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Article de revue

« Qu'est-ce qu'on fait encore ensemble ?

Propositions méthodologiques pour que les partenaires y voient plus clair et que les thérapeutes survivent aux couples en thérapie »

Pages 315 à 336

Notes

  • [1]
    Psychologue, thérapeute systémicien au SSM Chapelle aux Champs, Formateur au CEFORES, Bruxelles.
  • [2]
    Pour plus de détails sur ces conditions de cadre, le lecteur pourra se référer à l’article de l’auteur (2009).

Introduction

1Fin 2009, j’ai écrit et publié dans cette même revue un article méthodologique sur mon approche de la thérapie de couple (Calicis, 2009). Il s’intitulait : « Survivre aux couples en thérapie. Une approche entre respect de la demande du couple et recherche de confort et d’efficacité pour le thérapeute ». J’y abordais mes représentations sur le couple, les principaux écueils rencontrés dans les entretiens de couples, ainsi que les aspects méthodologiques que j’avais progressivement développés pour contourner ces difficultés et gagner en confort et en efficacité.

2Parmi ceux-ci, je détaillais le travail de la phase préliminaire visant notamment à analyser le type de problématique, à bien « définir la relation » (Mara Selivini) et à poser un cadre de travail clair, afin de construire de bonnes fondations pour la suite du parcours thérapeutique. J’y discutais également la focalisation initiale du travail sur la dimension « couple » (et non les individus qui le composent) et la question de la place du changement en thérapie de couple.

3Mon approche des couples en thérapie a bien entendu été largement influencée par les apports de mes formateurs, Philippe Caillé, Edith Tilmans, Maggy Siméon, Robert Neuburger mais également par mes lectures de thérapeutes de couples renommés dont Jurg Willy, Carl Whitaker.

4Lors de la soumission de mon article en 2009, le comité de rédaction de la revue m’avait invitée à illustrer mon approche par un cas clinique, mais l’article étant déjà très long, j’avais proposé d’en écrire un autre détaillant un cas clinique in extenso. Le voici donc.

La rencontre du système thérapeutique

5Luc et Claire viennent nous consulter Bernard Filleul [1] – que je remercie au passage pour sa précieuse collaboration dans cette co-thérapie – et moi-même, au service de santé mentale Chapelle-aux-Champs, pour leur couple. Ce sont des amis venus en thérapie de couple chez nous qui le leur ont conseillé. Nous leur proposons un rendez-vous.

6Dès que nous les accueillons à la salle d’attente, la tension est palpable, même si nous sommes de toute évidence en présence de gens bien élevés.

7Dans le local de thérapie, ils s’assoient à bonne distance l’un de l’autre.

8Afin de les mettre à l’aise, je prends la parole et leur explique que le premier rendez-vous sert à faire connaissance, à essayer de cerner leur demande et à voir si nous pouvons y répondre. Lorsque nous nous enquérons si c’est leur première démarche psychothérapeutique, nous apprenons qu’ils ont trois thérapies de couple à leur actif chez des collègues réputés.

9Comme E. Tilmans (2004, 2007 ) nous l’a enseigné, nous interrogeons les expériences précédentes de thérapie pour voir ce que nous pouvons en tirer comme leçon. Claire dit qu’elle ne s’est sentie ni assez entendue ni assez soutenue par nos prédécesseurs surtout par leur dernière thérapeute. Elle avait le sentiment d’une collusion avec son mari. Luc, quant à lui, trouve que c’est plutôt le couple qui n’a pas été suffisamment pris en compte et épaulé. Leurs amis leur ont dit que nous travaillions en co-thérapie et ils ont pensé que cela permettrait que chacun soit suffisamment soutenu. Nous glanons tous ces feed-back que nous entendons comme les tendons d’Achille du couple et des partenaires – et non comme des signes d’échecs de nos prédécesseurs. Nous enregistrons surtout ces données comme des pièges dans lesquelles nous devons essayer de ne pas tomber et, à ce titre, ce sont des informations pertinentes pour nous.

10Luc et Claire sont mariés depuis une bonne vingtaine d’années. Ils ont respectivement 45 et 44 ans. Ils ont deux enfants de 15 et 18 ans. Luc est kinésithérapeute et Claire metteuse en scène.

Analyse de la demande

11La demande de Luc est la suivante : il en a assez de cette souffrance vive de sa femme, toujours sur le point de déferler sur lui en scènes de ménage. Il aspire à un couple moins lourd, moins conflictuel (« le conflit use l’amour », dit-il), moins douloureux, plus serein, plus stable surtout : les remises en question incessantes du couple par sa femme l’épuisent. Il voudrait aussi un couple « plus égalitaire », un couple dans lequel ses besoins personnels pourraient avoir droit de cité. Un couple où il aurait la possibilité de « se recentrer sur ses besoins », lui qui ne peut s’empêcher de faire primer les besoins des autres sur les siens.

12Luc a une personnalité oblative, il souffre quand il ne peut pas aider l’autre. Il est kinésithérapeute et a une vocation de soignant. Ne pas arriver à soulager son épouse lui est insupportable. On sent que son estime de soi en a pris un coup : « Je suis le méchant qui fait pleurer sa femme », ajoute-t-il. Et il a une forte sensibilité à la critique.

