Couverture de TF_144

Article de revue

Maladie acquittante ?... Maladie condamnante ?

Quand le retour aux appartenances déploie l’éventail identitaire des patients en réinscription sociale

Pages 483 à 495

Notes

  • [1]
    Mesure de sûreté en France.
  • [2]
    En Belgique, il est prévu que les Commissions de Défense Sociale soient remplacées par les Chambres de protection sociale au sein des Tribunaux d’application des peines à partir de janvier 2016.
  • [3]
    La notion de l’autopoïèse a été élaborée par Maturana et Varela.
  • [4]
    Suivant S. Minuchin, l’intervention thérapeutique comporte deux temps : l’accommodation et la restructuration. L’« accommodation » est ce moment où l’intervenant s’affilie au système et le respecte comme il se présente, sans vouloir le changer. Durant cette étape, sont discutés les temps de la définition des objectifs et de la définition de la relation, chers à Mara Selvini.
  • [5]
    Dans le cadre d’un travail en institution, les intervenants ne sont pas à l’abri d’un « isomorphisme » tel que décrit par E. Dessoy. Les patients qui résident dans une institution ont tendance à reproduire leur modèle de communication ainsi que leur modèle interactionnel. On parle d’« isomorphisme » lorsque les relations entre le patient et l’équipe soignante s’établissent en miroir du système familial avec pour effet d’enkyster ce qui fait problème au lieu de susciter un changement.

L’unité Hegoa

1Hegoa est une unité de soins psychiatriques spécifique au sein du Centre Hospitalier Jean Titeca. Elle accueille des hommes et des femmes adultes ayant commis un délit et ayant été jugés pénalement non responsables de leurs actes en raison d’un déséquilibre mental au moment des faits. Ce cadre légal particulier leur confère le statut de « défense sociale ». [1] Les intervenants d’Hegoa travaillent toujours sous mandat judiciaire dans un cadre d’aide contrainte. Leur mission consiste à soigner ces patients et à les accompagner vers l’aboutissement d’un projet de réinsertion sociale.

Du passage à l’acte à l’hôpital psychiatrique

2Même si les individus admis à Hegoa ont commis un fait qualifié de crime ou de délit aux yeux de la loi, la justice a estimé qu’ils n’avaient pas le contrôle de leurs actes au moment des faits en raison de la présence d’un trouble mental (maladie acquittante ?), et leur a imposé une mesure d’internement (maladie condamnante ?). L’objectif de cette mesure est double : protéger la société et offrir des soins de santé adaptés à l’état mental de ces personnes en vue d’une réinsertion dans la société (article 2). Dès la mesure prononcée, la personne internée est soumise à l’autorité d’une Commission de Défense Sociale (CDS) [2] qui statuera sur la manière dont cette mesure sera exécutée.

3Après le passage à l’acte, ces personnes sont incarcérées à l’annexe psychiatrique d’une prison et, par la suite, éventuellement placées dans un Etablissement de défense sociale (EDS). Avant d’arriver à Hegoa, elles doivent rencontrer deux intervenants de l’unité dans le cadre d’un processus de candidature et recevoir l’accord de la CDS pour une libération à l’essai. Concernant le cadre légal de cette libération, le patient doit respecter des conditions telles qu’accepter une tutelle médicale, rencontrer son assistant de justice, se conformer au règlement hospitalier, etc. La durée de cette mesure n’est pas proportionnelle à la gravité de l’acte commis mais elle sera maintenue tant que les risques de dangerosité subsistent.

4Après un séjour en milieu carcéral où ces personnes sont stigmatisées comme délinquantes, elles se retrouvent au carrefour du champ des soins et celui de la justice. Nous les rencontrons à Hegoa, à un moment particulier de leur vie où elles sont confrontées à une série d’isolements (prison, EDS, hôpital psychiatrique, …) impliquant – notamment – des ruptures dans leurs liens d’appartenances. Ce contexte inhabituel les amène à s’interroger sur leur propre identité, se sentant fréquemment « prisonnières » du statut de défense sociale et victimes – au minimum – d’un double étiquetage à savoir : « le délinquant » et « le malade mental ».

Dispositif systémique à l’unité Hegoa : déploiement de l’éventail identitaire des patients

5A Hegoa, nous proposons un cadre thérapeutique soutenu par une équipe pluridisciplinaire. Nous allons, pour les besoins de l’article, nous centrer sur la prise en charge systémique.

6L’individu serait un être « autopoïétique » [3] qui disposerait, selon J. Duss Von Werdt, « d’une conscience de soi et à partir de là d’une liberté non absolue, donc relative, et s’actualiserait sans cesse dans l’échange avec son écosystème concret et en dépendance avec ce dernier ». Cette description intègre une vision dialectique de l’individu.

