Notes
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Remarquons ici que l’admission dès 2 ans à l’école maternelle aujourd’hui préconisée est susceptible de survenir trop tôt chez des enfants dont les accordages sont précisément problématiques.
Introduction
1Les difficultés scolaires d’un enfant, qu’il s’agisse de problèmes dans les apprentissages ou de troubles du comportement, constituent un motif fréquent de consultations spécialisées. Il est parfois pertinent qu’un travail psychologique soit entrepris avec l’enfant, ou que des consultations familiales soient mises sur pied. Mais il est souvent souhaitable que l’enseignant et le système scolaire s’interrogent de leur côté sur le rôle qu’ils jouent dans les difficultés rencontrées par l’enfant.
2En effet, les enseignants ont toujours à développer deux types de compétences pédagogiques et relationnelles, selon lesquelles ils sont conduits à tenir compte des singularités de chaque enfant. Les compétences relationnelles peuvent être travaillées tout spécialement par l’apport des connaissances actuelles sur l’attachement, d’autant plus quand il s’agit de jeunes enfants.
3Bien sûr, la réalité relationnelle ne doit pas nous conduire à une vision réductrice selon laquelle un seul code de lecture, en l’occurrence celui que fournissent les connaissances sur l’attachement, peut rendre compte de tous les problèmes rencontrés. Mais les outils conceptuels proposés par le modèle de l’attachement sont directement accessibles et permettent assez facilement une approche interdisciplinaire capable de rendre compte de ce qui est observé et ressenti par les professionnels.
4En pratique, j’ai été conduit à travailler depuis quatre ans avec plusieurs établissements scolaires de zones prioritaires de la ville de Toulon (ZEP, aujourd’hui appelées REP, réseaux d’enseignement prioritaires), sous formes de réunions mensuelles de deux heures réunissant l’ensemble d’une équipe pédagogique d’une école maternelle ou primaire, en vue d’un travail collaboratif orienté par trois idées :
- La réflexion d’équipe, centrée sur l’utilisation des ressources et des compétences des enseignants.
- L’approche systémique permettant la redéfinition des problèmes en termes interactionnels et contextuels. Les travaux de Mc Culloch et coll. sont ici particulièrement éclairants (Curonici, Joliat, Mc Culloch, 2006).
- L’attachement, comme permettant la prise en compte d’un modèle développemental de l’enfant avec les prolongements que cela peut comporter dans une approche pédagogique suffisamment sécure.
- Je n’aborderai pas ici l’ensemble du travail propre à ces rencontres. Je me limiterai à la compréhension de l’attachement dans ses liens avec l’apprentissage et les difficultés scolaires avec les conséquences que l’on peut en tirer à l’école.
L’expérience scolaire
5Lorsque l’enfant fait connaissance avec le milieu scolaire lors de l’admission à l’école maternelle, il a plusieurs problèmes à résoudre :
- Il fait l’expérience de la séparation d’avec sa ou ses figures d’attachement.
- Il rencontre avec l’enseignant un adulte étranger, un inconnu avec lequel il va passer beaucoup de temps. Il rencontre l’apprentissage, des tâches scolaires avec les règles qui les accompagnent.
- Il fait connaissance avec de nombreux autres enfants et expérimente les débuts de la socialisation.
6Toutes les nouvelles rencontres et les découvertes que vit alors l’enfant peuvent être excitantes et stimulantes. Mais elles peuvent aussi être sources de stress et de malaise. Si nous nous situons du point de vue de l’enfant cela va dépendre :
- Du degré de confiance en soi et de la sécurité interne que l’enfant a déjà acquis.
- Du degré de confiance dans sa ou ses figures d’attachement.
- De sa capacité à aborder la relation d’inconnu que comporte la nouvelle vie à l’école.
7Toutes les expériences inaugurées à l’école maternelle se poursuivent à l’école primaire. Des variations, des changements sont possibles dans l’élaboration des Modèles Internes Opérants (MIO) au gré des rencontres, des événements, des établissements fréquentés. Mais les premières expériences donnent le ton, notamment par l’importance de la relation dyadique que l’enfant établit avec l’enseignant. De ce point de vue, l’entrée dans le secondaire marque une rupture et des changements spécifiques qui ne seront pas abordés dans ce travail.
L’attachement et la rencontre avec les apprentissages
8On sait que les capacités d’apprentissage et le développement des compétences cognitives sont corrélés à une bonne sécurité affective.