13La demande de Claire nous semble plus floue : elle est davantage dans la plainte que dans la demande (E. Tilmans, 2007). Elle commence par une riposte aux critiques de son mari : « si je monte dans mes tours, c’est parce que tu me laisses toujours dans le vide. Mes reproches ne semblent pas t’atteindre ! Je me sens seule, tu nous consacres si peu de temps et avec toi, il n’y a jamais moyen de parler de ce qui ne va pas. » Claire est dépassée par les événements, souvent submergée émotionnellement. Elle assume les deux enfants assez seule, Luc passant beaucoup de temps au travail. Lorsqu’il rentre du travail, elle ne trouve, dit-elle, qu’un « abonné absent » quand elle veut lui parler de ses frustrations conjugales et de ses préoccupations avec les enfants.

14Elle semble en demande d’écoute et de soutien.

15Claire dit que cette dynamique dans laquelle ils sont pris donne d’elle l’image d’une « mégère » qui monte au créneau, attaque, force le débat, induit la crise et puis s’effondre. Elle ne trouve pas cela reluisant, se jure de ne plus sortir ainsi de ses gonds mais c’est plus fort qu’elle. Pour elle, « c’est vital d’être entendue ». Claire est intelligente mais elle paraît fragile.

16Luc reconnaît qu’il a tendance à minimiser les problèmes, à éviter les conflits : « plus elle souffre, plus je m’éloigne », dira-t-il. Curieux pas de deux pour un homme à vocation de soignant… Pour ma part, je doute très vite qu’il s’éloigne psychiquement car la souffrance de sa femme semble davantage l’affliger que l’irriter. Il me semble qu’en se repliant, il se protège plutôt de son insupportable impuissance à la satisfaire, à la soulager.

17Très vite, je me demande pourquoi Luc est si touché par la souffrance de sa femme, pourquoi il encaisse toutes ces récriminations sans rebuffades et avec beaucoup de culpabilité et je m’interroge sur les raisons, dans son histoire, qui le rendent si sensible à son échec à endiguer ce qu’il appelle « ce torrent de larmes ».

Y a-t-il encore un couple ? La question du sens du couple

18Une des premières tâches, lorsque nous sommes en présence d’une demande de thérapie de couple, est, comme me l’a enseigné P. Caillé, de repérer s’il y a encore un couple, à savoir deux individus attachés l’un à l’autre et tenant encore à leur couple, que cet investissement s’exprime par de l’amour, ou plutôt par de l’hostilité, des conflits,… Dans certains cas, le couple est devenu une sorte d’enveloppe inconfortable, douloureuse ou difficilement palpable, mais il existe encore. Dans d’autres cas, il n’existe plus assez ou plus du tout. Cette étape « diagnostique » est importante car l’offre thérapeutique sera différente d’un cas à l’autre, comme je l’explicite dans l’article (2009).

19Luc et Claire forment-ils encore un couple ? A première vue, cela nous semble être le cas, même si cet attachement se manifeste sous une forme conflictuelle pour Claire et évitante pour Luc. Claire nous dit au premier entretien combien elle tient à son couple. Mais ils nous semblent l’un et l’autre en grande souffrance dans leur « enveloppe couple ». Elle semble affaiblie par des années de frustrations et de tensions éprouvantes.

20Philippe Caillé dit que le problème de la plupart des couples qui consultent, c’est le doute d’exister comme couple. Les partenaires ont perdu en cours de route la conscience du sens du couple, de sa raison d’être. Ils ne savent plus très bien ce qu’ils font encore ensemble.

21Si Luc et Claire ne voient plus très clair dans la raison d’être actuelle de leur couple, ils sont néanmoins encore prêts à investir du temps et de l’argent pour ce couple et à « se battre pour lui » en venant nous voir.

22Nous proposons au couple de nous donner quelques séances pour voir ce que nous pouvons faire ensemble.

23Ces premiers entretiens sont présentés au couple comme une phase préliminaire du travail qui a plusieurs objectifs :

  • voir si patients et thérapeutes pensent pouvoir travailler ensemble : c’est une question de « feeling », d’atomes crochus, pas seulement de compétences (« on ne confie pas son couple à n’importe qui ») ;
  • cerner le type de problématique du couple et analyser la demande des partenaires ;
  • expliciter notre manière de travailler ;
  • et tenter de définir un contrat thérapeutique.
Au cours des quatre premiers entretiens, nous récoltons plusieurs éléments significatifs de l’histoire de chacun :
  • Claire est fille unique. Elle nous dit avoir grandi avec une mère instable, dépressive, toujours débordée et un père au calme olympien, un homme érudit qu’elle admirait beaucoup. « Ma mère déversait ses émotions de manière débridée et mon père la taxait d’excessive ». « Mon père était à mon écoute, mais c’était une écoute distante, peu engagée. J’avais envie qu’il prenne position, qu’il dise tout haut ce qu’il pense », ajoute-t-elle. Elle décrit sa mère comme une épouse soumise, malgré ses débordements, ce qui, à l’adolescence, a commencé à l’insupporter. « Moi, je revendique, je monte au créneau pour ne pas être comme ma mère ». Claire apprendra sur le tard, à l’âge adulte, que son père a toujours entretenu une liaison avec une autre femme. « A mes yeux, le dieu est subitement tombé de son piédestal ».
  • Luc parle de manière peu nuancée de sa famille d’origine. Il en tient sa femme pour responsable : « dès que je les évoque, elle les critique avec une telle férocité que je me tais ».
C’est une des raisons pour lesquelles, en thérapie avec des couples conflictuels, j’évite soigneusement le questionnement triangulaire où l’on invite un partenaire à parler de la famille d’origine de l’autre. Il m’arrive même souvent d’arrêter un partenaire qui s’aventure spontanément sur cette pente.

