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Article de revue

L'analyse des pratiques professionnelles : une pratique systémique délaissée ?

Pages 15 à 29

Notes

  • [1]
    Ce chapitre d’ouvrage était destiné à un public justement non averti en matière d’approche systémique ; il a servi de base à la réécriture du présent article, en conséquence fortement remanié.
  • [2]
    Ainsi que l’écrit Castel (1981) à propos de l’après-psychiatrie et l’après-psychanalyse, cela « ne signifie évidemment pas que les pratiques qu’elles inspirent encore soient périmées ou dépassées. Mais elles sont entrées en crise, leur systématicité se fissure, l’imaginaire qui les supportait s’affaisse, et leur apport est désormais banalisé au sein d’une nouvelle configuration qu’elles ont cessé de maîtriser. La psychiatrie rentre dans le giron de la médecine et la psychanalyse se noie au sein d’une culture psychologique généralisée qu’elle a contribué à promouvoir. »
  • [3]
    Il en va de même, selon notre propre expérience, pour nombre de praticiens dynamistes, lorsqu’ils conçoivent l’Adpp sous le mode d’un dispositif de transfert de leurs propres connaissances.

Introduction

1Par analyse des pratiques professionnelles, Fablet et Blanchard-Laville (2000) désignent « les activités qui, sous cette appellation ou une appellation similaire, sont organisées [en France] dans un cadre institué de formation professionnelle initiale ou continue, [et qui] concernent notamment les professionnels qui exercent des métiers (formateurs, enseignants, travailleurs sociaux, psychologues, thérapeutes, médecins, responsables de ressources humaines...) ou des fonctions comportant des dimensions relationnelles importantes dans des champs diversifiés (de l’éducation, du social, de l’entreprise...) ». Les praticiens se trouvent ainsi conviés à travailler, le plus souvent en groupe, et selon une certaine durée, à l’élucidation du sens de leurs pratiques et/ou à l’amélioration de leurs gestes professionnels. L’animateur est garant du dispositif « en lien avec des références théoriques affirmées », lesquelles sont diverses et variées, tout en relevant essentiellement de deux paradigmes principaux liés pour l’un à l’épistémologie psychanalytique (à la suite de Balint, 1960), et pour l’autre à celle du « praticien réflexif » (Schön, 1994).

2La présente contribution prend son origine d’un constat pour le moins déroutant : si les systémiciens sont nombreux à animer de tels groupes dans les institutions, il s’avère cependant impossible de trouver traces de leurs contributions dans les diverses publications consacrées à l’analyse des pratiques. Dans la dizaine d’ouvrages sur ce thème coordonnés par Fablet depuis 1998 sur ces dispositifs, on ne trouve ainsi aucune contribution de systémiciens, en dehors de celle publiée par nous-mêmes (Minary et Perrin, 2012 [1]). Notons d’ailleurs qu’il en va de même pour cet autre dispositif qu’est le « groupe de parole », lui aussi pourtant tout aussi usité en France dans les secteurs du soin et du travail social (Minary et Perrin, 2004). Ce sont les raisons susceptibles d’expliquer une telle absence notable de contribution scientifique de la part des systémiciens que le présent article cherche à explorer, en explicitant du même coup ce qui constitue à nos yeux l’approche systémique comme une ressource spécifique, originale et pertinente en matière d’analyse de pratiques professionnelles. Nous proposerons également de repérer comment les difficultés d’engager un tel travail systémique en analyse des pratiques se présentent différemment selon les modalités d’appropriation des théories (psychodynamiques, systémiques) par les équipes de professionnels.

Des freins spécifiques à l’évocation de leurs pratiques d’analyse des pratiques ?

3Ce qui vaut pour les participants aux groupes d’analyse vaut également pour les animateurs de ces mêmes dispositifs : le fait de rendre visible et pensable ses propres pratiques s’avère être une entreprise aussi délicate que difficile. Expliciter sa pratique nécessite en effet une objectivation minimale de ce qui s’y déploie ; les discours tenus par les professionnels sur leurs pratiques (leurs théories professées) ne renseignent qu’imparfaitement sur ce qu’elles sont réellement et ils peuvent même facilement induire en erreur. L’adoption et le suivi stricts d’un protocole offrent des garanties limitées. Blanchard-Laville et Nadot (2004) ont ainsi montré que l’usage d’un protocole quasi identique durant les séances peut en fait relever de différents registres selon l’approche concrètement mobilisée : selon qu’elle est par exemple clinique ou réflexive, selon qu’elle se centre plutôt sur le sujet, sur la situation vécue ou sur les processus en œuvre, etc.

4Si la difficulté à expliciter ses pratiques (pour soi et pour autrui) vaut à l’évidence pour n’importe quel intervenant en Adpp (Analyse des pratiques professionnelles), nous faisons néanmoins l’hypothèse qu’elle s’avère être encore plus grande pour les systémiciens. Les difficultés supplémentaires relèvent pour partie des exigences propres à l’épistémologie systémique et pour partie des enjeux liés aux luttes pour la légitimation symbolique dans les espaces de travail.