7L’homme n’a pas la capacité de se faire auto-exister. La liberté humaine consiste, selon R. Neuburger, à choisir ses dépendances, c’est-à-dire « les relations qu’il tisse avec d’autres êtres et ses appartenances à des groupes qui lui offrent une reconnaissance. Paradoxalement, plus on a des dépendances, plus on est libre ! »

8Dans le même ordre d’idée, E. Morin décrit que « plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant à l’égard de l’écosystème ; en effet, l’autonomie suppose la complexité, laquelle suppose une très grande richesse de relations de toutes sortes avec l’environnement, c’est-à-dire dépendant d’interrelations, lesquelles constituent très exactement les dépendances qui sont les conditions de la relative indépendance ».

9Partant de ces postulats, nous accordons une importance toute particulière au contexte de vie relationnelle des patients dès leur admission. Ce, d’autant plus que leur réinscription sociale est notre principal mandat de travail. Plus précisément, la prise en charge systémique que nous proposons a pour objectif de réouvrir le champ des appartenances (familiales, culturelles, sociales, professionnelles, …) en vue de tenter de rendre ces patients acteurs de leurs liens relationnels. Parallèlement, ce travail thérapeutique vise également à leur permettre de (re)développer une identité plus complexe qui ne se résume pas à un passage à l’acte délictueux ou à une maladie mentale.

10Pour tenter d’y parvenir, nous avons coconstruit, au fil des années, un dispositif qui se déroule en quatre temps.

Temps 1 : établissement de la « carte de réseau »

11Lors du premier entretien, le psychologue systémicien propose au nouvel arrivant d’établir sa « carte de réseau ». Cet outil nous donne une représentation graphique de son réseau social.

12Nous commençons par prendre connaissance des personnes significatives qui l’entourent. Par personnes significatives, nous entendons la famille du patient mais aussi toutes personnes avec lesquelles un lien d’attachement s’est établi. Sur la « carte de réseau », nous différencions la famille nucléaire de la famille élargie. La première représente une famille composée de deux adultes mariés ou non avec ou sans enfant. La seconde peut, quant à elle, compter plusieurs générations. Nous demandons ensuite au patient de placer ces personnes sur la carte, constituée de trois cercles symbolisant le degré de proximité ressenti par le patient. La réalisation de cette carte nous donne accès aux perceptions du patient concernant les relations existant dans son entourage (perceptions variant tout naturellement de celles des autres membres de la famille). Enfin, nous soulignons qu’il s’agit d’une « photographie » d’un moment précis – photographie sujette à évolution.

13Cette carte réalisée, nous réfléchissons avec le patient aux personnes que nous pourrions inviter aux entretiens systémiques et si le patient et ses proches marquent leur accord, nous organisons une première séance.

Temps 2 : entretiens systémiques à Hegoa

Fonction de la « cothérapie scindée » – psychologue systémicien et répondant nursing

14La prise en charge systémique se déroule selon le modèle d’intervention de la « cothérapie scindée » de G. Ausloos. Dans ce modèle, les deux intervenants collaborent mais adoptent des points de vue différents. Dans son application en séance, le psychologue systémicien (T1) a pour fonction de méta-communiquer sur la dynamique familiale tandis que le répondant nursing (T2) se montre davantage attentif au patient. Un double discours peut ainsi coexister : celui du psychologue, s’axant sur l’appartenance du patient à son système (finalités familiales) ainsi que celui du répondant nursing, soutenant, quant à lui, le besoin de pouvoir s’en différencier quelque peu (finalités individuelles). Notons que G. Ausloos insiste sur le fait que T2 peut être, ou non, formé à la systémique. Il ajoutera : « Dans ce cadre, le référent nursing intègre la fonction thérapeutique de son travail avec la spécificité que cette mission déborde dans le cadre de vie du patient, lorsqu’il soutient le patient dans sa réflexion, dans l’élaboration de sa pensée et de ses projets. »

15Parfois, il arrive que les membres de la famille se sentent insécurisés par ce dispositif et réagissent à cela en testant la solidité du lien existant entre psychologue et répondant (en miroir de la relation thérapeute/répondant-famille), comme pour vérifier la possibilité de l’établissement d’une éventuelle alliance thérapeutique. Aussi, dans certaines situations, et si cela est pertinent, T1 et T2 peuvent s’interpeller en renvoyant des points de vue différents. La famille est dès lors invitée à vivre la complexité des débats et des points de vue individualisés, « expérience nouvelle » qui favorise souvent l’échange d’avis différents dans le respect l’un de l’autre.