9Les attachementistes insistent beaucoup sur la capacité de la figure d’attachement à procurer à l’enfant le soutien, la protection, le réconfort dont il a besoin. Mais on doit toujours insister également sur l’importance de l’activation, de l’excitation bien modulée que doit aussi procurer la figure d’attachement à travers des jeux notamment. Ainsi sont introduits l’inattendu, la surprise, la stimulation d’émotions positives partagées. Celles-ci orientent vers l’envie de la découverte, de la nouveauté et vers la possibilité de se séparer d’autant mieux d’une base de sécurité que celle-ci est toujours susceptible de pouvoir être retrouvée en cas de besoin.
- Les neurosciences nous montrent aujourd’hui que le bon accordage bébé-figure de soins, la bonne modulation des émotions va de pair avec la maturation du cerveau droit dans les deux premières années de l’existence (Schore, 2008 ; Siegel, 2001). Le cerveau gauche commence sa maturation plus tardivement. Mais, avec l’apparition du langage, il va jouer un rôle de plus en plus prépondérant. Les connexions entre les deux cerveaux, permises par le corps calleux, rendent possible le transfert des informations émotionnelles du cerveau droit vers le cerveau gauche. Celui-ci permet le contrôle, la mentalisation et le traitement séquentiel et verbal des informations qui lui parviennent. La maturation des aires frontales et préfrontales permet toujours plus de capacités de raisonnement, d’abstraction et de performances cognitives de plus en plus élevées.
On peut plus précisément établir que c’est entre 3 et 5 ans, c’est-à-dire durant les années d’école maternelle que se connectent les qualités relationnelles avec les figures d’attachement, les premiers apprentissages encodés en mémoire, le niveau de connaissances et de constructions du monde. Ainsi, se trouvent liées connaissance autonoétique et connaissance noétique (Eustache, 2013). La connaissance autonoétique porte précisément sur les émotions et les ressentis qui accompagnent les événements personnellement vécus. Il est question ici du fonctionnement de l’hémisphère droit et de la mémoire épisodique. La connaissance ou la conscience noétique porte sur les informations générales issues des faits et des événements. Elle concerne plus spécialement le fonctionnement de l’hémisphère gauche et la mémoire sémantique.
10La mémoire autobiographique, celle qui rassemble mémoire épisodique et mémoire sémantique, suppose une activité narrative qui commence à organiser les récits aux alentours de 6 ans.
- À la lumière de ce bref rappel, on peut maintenant mieux comprendre les rapports entre le développement cognitif et l’attachement.
- Ainsi l’attachement sécure est corrélé à une bonne intégration du fonctionnement des deux hémisphères, à une bonne articulation et liaison des niveaux autonoétique et noétique de la connaissance, à une bonne congruence entre mémoire épisodique et mémoire sémantique {comme d’ailleurs cela peut être exploré à l’âge adulte par l’A.A.I. (Adult Attachment Interview) (Main et Goldwyn, 1985) entre cognitions et émotions.
12Dans ces conditions, un double contrôle est exercé avec efficience, des aires corticales sur les zones sous-corticales émotionnelles, de l’hémisphère gauche sur l’hémisphère droit. C’est ce double contrôle qui permet le bon séquençage des événements et le développement de capacités narratives basées sur une temporalité intégrant de manière fonctionnelle passé, présent et avenir.
13La bonne régulation des émotions et le développement de la mentalisation permettent aux processus cognitifs de se déployer pleinement. L’enfant est disponible pour l’aventure de l’apprentissage et des tâches scolaires. Il est stimulé par la nouveauté. L’expérience scolaire est l’occasion de vivre des expériences positives et enrichissantes. On a pu montrer chez des enfants de 4 ans qu’ils ont de bonnes capacités à se concentrer sur un exercice dont la réussite dépasse pourtant leurs compétences (Pommier de Santi, 2012).
- Il n’en va pas de même dans les attachements insécures. [1]
- Lorsque l’enfant construit un attachement évitant, un frein s’exerce sur l’expression de sa vie émotionnelle. Il cherche à se protéger de ce qui lui est apparu dans ses premiers éprouvés, comme source de malaise. Les expériences émotionnelles des deux premières années sont mal intégrées au niveau du cerveau droit. La maturation de l’hémisphère gauche est l’occasion d’exercer une pression supplémentaire sur le registre des émotions. Elles sont présentes, mais peu mentalisées. Dans ces conditions, se développe une connaissance abstraite du monde et de la vie affective et une prédilection pour l’opératoire. Il en est d’autant plus ainsi que les aires du langage sont mal connectées au système limbique, émotionnel. L’hippocampe essentiel au développement de la mémoire autobiographique ne code pas les événements vécus selon une association harmonieuse avec le ressenti.
14Dans ces conditions, c’est la connaissance noétique du monde qui est privilégiée.