Une difficulté à expliciter leur propre travail d’analyste des pratiques

5L’approche systémique s’est édifiée historiquement dans un souci constant d’une plus grande rigueur et transparence (Bertalanffy, 1982). Il y a des raisons épistémologiques et méthodologiques au développement par les thérapeutes systémiciens de dispositifs techniques autorisant une observation « objective » et distanciée de leurs pratiques (miroir sans tain, usage de la vidéo et travail de décryptage des enregistrements, équipe réfléchissante, etc.). Cette même culture imprègne les pratiques de thérapie, de formation ou de supervision, lesquelles font l’objet de contributions scientifiques aisément identifiables dans plusieurs collections d’ouvrages spécialisés et de revues spécifiques. Les publications s’avèrent moins nombreuses en ce qui concerne l’intervention auprès des équipes dans les institutions et entreprises, mais elles existent néanmoins (Malarewicz, 2008 ; Meynckens-Fourez, 1993, 2010). Quelles sont les raisons expliquant cette absence de travaux de référence systémique identifiables en matière d’analyse des pratiques professionnelles ? Notre hypothèse est qu’il y aurait une certaine réticence des systémiciens à décrire leurs pratiques, en l’absence de garantie suffisante sur la fiabilité de leurs observations ; les normes de confidentialité encadrant le travail auprès des équipes dans les institutions n’autorisent guère en effet l’usage d’une observation rigoureuse (caméra, observateur neutre, etc.)

L’effet d’une concurrence inégale entre paradigmes pour la légitimation

6Une autre raison, sans doute plus importante, tient en effet au contexte institutionnel français, marqué par le développement très inégal des épistémologies et des théories dans les secteurs (médico) sociaux, éducatifs et du travail social. Dans le champ fortement concurrentiel qu’est celui de la formation continue, les approches psychodynamiques se taillent en effet, depuis longtemps, la part du lion. Aujourd’hui encore, du moins en France, la « pensée » des travailleurs sociaux continue à ressortir de cette « culture psychologique » que la psychanalyse a contribué à promouvoir (Castel, 1981). [2] La plupart des formations universitaires à destination des futurs psychologues demeurent encore aujourd’hui assez peu ouvertes aux théories systémiques ; la place de celles-ci à l’Université reste marginale, voire plus ou moins disqualifiée… Cette situation explique sans doute le nombre relativement peu élevé de systémiciens français œuvrant sur le « marché » de l’Adpp, au regard du nombre beaucoup plus important de cliniciens d’orientation psychodynamique. Le champ de la formation professionnelle et continue demeure ainsi largement structuré par le jeu faussé d’une concurrence des affiliations idéologico-théoriques, amenant les praticiens de chaque « obédience » à « fidéliser » les « groupes » avec lesquels ils travaillent, en organisant leur circulation à l’intérieur de réseaux « captifs ». Et ce d’autant que les rapports de domination ne se réduisent pas à l’accès inégal au « marché », mais sont aussi symboliques. Les conceptions psychodynamiques revendiquent une profondeur, une « brillance intellectuelle » et une pertinence qui reposent non seulement sur une masse éprouvée de connaissances accumulées depuis un siècle, mais sur des stratégies rhétoriques développées par les acteurs pour assurer leur propre légitimation (Kuhn, 1972), sur la puissance de leurs appuis institutionnels (l’Université comme institution du Savoir de référence, les spécialistes – psychiatres, psychanalystes et psychologues le présentant dans les milieux de pratiques). Si les pratiques systémiques ont (difficilement) gagné désormais leurs lettres de noblesse dans le champ de la thérapie ou du travail institutionnel, c’est aussi loin d’être le cas par ailleurs. Et c’est pourquoi nous faisons l’hypothèse d’une certaine prudence des systémiciens à dévoiler des pratiques encore peu assurées, situées dans un champ déjà extrêmement travaillé par leurs confrères psychodynamistes.

Une prédilection des systémiciens pour la posture formative

7Il s’agit d’une autre hypothèse. Les systémiciens ne se trouvent-ils pas enclins à adopter « spontanément », dans le cadre de leur animation de groupes d’Adpp, une posture de formateur ou de superviseur plutôt que d’animateur et d’analyste ? Le contexte (récence de leur approche, décalages au regard d’autres plus « installées ») pousserait ainsi les systémiciens à se situer plus facilement que d’autres intervenants sur le registre de l’acquisition/transmission plutôt que de celui de l’analyse stricto sensu. Toute démarche d’analyse suppose évidemment un détour théorique, générant ipso facto des effets de formation en même temps que d’élucidation, mais on ne saurait amalgamer le registre de l’analyse à celui de la formation. Même si l’intervenant cherche à chaque fois à amplifier la créativité et les ressources individuelles et collectives, un écart subsiste entre les dispositifs d’analyse des pratiques et de supervision. La différence tient essentiellement à la singularité des contextes (aide à l’investigation clinique des pratiques professionnelles/contrôle du processus mis en œuvre par des praticiens), aux écarts entre les projets (existence ou non d’une commande et/ou d’une demande didactique), aux rôles présumés de l’intervenant (soutenir l’investigation et la compréhension collective, prodiguer connaissances et techniques en veillant à leur appropriation). Pour mieux nous faire comprendre sur ce point, nous pouvons nous référer aux trois « modèles de formation » identifiés par Ferry (2003) en identifiant auquel de ceux-ci se référeront généralement les systémiciens. S’agira-t-il du « modèle de l’acquisition », lequel pose « la formation comme préparatoire à l’activité professionnelle » tout en estimant nécessaire de « réorganiser le savoir dans la perspective de sa transmission » ? Ou s’agira-t-il plutôt du « modèle de la démarche », visant à mettre les personnes en situation de « résolution de problèmes professionnels » ? Ou bien encore de ce « modèle de l’analyse » qui cherche à développer « la capacité d’observer et d’analyser les situations », et qui « intègre les savoirs, les savoir-faire, les expériences vécues et vise à leur donner sens » ? Pour nous, c’est clairement dans ce troisième modèle que l’Adpp trouve légitimité et pertinence ! Notre hypothèse est de ce fait la suivante : du fait de la domination symbolique et d’un « marché » fortement concurrentiel, les systémiciens adopteraient préférentiellement (y compris à leur insu) une posture de formation ou de supervision lorsqu’ils animent des séquences d’analyse des pratiques. Autrement dit, ils formeraient à l’approche systémique en même temps qu’ils ouvriraient un espace d’analyse des pratiques. Ils formeraient tout autant, sinon plus, qu’ils permettraient une émergence du sens. Le dispositif d’Adpp ne représenterait ainsi pour eux qu’une variation à l’intérieur du genre plus large qu’est celui de la formation et de la supervision. [3] Avec en conséquence, une relative absence d’intérêt quant à l’élucidation de ce qui configure spécifiquement le dispositif d’Adpp au regard d’autres dispositifs.