Trame thérapeutique : séance après séance

16Le premier entretien est un moment-clé où se noue l’alliance thérapeutique avec l’ensemble de la famille et au cours duquel sont précisés les objectifs du travail qu’on leur propose. Le psychologue systémicien s’affilie à chacun des membres de la famille sans vouloir amener un changement. C’est le temps de « l’accommodation ». [4] Le cadre de ces rencontres nécessite d’énoncer clairement les principes pour pouvoir travailler ensemble. Les entretiens ne sont pas un déballage où tout doit être dit, sans protection. Nous sommes donc particulièrement attentifs à aller chercher l’information pertinente, qui fait sens dans le système familial. Ausloos définit cette information comme « celle qui vient du système et qui va y retourner pour informer le système sur son propre fonctionnement. » Nous veillons à donner la parole à chacun, à faire entendre tant les inquiétudes que les questions, à donner une place aux membres absents à travers des questionnements adressés aux membres présents.

17Afin d’appréhender les représentations et les attentes des familles, nous commençons par nous intéresser à leur compréhension de l’arrivée du patient dans notre unité. Nous nous intéressons ensuite à la manière dont la famille comprend notre invitation aux entretiens alors que nous sommes dans un contexte d’aide contrainte où l’injonction d’aide est imposée par la Commission de Défense Sociale (CDS), et de ce fait, ne rencontre pas toujours la demande d’aide des usagers (voire même, soulève leur opposition). Dans un tel contexte, il est important pour nous de proposer cet espace de rencontre, mais en aucun cas de l’imposer. Il est essentiel d’explorer les différentes facettes de l’analyse de la demande. Comment la famille a-t-elle compris notre invitation ? Ont-ils parlé de l’hospitalisation et de leur implication dans les entretiens à d’autres membres de la famille ? Certains membres s’y sont-ils opposés ? Tous ces questionnements ont pour but de permettre à la famille de s’approprier cet espace de parole. Vient ensuite le moment de s’intéresser aux difficultés rencontrées et aux objectifs des entretiens de famille. Quel est le sens de ces entretiens finalement ?

18L’incarcération en prison comme le placement à l’hôpital impliquent une exclusion de la personne de son milieu de vie et une mise à distance de ses appartenances. Bien souvent celle-ci se vit comme un sujet malade ou justiciable. Pour qu’elle puisse se développer personnellement, se réinsérer socialement, nous soutenons qu’il est important pour cette dernière de pouvoir s’appuyer sur les différentes facettes de son identité. Un être humain ne se résume pas à un acte, une maladie ou un stigmate. Les individus, admis dans l’unité, sont également des pères/mères, des époux, des musiciens, des ouvriers, etc. Lors des entretiens, nous venons questionner ces appartenances, ces identités, ces stigmates, ces rôles, et ce, afin de faire exister la personne dans toute sa complexité.

19Au fil des séances, nous allons progressivement pouvoir faire une photographie de la représentation du patient et de la dynamique familiale. Nous percevons la réaction de la famille au contexte que nous développons. Il s’agit d’une représentation du système à un moment donné. Notre but est d’essayer de comprendre ce qui se joue de manière interactionnelle entre le patient et ses systèmes d’appartenances (les enjeux de leur relation) et comment cela se traduit (les comportements relationnels). Cette compréhension des enjeux et des comportements relationnels associés nous donne des pistes pour le travail au sein des séances et nous aide également à mieux saisir ce qui se joue entre le patient et nous (les différents intervenants) durant l’hospitalisation. Nous tentons de déceler un éventuel « isomorphisme ». [5] C’est en nous basant sur l’hypothèse que le patient, ayant développé un style relationnel propre, nous fera agir sur le mode relationnel qu’il connaît et a appris, que nous recherchons les enjeux à la lecture du style relationnel. Cette analyse évite une interprétation immédiate d’un comportement et permet d’en comprendre d’autres sens possibles.

20Nous ajustons notre type d’intervention au cas par cas en lien avec le patient et son système d’appartenance. Nous sommes au temps de la « restructuration ». Selon S. Minuchin, cette étape a pour but de modifier les relations si cela s’avère nécessaire, de construire de nouvelles frontières, en vue d’ajuster les capacités adaptatives de la famille face aux stress intra et extrafamiliaux. Toute intervention visant à promouvoir un changement dans la famille est vouée à l’échec tant que « l’affiliation » n’est pas faite, tant que l’alliance thérapeutique n’est pas nouée. Le psychologue systémicien et le répondant nursing vont requestionner les liens interpersonnels afin de susciter un aménagement des relations qui permettra à chacun de trouver une juste distance relationnelle. Nous allons expérimenter de nouvelles manières d’être ensemble dans le but de trouver un nouvel équilibre familial qui aura pour conséquence de venir interroger la place du patient au sein de sa famille et d’opérer un remodelage identitaire.