15La situation scolaire, outre l’insécurité liée à la séparation d’avec la figure d’attachement qu’elle entraîne, risque d’aggraver le déséquilibre dans la mesure où les apprentissages activent plus spécialement l’hémisphère gauche. Pour peu que l’enfant dispose d’un potentiel cognitif convenable, il est susceptible d’investir les tâches scolaires comme un moyen supplémentaire de se protéger de sa vie émotionnelle. Si, de surcroît, il fait le constat de la satisfaction qu’éprouve l’adulte à sa réussite, il va entreprendre de faire ce qu’il faut pour plaire. Il en est d’autant plus ainsi que ses parents sont spécialement attentifs à ses performances, plus qu’à son épanouissement affectif. Eux-mêmes évitants, ils transmettent à l’enfant une construction du monde selon laquelle dans la vie on ne peut compter que sur soi, d’où la nécessité de réussir en classe et d’obtenir des diplômes.
16Ainsi, placé devant une tâche scolaire difficile, l’enfant reste concentré à peu près aussi longtemps que l’enfant sécure. Mais l’observation attentive permet de constater l’existence de nombreux gestes autocentrés qui témoignent de l’importance du stress ressenti (Pommier de Santi, 2012).
- Lorsque l’enfant construit un attachement anxieux ambivalent, il est souvent débordé par l’intensité des émotions qu’il éprouve. La mémoire implicite, celle qui concerne les traces non conscientes des expériences précoces préverbales qu’a vécues l’enfant, est saturée d’émotions négatives en provenance des structures sous-corticales. Ainsi, les traces mnésiques non conscientes sont susceptibles d’être fortement activées par certains stress de la vie actuelle. Des informations envahissantes sont transmises aux aires corticales de l’hémisphère droit, lequel a des difficultés à exercer son contrôle sur les zones sous corticales. De même, le cerveau gauche a du mal à contrôler les informations stressantes qui lui parviennent du cerveau droit.
17Dans ces conditions domine une connaissance autonoétique, c’est-à-dire une appréhension globale et émotionnelle du monde, peu médiatisée par les capacités langagières. Les tâches d’apprentissage sont alors plus difficiles. Elles sont étroitement dépendantes du contexte émotionnel. Si celui-ci est apaisé et apaisant, elles peuvent se développer. Mais elles sont vite troublées par la survenue d’éléments insécurisants. L’enfant se préoccupe alors davantage de la gestion de ses émotions que des tâches d’apprentissage qu’on peut lui proposer. Confronté à un exercice scolaire difficile, les enfants ne parviennent pas à maintenir leur concentration. Ils présentent de nombreux gestes autocentrés, indices du stress éprouvé, et s’ils ne sont pas aidés, ils abandonnent rapidement l’exercice.
- Enfin, il est des enfants dont l’attachement est qualifié de désorganisé. L’enfant ne parvient pas ici à intégrer, en un ensemble cohérent, des informations résultant d’émotions fortement négatives et souvent contradictoires.
18Les zones corticales, trop sollicitées par les informations chaotiques en provenance des zones sous-corticales, ne parviennent pas à se développer, car les voies neuronales utilisées sont, de façon répétée, celles qui concernent la fuite ou la lutte en raison des expériences traumatiques souvent vécues.
19Dans ces conditions, il reste peu de place pour le développement de la pensée. L’enfant est envahi par des états nerveux qu’il ne parvient pas à rassembler en un sentiment de continuité de soi. Les tâches d’apprentissage sont alors difficiles à investir : l’enfant présente habituellement des troubles externalisés, marqués par l’instabilité psychomotrice, l’impulsivité, l’agressivité, l’opposition.
20On peut évoquer ici une connaissance anoétique du monde, c’est-à-dire une connaissance réflexe liée à une conscience envahie par la sensorialité, les éprouvés, sans qu’il soit possible à la fonction réflexive d’opérer un travail de mentalisation. De plus, le présent a toujours tendance à réactiver une mémoire corporelle incontrôlable, liée aux expériences difficiles au cours desquelles, dans les interactions précoces, les besoins primaires de protection n’ont pas pu être satisfaits.
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22Munis de ces quelques informations générales sur les connexions de l’attachement avec les capacités d’apprentissage, nous pouvons maintenant considérer la dyade formée par l’enfant et l’enseignant au centre de trois triangles :
- Le triangle d’apprentissage (Geddes, 2012) est constitué par l’enfant, l’enseignant, et la tâche scolaire comme objectif commun.
- Le triangle pédagogique est constitué par l’enfant, l’enseignant et la classe qui les rassemble.
- Le triangle scolaire est constitué par l’enfant, l’enseignant, la famille et les relations qu’ils entretiennent.
23Ces trois triangles sont contextualisés par l’espace institutionnel que constitue l’établissement scolaire, puis au-delà par l’éducation nationale, son organisation, et la place et le rôle que lui confère la société.
