur les manières de modifier cette épistémologie. L’exploration de l’anthropologue est essentiellement épistémologique mais très (trop ?) peu pragmatique. Comment s’opère le passage d’un système de croyances à un autre ? Comment changer le système de valeurs ou les prémisses d’un système ? Si Bateson se montre plus précis ici, c’est pour convoquer l’esprit des Alcooliques Anonymes, dont il va s’inspirer pour n’envisager que la soumission ou l’abdication (autrement dit, la reconnaissance d’une force supérieure) en tant que sortie possible de la logique alcoolique. Concéder que l’on ne peut pas contrôler semble être la seule reprise de « contrôle » envisageable. Mais est-ce vraiment la seule ? Bateson ne nous fournit aucune autre donnée empirique à ce sujet.
13Voilà, très succinctement exposées, quelques remarques que l’on peut adresser à Bateson. Toutefois, il y a lieu de préciser un fait important. A travers son texte, Bateson rend compte d’une étude où la personne alcoolique sert d’objet empirique, pourrions-nous dire, permettant à l’anthropologue de pousser plus avant sa théorie générale de la communication. Ce n’est certainement pas en tant que thérapeute que Bateson a mené cette recherche. On ne peut dès lors pas lui faire le reproche de n’avoir nullement investigué les techniques de changement possibles en la matière. [5]
14Arrivé à cet endroit de notre propos, il nous semble important de quitter Bateson sans tout à fait le perdre de vue pour expliciter la notion plus vaste des addictions dans laquelle on intègre aujourd’hui l’alcoolisme. Nous aborderons ensuite la manière dont les travaux de l’anthropologue peuvent aider l’intervenant au travers du modèle stratégique de Palo Alto.
Les addictions
15Le concept d’« addiction » recouvre un spectre relativement large de conduites (autrefois d’ailleurs considérées comme distinctes) identifiées au champ de la psychopathologie. Depuis les travaux de Fenichel (Fenichel, 1945), les spécialistes en addictologie opèrent une distinction entre les « dépendances liées à une substance » (comme dans le cas des toxicomanies, de l’alcoolisme, de l’accoutumance aux médicaments, au tabac, voire encore au café) et les « dépendances dites sans substance » (autrement dit les dépendances liées à une activité comportementale pouvant, elles, déclencher la production de substances endogènes (dont notamment les endorphines) – comme avec le jeu pathologique, la dépendance au sport, etc. – source de plaisir et dont la personne peut devenir dépendante). Les dépendances au(x) jeu(x), à internet, au travail, au sexe, les achats compulsifs, voire l’addiction au crime (Toubiana, 2011) ou au bronzage (Lejoyeux, 2013) appartiendraient à cette catégorie-là. Reste que cette notion d’addiction sans substance est sujette à caution et est loin de faire consensus au sein de la communauté scientifique. Nous n’entrerons pas dans ce débat ici.
16Nous l’avons dit, on regroupe derrière ce concept d’addiction toute une série de conduites. Celles-ci ont pour dénominateur commun d’être susceptibles de provoquer à la fois du plaisir et un soulagement des tensions pour l’individu. Outre ces deux caractéristiques phénoménologiques, pourrions-nous dire, ces conduites peuvent entraîner diverses formes de dépendance (physique et/ou psychique) [6] entraînant dans leur sillage d’autres tensions, voire dans les cas les plus extrêmes une souffrance sinon une détresse physique, psychique et/ou sociale.
17C’est à Goodman (1990, 2008) que l’on doit l’une des premières conceptualisations « a-théoriques » rigoureuses en matière d’addiction. Notons que l’essentiel des descriptions actuellement en vigueur dans le champ psychiatrique ou de la psychopathologie s’inspire fortement (sans toujours l’avouer d’ailleurs) de ses travaux.
18Pour Goodman, l’addiction est un processus par lequel un comportement, qui peut fonctionner à la fois pour produire du plaisir et pour soulager un malaise intérieur, est utilisé sous un mode caractérisé par :
- L’échec répété dans le contrôle de ce comportement (donnant lieu à un sentiment d’impuissance) et
- La persistance de ce comportement en dépit de conséquences négatives significatives (autrement appelées « défaut de gestion »).