21En parallèle des séances, il est également intéressant de se pencher sur le développement d’un réseau alternatif d’appartenances (par exemple : cours de théâtre, sport, groupe d’entraide …). Les différents membres de l’équipe partent des intérêts du patient pour l’accompagner dans la recherche de lieux extérieurs qui favoriseront des accroches relationnelles. C’est en utilisant cette porte d’entrée (le tiers des intérêts) que le patient augmentera ses chances de trouver des lieux d’ancrage à partir desquels un système d’appartenances pourra peut-être s’ébaucher. Nous postulons qu’un tissu social composé de personnes ressources a un effet contenant (comme une toile) qui va soutenir le patient pendant et après son hospitalisation et diminuera le risque de rechute, permettant fort probablement d’éviter les risques de récidive. Notre mission est de soutenir le patient, durant le temps de l’hospitalisation, dans la mise en place des lieux d’ancrage qui favorisent le développement d’un réseau social.

22Nous soulignons que le travail pluridisciplinaire est indispensable tout au long de l’hospitalisation d’un patient. La richesse de l’équipe émane de la rencontre des vécus thérapeutiques différents. Ce partage de savoir va faire naître des mouvements synergiques et antagonistes. L’objectif est de permettre qu’une cohésion sécurisante soit maintenue malgré les différends. Lors du staff hebdomadaire, nous transmettons les informations que nous estimons pertinentes quant au patient en lien avec son réseau d’appartenances ce qui permet de complexifier la compréhension d’une situation et d’amener parfois un autre regard sur le patient, sa famille. Cela contribue à amener des changements, même s’ils sont parfois minimes, dans la perception du patient par les autres membres de l’équipe.

Temps 3 : nouvelle « carte de réseau » à la sortie de l’hôpital

23Peu de temps avant la sortie définitive du patient, le psychologue systémicien propose au patient d’établir une nouvelle « carte de réseau » qui permet de visualiser l’évolution de son réseau durant son séjour à Hegoa. Nous cultivons la croyance que le travail sur les relations et les appartenances aura permis au patient de s’inscrire dans son histoire, de trouver une juste distance avec son entourage et de développer un éventail identitaire ne se limitant pas à des stigmates mais favorisant une réinsertion sociale. Aussi, il est certain que cette carte évoluera avec d’autres intervenants ainsi qu’au cours des différentes étapes de vie du patient.

Temps 4 : clôture des entretiens familiaux

24A la fin de l’hospitalisation, nous prenons le temps de « clôturer … sans clôturer » le travail entamé. Le résident va quitter l’unité Hegoa pour vivre dans le projet qu’il aura pensé, en accord avec l’équipe et avec sa CDS. Comment la famille vit-elle cette nouvelle étape ? Comment chacun d’entre eux imagine être en relation avec l’autre et en quoi cela rencontre les attentes et les limites de l’autre ? La dialectique autour de l’accordage compte autant que l’accordage lui-même. Parfois une demande d’aide émerge et nous avons la possibilité de passer le relais à un centre de santé mentale. Bien que nous ayons longtemps craint d’être trop interventionnistes en allant à leur rencontre, nous avons constaté l’importance de cette collaboration. En effet, nous nous sommes rendu compte que si nous proposions ce relais sans y prendre une part active, la famille n’adhérait pas au nouveau système thérapeutique. Nous réfléchissons avec la famille à ce qu’il nous paraît important de transmettre à la nouvelle équipe. Qui du système va prendre contact avec les nouveaux thérapeutes ? La séance de passation permet de faire le relais avec la nouvelle équipe et de se désaccorder de l’ancien système thérapeutique sans être dans la rupture mais dans un processus évolutif.