8Si ces diverses hypothèses relèvent de niveaux différents, elles ne s’excluent pourtant pas les unes les autres ; mais ce ne sont que des hypothèses susceptibles d’être nuancées ou validées par d’autres que nous, pour autant qu’on estime que ces questions présentent quelque intérêt.

9Promouvoir la spécificité de l’approche systémique en matière d’analyse des pratiques professionnelles suppose d’un autre côté la mise au jour des pratiques concrètement mises en œuvre.

Les spécificités d’une approche systémique en Adpp

Un détour théorique nécessaire pour l’analyse : psychanalyse ou systémique ?

10En nous référant à ce que recouvre la psychanalyse selon Freud (1917), nous tenterons d’abord de mieux cerner en quoi se différencie l’approche systémique, au regard du contexte de l’analyse des pratiques professionnelles.

11C’est dans le dispositif de la cure (« procédé pour l’investigation de processus mentaux à peu près inaccessibles autrement », « méthode fondée sur cette investigation pour le traitement des désordres névrotiques ») que le point de vue psychanalytique trouve à la fois sa source, son ancrage et une grande partie de sa validation. Une large part des connaissances auquel se réfère le psychanalyste provient en effet des expériences de cure menées avec des patients (« une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui s’accroissent ensemble pour former progressivement une nouvelle discipline scientifique »). Qu’en est-il pour ce qui concerne l’approche systémique ? Ici, à l’inverse, pas d’expérience particulièrement originale, mais seulement l’expérience concrète, vécue par les gens en situations ordinaires d’interaction : les « jeux sans fin », les « escalades symétriques », etc. C’est dans la banalité du quotidien que les systémiciens trouvent des « appuis », sinon des « preuves », de la cohérence et de la pertinence de leurs points de vue. Quant à leurs connaissances, elles dérivent des avancées épistémologiques menées au sein d’une pluralité de sciences (cybernétique, biologie, psychologie, etc.) et d’un ensemble d’élaborations théoriques produites par les systémiciens en différents contextes (thérapie, supervision, interventions diverses).

12Les écarts dans le rapport que psychanalystes et systémiciens entretiennent au savoir sont donc significatifs. Les premiers se réfèrent à un corpus de connaissances qui s’étaie sur l’expérience fondamentale et originale de la cure ; une expérience dont la plupart des professionnels réunis dans les groupes d’Adpp n’ont par ailleurs en grande majorité qu’une appréhension vague et plus ou moins mythifiée. Le savoir dont il est question se situe en rupture avec le sens commun : il s’agit de la vérité du sujet de l’inconscient, qui ouvre sur la perspective d’un ailleurs (la cure, l’histoire infantile) et d’une Autre Scène. Rien de semblable pour les systémiciens, qui substituent pour leur part l’observation et l’expérimentation (l’hypothétisation) à l’interprétation construite au regard d’une expérience privée (événements passés, confidentialité de la cure). Même sans refuser l’idée de processus inconscients ni la perspective développementale, ils insistent sur l’actualisation du passé dans le présent et s’efforcent de travailler avec des « faits » observables.

Approche ou analyse systémique ?