19Ce processus fournit déjà plusieurs indications thérapeutiques sur lesquelles le modèle stratégique de Palo Alto peut se greffer. Aussi, et dans le prolongement des travaux de Bateson, nous entendons proposer quelques pistes et outils permettant de travailler plus efficacement, nous semble-t-il, avec les personnes souffrant d’une addiction. Avant cela, présentons succinctement ce modèle d’intervention pour ensuite fournir une illustration clinique au lecteur.
Le modèle stratégique de Palo Alto
20S’il est un concept qui distingue clairement le modèle stratégique des autres dispositifs psychothérapeutiques et en fait son originalité, c’est bien la notion de « tentatives de solution ». Pour comprendre celle-ci, il va nous falloir revenir sur un processus essentiel dans le modèle cybernétique, à savoir la notion de feedback (ou boucle de rétroaction) et plus particulièrement sur la notion de feedback positif. Avant cela, présentons succinctement la vision que nous propose l’Ecole de Palo Alto de ce qu’est un problème.
21Tout comportement – qu’il soit normal ou problématique, et quelle que soit la nature des relations qu’il entretient avec les facteurs du passé ou de la personnalité de l’individu – est avant tout continuellement façonné et maintenu (ou modifié) par des renforcements qui se développent au sein du système d’interaction sociale dans lequel est pris l’individu (Fisch, Weakland, Segal, 1986). Si toute difficulté ne devient pas un problème, une difficulté le devient lorsqu’elle est gérée de manière inadéquate, autrement dit, lorsqu’elle est incorrectement régulée par la personne et/ou par son environnement. Cette régulation dysfonctionnelle constitue en tant que telle l’étiologie même du problème ou du trouble au sens conféré à ce terme par le modèle de Palo Alto. Un problème semble ainsi se maintenir ou être entretenu par les agissements intentionnels (ou non intentionnels) du patient et de son entourage en vue de résoudre cette difficulté. Ces agissements ou ces interactions peuvent dès lors être rangés dans la catégorie des feedbacks positifs, à savoir des boucles de rétroaction qui augmentent l’écart entre la situation actuelle et la situation désirée. L’émergence du concept de « tentatives de solution » ne doit en effet rien au hasard. Il résulte de la lecture cybernétique voyant dans les agissements (ou non-agissements) des personnes une composante participant au processus de régulation pouvant réduire, ou non, l’écart par rapport à une norme ou à un objectif.
22Par conséquent, l’action psychothérapeutique que privilégie ce modèle consiste à bloquer ou à modifier de manière appropriée le comportement qui alimente le problème pour que celui-ci disparaisse ou redevienne en quelque sorte une simple difficulté (Seron et Wittezaele, 1991 ; Wittezaele et Garcia, 1995).
23Pour résumer, reprenons les termes des pères fondateurs de la thérapie stratégique pour mieux appréhender le paradigme auquel elle appartient : « Notre prémisse fondamentale est que, quelles que soient leurs origines de base et leur étiologie, les types de problèmes que l’on présente aux psychothérapeutes ne persistent que si ces problèmes sont maintenus par le comportement actuel, continu, du patient et de ceux avec qui il est en interaction. En conséquence, si ce type de comportement qui maintient le problème est changé ou éliminé de façon adéquate, le problème sera résolu ou disparaîtra, quels que soient sa nature, son origine et sa durée. Nos principes généraux et nos pratiques spécifiques du traitement sont tous liés de près à ces deux hypothèses. » (Weakland, Fisch, Watzlawick et Bodin, 1981). Propos repris et relayé par les contemporains du modèle stratégique lorsque ceux-ci soulignent que : « Chaque fois que des solutions tentées sans succès sont à nouveau appliquées, non seulement elles ne résoudront pas le problème mais elles le compliqueront, formant un cercle vicieux par l’effet duquel des actions qui avaient pour but de changer la situation vont au lieu de cela, perpétuer ce qu’elles étaient destinées à changer » (Nardone, 1999). Ces tentatives contribueraient à établir en quelque sorte, et bien malgré elles, le problème et à le rendre en quelque sorte « insoluble » (Keeney, 1985). Pour le dire encore autrement, les efforts multiples et variés destinés à résoudre ou à changer le problème deviennent le système qui le maintient (Coyne, 1985). C’est donc sur eux que se concentre le travail psychothérapeutique. Là où la solution dissout le problème, la tentative de solution l’alimente, voire l’exacerbe, pourrions-nous dire.