24Je n’aborderai pas ici ces aspects contextuels et j’examinerai brièvement les trois triangles sur lesquels je suis conduit à travailler avec les équipes enseignantes.
Le triangle d’apprentissage
25Le triangle constitué par l’enfant, l’enseignant et la tâche scolaire est plus ou moins équilibré selon les types d’attachement.
- L’enfant sécure s’engage avec confiance dans le triangle. Il perçoit l’enseignant comme quelqu’un de disponible à qui il peut demander de l’aide si besoin. Ainsi lorsque l’enfant ne parvient pas à effectuer l’exercice qui lui est demandé, il finit en général par solliciter l’enseignant, il fait attention aux explications qui lui sont données et finalement il réussit la tâche. Il développe ainsi un sentiment d’efficacité qui nourrit sa confiance en lui.
L’échec est plutôt l’occasion de chercher à réussir, d’autant plus lorsque l’enseignant, de son côté, cherche à mettre l’accent sur les compétences de l’enfant et constitue une source d’encouragement. Dans ces conditions, l’enfant parvient à accepter l’incertitude, à tolérer la frustration. Il comprend et accepte bien les règles et le fonctionnement de la classe. Il développe un bon niveau de socialisation. - L’enfant insécure n’aborde pas la tâche scolaire avec la même confiance. Quand il est petit, il se trouve confronté à des difficultés à vivre la séparation. Il aborde souvent la tâche scolaire en ayant déjà plus ou moins activé son système d’attachement face à la source de malaise que peut représenter pour lui l’école.
26La tâche scolaire aggrave l’insécurité avec le risque qui l’accompagne de ne pas savoir faire.
- Un enfant évitant peut chercher à se tenir à distance d’un enseignant perçu comme peu rassurant. Le triangle se déséquilibre par la relation privilégiée qui se développe avec la tâche scolaire, moyen de se protéger de la proximité de l’adulte enseignant. Cela peut être perçu par ce dernier comme un désir d’indépendance de l’enfant laissé seul avec sa tâche. Mais celui-ci stresse, bute sur l’exercice. Il s’emploie alors à contrôler les émotions négatives qu’il éprouve sans pour autant chercher de l’aide auprès de l’enseignant. Si malgré tout celui-ci finit par intervenir, l’enfant trop occupé à tenter de gérer son stress a du mal à l’écouter.
Il peut arriver qu’un cycle interactionnel dysfonctionnel se mette en place, l’enseignant finissant par s’énerver vis-à-vis d’un enfant qui paraît ne pas l’écouter. Ce dernier va alors renforcer son attitude de mise à distance de l’enseignant. Sa socialisation avec les autres enfants est en même temps souvent limitée, et il se tient volontiers à l’écart des autres, lesquels de leur côté ne cherchent pas trop à inclure dans leurs jeux quelqu’un qui semble timide, réservé, ou parfois un peu arrogant et méprisant. - Lorsque l’enfant a construit un attachement anxieux, ambivalent, le triangle d’apprentissage se déséquilibre d’une autre manière. L’enseignant en effet apparaît vite comme une figure d’attachement alternative pouvant aider à gérer l’insécurité, mais dont l’enfant n’est pas sûr de la disponibilité. Il en est ainsi en raison de son ambivalence, mais aussi de la concurrence dans laquelle il se trouve avec les autres enfants de la classe.
Dans ces conditions, l’enfant se montre volontiers collant avec l’enseignant. Il a besoin de capter son attention. Il cherche l’exclusivité avec lui.
Au gré des circonstances et des événements qui se produisent dans sa vie, l’humeur de cet enfant est changeante. C’est parfois par une instabilité, des crises de colère que l’attention de l’enseignant est attirée.
Les résultats dans les apprentissages sont fortement tributaires de la capacité de l’enseignant à apaiser l’enfant afin qu’il investisse la tâche scolaire. Celle-ci en somme apparaît comme secondaire à la qualité de la relation. - Lorsque enfin l’attachement est désorganisé, l’enfant apparaît en général comme un grand perturbateur. Turbulent, n’accordant aucune confiance à l’adulte, souvent bagarreur avec les autres enfants, il désorganise la classe.
Le déficit attentionnel est tel que la tâche scolaire n’est pas investie, d’autant moins d’ailleurs qu’elle menace les compétences, déjà fragiles, de l’enfant. Ce comportement globalement très réactif conclut parfois à un diagnostic de trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) alors qu’il peut s’agir d’un trouble réactionnel de l’attachement. Ce domaine est controversé, mais indiquons que la prescription d’un médicament ne dispense pas de réfléchir au moyen d’établir des échanges plus satisfaisants avec l’enfant.
La relation avec l’enseignant est d’autant plus difficile que la figure de l’adulte que perçoit l’enfant est contaminée par les figures d’attachement primaires peu fiables et parfois maltraitantes.