Vignette clinique

25Les parents d’Alberto A. se sont rencontrés lorsque son père Dario, riche industriel italien, est venu en Belgique pour ses affaires. Ce qui ne devait être qu’un voyage professionnel est devenu le début d’une vie avec Hélène. Dario vient s’installer en Belgique pour être auprès d’elle. Ils se marieront et auront trois enfants : Carla, Alberto et Flora. Dario voyage beaucoup pour ses affaires, laissant Hélène s’occuper seule des enfants. A sa majorité, Carla, l’aînée de la fratrie, décide de partir vivre en Italie afin d’y poursuivre ses études. En raison des voyages récurrents de leur père, Alberto et Flora se retrouvent seuls avec leur mère qui s’épanche sur ses problèmes de couple. A 18 ans, Alberto entame des études en sciences économiques à l’université et loge dans un appartement avec d’autres étudiants. Sur le campus, il rencontre Eloïse. Quelques années plus tard, Eloïse et Alberto se marient à leur tour et deviennent parents d’Ambre, Marco et Flavio. Flora et Eloïse sont de grandes amies. Lors d’un entretien, Flora nous expliquera qu’Eloïse s’inquiétait pour son mari car il revenait toujours très préoccupé des visites qu’il rendait à ses parents. Désirant « le protéger », Eloïse estime qu’il est préférable d’éloigner Alberto de ses parents. Elle lui propose donc de déménager et de se rapprocher de sa famille à elle. Ce déménagement intervient alors que le couple accueille son quatrième enfant (Sofia) et qu’Alberto subit énormément de stress dans son travail. C’est d’ailleurs à cette période qu’il manifeste des premiers signes de décompensation qui l’amènent à consulter un médecin psychiatre.

26Un matin, Alberto tue sa femme. Le jour du meurtre, il explique aux experts psychiatres qu’il était dans sa bulle sans être tout à fait absent. Il était obsédé par l’idée qu’il devait trouver un équilibre, se rapprocher de sa famille et que sa femme l’en empêchait. La seule issue possible, à ce moment-là, était le suicide ou la mort de son épouse. Il a tenté de téléphoner à son psychiatre pour lui demander de l’aide … sans succès. Suite à cet homicide, il a été interné à l’annexe psychiatrique d’une prison.

27Veuf, il perd la garde de ses enfants, son emploi … Une expertise psychiatrique met en évidence un diagnostic de schizophrénie paranoïde. Au moment de l’instruction judiciaire, la belle-famille d’Alberto, qui s’est portée partie civile, a pu consulter le dossier judiciaire. Après une longue hésitation, Alberto a accepté également que sa propre famille y ait accès.

28Actuellement, les enfants d’Alberto sont placés en famille d’accueil chez leur tante Carla. Celle-ci est revenue en Belgique son diplôme en poche. Célibataire, elle travaille dans la restauration de peintures. A la demande du Juge de la Jeunesse, les rencontres entre Alberto et ses enfants se déroulent dans un « espace-rencontre » encadré par une équipe de professionnels. De l’annexe psychiatrique, Alberto a posé sa candidature pour être hospitalisé à Hegoa. Avec l’accord de la Commission de Défense Sociale, il a été libéré à l’essai dans notre unité. Alberto a 40 ans au moment de son admission au sein de Hegoa.

Etablissement de la « carte de réseau »

figure im1

29Au moment de l’établissement de sa « carte de réseau », la psychologue systémicienne est interpellée par le fait qu’Alberto dispose ses parents, ses sœurs et ses enfants dans l’espace de la famille nucléaire. Tous sont placés très proches de lui et de manière peu différenciée. Les autres sphères relationnelles sont très pauvres. Suite au passage à l’acte et à son incarcération, Alberto a perdu contact avec ses amis, ses collègues, ses oncles, … Il entretient encore une correspondance écrite avec Isabelle et Benjamin, deux amis et Rémy, un cousin.

30Suite à la réalisation de la « carte de réseau », la psychologue systémicienne discute avec Alberto de la possibilité d’inviter ses proches à des entretiens. Ce dernier propose d’en parler à ses parents et à ses sœurs. La famille d’Alberto accepte notre invitation.

Temps 2 : entretiens systémiques

31Lors du premier entretien sont présents Alberto, ses parents, ses deux sœurs, son répondant nursing et la psychologue systémicienne. D’emblée, la famille exprime être choquée par ce meurtre. Chacun est à la recherche d’une explication, d’un coupable. Le père d’Alberto a le sentiment que son fils a été « séquestré » par Eloïse. Les parents d’Alberto pensent que leur belle-fille l’a empêché de voir les siens. La mère semble essayer d’expliquer l’inexplicable et nous retrace tout le dossier judiciaire en dévoilant l’intimité de son fils. En permettant l’accès à son dossier judiciaire, Alberto ressent cette violation. Flora tente de nuancer les propos de ses parents en légitimant les inquiétudes d’Eloïse et les interpelle en leur demandant quelle aurait été leur réaction si Alberto s’en était pris à ses enfants. Carla interroge le bien-être et le devenir des enfants à sa charge. L’ambiance est pesante et tendue.