24Revenons un instant à Bateson et à la lecture cybernétique qu’il nous propose. Si le monde est, selon lui, structuré et organisé en circuit (circuit fondé sur le processus de feedback) (Ray, 2007), la question qu’il y a lieu de se poser est alors de savoir quel circuit alimente le problème. Dans le cas développé par l’anthropologue dans son texte, il s’agirait de la « fierté de l’alcoolique » qui entraîne une relation symétrique là où seule une relation complémentaire (domination/soumission) avec l’alcool serait possible. Mais, comme nous l’avons précisé, d’autres logiques, d’autres dynamiques sont également à l’œuvre. La fierté de « l’addict » n’est pas la seule composante entrant en jeu. Prenons déjà, très schématiquement, la séquence de l’addiction (ou le cercle vicieux pour le dire encore autrement) ; séquence dans laquelle la personne généralement est enferrée. Celle-ci peut se présenter de la sorte : une tension émotionnelle (précédant l’acte), une euphorie pendant l’acte, des sentiments de regret ou de culpabilité après celui-ci ; sentiments que l’on peut assimiler à une tension que la personne cherche à satisfaire (plaisir) ou à apaiser (douleur) et qui reboucle la séquence. Celle-ci s’autoalimente en quelque sorte, en dehors de toute fierté que l’on pourrait par ailleurs invoquer.
25L’addiction, nous l’avons évoqué, s’appuie sur deux émotions fortes que sont le plaisir et la douleur. Ces deux émotions constituent l’essence même du processus addictif. Elles en sont les incitants, pourrions-nous dire. Mais des incitants qui peuvent, si l’on n’y prend garde, entraîner perte de contrôle et/ou évitement (Wittezaele et Nardone, 2016). Ce sont là les deux grandes logiques, pourrions-nous dire, que l’on retrouve à l’œuvre dans ce genre de problématiques. Les tentatives de solution portent ainsi généralement la marque de la privation ou l’interdiction, attisant la tentation et surtout la perte de contrôle. Mais on peut également voir la consommation d’alcool comme un artifice permettant de ne pas penser, de ne pas souffrir et qui concourt à créer une mise en retrait progressive, à laquelle s’associent très fréquemment des symptômes de dépression. Ces tentatives de solutions (qui possèdent des composantes cognitives, émotionnelles et comportementales que nous ne détaillerons pas ici) reposent habituellement sur des « logiques », nous l’avons dit, dont les prémisses sont les suivantes :
- Prémisse a : Je peux me contrôler, ou je peux, par ma volonté consciente, contrôler l’ensemble de ma personnalité (logique de contrôle, liée au plaisir) ;
- Prémisse b : Je peux résoudre mes problèmes en les évitant (logique de contradiction, liée à la douleur).
26Chemin faisant, ces deux logiques participent généralement à la dégradation de la qualité de vie des personnes dans le cas de l’addiction, comme dans bien d’autres situations du reste. Et d’autres troubles ou complications de survenir alors (dépression, angoisse, problèmes familiaux, désinsertion sociale, etc.). Cette notion de « qualité de vie » peut paraître quelque peu anecdotique. Elle ne l’est toutefois pas selon nous. Il paraît en effet essentiel, en dehors du comportement addictif lui-même, de co-construire avec la personne un environnement qui soit favorable à la reprise de contrôle ou à l’arrêt de ce comportement, de créer d’autres aspirations, d’autres sources de plaisir et de satisfaction. Et cette co-construction passera en outre généralement par un affrontement progressif des situations difficiles ou anxiogènes, dont la fuite dans la consommation permettait jusqu’alors l’évitement. Nous ne nous étendrons toutefois pas davantage sur cette notion de « qualité de vie » qui exigerait à elle seule des développements bien trop longs pour le présent texte.