24J’explique donc à Claire que pour que son mari puisse accéder à une vision plus nuancée de sa famille d’origine, il est important qu’elle s’abstienne de la critiquer négativement car cela le force à défendre son clan pour d’évidents motifs de loyauté familiale. Ceci dit, ce n’est pas la seule raison qui empêche Luc d’évoquer les difficultés de son passé. Nous apprendrons ultérieurement, au compte-gouttes, qu’il a grandi avec un père tyrannique et colérique, avare de compliments mais qui nourrissait de grandes attentes de perfection pour ses enfants. Quand il nous parlera pour la première fois de son besoin d’être irréprochable, il associera sur une maxime habituelle de son père : « Agis toujours de sorte que tes proches n’aient rien à te reprocher ». Mais à ce stade, nous ne savons encore rien de son passé sauf qu’il s’agit d’un sujet sensible qu’il évite soigneusement d’aborder.

25A ce stade, mon collègue et moi sommes perplexes sur une possible suite pour au moins trois raisons :

  1. D’abord, nous sentons qu’ils sont plus « psy » que nous. Ils possèdent le jargon « psy » sur le bout des doigts et ils ont déjà tellement analysé leur relation de couple (trois thérapies de couple) et leurs fonctionnements personnels (Claire est en thérapie individuelle et Luc dans un processus de développement personnel depuis plusieurs années, et ils ont fait une thérapie familiale sur laquelle nous reviendrons plus loin) que nous nous demandons bien ce qu’il nous reste comme champ pour ne pas faire « toujours plus de la même chose ».
  2. Ensuite, nous connaissons les thérapeutes de couple qu’ils ont déjà consulté, ce sont des collègues compétents pour lesquels nous avons beaucoup d’estime et nous ne voyons pas en quoi nous pourrions faire mieux qu’eux.
  3. Enfin, les quatre premières séances sont éprouvantes pour nous quatre, il y a énormément de tension dans l’air, l’ambiance est explosive et nous devons beaucoup cadrer les échanges pour qu’ils ne se transforment pas en pugilats. Les reproches fusent, surtout de Claire à Luc. Luc ajoute qu’il existe des contentieux latents qui ressurgissent régulièrement et « torpillent » leur quotidien. « Il faut crever les abcès », ajoute-t-il.
S’il est utile au thérapeute d’éprouver en séance l’ambiance conflictuelle qui fait le quotidien de leur vie conjugale, il me semble contre-productif de laisser les séances se transformer pugilat, les thérapeutes étant alors réduits à l’impuissance et pris dans le jeu systémique du couple, ce qui les rend incapables de devenir agents de changements. Nous devons très vite tenter de les amener sur un autre terrain et créer une ambiance où la confrontation cède la place à la coopération (P. Caillé). Et où la sécurité est suffisante pour oser explorer.

Mode de régulation privilégié de la parole centré sur le(s) thérapeute(s)

26De plus en plus, lorsque je suis en présence d’un couple à ambiance houleuse, je mène les entretiens avec une attitude plus directive dans la régulation des échanges, je distribue la parole, je reste au pilotage. Je veille à ce que les échanges soient dirigés vers moi/nous (en cas de cothérapie). C’est un mode de communication centripète, centrée sur le(s) thérapeute(s), j’encourage beaucoup moins la circularisation de la communication (G. Ausloos) entre les partenaires ou les échanges libres à bâtons rompus entre eux. A mon sens, cela donne des échanges bien plus constructifs. Un partenaire explore avec mon aide un aspect du couple ou même de son fonctionnement personnel, je l’aide à préciser, creuser, élaborer, découvrir, faire des liens, pendant que l’autre reste en silence et écoute parfois pendant un long moment sans réagir. Cette posture permet à l’autre partenaire d’écouter davantage, sans devoir se justifier ou riposter. Ce n’est que dans un second temps que je laisse le partenaire réagir. Je fais néanmoins de petits coups de sonde de temps à autre auprès de lui pour voir si cela reste supportable. Ce que j’entends dans la majorité des cas, c’est que ça lui convient très bien, et qu’il garde le sentiment que ces échanges restent au service du couple.