13Analyser est une activité de « décomposition » ; le terme grec « analusis » étant lui-même formé à partir du verbe « luein » qui signifie « décomposer ». L’approche systémique se défend souvent de constituer une « analyse », se revendiquant plutôt comme approche, point de vue ou épistémologie. À la différence de la « psychanalyse », centrée historiquement sur un « objet » précis (la psyché, l’inconscient), l’approche systémique n’a jamais prétendue être la science d’un objet spécifique, ni constituer une discipline en tant que telle. Tout au contraire. En tant qu’elle est un point de vue sur la façon d’aborder le monde et de se le représenter, l’approche systémique traverse les frontières disciplinaires, irriguant des mêmes concepts tant la biologie, la cybernétique, l’informatique, la géographie, la physique, etc., que les sciences humaines et sociales. Le Moigne (1977) indique qu’elle a pour but de « développer la théorie explicative de l’univers considéré comme système ; – modéliser la complexité ; – rechercher les concepts, lois et modèles de même forme pouvant s’appliquer à différents ensembles ; – conceptualiser des artefacts ou outils ». Elle ne relève pas d’une « conception subjective du monde » (Anschauung), au sens des mots de Freud, mais se donne pour une manière d’étudier et de comprendre le monde relevant davantage d’une pensée holistique (le réel comme un tout indissociable) qu’analytique (le réel comme parties assemblées et dissociables). Ses préceptes méthodologiques s’opposent selon certains auteurs (Le Moigne, 1977 ; Durand, 1985) presque points par points à ceux de la démarche cartésienne : évidence/pertinence, réductionnisme/globalité, exhaustivité/globalité, causalisme/téléologie, exhaustivité/agrégativité.

Concepts fondateurs et angle d’approche

14Le concept de « système » ne trouve son sens qu’au regard de nombreux autres, comme ceux de « frontières », d’« interaction », d’« information », de « complexité ». L’approche systémique se centre sur les processus d’interaction et de communication entre les différentes parties d’un système, sur les systèmes interpersonnels plus que sur les dynamiques intrapsychiques. Elle emprunte son épistémologie et ses concepts à deux courants principaux : celui de la théorie générale des systèmes de Bertalanffy et celui de l’école de Palo Alto, car, comme l’écrivent Watzlawick et coll. (1972) : « on peut considérer l’interaction comme un système et la théorie générale des systèmes permet de comprendre la nature des systèmes en interaction ».

15Une de ses spécificités tient à sa conception particulière de la communication humaine, qu’elle n’identifie pas au langage, et encore moins à la parole. Comme l’écrit Miermont : « L’homme ne communique pas seulement par l’intermédiaire du médium linéaire de la parole : il est pris dans une polyphonie d’échanges, ainsi que dans une mise en scène de l’espace ». Ces communications comportent, à l’insu même des sujets, une « dimension cachée » (Hall, 1971), sur les différents registres vocaux, para-verbaux, olfactifs, kinésiques, etc. Comme il n’y a pas d’inverse au comportement, il n’existe pas non plus de « non-pratique ». On peut considérer la pratique comme étant tout à la fois comportement et message. D’où l’importance fondamentale qu’accordent les systémiciens au système d’interaction concret (la communication par gestes) à l’intérieur duquel se développent des perceptions, opinions, attributions, etc.

16Si « toute relation fait partie d’une autre » (Haley, 1979), l’approche systémique vise à préserver la complexité du phénomène étudié, le saisissant dans les relations qu’il entretient avec d’autres phénomènes (qui contribuent à le réguler et qu’il régule). Plutôt que de regarder plus près (microscope) ou plus loin (télescope), le systémicien cherchera à décentrer son regard, à se mettre en recul pour envisager une vision globale (le macroscope, De Rosnay, 1975). Attaché à préserver la complexité d’un phénomène (difficulté, problème, symptôme, etc.), il cherchera constamment à le recontextualiser, c’est-à-dire à le replacer « dans son contexte d’apparition et de développement ».

17Pour mieux saisir les conséquences pratiques d’une telle conception en matière d’analyse des pratiques professionnelles, prenons l’exemple d’une situation vécue dans une institution d’aide aux personnes les plus exclues. En France, les Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ont la mission d’assurer l’accueil et l’orientation, l’hébergement des personnes les plus désaffiliées (sans domicile fixe, sans travail, en rupture de liens sociaux). Selon les établissements, l’accent est davantage mis sur l’urgence, l’accueil de nuit ou l’insertion, en partenariat avec d’autres structures habilitées.

18Lors d’une séance d’analyse des pratiques professionnelles, un éducateur expose son impuissance à faire face à la situation suivante : un homme ayant longtemps vécu dans la rue réside depuis quelques mois au CHRS, mais il dégage de telles odeurs pestilentielles que les autres résidents et certains salariés s’enfuient à son approche. Plusieurs tentatives ont été faites pour lui en parler, pour repréciser avec lui les règles d’hygiène, pour l’inviter expressément à changer de vêtements, pour attirer son attention sur les risques de mise à l’écart, etc. En vain. Avec ses collègues, l’éducateur en est donc venu à la conviction qu’il s’avère impossible d’agir autrement qu’en menaçant ce monsieur d’exclusion temporaire, voire définitive de l’établissement.