27Si nous devions dresser un rapide catalogue (non exhaustif) des tentatives de solution que la logique de contrôle que nous avons mentionnée recouvre, nous pourrions repérer quelques-uns des comportements suivants : contrôler, résister, se priver, éviter d’y penser, feinter avec soi-même, se distraire, se raisonner, etc. Parmi les réactions généralement involontaires qui entretiennent également le problème, nous trouverions également : l’auto-illusion (ou l’auto-duperie pour reprendre une expression de Nardone), les mensonges, les promesses, demander aux autres de vous contrôler (de vous empêcher), la culpabilité ou culpabiliser les autres, préférer les bénéfices à court terme, trouver un autre substitut artificiel, etc. Pour faire court, disons que ces tentatives de solution consistent, pour le dire de manière prosaïque, à s’interdire quelque chose que la personne désire par ailleurs (et qui procure une part de plaisir) ce qui concourt à augmenter le désir, la tentation, et à la perte de contrôle. Or nous le savons aujourd’hui – et les études empiriques nous l’ont largement prouvé (Glenn, 2000 ; Humphreys, 2003 ; Klingemann et Sobell, 2007 ; Marlatt, 1998 ; Saladin et Santa Ana, 2004 ; Sobell et Sobell, 1995 ; Schippers, Cramer, 2004 ; Washton et Zweben, 2006) – l’abstinence n’est pas le seul objectif thérapeutique possible. Il est plus réaliste pour certains publics de viser la consommation contrôlée que l’arrêt total. Les conclusions auxquelles Bateson avait abouti sont ici prises en défaut.
28Pour ce qui est de la logique de contradiction, face à des situations ou des pensées générant peur et/ou douleur, plus la personne évite ces situations désagréables et/ou pénibles (passées, présentes, voire même parfois à venir) grâce à un recours à la consommation, moins elle apprend à les affronter, et plus ces mêmes situations ont tendance à devenir effrayantes et/ou douloureuses. Les peurs que l’on évite se transforment en panique, les peurs que l’on affronte se transforment en courage a-t-on coutume de dire à nos patients … Dans ce cas précis, la tentative de solution sera précisément la consommation elle-même, cas de figure qui n’est pas développé par Bateson dans son article, mais que nous rencontrons très fréquemment dans notre pratique clinique.
29Si chercher le bonheur dans une sorte de plaisir permanent apparaît comme le plus sûr moyen de devenir malheureux (Schmid, 2014), tenter d’atténuer une souffrance engendrée par un déséquilibre chronique en usant d’un anesthésique est manifestement une erreur (Bateson et Bateson, 1989). Le modèle d’intervention stratégique va dès lors s’employer à favoriser un contexte relationnel différent en bloquant les tentatives de solution afin de permettre au système – à la personne en l’occurrence – de découvrir d’autres modes de régulation. Autrement dit, il va s’appuyer sur une modélisation cybernétique – qui nous vient en droite ligne de Bateson – pour aider à l’émergence d’une nouvelle organisation, plus fonctionnelle autant que faire se peut. En dégageant des tentatives de solution, la logique (ou les logiques) dans laquelle la personne s’inscrit, l’intervenant déploie un mouvement thérapeutique qui pourra tout à la fois l’amener à prescrire le symptôme (logique de contrôle) et à inciter la personne à affronter, par exemple, progressivement ses peurs ou ses autres difficultés (logique de la contradiction), ce qui permettra à la personne de construire un contexte améliorant sa qualité de vie.