Focalisation initiale du travail sur la dimension couple

27Par ailleurs, pour moi, l’objet de travail d’une thérapie de couple, c’est d’abord le couple. Philippe Caillé (2004) dit : 1+1 font trois. Un couple, c’est deux individus et un « nous », le couple (il dit aussi l’« Absolu » du couple, le « modèle » du couple ou le « tiers »). Cette troisième dimension, c’est tout à la fois la relation de couple (son mode de fonctionnement), un mythe (les visions du monde, les valeurs, les croyances partagées par ses membres), une « appartenance » (ce que j’appelle l’« enveloppe couple), une ambiance, la singularité du couple, de manière plus générale, sa « culture ».

28C’est cette troisième dimension que nous essayons d’abord d’appréhender en thérapie de couple. Ce n’est pas facile du tout, car c’est une abstraction, un « méta niveau », une « propriété émergente ».

29Nous allons donc mettre de l’énergie à centrer les échanges sur le couple, et non sur les partenaires ou pire, sur « l’autre », souvent présenté comme l’ennemi intime responsable de tous ses malheurs. Nous allons amener les partenaires sur un autre terrain que celui de l’« autre » ou « le problème, c’est l’autre ». C’est leur couple, ce couple qu’ils ont créé ensemble, qu’ils ont fait évoluer et dont ils sont chacun 100% responsable, qui va dans un premier temps retenir toute notre attention.

30Le couple devient notre objet d’exploration. Nous allons l’approcher, tenter de le faire apparaître, de mettre à jour sa dynamique, ses « danses systémiques préférées », sa raison d’être, ses forces, ses failles, son histoire, bref, le découvrir et le redécouvrir.

31Ce parti pris est également stratégique car il permet de sortir le plus vite possible de la plainte, de la critique, et de l’affrontement. Cela modifie le rapport de forces en séance : la configuration cesse d’être un partenaire contre l’autre (pattern de forces antagonistes) et devient progressivement la suivante : deux partenaires côte à côte face à leur couple (pattern de forces convergentes). Chacun devient explorateur, anthropologue de son couple (comme le dit P. Caillé), du modèle du couple.

32Le système thérapeutique se compose alors d’un couple qui s’explore dans l’espace intermédiaire (ou espace potentiel) qui se déploie entre lui et le(s) thérapeute(s).

33Si l’on y arrive, ce qui nécessite une méthodologie et une attitude assez cadrante au départ, on peut travailler de manière bien plus constructive.

34Cette manière de centrer d’abord le travail sur le couple m’a apporté un surcroit manifeste de confort et d’efficacité dans les thérapies de couple.

35Mais comment, très concrètement, faire apparaître en séance cette troisième dimension qu’est le couple ?

36D’abord, nous explicitons ce parti pris à nos patients.

37Ensuite, nous allons convoquer ce couple comme un troisième invité en séance et nous adresser à lui. Cela peut se faire en le spatialisant dans la pièce par une chaise vide. Petit à petit, elle se meuble de représentations, de souvenirs, de tonalités nuancées, et conjoints et thérapeute commencent à le palper davantage.

38On peut s’adresser au couple en séance : plutôt que de commencer la séance par « comment allez-vous ? », on gagnera, pour le faire apparaître, à demander « comment va votre couple aujourd’hui ? ». Dans mon précédent article (2009), je reprends une série de formulations qui peuvent donner des idées au lecteur.

39Le recours aux objets flottants peut également être utile pour rester centré sur le couple.

40En effet, comme le disent de concert R. Neuburger et P. Caillé, souvent, les couples qui consultent ont déjà beaucoup parlé de leur couple, ils se sont déjà analysés, racontés, sans arriver à le faire évoluer favorablement pour autant. C’est le cas de Luc et Claire qui en sont à leur 4e thérapie de couple. Il est parfois plus judicieux de leur proposer un autre langage, un autre support pour se raconter. Comme dit P. Caillé, les mots sont devenus comme de vieilles pièces, tellement usées qu’on n’arrive plus à les déchiffrer.

41Pour M. White et les tenants de l’approche narrative, le récit fait par les patients en séance est un récit saturé par le problème et il faut les aider à inventer, à co-construire de nouvelles narrations, susceptibles de leur permettre de voir les choses autrement, et par conséquent d’ouvrir à de nouvelles expériences relationnelles et émotionnelles et de « dissoudre » le problème.

42En utilisant les objets flottants (le jeu de l’oie systémique, le conte systémique, le blason du couple, les sculpting, la chaise vide du plus-un, le recours aux métaphores,…), nous les invitons à utiliser un autre langage, le langage analogique, et nous les emmenons sur un terrain de jeu. Les objets flottant sont des médiats de rencontre et de découverte qui guident l’exploration du « tiers » couple et qui nous aident à rester centrés sur cette 3e dimension, à garder le couple en point de mire.

43Cette approche constitue un nouveau paradigme, car ici, l’information nouvelle n’émerge pas de la rencontre entre le système consultant et le thérapeute mais bien du travail créatif que couple et thérapeute co-construisent au départ du médiat. Ici, c’est donc l’objet flottant qui révèle. Pour plus de détails sur ce type d’approche, le lecteur pourra consulter l’article de l’auteur (2006).