19Usant des techniques de collecte d’informations, développées par l’Ecole de Milan (M. Selvini Palazzoli et coll., 1982), un angle d’approche systémique conduira à aborder cette situation :

  • en termes de comportements spécifiques d’interaction plutôt qu’en termes de sentiments et d’interprétations : plutôt que d’orienter l’analyse sur le sens d’un tel comportement chez le résident (l’odeur comme seconde peau, comme mécanisme de défense intrapsychique, etc.) ou sur les retentissements psychiques qu’il a pour le travailleur social (impression d’envahissement, déni de perception), le systémicien invitera d’abord le professionnel à décrire plus précisément les comportements de la personne, à mesurer sur eux l’incidence de différents contextes. Par exemple, comment réagit ce résident aux mouvements de recul et de protestation autour de lui ? Y a-t-il des moments où les choses se passent différemment ? Quels messages ce comportement olfactif envoie-t-il, à qui précisément et pour quoi ?
  • en termes de différences dans le comportement plutôt qu’en termes de propriétés intrinsèques aux personnes : ainsi, sous l’insistance des éducateurs, le narrateur explique qu’il arrive parfois que le résident change de vêtements durant toute une journée, avant de remettre ses vêtements pestilentiels le jour suivant. L’exploration conduit à identifier qu’il s’agit de jours particuliers, par exemple à l’occasion d’un anniversaire ou d’une visite.
  • en termes de repérages des changements dans les relations avant ou après un événement précis, plutôt qu’en termes de relations qui dériveraient strictement des caractères ou des personnalités : dans quel contexte les mauvaises odeurs sont-elles apparues ? Est-ce suite à une recomposition du groupe, consécutive à l’arrivée d’une nouvelle personne, d’un événement qui a surgi dans la vie de la famille de l’individu, etc.
  • en termes de différences par rapport à la fonction supposée du symptôme ; l’odeur s’est-elle accentuée avec le mal-être grandissant de la personne au sein du groupe des résidents ? Va-t-elle de pair avec son affiliation à d’autres personnes présentant déjà ce même comportement ?

20Après que cette situation fut travaillée en séance d’analyse, un des professionnels décida d’en discuter avec le résident, de voir avec lui comment faire pour réduire les effets non intentionnels suscités par son odeur pestilentielle. Ce monsieur lui confia alors n’avoir plus de vêtements adaptés, car il avait beaucoup trop grossi. Empli de honte, il utilisait quotidiennement les mêmes pull et pantalon, tout en préservant son seul rechange pour les circonstances vraiment exceptionnelles !

L’option constructiviste

21D’emblée constructiviste, le systémicien s’efforcera d’aider les membres du groupe à repérer les processus de construction d’une réalité parmi d’autres possibles, celles qu’a effectué le narrateur d’une situation laisse ainsi dans l’ombre certains éléments du contexte, en privilégie d’autres, etc. Puisque la façon dont un professionnel se représente la situation qu’il décrit à ses collègues s’avère, du point de vue systémique, sa façon personnelle de la rendre intelligible, elle sera toujours en conséquence respectée et validée comme telle. Ni juste ni fausse, elle ne saurait pouvoir être contestée. Toute construction s’avérant relative, puisque dépendant d’une perception contextualisée d’un phénomène, d’une « ponctuation des séquences de faits » spécifique, elle est susceptible d’être explorée comme étant une réalité parmi d’autres. Comment les participants se représentent-ils de ce fait eux-mêmes la situation ? A partir de quels indices, en viennent-ils à construire telle ou telle perception ?

22Constructiviste, l’épistémologie systémique ne prétend pas délivrer une connaissance du réel en termes de Vérité ultime (causaliste, expertale). Bien au contraire. Elle encourage une pluralité de descriptions du réel, et souligne l’intérêt de générer des modèles alternatifs de représentation, l’enjeu de débattre au sein du groupe la pertinence de chacune des options. Le raisonnement par analogie et le raisonnement par hypothèse offrent de bonnes manières de se libérer de l’emprise des théories réifiées. Car c’est dans l’épreuve du vivant (et non dans l’autoréférence théorique) que les hypothèses pourront éventuellement trouver leur validation… ou leur réfutation.

23Plutôt que de viser la vérité, l’approche systémique des pratiques explorera donc les divers agencements de vérités ; plutôt que de chercher la solution, elle visera à produire plusieurs hypothèses alternatives de compréhension de ce qui est en jeu, et des ressources susceptibles d’aider à dépasser les difficultés.

Pensée des systèmes, organisation et hiérarchie dans les groupes d’analyse des pratiques

24La tâche primaire mise en œuvre par les professionnels (soigner, protéger, accompagner des enfants, des familles, des usagers, etc.) constitue l’objet privilégié de l’analyse de leurs pratiques. C’est secondairement que prennent sens les relations entretenues par ailleurs aux divers collègues et partenaires, aux cadres hiérarchiques et plus généralement à l’institution.

25Dans le cadre des dispositifs d’Adpp, des questions très sensibles concernent plus ou moins directement l’exercice de l’autorité et du pouvoir, la place et la fonction de la hiérarchie, le rapport à l’organisation. Mais les dynamiques propres au pouvoir et à sa circularité entre sujets/acteurs restent souvent méconnues au sein des équipes et des institutions. Et il nous semble que l’approche systémique introduit à ce propos un changement radical de perspective vis-à-vis des habituels éclairages. Cela tient à des raisons épistémologiques : organisation et hiérarchie constituent des données constitutives des systèmes. Mais aussi à des raisons méthodologiques : le regard du systémicien suppose la modélisation préalable du système à retenir, et donc un travail initial de clarification de ses frontières et des échanges qu’il assume avec l’extérieur.