Illustration clinique
30Patrick est un homme de 38 ans, marié et père de trois enfants. Sa vie professionnelle est pour le moins bien remplie. Publiciste de profession, il travaille plus de 50 heures/semaine et gère depuis plusieurs années une équipe d’une quinzaine de collaborateurs placés sous sa responsabilité. Les exigences et les contraintes du travail sont telles que Patrick vit très régulièrement des épisodes d’alcoolisation pendant les heures de travail ce qui l’oblige à s’enfermer dans son bureau, rongé par la honte et en état d’ébriété. Ces épisodes sont de plus en plus fréquents et non contents de nuire à l’efficacité professionnelle du patient, ils commencent à avoir un impact sur la vie privée du patient. Monsieur rentre de plus en plus tard à la maison, repoussant à chaque fois l’heure de retour de peur d’affronter une épouse qui s’inquiète de plus en plus de l’état de son mari. De nombreuses disputes ont ainsi lieu. Et menaces et promesses de se succéder. Plus jamais je ne boirai, voilà ce que Monsieur jure régulièrement … pour mieux rechuter le lendemain. Le premier rendez-vous nous permet de comprendre que le patient est véritablement convaincu qu’il doit arrêter de consommer de l’alcool lorsqu’il se retrouve penaud et coupable devant sa femme. Il apparaît toutefois très rapidement que boire est un plaisir, un plaisir qui peut déraper certes, mais un plaisir quand même. Son métier l’amène régulièrement à négocier des contrats autour d’une table. « Comment donc échapper à cela ? » s’interroge Monsieur. Outre cet aspect des choses, il semble que le stress et la fatigue jouent également le rôle de facteurs déclencheurs. Et ceux-ci sont généralement générés par les difficultés que Patrick rencontre à gérer son équipe et surtout à dire ce qui ne fonctionne pas. Il préfère donc prendre sur ses épaules la charge de travail que d’autres devraient assurer et se retrouve fréquemment débordé au point qu’il ramène de plus en plus souvent de projets sur lesquels il se penche le soir ou le week-end à la maison. Chaque jour, Monsieur part de la maison plein de bonnes résolutions en (se) promettant de ne plus boire, pour rentrer le soir fourbu et dépité de n’avoir pas pu résister à l’envie et tenir sa promesse à laquelle pourtant il croyait quelques heures plus tôt.
31Nous intervenons alors en précisant ceci au patient : « En promettant quelque chose que vous ne pouvez pas garantir, vous prenez le risque non seulement de décevoir votre entourage comme vous-même, mais vous aggravez également votre problème en vous mettant alors une pression encore plus forte pour résister à une envie, ce qui ne fait que l’exacerber ». Ce premier recadrage est accepté par Patrick qui reconnaît effectivement que la volonté et l’énergie qu’il met à ne pas vouloir boire orientent précisément son esprit à y penser continuellement et à lutter constamment contre une envie qui généralement finit par triompher.
32Cependant, le patient décrit également des épisodes où la boisson est absente. Le week-end, lorsqu’il parvient à mettre le travail de côté, il semble n’avoir pas spécialement envie de consommer et même si cette envie le prend, elle se limite alors à quelques verres. Le problème nous dit Patrick, ce n’est pas la boisson mais le fait que cela dérape à certains moments. « Je ne veux pas m’abstenir ou me priver, mais reprendre le contrôle et casser ce qui devient une mauvaise habitude ». Nous allons alors demander au patient de tenir un carnet où il lui sera demandé de noter non pas seulement ses consommations mais également les moments où les tentations surviennent. Quoi qu’il arrive, lui précisons-nous en plus, nous voudrions que pour chaque verre que vous boirez, vous puissiez vous poser une et une seule question, à savoir si vous en avez vraiment envie ou si c’est juste une habitude ou un réflexe que vous avez à ce moment-là.
33Dix jours plus tard, nous revoyons notre patient qui nous apporte ses « travaux ». « J’ai moins consommé » annonce d’emblé Patrick. « J’ai noté mes consommations, mais le fait de me poser systématiquement la question si j’en éprouvais l’envie m’a mis face à certains verres que j’ai pu ne pas prendre sans trop de difficulté ». Sur la base des données fournies par le patient, nous voyons que l’essentiel des consommations est lié au stress et à la surcharge de travail que le patient s’impose. Nous proposons alors l’intervention suivante : « nous avons l’impression que la gestion du travail et de tout ce qui s’ensuit influence beaucoup votre disposition à boire ou à ne pas boire. Il nous semble que plus le stress est important, plus l’alcool semble intervenir pour vous permettre de gérer la pression et tous les désagréments qui vont avec. En plus de devoir lutter contre vos envies, vous devez aussi faire face à des situations désagréables que l’alcool soulage ou apaise mais qui entraîne d’autres difficultés – comme le manque de concentration et d’efficacité ou encore la culpabilité qui vous fait vous sentir plus mal encore, ce qui vous pousse encore plus à boire ». « C’est précisément cela » nous dit le patient.