Pose du cadre, définition de la relation et du contrat thérapeutique

44A la fin de la quatrième séance, nous pensons pouvoir nous engager avec Claire et Luc au vu de l’investissement qu’ils ont encore tous les deux dans leur couple. Mais il nous semble important pour les raisons explicitées ci-dessus de baliser le parcours à l’aide d’un médiat : nous pensons au jeu de l’oie systémique (P. Caillé et Y. Rey, 1994). Nous leur explicitons avec le plus de transparence possible les trois raisons (cf. supra) pour lesquelles nous pensons devoir travailler avec eux avec une méthodologie différente. Le jeu de l’oie devrait leur permettre de mettre leur couple en perspective, de le revisiter un peu autrement. Nous énonçons alors notre manière de travailler et notre offre de travail, comme nous le faisons d’habitude en thérapie de couple :

45

« Si vous vous engagez avec nous dans une thérapie de couple, c’est un parcours long et exigeant qui vous attend. Et ce n’est pas gagné d’avance. Beaucoup de partenaires en restent au stade des reproches à l’autre, qu’on accable et rend responsable de tous les maux. Je pense que c’est inutile et, in fine, contre-productif de reproduire cela en séance. Nous ne sommes pas là pour arbitrer vos conflits. L’approche que nous vous proposons est plus contraignante mais nous croyons en son efficacité. C’est en effet plus difficile, mais plus courageux, d’envisager sa part de responsabilité dans ce qu’est devenu le couple et en particulier, dans le problème dont on se plaint. Cela implique de pouvoir se remettre en question, d’essayer de regarder les choses autrement, de mieux se comprendre et de comprendre l’autre plus profondément. Dans une thérapie de couple telle que nous la concevons, nous allons commencer par explorer ensemble votre couple. Nous allons essayer de mieux comprendre ce couple, ses particularités, sa dynamique, ses forces et ses fragilités, son histoire, comment il s’est constitué, comment il a évolué, pourquoi et comment il a commencé à faire mal, à être insatisfaisant,… Nous explorerons aussi, ce qui dans vos parcours personnels, avant votre rencontre, et notamment dans votre enfance, a influencé la manière dont vous êtes en couple.
La première étape du travail, la plus longue, est une étape d’exploration du couple. Il y a toujours de bonnes raisons de fonctionner comme on fonctionne et nous allons prendre le temps de les comprendre. Nous vous proposons d’utiliser un médiat, le jeu de l’oie systémique, comme support pour explorer votre couple. Travailler au changement ne vient que dans un second temps.
Ce ne sont pas les thérapeutes qui décident de l’évolution du couple, ni de son issue, cela vous revient. Sachez que nous ne vous apportons pas de solutions toutes faites mais que nous vous accompagnons avec toutes nos compétences professionnelles et nos qualités humaines dans l’exploration de votre couple et la recherche d’un mieux-être conjugal si c’est l’option que vous retenez. Comme thérapeutes, nous sommes responsables du cadre de notre travail, raison pour laquelle nous devons encore vous préciser deux trois choses… »

46C’est ici que nous précisons les points sur [2] :

  • La fréquence et la durée des séances : d’ordinaire, les séances ont lieu tous les quinze jours dans la première phase du travail (la phase d’exploration du couple), puis à toutes les 3 à 4 semaines lors de la seconde phase (la phase d’accompagnement des changements) et elles durent une heure. Comme Luc et Claire habitent loin et ont une vie professionnelle bien chargée, ils nous demandent de faire des sessions plus longues et moins fréquentes. Nous nous mettons d’accord sur des séances d’1 h 30 toutes les trois semaines.
  • La durée approximative d’une thérapie : évidemment imprévisible mais nous donnons un ordre de grandeur : entre 18 mois et 3 ans en moyenne.
  • La partialité multidirectionnelle : nous annonçons ici les petits coups de sonde que nous ferons pour vérifier si chacun se sent suffisamment entendu, compris et rejoint. Elément d’autant plus important avec eux que c’est une difficulté que Claire a déjà rencontrée lors des thérapies de couple précédentes.
  • Notre demande explicite d’engagement à ne pas interrompre la thérapie unilatéralement sans nous être revus une dernière fois pour fois pour nous dire au revoir et essayer de comprendre ce qui nous est arrivé. Je leur explique que c’est important pour nous d’avoir l’assurance de les revoir car en thérapie, nous sommes amenés parfois à ouvrir des questions difficiles et nous avons besoin d’être assurés de pouvoir les reprendre avec eux. Nous avons besoin d’un filet de sécurité.
  • La séance n’a pas lieu si un des partenaires n’est pas là sauf si c’est convenu d’avance.
  • Concernant la délicate question des secrets, ma position actuelle est celle que m’a enseignée Maggy Siméon : « Chacun a ses secrets, et son jardin secret, c’est normal et c’est sain. Mais nous vous demandons de ne pas nous lier par un secret, un secret que l’un nous aurait confié sans possibilité de le révéler à l’autre ». J’explique que nous avons besoin de travailler dans la transparence et dans un climat de confiance.
  • La question de l’intimité à protéger. J’annonce qu’en thérapie de couple, on est amené à parler de choses intimes, de sexualité notamment mais aussi d’intimité relationnelle et personnelle au sens large. Mais le couple et ses partenaires ont droit à leur jardin secret, et je leur demande d’y veiller. « Vous pouvez refuser ou différer n’importe quel sujet, n’importe quelle question. Nous ne devons pas tout savoir de vous ». Je parle toujours de mes cartes « joker » imaginaires (je leur demande de les imaginer sur la petite table basse entre nous, symbole pour moi de mon espace intermédiaire), qui sont en permanence à leur disposition. Je dis que je trouve bon signe qu’un couple préserve son intimité et garde pour lui un territoire bien gardé qu’il ne laisse personne envahir. Je crois aussi profondément que les gens ont leurs raisons de « freiner » et que cela ne sert à rien d’aller contre ces résistances qui sont toujours d’abord des mécanismes de protection.
Nous leur demandons s’ils ont des questions à nous poser et nous prenons le temps d’y répondre.