26Pour le systémicien, un groupe d’analyse des pratiques peut être considéré en tant que système (avec ses sous-systèmes, par exemple le groupe des participants et l’intervenant), mais aussi en tant que sous-système parmi les autres que sont les réunions (de synthèse, institutionnelle…) ou les commissions de différente nature au regard d’un système de niveau supérieur (celui du service, de l’établissement, de l’institution). Toute confusion des contextes conduisant inexorablement à la confusion des significations, le systémicien accordera une importance fondamentale à la clarification du contexte institutionnel et à ses évolutions dans le temps. Cela suppose une exploration en recul de ce qui se joue au niveau des frontières des différents systèmes, de la circulation des informations de part et d’autre, etc. L’établissement de conditions propices au travail requiert en effet un travail préalable d’analyse des éléments propres à la situation, sans qu’il n’y ait d’options valables a priori, que ce soit par nature, ou vis-à-vis d’une quelconque éthique. Les critères pragmatiques (ça marche ou ça ne marche pas) sont incontournables, mais ils ne suffisent pas à produire les règles de travail nécessaires. L’intervenant a besoin d’un cadre de pensée l’aidant à réfléchir aux conditions favorables au travail d’analyse. Ce qui amènera le systémicien à retenir comme étant pertinent tel élément dans la modélisation du système, c’est la « conscience que l’éventuel élément génère des règles à l’intérieur du système » (Pluymaeykers, 2002).

27Pour garantir la confidentialité des échanges, les frontières du groupe d’analyse ne doivent ainsi pas être trop poreuses, ni pour autant rigides ou enchevêtrées. Sans démarcation et clarification suffisantes, le groupe d’Adpp risque en effet de se transformer en un lieu déversoir des plaintes et/ou de défouloir envers la hiérarchie ou l’institution (celle qui ne comprend rien, empêche de bien travailler, génère de la maltraitance, etc.). Un risque d’autant plus grand en cas de défaillance (voire d’absence) des dispositifs ordinairement nécessaires à l’organisation et à l’institution : le groupe d’analyse est alors constitué ipso facto par la hiérarchie comme un lieu « satellite », un lieu « poubelle » où elle renvoie les difficultés et problèmes (« vous verrez ça en Adpp ! »), sans possibilité de rétroactions régulatrices au niveau du système global. Le dispositif d’analyse des pratiques se retrouve alors en rivalité et opposition avec d’autres groupes liés aux diverses réunions institutionnelles. Une situation potentiellement catastrophique, surtout si les intervenant en Adpp valident (ou pire promeuvent !) l’idée d’une prétendue scission entre deux logiques supposées inconciliables : l’une, a priori bénéfique (et défendue par eux !) centrée sur la singularité de l’usager et du professionnel, sur l’écoute empathique de ses difficultés, etc. L’autre, a priori maléfique (et attribuée à la hiérarchie !) centrée sur les coûts et procédures, sur la gestion et la rationalisation du travail, etc. Avec un tel clivage entre praticiens de terrain et responsables de proximité, l’incompréhension mutuelle augmente, et ce d’autant que le contexte actuel ne s’avère guère favorable, l’encadrement tendant à être de plus en plus embauché pour manager les objectifs plutôt que pour soutenir les équipes sur le terrain.

28Il nous semble nécessaire qu’il existe des temps réguliers de régulation avec les cadres hiérarchiques ou la direction pour que le sous-système Adpp ne finisse par se substituer aux autres dispositifs ou du moins par les affaiblir. Incontournables dans la phase initiale de négociation du cadre d’intervention, de tels temps de régulation s’avèrent nécessaires tout au long de la vie du groupe d’analyse et doivent donc être anticipés dès l’établissement d’une convention. L’analyse collective des situations peut susciter d’éventuelles prises de conscience à propos de logiques d’action inopportunes, ou d’ouvertures de nouvelles possibilités d’organisation. Susceptible d’être interrogée par les différents acteurs dans une perspective évolutive, une frontière suffisamment souple rendra possible des ajustements mutuels. Sa trop grande rigidité empêchera une mise au travail au niveau institutionnel des découvertes produites au sein du groupe d’analyse, générant de ce fait l’illusion d’une incompatibilité entre point de vue partagé à l’intérieur du groupe et point de vue de la « direction ». Avec alors le risque d’engager les praticiens dans des actions « sauvages », c’est-à-dire décalées des habitudes de travail instituées et légitimes, et transgressives au regard des règles orthodoxes de l’institution.

29Il est souvent fait état, dans la littérature s’appuyant sur des références non systémiques, de conditions minimales qui présideraient à la mise en œuvre des groupes d’analyse des pratiques. Il s’agit généralement de règles posées comme consensuelles, mais qui sont autant des mises en garde que des repères de travail. Plusieurs principes sont ainsi jugés quasi indiscutables : l’autodétermination des participants à s’engager dans l’analyse, l’homogénéité nécessaire au travail d’analyse, l’absence de toute hiérarchie au sein du groupe. Or, il nous semble que l’approche systémique de l’analyse des pratiques ouvre là-dessus des perspectives nouvelles de compréhension et de travail. C’est pourquoi nous passerons en revue différentes idées maîtresses régulièrement véhiculées pour les déconstruire et en proposer d’autres plus en lien avec l’épistémologie systémique.

La participation doit-elle être volontaire ?