Un tel enfant n’est le plus souvent préoccupé que de lui-même et des tentatives infructueuses qu’il effectue en vue de contrôler son environnement pour le rendre moins stressant. Le niveau de développement qu’il a atteint le place souvent en deçà des tâches d’apprentissage. Par ailleurs, son comportement suscite en général des tentatives de contraintes qui ne font qu’aggraver la situation par l’effet excitateur qu’elles produisent.
Ici l’enseignant se sent particulièrement démuni. Il peut de son côté être envahi par le stress. Ses capacités réflexives sont asséchées. Il est plus ou moins profondément insécurisé.
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28Réfléchir le triangle d’apprentissage à partir des caractéristiques d’attachement de l’enfant conduit à examiner comment l’enseignant peut constituer une base de sécurité plus ou moins efficiente. C’est un des aspects largement développé dans le travail entrepris avec des écoles maternelles et primaires de la ville de Toulon.
L’enseignant comme base de sécurité
Dans le triangle d’apprentissage
29L’enseignant base de sécurité est un adulte qui s’offre à l’enfant comme un guide pouvant lui montrer le chemin. Il fixe les règles et les limites, assure le contrôle, inspire confiance, apparaît comme ressource en cas de besoin, sait être attirant, assure l’enfant de son attention et de l’intérêt qu’il lui porte, se montre empathique et encourageant face aux difficultés rencontrées.
30Ses attitudes aident à la sécurité de l’enfant :
- Quand il l’accueille en le regardant et en lui souriant.
- Quand il lui parle en cherchant à obtenir le contact oculaire.
- Quand, avec les plus jeunes, il sait utiliser le toucher, par exemple en lui prenant les mains, en le prenant gentiment par l’épaule.
- Quand il l’aide à exprimer ses émotions avec un langage approprié.
31Dans ce climat de sécurité peut se développer une alliance coopérative selon laquelle des objectifs communs sont définis par l’enseignant et l’enfant, et des efforts sont entrepris par l’un et l’autre pour atteindre ces objectifs. Remarquons que la base de sécurité que doit représenter l’enseignant est fortifiée par un système éducatif selon lequel on se focalise sur les points positifs, sur les réussites et les compétences. Dans cette direction, on peut mentionner les travaux de Durant (1997) et la présentation qu’il fait de l’échelle d’évaluation de Kral (1989).
- Les enfants sécures, bien positionnés dans le triangle d’apprentissage ne rencontrent pas de grandes difficultés et accordent a priori leur confiance à un adulte qui contribue à structurer leur monde et dont ils acceptent de dépendre.
- Dans l’attachement évitant, l’enseignant doit entreprendre un effort particulier pour aider l’enfant à bien se positionner dans le triangle d’apprentissage. Il doit pouvoir lui transmettre des messages directs et indirects lui montrant qu’il pense à lui et qu’il lui porte intérêt. L’accomplissement et la réussite de la tâche scolaire étant un élément central pour l’enfant, l’enseignant doit s’efforcer de lui donner des tâches claires, précises, limitées et réclamant peu son aide. À l’école maternelle, en cours préparatoire, l’enfant est souvent peu à l’aise avec l’expression verbale. Il s’agit alors d’écrire de courtes phrases, d’aider à la description orale d’expériences, de proposer des lectures d’histoires au cours desquelles l’enseignant essaye de faire préciser par les mots, les sentiments, les émotions des héros (Geddes, 2012). Des tâches concrètes, des jeux structurés mettent les enfants à leur aise. Elles activent le cerveau gauche et évitent l’envahissement du cerveau droit par les émotions.
- Dans l’attachement anxieux ambivalent, l’enjeu pour l’enseignant est de se libérer du besoin excessif qu’a l’enfant de capter son attention. Il s’agit de recentrer ce dernier sur la tâche scolaire qui a tendance à être laissée de côté comme source potentielle d’échec. L’enseignant peut y parvenir en proposant des tâches fragmentaires permettant une réussite immédiate. Il aide à la concentration de l’enfant et à la diminution de son anxiété en procédant à un minutage durant lequel des tâches courtes doivent être effectuées.
Par ailleurs, il est intéressant de confier à l’enfant une petite responsabilité, associée à un relatif éloignement lui permettant de diriger son attention vers d’autres enfants.
Des histoires racontant des expériences de séparation constituent un support à la régulation émotionnelle et à la réflexion.