32Nous sommes particulièrement attentifs à la manière dont Alberto et sa famille perçoivent notre invitation. Depuis le passage à l’acte d’Alberto, ils ont tous le sentiment d’avoir perdu leur liberté et d’être sans cesse confrontés à la machine judiciaire. De façon générale, en comparaison à « la bonne famille » d’Eloïse, la famille d’Alberto se sent perçue comme étant « la mauvaise ». En effet, l’imposition de ces « tiers nouveaux » dans le paysage familial semble être vécue par tous comme une instance jugeante, critiquante, désignante … avec laquelle ils doivent composer. Aussi, une question implicite nous est fréquemment adressée par la famille, à savoir : « Êtes-vous pour ou contre nous ? ». Nous veillons donc à demeurer particulièrement accueillants, bienveillants, dégagés – autant que faire se peut – de tout jugement, et ce, dans un cadre à la fois respectueux de leurs personnes et de la Loi.

33Au fil des entretiens, la mère d’Alberto prend le parti d’excuser son fils en trouvant un coupable (Eloïse et sa famille) tandis que son père est dans la culpabilité de ne pas avoir détecté la maladie. Alberto, tel un trait d’union entre ses parents, tente quant à lui de construire une explication qui puisse faire coexister ces deux discours. Comment lui permettre de trouver une pensée propre sans être en permanence dans la position du « liant parental » ? Pour décharger Alberto de cette pesante mission familiale et tenter de le remettre à sa « juste » place, nous mettons la fratrie au travail en questionnant les valeurs familiales. Qu’est-ce qui les réunit ? Quels ont été les événements importants de leur vie de famille ? Qu’est-ce que leurs parents leur ont transmis ? L’échange autour de ces questions vise également à renforcer les liens d’appartenances pour pouvoir, par la suite, envisager la différenciation des rôles.

34Le placement des enfants d’Alberto par la Juge de la Jeunesse chez leur tante Carla nous a permis d’approcher la question de la différenciation dans la famille. Carla, qui était sur le point de partir en Afrique pour s’occuper d’enfants démunis, a tout arrêté pour accueillir ses neveux chez elle. Elle occupe aujourd’hui le rôle de tante et de mère d’accueil. Cette nouvelle « fonction » va de pair avec un sentiment d’isolement. Carla a la sensation qu’un mur s’est érigé entre elle et sa famille. Elle se sent tiraillée entre les siens et le respect des règles édictées par l’« espace-rencontre ». Alberto résonne avec le récit de sa sœur. Il a eu le même sentiment à l’époque où il vivait avec sa femme et ses enfants. Nous voyons à nouveau poindre la question des loyautés … comme si toute alliance avec une personne extérieure s’amalgamait à une trahison familiale. Pourquoi dès lors acceptent-ils de nous rencontrer ? Et comment expliquer cette mobilisation générale en séance ? Plusieurs éléments de réponse semblent s’entremêler : la crise induite par le passage à l’acte et l’impossibilité de revenir aux aménagements passés, la nécessité de réajuster les places de chacun compte tenu de la nouvelle position de Carla, le système thérapeutique comme interface entre la famille et l’extérieur.

35Malgré la fragilité de notre alliance, nous assistons à un échange de perceptions où chacun s’étonne du vécu de l’autre. Semblant habitués, jusque-là, à fonctionner sur un mode duel, la famille expérimente une nouvelle manière de communiquer. Ces échanges audibles par tous semblent avoir complexifié la représentation que chacun se faisait de l’autre permettant ainsi de se rencontrer « autrement ». Nous tentons d’ajuster avec eux les liens qui les unissent en allant à leur rythme. Ce réaménagement des relations met Alberto et ses proches au travail, induisant une redéfinition identitaire tant d’Alberto que de sa famille. Il s’agit d’un travail d’équilibre et d’accompagnement subtil visant à soutenir les compétences familiales.

36Concernant plus précisément la question de l’identité d’Alberto, nous avons interrogé les liens interpersonnels et abordé son rôle de père/de frère/de fils en partant des interactions au sein des séances mais également de ce que la famille nous rapporte de leur vie « en dehors des murs ». Alberto était, par exemple, très ennuyé quand la psychologue parlait de « leur famille » car ce mot ne reflétait pas, selon lui, la réalité. En partageant avec nous son vécu d’isolement, Carla, quant à elle, a permis à Alberto de verbaliser son impression d’être écartelé entre ses parents et sa femme. Flora, enfin, ne percevant jusque-là que l’injustice qui lui a été faite de s’être vue refuser la possibilité d’être mère d’accueil, a pu s’étonner en écoutant le vécu de sa sœur. Aussi, nous avons assisté en séance à un rapprochement fraternel venant modifier les coalitions Carla-père, Flora-mère, et par conséquent, réinterroger le couple parental. Nous avons donc travaillé la notion de parentalité mais aussi de grand-parentalité.