47Entamer une thérapie est une entreprise inquiétante et imprévisible, on s’y met à nu.

48La sécurité est créée tant par la qualité de la relation thérapeutique que par le cadre que nous posons.

49• La relation thérapeutique, que je veux, pour ma part, chaleureuse, ouverte, bienveillante, et respectueuse de l’autre dans son altérité.

50• Le cadre, soit un ensemble d’invariants, de points de repères constants qui sont donnés dès le départ et qui rassurent face à l’imprévisibilité de l’aventure.

51Je pense qu’il est très important de soigner ces deux aspects si l’on veut aller loin dans l’exploration. Comme le dit Bowlby, il faut une bonne sécurité de base pour explorer le monde externe et le monde interne !

52Comme le dit Mara Selvini, définir la relation, c’est clarifier le cadre de son intervention, son mandat, ses conditions de travail, préciser ses compétences, ses limites et sa disponibilité. C’est dire clairement ce qu’on peut faire, sait faire et veut faire mais aussi ce qu’on ne veut pas faire, sait pas faire ou ne peut pas faire.

53Clarifier cela, c’est une question d’éthique de travail, je pense que nos patients doivent pouvoir avoir une petite idée du parcours qui les attend pour ne pas s’engager à l’aveugle. C’est aussi une question de respect et de confort pour nous tous dans le travail. C’est enfin, et surtout, une question d’efficacité, car plus le cadre est précis et défini, plus le thérapeute peut être agent de changement et non thérapeute homéostatique (c’est-à-dire participant à la répétition stérile du jeu systémique du couple) et plus les patients peuvent se sentir en sécurité pour explorer.

54Je remarque que je définis le cadre beaucoup plus précisément en thérapie de couple qu’en thérapie individuelle ou familiale.

55Un cadre clair est à la thérapie ce que de bonnes fondations sont à la maison qui s’y édifiera. Tous les protagonistes de la thérapie disposent alors d’un plus de confiance et de sécurité pour s’engager et pour travailler de manière créative, originale et personnelle. La route est balisée et le parcours un peu plus sécurisé.

56Nous clôturons la séance en leur demandant de prendre le temps de réfléchir chacun de son côté à notre proposition de travail avant de s’engager avec nous. Nous leur demandons de nous appeler pour nous donner leur réponse et nous faire savoir s’ils souhaitent poursuivre avec nous. Luc et Claire nous disent que ce n’est pas nécessaire, ils sont décidés à se lancer dans l’aventure avec nous. Nous leur expliquons alors les trois étapes du jeu de l’oie systémique dans les grandes lignes et demandons à chacun pour la prochaine fois de réfléchir aux dix événements les plus marquants, les plus significatifs de leur vie de couple, ceux qui ont fait que ce couple est devenu ce qu’il est aujourd’hui, avec ses forces et ses difficultés. Nous leur demandons de ne pas les partager avant la séance et d’en garder la primeur pour notre prochaine rencontre.

57Nous commençons alors la thérapie de couple proprement dite. Elle s’étalera sur une période de 28 mois, avec un total de 23 séances, dont les 4 séances préliminaires et 19 séances consacrées au jeu de l’oie systémique, suivies d’une dernière séance de follow-up six mois plus tard.

Le jeu de l’oie systémique

58Ouvrons une parenthèse sur la méthodologie du jeu de l’oie systémique (P. Caillé et Y. Rey) :

59Il dérive du jeu de l’oie classique mais n’en garde que l’idée d’un parcours jalonné d’événements ordonnés dans le temps et de symboles.

60Le plateau du jeu ne comporte plus que 12 cases, 10 cases vides, une case départ et une case arrivée.

61Avec un couple, il s’agit d’amener les partenaires à revisiter ensemble l’histoire de leur couple au départ d’une sélection d’événements les plus significatifs de leur parcours conjugal, parcours dans lequel s’inscrit le problème qui motive la démarche de thérapie.

62Lorsque le jeu de l’oie porte sur le couple, les partenaires doivent dans un premier temps se mettre d’accord sur les dix événements les plus marquants de leur vie de couple, événements qui font que ce couple est devenu ce qu’il est aujourd’hui. Le thérapeute note chacun des ces événements sur de petites fiches, sous la dictée des patients, fiches qui sont alors disposées, par ordre chronologique, sur le plateau du jeu de l’oie, sur la table basse au centre de la pièce.

63Les événements sont des faits précis, ponctuels. L’événement n° 1 marque le début du couple (souvent, la rencontre des partenaires).