Toutes les interventions doivent être bien planifiées et expliquées. En même temps, elles servent à toute la classe. - Lorsque l’enfant présente un attachement désorganisé, un travail collaboratif avec des structures de prises en charge spécialisées s’avère en règle générale nécessaire. Des accueils séquentiels sont souvent souhaitables. La difficulté pour l’enseignant est d’éviter le cycle interactionnel coercitionpunition dans lequel l’entraîne l’enfant. Il a besoin alors de rester ferme et calme malgré les comportements de l’enfant, sans se laisser envahir par les émotions négatives, l’énervement et la colère. Cela nécessite le plus souvent un soutien professionnel (sous forme d’une auxiliaire de vie scolaire et d’un travail de réflexion avec les collègues).
Quant aux tâches scolaires, elles sont limitées et consistent en exercices concrets, mécaniques, rythmiques. Le rythme, la musique et la mise en jeu physique du corps exercent une influence régulatrice sur le fonctionnement cérébral. L’intervention en petits groupes est particulièrement souhaitable.
Dans le triangle pédagogique de la classe
32L’école n’est pas seulement le lieu des apprentissages cognitifs. C’est aussi dans cet espace que l’enfant développe plus ou moins ses capacités de socialisation, dans la rencontre avec les autres enfants, et dans l’acquisition de nouvelles compétences concernant le vivre ensemble.
33L’enseignant doit pouvoir constituer une « base de sécurité » à partir de laquelle s’expérimente cette socialisation et le développement de six compétences (Perry, www.childtrauma.org), dont l’acquisition est très liée à la qualité de l’attachement et, par conséquent, au sentiment de confiance et de sérénité que l’enfant peut éprouver en présence des autres enfants et des adultes.
34Ainsi nous pouvons retenir :
- La capacité à former avec les autres des liens émotionnels et affectifs sereins.
- La capacité à penser, à réfléchir avant d’agir, c’est-à-dire à mentaliser et contrôler ses impulsions.
- La capacité à s’affilier, c’est-à-dire à former des liens de camaraderie avec les autres.
- La capacité à reconnaître et à apprécier les compétences des autres, les valeurs différentes auxquelles ils se réfèrent.
- L’acceptation des divergences de pensée et d’opinion.
- La reconnaissance et le respect de l’autre comme être de valeur, digne d’estime et dont les droits sont équivalents aux siens.
35On le voit, il est fortement question des capacités empathiques. C’est en travaillant ces capacités qu’il est possible d’aider à la prévention des comportements de violence et de harcèlement dont il est tellement question ces derniers temps.
36L’enseignant joue ici un rôle majeur en se montrant de son côté cohérent et prévisible, en structurant les activités de la classe, en accordant une attention particulière aux enfants plus réactifs, en recadrant immédiatement les actes et paroles inappropriés.
37Il est spécialement utile de développer des jeux coopératifs au cours desquels les enfants sont conduits à réaliser certains exercices ensemble. Le petit nombre permet d’approfondir la sensibilité de chacun aux différences, à la valorisation des uns et des autres.
38On peut mentionner tout particulièrement « le jeu des Trois Figures » proposé par Tisseron (2010, 2011). Ce jeu peut être utilisé à la maternelle, mais également en primaire et en secondaire. Il s’agit d’un jeu de rôle dans lequel chaque enfant participant est invité à jouer successivement le rôle d’une victime, celui d’un agresseur et celui d’un négociateur, ou d’un redresseur de tort, d’un juge. Une grande place est accordée aux émotions et aux connexions qui s’établissent entre expression corporelle et langage.
39C’est ainsi, dans le « faire semblant », que peuvent s’apprendre les règles de la socialisation.
Dans les relations enfants-famille-école
40La rencontre avec le milieu scolaire est susceptible d’être une source d’insécurité pour les parents autant que pour les enfants. Cette insécurité se manifeste par diverses stratégies défensives. Certains sont négligents par rapport à l’école, comme ils le sont vis-à-vis des soins à l’enfant. Ils n’investissent pas les apprentissages et évitent de rencontrer les enseignants. D’autres établissent des rapports de défiance, d’autres encore sont dans la crainte, et certains peuvent même se montrer envahissants. Mais les enseignants sont, de leurs côtés, susceptibles d’être activés par des stratégies défensives en miroir de celles des parents. Travailler avec l’idée de constituer une base de sécurité conduit l’enseignant et l’école à se concentrer sur deux aspects : la confiance et l’alliance coopérative.
41La confiance est le résultat d’une construction. Elle s’établit à travers la communication. Des études ont montré (Deslandes, 2007) une bonne corrélation entre la confiance des parents envers l’école et la bonne adaptation de l’enfant. L’alliance coopérative suppose que la présence des parents à l’école soit encouragée, valorisée, de sorte que c’est ensemble que parents et enseignants peuvent constituer une base de sécurité permettant à l’enfant de développer ses compétences dans les apprentissages et la socialisation.