37Avec le temps, Alberto est devenu un peu plus acteur dans ses relations familiales, s’exprime, prend une place qui se dégage de la position infantile induite tant par la dynamique interactionnelle familiale que par son statut d’interné (mesure judiciaire et médicale). En dehors des séances, Alberto a repris des cours de peinture dans une académie. Passionné par l’horticulture, il est membre d’un jardin partagé où il se crée un nouveau cercle relationnel.

38Au moment de la concrétisation de son projet de sortie, le père d’Alberto a proposé à son fils de mettre à sa disposition un de ses biens immobiliers situé dans la même rue que la maison familiale. Alberto était partagé entre sa reconnaissance pour son père et son sentiment que ce n’était pas ce qu’il lui fallait. Après y avoir réfléchi avec son psychologue individuel, il a pu refuser la proposition de son père. Alberto a quitté Hegoa pour loger en habitation protégée sur une commune voisine de ses parents. Il poursuit ses cours de peinture à l’académie et suit une formation en horticulture. Il rencontre toujours ses enfants dans un cadre médiatisé par l’« espace-rencontre ».

Temps 3 : nouvelle « carte de réseau » à la sortie de l’hôpital

figure im2

39A la fin de l’hospitalisation, Alberto réalise sa « nouvelle carte de réseau ». Les différents espaces sont plus investis. Alberto place sa famille de manière plus différenciée. Il parle avec la psychologue de la relation qu’il entretient avec chacun d’entre eux de manière plus complexe. Il évoque notamment les relations avec ses enfants et explique que la relation avec sa fille aînée a évolué. Il se sent très proche d’elle mais appréhende le jour où sa progéniture exprimera de la colère à son égard car il les a privés de leur mère. Durant son séjour, Alberto s’est rendu à des fêtes familiales et a renoué avec des cousins. La possibilité d’aller à l’académie et de se rendre aux jardins partagés lui a permis de rencontrer des personnes avec lesquelles il partage des intérêts, créant de nouveaux cercles d’appartenances.

Temps 4 : clôture des entretiens familiaux

40Compte tenu du travail entamé et du processus dans lequel était la famille, il a été question de clôturer … sans clôturer. Voyaient-ils l’utilité de poursuivre la réflexion en famille ? Si oui, le sous-système thérapeutique allait devoir changer. Nous avons amené l’idée d’un centre de santé mentale et/ou d’un thérapeute indépendant. Carla fut la première à vouloir poursuivre les rencontres, soutenue par Flora et Alberto. Les parents, quant à eux, se sont montrés davantage ambivalents, tout en demeurant « embêtés » que ces rencontres se poursuivent sans eux. Nous les avons donc soutenus dans leur réflexion et accompagnés lors d’un entretien de passation avec un nouveau couple de thérapeutes.

Conclusion

41La personnalité d’un individu peut se comparer à un éventail identitaire, composé de multiples lamelles, riches et variées, se mouvant autour d’un pivot – reflet de la complexité de toute individualité. Les circonstances de la vie permettent, tantôt plus, tantôt moins, une libre articulation de celles-ci. Après avoir commis un fait qualifié de crime ou de délit aux yeux de la loi, l’individu qui en est l’auteur voit, le plus souvent, son éventail réduit à une seule et même lamelle, celle du « délinquant » – douloureuse narcissiquement et socialement stigmatisante. La pathologie présentée par les personnes admises à Hegoa leur a fourni des circonstances atténuantes, les « acquittant » de la responsabilité de leurs actes mais les « condamnant » simultanément, en les étiquetant doublement. Le délit commis (et ses conséquences) change, en effet, radicalement la vie de l’individu, mais aussi celle de ses proches : rien ne sera plus jamais comme avant, tout ne pourra donc être que « comme après ». Mais quel après ? Et exister en tant que « qui » dans cet après ? L’enfer c’est les autres, nous disait Sartre, et dans la même idée, R. Neuburger nous rappelle qu’un individu ne peut se faire auto-exister. Le dispositif systémique en quatre temps, tel que pensé à Hegoa, tend à prendre en compte l’individu dans sa complexité en proposant un retour aux appartenances et en utilisant « l’ici et le maintenant » des séances pour que chaque membre du système puisse expérimenter une nouvelle manière de s’accorder, et ce, en vue de construire un « après » qui tienne compte d’une relecture du passé. Pour qu’un tel travail puisse s’opérer, notre expérience à Hegoa nous a montré que nous devons, en tant qu’intervenants, être au clair sur nos propres croyances, nos mythes, et notre système de référence lorsque nous abordons les familles – l’humilité, la curiosité bienveillante, et l’accueil du chaos (plutôt que la poursuite d’une perspective thérapeutique bien définie) nous apparaissant incontournables pour permettre la «rencontre», et établir une alliance avec le système. Nous avons, par ailleurs, eu l’opportunité de pouvoir participer à un travail d’expérimentation du blason systémique comme catalyseur d’un processus qui affine les représentations que notre binôme «psychologue systémicienne-répondant nursing » peut se faire des familles, mais également de leurs propres pratiques. Cette mise au travail nous a, entre autres, permis de nous interroger sur notre responsabilité relationnelle dans le lien entretenu avec le patient et ses proches. Aussi, convaincus de la pertinence d’un tel exercice, nous avons récemment ouvert le champ de la réflexion en incluant l’ensemble de l’équipe d’Hegoa dans un travail de supervision qui utilise la technique du blason, et ce, en vue de mettre en lumière nos modèles fondateurs ainsi que nos valeurs d’équipe.