30Nous entendons souvent répéter cette idée d’un volontariat comme condition éthique minimale. Nombreux sont les intervenants qui estiment que l’Adpp suppose la liberté entière des personnes à s’engager et à s’impliquer dans ces groupes d’analyse. Et à première vue, nul ne saurait en effet douter de l’intérêt à pouvoir travailler avec des personnes volontaires, motivées, impliquées. Nul ne contesterait non plus l’importance de la demande au fondement de l’intervention clinique. Pourtant, nous avons une façon différente d’aborder les choses, en tant que systémiciens. La perspective de travailler avec des personnes « non volontaires » représente pour nous une difficulté supplémentaire, mais elle ne relève forcément de l’abus de pouvoir, au regard d’un supposé interdit éthique. Pour nous, la vraie question est de savoir comment agir dans un contexte de (relative) contrainte, de façon à engager un travail d’analyse qui respecte en même temps les places et les positions subjectives. Cela requiert, là encore, une clarification préalable des rapports entre le groupe et son environnement ; les modalités d’affiliation de l’intervenant au groupe, sa capacité à travailler en toute transparence avec les participants dépendent en grande partie de la façon dont il a su clarifier, au niveau psychologique et juridique, les conditions initiales de son engagement vis-à-vis de la direction. Cela suppose aussi d’être en mesure de mobiliser les ressources d’un cadre de pensée, susceptible d’outiller intellectuellement et méthodologiquement sur ces différents registres du pouvoir et de la contrainte, du travail prescrit et des activités mises en œuvre, etc.

Le groupe d’analyse doit-il ne réunir que des praticiens relevant des mêmes fonctions ou métiers ?

31Beaucoup d’intervenants soutiennent que l’homogénéité du groupe est un idéal de travail. Une foule d’arguments milite, il est vrai, en faveur d’un groupe uniquement composé de pairs : des arguments épistémiques et techniques (écarts importants quant aux savoirs conceptuels et théoriques), des arguments méthodologiques (positions relatives aux savoirs et règles des différents « métiers »), des arguments axiologiques et éthiques (préservation de la confidentialité et du secret professionnel), des arguments pragmatiques (différences des préoccupations professionnelles). Pertinents à maints égards, ils ne suffisent pas néanmoins à évincer l’intérêt de travailler avec des groupes pluri-professionnels. Mais surtout, les raisons invoquées précédemment en masquent d’autres, lesquelles tiennent, quant à elles, à une certaine méconnaissance des dynamiques d’équipe et à des préjugés liés tout autant à des positions de pouvoir qu’à des exigences de travail. Selon notre propre expérience, les professionnels impliqués dans de tels groupes hétérogènes éprouvent, par-delà les appréhensions et craintes initiales, une grande satisfaction, pour autant qu’y soient respectées les différences de place et de fonction et la transversalité des métiers à l’intérieur d’un milieu de pratiques (Minary, 2006). L’analyse des pratiques de chacun s’enrichit dès lors de celle des liens d’équipe.

Faut-il éviter toute présence de membres de la direction au sein du groupe ?

32Cette opinion récurrente paraît, de prime abord, impossible à mettre en doute. On pourra, là encore, évoquer des raisons pragmatiques (obstacle au dévoilement des difficultés vécues, voire des fautes professionnelles, etc.) et éthiques (parole libérée des pressions, protection des salariés, etc.). Mettant à mal la fonction contenante du groupe, toute présence hiérarchique risque en effet d’altérer, voire d’annuler le processus d’analyse. Nous connaissons évidemment les difficultés que peut poser la présence de la hiérarchie au sein du groupe, mais nous soulignons en tant que systémiciens que sa mise à l’écart a priori nous paraît discutable, en ce qu’elle supprime du même coup toute possibilité d’élaboration de conditions propices à un travail de qualité. La pertinence d’un dispositif d’Adpp résulte en effet d’un processus de coconstruction entre les différents acteurs institutionnels impliqués. C’est dire qu’en certains cas, la confidentialité doit être absolue et la direction mise à l’écart. Qu’en d’autres cas, la présence d’un responsable s’avère viable selon certaines conditions et peut être nécessaire au sein du groupe, du moins durant quelques séances, pour lever plus facilement certains obstacles avec son aide. Que dans d’autres cas encore, l’animation d’un groupe sans la présence d’une hiérarchie contribuera à susciter confusion, injonctions paradoxales, etc. ; car l’absence est, elle aussi, un comportement communicatif.

33S’il n’y a de travail clinique qu’au cas par cas, l’intérêt de l’orientation systémique est d’étayer, à travers le processus de modélisation, des pratiques susceptibles d ›aider à la construction de dispositifs ajustés aux personnes et à leurs contextes de vie professionnelle.

Ressources/difficultés lors du premier contact systémicien/professionnels en Adpp

34Les systémiciens animateurs de groupes d’analyse de pratiques doivent se positionner, nous l’avons dit précédemment, au regard des collègues qui se réfèrent à d’autres perspectives épistémologiques. L’approche systémique étant mal connue et pourtant originale, ils se trouvent souvent conduits à présenter ce qui singularise leur point de vue et les décalages qu’il opère au regard de cadres théoriques plus habituels et mieux connus, au regard d’habitudes de pensée et de modèles de conduites plus coutumiers.