42Les tâches communicationnelles des enseignants sont spécialement travaillées dans les écoles qui font l’objet de mes interventions. Ce sont elles qui permettent de définir le cadre des échanges. Et c’est le cadre qui donne au contenu toute sa valeur.
43Constituer une base de sécurité pour les parents impose à l’enseignant d’éviter les écueils liés à un excès de complémentarité associée à la position haute. En effet, l’enseignant se présente habituellement vis-à-vis du parent comme un expert. Il reçoit le parent sur son terrain, après lui avoir adressé en général une convocation, et lui tient le plus souvent des propos négatifs au cours desquels sont mentionnées les difficultés de l’enfant.
44Le parent se présente habituellement en position basse, soit parce qu’il est convoqué, soit parce qu’il a demandé à rencontrer l’enseignant. Il peut se montrer inhibé, passif, ou non coopérant, ou anxieux et s’installer dans un rapport de dépendance. Il peut aussi chercher à « symétriser » la communication en contestant la parole de l’enseignant, en s’engageant dans une bataille au cours de laquelle l’enseignant est rendu responsable des difficultés de l’enfant, ou incompétent.
45Au bout du compte l’insécurité croît. C’est d’autant plus vrai quand, de plus, le décalage culturel, les difficultés de la communication liées aux différences linguistiques conduisent à des malentendus, à des incompréhensions.
46L’établissement d’une « base de sécurité » et celui de la confiance qui l’accompagne peuvent s’obtenir par une flexibilité communicationnelle selon laquelle :
- D’un côté, l’enseignant sait être en position haute, expert des apprentissages, compétent, capable de guider l’enfant et de soutenir les parents.
- D’un autre côté, il sait être en situation basse, à l’écoute du parent, expert dans la connaissance de son enfant, capable de donner à l’enseignant des indications pouvant l’aider dans les difficultés qu’il rencontre avec son élève.
47Une amélioration sensible a été obtenue, lorsque des efforts particuliers ont été réalisés dans l’accueil des parents.
48Ils ne sont pas convoqués, ils sont plutôt invités. Cette invitation prend toute sa signification si elle s’inscrit dans un contrat oral dans lequel il a été précisé à la rentrée scolaire, la nécessité d’une collaboration des parents aux apprentissages et besoins éducatifs de leurs enfants.
49Ils ne sont pas reçus n’importe où, dans un escalier, la cour de récréation, ou la classe. Ils sont accueillis dans un local dévolu à cet effet, agréable, comportant des sièges disposés autour d’une table basse et invitant à l’échange.
50Ils ne s’entendent pas dire : « Votre enfant est en difficulté, ou votre enfant pose tel ou tel problème ». On annonce plutôt : « Je suis en difficulté avec votre enfant… j’ai besoin de votre avis… », « voilà ce qui se passe… avez-vous constaté la même chose à la maison… », « et dans ces conditions que faites-vous… ou qu’en pensez-vous ? »
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52Evidemment il ne s’agit là que de quelques indications visant à montrer le sens du travail effectué. Bien d’autres précisions seraient à apporter. Mais, en tous cas, l’enseignant ne peut parvenir à aller dans cette direction que s’il est lui-même confiant, sécure et qu’il n’est pas trop préoccupé par la gestion de son propre stress. Il doit, de son côté, être dans la possibilité d’utiliser des ressources externes, lorsqu’il est en difficulté, pour mobiliser ses ressources internes dans l’un ou l’ensemble des triangles qui viennent d’être évoqués. Cela suppose qu’il puisse compter sur un environnement professionnel capable de constituer à son tour une base de sécurité.
La base de sécurité de l’enseignant : le travail d’équipe
53L’équipe de collègues dont l’enseignant est membre constitue la base de sécurité sur laquelle il doit toujours pouvoir s’appuyer. On peut donc évoquer ici une base groupale selon laquelle se développe une bonne solidarité entre les uns et les autres, la possibilité d’établir des soutiens et des suppléances rendues nécessaires par certaines situations, la capacité à réguler dans le partage les mouvements émotionnels de chacun, la capacité à mentaliser, après réguler les expériences vécues. Une telle équipe doit pouvoir travailler sur :
- La bonne cohérence de l’action pédagogique et éducative.
- La tolérance à l’incertitude et à la frustration.
- Le sentiment de sa propre valeur (il est question de la valeur personnelle comme de la valeur collective).
- Le sens de son action personnelle et groupale.
- La capacité à entrer en relation avec les autres avec sensibilité et respect.
- La possibilité de faire part de ses difficultés aux autres pour obtenir leur aide.
54Dans une telle équipe, le rôle du directeur ou de la directrice est essentiel si il ou elle a la capacité de donner un état d’esprit, de créer un climat propice au travail préconisé.