Bibliographie

Bibliographie

  • 1
    Ausloos G., 2003. La compétence des familles. Erès-Relations, Ramonville Saint Agne.
  • 2
    Cyrulnik B. Elkaim M., 2009. Entre résilience et résonnance – à l’écoute des émotions. Editions Fabert, Paris.
  • 3
    De Bellefroid B., 1991. La carte de réseau dans le travail éducatif : l’expérience du foyer Li-Mohod à Lignières (Belgique). Résonances, vol I, 1-8.
  • 4
    Dessoy E., 2002. L’homme et son milieu : études systémiques, Université catholique de LLN, Facultés de psychologie et des sciences de l’éducation, Unité CAPP.
  • 5
    Duss Von Werdt J., 1990. L’écosystème individuel. Remarques sur l’individu et l’individualisme thérapeutique. Thérapie familiale, 11, 3, 237-45.
  • 6
    Elkaim M. (sous la direction de), 1995. Panorama des thérapies familiales. Le Seuil, Paris.
  • 7
    Meynckens-Fourez M., Henriquet-Duhamel M.C., 2005. L’analyse de la demande et sa grille de lecture, chap. 2 du livre : dans les dédales des thérapies familiales. Erès-Relations, Toulouse.
  • 8
    Minuchin S., 1998. Familles en thérapie. Erès-Relations, Toulouse.
  • 9
    Morin E., 1979. Le paradigme perdu : la nature humaine. Seuil, Paris.
  • 10
    Neuburger R., 2012. Exister. Payot, Paris.
  • 11
    Rober P., 1999. « Le dialogue intérieur du thérapeute dans la pratique de la thérapie familiale. Quelques idées sur le moi du thérapeute, l’impasse thérapeutique et le processus de réflexion ». Thérapie familiale, Genève, 20, 2, 131-53.
  • 12
    Selvini M., 1980. Le magicien sans magie. ESF, Paris.
  • 13
    Sluzki Carlos E., 1993. Le réseau social : frontière de la thérapie systémique. Thérapie familiale, 14,3, 239-51.
  • 14
    Tilmans-Ostyn E., Meynckens-Fourez M., 1999. Les ressources de la fratrie. Erès-Relations, Toulouse.

Mise en ligne 11/03/2015

https://doi.org/10.3917/tf.144.0483

Notes

  • [1]
    Mesure de sûreté en France.
  • [2]
    En Belgique, il est prévu que les Commissions de Défense Sociale soient remplacées par les Chambres de protection sociale au sein des Tribunaux d’application des peines à partir de janvier 2016.
  • [3]
    La notion de l’autopoïèse a été élaborée par Maturana et Varela.
  • [4]
    Suivant S. Minuchin, l’intervention thérapeutique comporte deux temps : l’accommodation et la restructuration. L’« accommodation » est ce moment où l’intervenant s’affilie au système et le respecte comme il se présente, sans vouloir le changer. Durant cette étape, sont discutés les temps de la définition des objectifs et de la définition de la relation, chers à Mara Selvini.
  • [5]
    Dans le cadre d’un travail en institution, les intervenants ne sont pas à l’abri d’un « isomorphisme » tel que décrit par E. Dessoy. Les patients qui résident dans une institution ont tendance à reproduire leur modèle de communication ainsi que leur modèle interactionnel. On parle d’« isomorphisme » lorsque les relations entre le patient et l’équipe soignante s’établissent en miroir du système familial avec pour effet d’enkyster ce qui fait problème au lieu de susciter un changement.
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