34Après avoir vérifié auprès du patient qu’il n’est pas dépendant physiquement, nous lui demandons de songer, jusqu’au prochain rendez-vous, qu’à chaque fois qu’il va consommer dans les situations désagréables décrites par lui (et qui sont liées au travail), il va prendre le risque d’aggraver son problème. Par contre, nous l’invitons à envisager l’option de consommer moins pour consommer mieux. Nous lui suggérons alors l’aphorisme d’Oscar Wilde : « La meilleure manière de lutter contre une tentation, c’est d’y céder ». Plus vous luttez contre cette envie, plus vous la renforcez malgré vous. Mieux vaut dès lors peut-être préparer un moment où vous savez que vous pourrez boire dans les meilleures dispositions et miser sur la qualité que de consommer et prendre des risques inconsidérés. Nous lui demandons d’y songer, mais en aucun cas encore de le faire.
35Lors de notre troisième entretien, Patrick m’annonce tout de go qu’il a pris les devants et a proposé à son épouse qu’il puisse boire un verre chez lui. Non seulement il l’a demandé mais il l’a déjà fait, en compagnie de sa femme qui plus est. Outre d’avoir choisi un meilleur vin que ce qu’il boit habituellement, ce qui accroît son plaisir mais un plaisir qu’il peut sans difficulté aucune limiter, il repartage un moment de complicité avec son épouse qui, bien que prudente, préfère lui faire confiance et ne lui impose pas l’abstinence. Petit à petit, les consommations se font moins nombreuses et Patrick se surprend à pouvoir esquiver les invitations à boire lors des repas d’affaire en songeant à ce rendez-vous qu’il fixe désormais chaque soir avec sa femme. Un rendez-vous où ils oublient parfois de boire, trop occupés qu’ils sont à discuter. Quand l’envie lui vient, il sait toutefois que le soir il pourra consommer de l’alcool, qu’il aura sa récompense comme il dit, s’il le souhaite. Mais la période est clémente, nous précise le patient. La charge de travail est actuellement moins conséquente, et cela ne saurait durer. Outre que nous félicitons Monsieur pour ce qu’il a déjà mis en place – et ce malgré nos recommandations – nous proposons alors à Monsieur de poursuivre ce qui semble efficace mais également de réfléchir à améliorer son contexte. « Sachant que la fatigue et le stress sont des facteurs à risque dans votre situation, il va falloir sans doute agir sur ces aspects. Aussi nous souhaiterions que vous réfléchissiez à cette question : que devriez-vous faire ou que devriez-vous continuer à faire pour alimenter votre stress et votre fatigue ? Nous vous demandons d’y songer, de noter ce qui vous vient et de voir si éventuellement il y a des choses que vous faites malgré vous dans la liste que vous allez dresser ».
36Deux semaines plus tard, Patrick revient et présente ce qui, selon lui, alimente son stress. Il se charge clairement de trop de choses, dit-il. Il devrait apprendre à déléguer et faire davantage confiance à ses employés. Il a également remarqué qu’il valait mieux ne plus ramener du travail le soir ou le week-end à la maison, car cela ne l’aidait pas à se ressourcer et à être vraiment efficace. « Je me suis aussi beaucoup laissé aller, en arrêtant le sport » ajoute-t-il. « Je ne m’aime pas comme cela. J’ai pris trop de poids. Et cela me déplaît, même si ma femme ne dit rien là-dessus. Je veux reprendre une activité physique ». Nous envisageons les obstacles à réaliser ces propositions et lui proposons de prendre la moins risquée de toutes et à la mettre en pratique.