64Dans la deuxième phase du jeu, chaque partenaire est invité à sélectionner un des 7 symboles du jeu pour chacun des 10 événements sélectionnés. Les 7 symboles sont l’oie, le pont, la prison, le puits, l’hôtel, le labyrinthe, la mort. Le(s) thérapeute en explicite(nt) la signification et pointe(nt) leur bipolarité. Avec sa sélection, chaque partenaire va ainsi pouvoir exprimer son vécu personnel et différencié de l’événement.

65Les cases « départ » et « arrivée » restent à remplir. C’est l’objet de la troisième phase du « jeu ». Chaque partenaire doit alors rédiger un récit du départ et de l’arrivée de leur couple. Le thérapeute précise que le « départ », c’est l’origine de l’histoire, les déterminants antérieurs à l’événement n° 1 : qu’est-ce qui est arrivé, dans le passé, avant le 1er événement, avant leur rencontre - c’est-à-dire, dans leur enfance, leur adolescence, comme jeunes adultes et également dans les générations précédentes, ainsi que dans le contexte sociopolitique, et qui a influencé le cours de leur couple, qui a déterminé en partie son déroulement.

66L’« arrivée », c’est la suite de l’histoire, l’après événement n° 10, l’évolution réelle et future, effective et supposée de ce parcours.

67Claire et Luc arrivent donc au cinquième entretien avec leur carnet. Chacun y a consigné ses 10 événements. Ils semblent curieux et impatients, plus détendus aussi. Nous leur expliquons qu’ils vont devoir trouver un consensus sur les dix événements car il en faut 10, ni plus, ni moins.

68C’est un aspect très intéressant du jeu de l’oie : il est très structuré, sa méthodologie est rigoureuse (10 événements pas 9 ou 11, 1 symbole, pas 2,…). Il faut suivre les règles, on ne fait pas n’importe quoi, les thérapeutes en sont garants.

69Les objets flottants sont à l’intersection du « play » (activité créatrice libre) et du « game » (jeu structuré, jeu de règles), dans ce sens qu’ils comportent un cadre fait de règles peu nombreuses mais précises. Ce cadre, même s’il a des aspects contraignants, est davantage vécu comme rassurant et sécurisant par les patients, car il limite les débordements, il offre un contenant sécurisant (« holding » de D. Winnicott (1971)) au sein duquel la créativité et la liberté peuvent se déployer.

70Ce cadre rigoureux qui limite les débordements est particulièrement indiqué avec un couple comme Luc et Claire, où les explosions sont fréquentes.

Le corps du parcours thérapeutique

71Les présélections de Luc et Claire comprennent une majorité d’éléments communs. Ce constat, un peu surprenant pour un couple où le désaccord est la règle, semble leur faire du bien. L’ambiance est coopérative et ils arrivent assez rapidement à un consensus.

72Mon collègue et moi soufflons intérieurement : Claire et Luc, côte à côte, commencent à explorer leur couple. Ils se sont transformés en anthropologues, commencent à laisser tomber les armes.

73Comme événement n° 1, ils choisissent la préparation de leur messe de mariage. C’est, nous disent-ils, un « événement fondateur » de leur couple.

74Luc : « on s’est choisi sur un élan amoureux, mais aussi sur des idées, des valeurs : on avait un projet de vie un peu en marge de la société, on voulait se dépouiller du matériel, ne pas « s’installer », partir à l’étranger et nous mettre au service des autres. ».

75Claire : « C’est vrai, on était totalement en phase. On ne s’engageait pas que l’un par rapport à l’autre, mais ensemble face au monde. On avait un idéal élevé. »

76Nous sentons que cela leur fait du bien de reprendre contact avec leur mythe fondateur, avec le sens de leur couple à ses débuts.

77Lorsqu’ils évoquent tout cela, il y a des sourires, de l’émotion et ils se regardent souvent avec tendresse, même si nous sentons bien sûr encore la tension sous jacente.

78En thérapie de couple, le récit de la rencontre est souvent très révélateur du degré de persistance du couple, de l’investissement résiduel dans le couple.

79Comme je l’ai écrit (2009), j’essaye de repérer si ça vibre, si ça émeut encore les partenaires. Je suis surtout attentive au non verbal, au ton de la voix, aux émotions, aux mimiques, à l’ambiance qui se dégage. C’est davantage la relation que le contenu qui m’intéresse ici. Un récit plat, dépourvu d’émotion, me fait douter de l’existence d’un couple, de même que les amnésies sur les circonstances de la rencontre. Inversement, si lorsque les partenaires se regardent, il y a encore des sourires béats, s’il y a dans les voix des trémolos empreints de nostalgie, je me dis que le couple est encore bien là.

80Tant pour Claire que pour Luc, il y a encore de la tendresse à ce moment précis, même si c’est sur fond de terrain miné, ce qui nous amène directement au second événement sélectionné par les partenaires : le séjour de deux ans en Angola, six mois après le mariage, dans le cadre d’une mission humanitaire de Luc avec Handicap International. Claire vient alors de terminer ses études de théâtre et lui emboîte le pas avec enthousiasme. L’engagement de solidarité et d’ouverture sur le monde prononcé devant leurs proches lors de leur cérémonie de mariage va pouvoir se concrétiser et elle en est fière. Elle dit : « Ca m’impressionnait un peu de partir si loin, dans un pays troublé politiquement, mais avec lui, je me disais que j’étais sous une bonne étoile. Je me sentais en sécurité, je pensais que nous formions une équipe gagnante ».