35Lorsque des difficultés surgissent lors des premières prises de contact entre un systémicien et des équipes de praticiens susceptibles de s’engager dans un travail d’analyse, elles tiennent le plus souvent à autre chose qu’aux divergences théoriques mobilisées de part et d’autre. Il est en effet assez rare d’assister à un « choc » de culture ou de paradigmes (Guntern, 1982). En réalité, quand difficultés il y a, celles-ci relèvent plutôt en général des modalités singulières d’appropriation théorique (du rapport au savoir) que les professionnels ont de leurs connaissances.

36En guise de première exploration, nous avons repéré cinq niveaux de difficulté croissante, dans nos premiers contacts avec des groupes de praticiens :

  1. Les professionnels s’avèrent être à la fois fortement impliqués dans leur travail et essentiellement empreint de savoirs d’expériences : la rencontre avec le point de vue systémique s’établit sans difficulté. La facilité tient à une coïncidence entre les vécus subjectifs dont font état les personnes et la façon particulière avec laquelle l’approche systémique les aborde. En effet, les jeux interactionnels « sans fin » constituent le vif de l’expérience humaine : loin de discréditer la connaissance expérientielle qu’en a le sujet, l’approche systémique la valide comme étant partie prenante du « drame humain ». Par exemple, en évoquant les oppositions farouches de points de vue sur le monde ou la circularité sans fin des échanges (la logique des communications), en analysant les risques inhérents à un affrontement (escalade symétrique ou effacement dans la complémentarité), elle rejoint les réalités phénoménologiques connues de chacun. En proposant l’analyse minutieuse des enchaînements comportementaux, de leurs retentissements subjectifs et de leur fonction dans le système interpersonnel, elle retrouve spontanément les préoccupations des gens et s’en saisit dans un langage ordinaire et partagé.
  2. Les professionnels se réfèrent à diverses théories sans que cela ne leur pose de difficultés majeures, parce qu’il n’y a chez eux ni fascination théorique, ni confusion entre les concepts (les cartes) qu’ils mobilisent pour penser et construire la réalité et cette réalité elle-même (le territoire). L’hétérogénéité des théories et des épistémologies n’est pas perçue dans un contexte de la compétition pour la Vérité et le Pouvoir, mais comme une différence enrichissante et structurante.
  3. Les professionnels s’inscrivent explicitement dans l’orientation systémique. On pourrait penser a priori qu’il s’agit là d’une situation éminemment favorable, alors qu’elle peut au contraire s’avérer assez délicate, pour autant que nous ayons l’intention de préserver la finalité d’analyse du dispositif, plutôt que d’installer un cadre d’enseignement et de formation, ou pire encore, d’enrégimentement.
  4. Les professionnels se réfèrent exclusivement à un point de vue psychodynamique ; les risques de crispations sont ici davantage à craindre, au moins durant un premier temps, durant lequel les participants vérifieront si l’intervenant disqualifie, explicitement ou implicitement, leur propre perception/conceptualisation ou s’il se limite effectivement au contraire à proposer une compréhension alternative des phénomènes.
  5. Les professionnels s’appuient sur une lecture strictement diagnostique et psychopathologique, voire déficitaire. Qu’elle s’appuie sur une analyse supposée « conceptuelle » ou sur de simples préjugés moraux, les conditions d’une alliance de travail avec l’intervenant s’avéreront dans tous les cas beaucoup plus délicates, du fait des risques liés à une confrontation inévitable des épistémologies.

37En conclusion, nous pouvons dire que si les pratiques systémiques d’analyse des pratiques professionnelles restent pour le moment assez peu visibles et transparentes, à la différence des autres dispositifs plus « classiques » (thérapie familiale, supervision éco-systémique) qui autorisent l’usage de procédés de contrôle et de régulation de l’action (miroir sans tain, équipe réfléchissante, vidéos…), nous espérons que la présente contribution contribuera à susciter des échanges nombreux et constructifs entre systémiciens praticiens en Adpp, à partir de leurs propres modèles d’intervention auprès des groupes et des équipes. Pour que l’épistémologie et la méthodologie d’intervention systémique puissent en effet se définir autrement qu’en demeurant dans l’ombre de la psychanalyse ou d’autres référents, il s’avère nécessaire de les sortir de l’obscurité, d’en revendiquer la richesse et l’originalité. Et au final, d’en contrôler ensemble l’efficience et la pertinence.

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Date de mise en ligne : 07/04/2014.

https://doi.org/10.3917/tf.141.0015

Notes

  • [1]
    Ce chapitre d’ouvrage était destiné à un public justement non averti en matière d’approche systémique ; il a servi de base à la réécriture du présent article, en conséquence fortement remanié.
  • [2]
    Ainsi que l’écrit Castel (1981) à propos de l’après-psychiatrie et l’après-psychanalyse, cela « ne signifie évidemment pas que les pratiques qu’elles inspirent encore soient périmées ou dépassées. Mais elles sont entrées en crise, leur systématicité se fissure, l’imaginaire qui les supportait s’affaisse, et leur apport est désormais banalisé au sein d’une nouvelle configuration qu’elles ont cessé de maîtriser. La psychiatrie rentre dans le giron de la médecine et la psychanalyse se noie au sein d’une culture psychologique généralisée qu’elle a contribué à promouvoir. »
  • [3]
    Il en va de même, selon notre propre expérience, pour nombre de praticiens dynamistes, lorsqu’ils conçoivent l’Adpp sous le mode d’un dispositif de transfert de leurs propres connaissances.
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