55Evidemment, la hiérarchie de l’Education nationale est aussi fortement concernée. Actuellement, le travail d’équipe n’est pas suffisamment conceptualisé et développé au niveau de l’Education nationale. Il impose en effet un temps dédié et la possibilité de recourir à un tiers animateur extérieur. Le travail personnellement entrepris n’a pu s’effectuer que par l’intérêt manifesté par l’inspecteur d’une circonscription qui a bien voulu débloquer des heures sur le temps dévolu à la formation.
56Quant au rôle du tiers, il n’est pas celui d’un superviseur si l’on entend par là l’analyse des mouvements transféro-contre transférentiels auxquels nous ont habitués les psychanalystes. Il est question d’un rôle d’animation, d’une aide au travail de réflexion, de la possibilité pour l’animateur de constituer à son tour une base de sécurité pour l’équipe, apaisant le stress, aidant à la régulation et à la mentalisation des mouvements affectifs, encourageant la créativité et la prise d’initiatives, favorisant l’émergence de ressources et de compétences individuelles et collectives.
57En fait, il est question de la promotion et du maintien d’une alliance coopérative au sein de l’équipe et entre l’équipe et l’animateur. Rappelons à ce sujet que selon le dictionnaire Robert « l’équipe est un groupe d’hommes unis dans une tâche commune ». Ce n’est pas un ensemble d’individualités dont il s’agirait en supervision d’approfondir les caractéristiques et mouvements psychologiques personnels. Il s’agit plus exactement de tenir compte de l’entrecroisement de l’interpersonnel avec l’intrapersonnel. Le modèle de l’attachement aide à penser cet entrecroisement.
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59Le travail en milieu scolaire nous incite à nous référer au modèle éco-systémique de Bronfenbrenner et des cercles concentriques de plus en plus élargis à partir du centre que constitue l’enfant. Les rapports entre ces cercles peuvent être représentés par les triangles que nous avons évoqués dans ce travail.
60On peut évoquer une autre série de triangles si nous mettons au centre des cercles non plus l’élève mais l’enseignant. Ainsi, le travail d’équipe nous oblige à considérer le triangle formé par l’enseignant, ses collègues et les tâches pédagogiques, mais aussi l’enseignant, les collègues et l’institution scolaire.
61Au niveau de l’enseignement secondaire, un degré supplémentaire de complexification est atteint, d’une part parce que l’élève n’a pas à faire à un enseignant unique, d’autre part parce que le chef d’établissement, principal ou proviseur, occupe une position hiérarchique qui n’est pas celle, purement administrative, d’un directeur ou d’une directrice d’école. Un travail ultérieur tentera d’aborder ces spécificités.
Bibliographie
- 1Curonici C., Joliat F., Mc Culloch P., 2006. Des difficultées scolaires aux ressources de l’école. De Boeck, Bruxelles.
- 2Deslandes R., 2007. Rôle de la famille, liens école famille et résilience scolaire in B. Cyrulnik, J.P. Pourtois (eds) : Ecole et Résilience. Odile Jacob, Paris, p. 271-89.
- 3Durant M., 1997. Stratégies pratiques en milieu scolaire. Satas, Bruxelles.
- 4Eustache M., 2013. Conscience, mémoire et identité. Dunod, Paris.
- 5Geddes H.,2012. Aider les élèves en difficulté d’apprentissage. L’influence de l’attachement sur le comportement en classe. De Boeck, Bruxelles.
- 6Kral R., 1989. Strategies that work : techniques for solution in the schools. Bried Family Therapy Center, Milwaukee,WI.
- 7Main M., Goldwyn R., 1985. Adult Attachment scoring and classification system. Scoring manual cité par F. Perderea, F. Atger, N. Guedeney : Evaluation de l’attachement chez l’adulte in N. Guedeney et A. Guedeney (eds.) : L’attachement, approche théorique, 2009. Paris, Masson. Berkeley, University of Californie (non publié). Perry B. www.childtrauma.org.
- 8Pommier de Santi A., 2012. La relation affective au cœur de la relation éducative. Université de Provence : Master 2 de recherche, UFR Psychologie et éducation.
- 9Schore A., 2008. La régulation affective et la réparation du soi. Editions du C.I.G., Montréal.
- 10Siegel D., 2001. The developping mind : how relationships and the brain interact to shape who we are. Guilford Press, New York.
- 11Tisseron S., 2008. Le jeu des trois figures en école maternelle. Yapaka, Fabert, Paris, 2011.
- 12Tisseron S., 2010. L’empathie au cœur du jeu social. Albin Michel, Paris.
Notes
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[1]
Remarquons ici que l’admission dès 2 ans à l’école maternelle aujourd’hui préconisée est susceptible de survenir trop tôt chez des enfants dont les accordages sont précisément problématiques.