37Nous allons continuer à suivre Patrick pendant quelques mois. Celui-ci va progressivement stabiliser sa consommation d’alcool en s’autorisant dans certaines conditions à boire plus qu’en luttant contre ses envies. Il va légèrement diminuer son temps de travail pour mieux s’occuper des enfants et commencer effectivement à reprendre une activité sportive en compagnie de son épouse. Nous espaçons les rendez-vous et encourageons le patient à poursuivre ses expériences en valorisant son enthousiasme et son engagement dans le changement. Car plus qu’une reprise de contrôle sur sa consommation, c’est aussi son environnement et par là-même sa qualité de vie que Patrick a améliorés.
En guise de conclusion
38S’il nous fallait pour conclure revenir à Bateson, nous pourrions nuancer son propos en considérant que si la communication ne génère pas en elle-même les troubles mentaux, elle y participe pleinement dans le processus de rétablissement. Ainsi, si nous pensons, avec Bateson, que des changements profonds dans la conduite des personnes ne peuvent advenir que s’ils sont concommitants à des changements de prémisses, des changements épistémologiques (Pauzé, 1996), nous considérons également, avec Erickson, l’autre père fondateur du modèle stratégique, que le rôle du thérapeute est de créer, par la communication, des situations dans lesquelles le patient pourra, par l’expérience, modifier par lui-même sa manière de penser (Zeig, 1985). En ce sens, la communication est aussi, et surtout, le contexte thérapeutique par excellence permettant la modification du système de perception-réaction, autrement dit la manière de réguler les difficultés, afin de restaurer la souplesse adaptative du système concerné. Et cette voie-là, c’est en partie à Bateson qu’on la doit …
Bibliographie
- 1Ashby W.R., 1956. An introduction to Cybernetics. Chapman & Hall LTD, London.
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- 4Bateson G., Bateson M.C., 1989. Métalogue : la dépendance. In : La peur des anges : Editions du Seuil, Paris.
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- 25Washton A.M., Zweben J.E., 2006. Treating Alcohol and Drug Problems in Psychotherapy Practice. The Guilford Press, New York.
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- 30Wittezaele J.-J., Garcia T., 1992. A la recherche de l’Ecole de Palo Alto. Editions du Seuil, Paris.
- 31Wittezaele J.-J., Garcia T., 1995. L’approche clinique de Palo Alto. In : Elkaïm M. (1995), Panorama des thérapies familiales. Editions du Seuil, Paris, 173-213.
- 32Wittezaele J.-J., 2003. L’Homme relationnel. Editions du Seuil, Paris.
- 33Wittezaele J.-J., Nardone G., 2016. Une logique des troubles mentaux. Editions du Seuil, Paris.
- 34Zeig J., 1985. Experiencing Erickson : An introduction to the man and his work. Brunner Mazel, New York.
Notes
-
[*]
Une précédente version de ce texte a fait l’objet d’une présentation à Lausanne, dans le cadre des 7e Journées Suisses de Thérapies Familiales et Interventions Systémiques, le 6 septembre 2014.
-
[2]
« Susceptible », nous prenons cette précaution, car Bateson s’est toujours bien gardé de réduire la notion de double contrainte comme débouchant ipso facto sur « folie ». La créativité, la poésie, l’humour peuvent en être les réponses précisera-t-il suite aux critiques qu’il devra essuyer après l’article de 1956.
-
[3]
Par épistémologie, il y a lieu d’entendre chez Bateson à la fois cette discipline se destinant à l’étude de la construction des savoirs et des connaissances et ces théories ou hypothèses personnelles que nous avons sur nous-mêmes, les autres ou l’environnement.
-
[4]
Cette étude est en effet l’une des premières recherches anthropologiques s’intéressant spécifiquement à l’alcoolisme.
-
[5]
Notre hypothèse consisterait d’ailleurs à avancer l’idée que cette étude participe à celles menées auprès des schizophrènes ou au sujet de l’hypnose. Ce que cherche Bateson, semble-t-il, ce sont les similarités formelles entre ces différents contextes et sujets, et cette similarité paraît ici prendre les traits de la « double contrainte » et qui s’appuie dans le cas présent sur la fierté de l’alcoolique qui ne peut mener, si l’on suit le développement proposé par Bateson lui-même, qu’à la rechute.
-
[6]
En dehors du phénomène de tolérance qui vaut également pour les addictions liées aux substances.