81Nous ne pouvons reprendre en détail le récit qu’ils font de chaque événement dans le cadre de cet article. Notons qu’ils choisiront ensuite comme événement : la naissance de leur fils aîné (3), une fête qu’ils organiseront lors du séjour en Angola (4), l’emménagement de retour en Belgique (5), le début d’un nouveau travail de Luc, loin du domicile familial (6), la démarche de thérapie familiale initiée pour les deux garçons deux ans plus tard (7), l’accident de voiture de Claire (8), la rencontre platonique de Luc avec une autre femme (9), et enfin, la fête pour leur 20 ans de mariage (10).

82Chaque partenaire choisira ensuite un symbole pour chaque événement et relatera longuement son vécu personnel. Pour chaque événement, nous respectons une alternance stricte, Claire commencera à décrire son vécu pour les événements impairs (Luc décrivant le sien dans un second temps) et Luc commencera pour les événements pairs. Mon collègue et moi veillons à ce qu’ils ne s’interrompent pas. C’est à nous que nous leur demandons de décrire leur vécu car nous tenons à rester au centre des échanges, à les questionner, à les encourager dans le travail d’élaboration psychique et de liaison. Nous ne sommes pas trop de deux pour réguler la parole !

83Comme thérapeutes, nous sommes les garants de la sécurité des échanges, nous faisons en sorte que les apports de chacun soient formulés ou reformulés avec suffisamment de respect et qu’ils puissent être entendus par le partenaire. Car un des objectifs est évidemment qu’ils se comprennent mieux, soi-même et l’autre, et puissent exprimer des vécus différenciés du même événement qui éclairent les pierres d’achoppement de leur parcours conjugal.

84Dans cette thérapie-ci, nous décidons de ne pas déroger à notre canevas du jeu de l’oie, même lorsque certains conflits vifs du quotidien les ont opposés entre deux séances. Une tentative explosive d’ouvrir un espace de parole dans ce sens nous en a vite dissuadés.

85Pointons quelques découvertes significatives du parcours de Luc et Claire :

  • Le couple commence sur un mythe fondateur fort. Luc et Claire soulignent l’intensité de leur relation au début et leur bonheur d’être ensemble : « une équipe gagnante », dira Claire, qui a choisi le symbole de l’oie, pour souligner l’énergie, l’élan initial mais aussi l’idéal fait de valeurs communes au cœur de leur engagement de couple. Luc choisit le symbole du pont pour signifier le lien, entre eux mais aussi entre leur couple et le monde, un couple ouvert sur le monde, au service des autres, précise-t-il. Le couple commence à souffrir quand, au retour en Belgique, ils cessent d’être engagés ensemble dans la même aventure. « On cessait de faire front, dit Claire. Je me sentais seule dans le couple. J’étais dépassée par les événements : il était très pris par son travail et j’étais seule face aux enfants. Je me sentais abandonnée. ». La dynamique du couple prend un tournant. Ils cessent d’être côte à côte, solidaires, face à un monde rude dans lequel ils s’engagent. Le mythe de l’équipe gagnante et solidaire se fissure, et l’enveloppe couple en prend un coup, ce qui fragilise Claire : « c’est là que j’ai commencé à faire des scènes car je ne me sentais pas soutenue, pas assez enveloppée de mots ». Nous faisons bien entendu le lien avec ce qu’elle décrit de l’attention distante de son père, et avec le manque de disponibilité de sa mère pour elle, enfant. Luc réveille donc à son insu la plaie non cicatrisée de l’enfance de sa femme. On peut également faire un lien avec la dynamique du couple de ses parents. Luc nous parle de son sentiment d’impuissance à l’époque : « Je ne pouvais plus rien dire ou faire pour apaiser cette souffrance dont j’étais responsable (il fait allusions à son absence) ». Il commence alors à douter de lui. « Si ce que je donne n’est pas reconnu, je m’écroule ». C’est là que nous apparaît le tendon d’Achille de Luc. En effet, on pourrait se méprendre avec ce couple d’apparence asymétrique, avec une femme apparemment fragile, souvent insatisfaite, vindicative et un homme qui semble fort, calme et équilibré. Nous découvrirons progressivement que la fragilité de cet homme réside notamment dans sa difficulté à supporter d’être insatisfaisant pour l’autre. C’est là qu’il offre une prise aux récriminations de sa femme. C’est à cette époque – soit après 6 ans de mariage – qu’ils vont entamer leur première thérapie de couple.
  • Lors de l’exploration de l’événement n° 7, la démarche de thérapie familiale autour des problèmes des deux garçons, nous apprenons qu’ils ont tous deux été diagnostiqués TDAH (trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, anciennement nommé hyperkinésie). Jamais le couple n’avait fait mention de ce diagnostic. Or, cet élément éclaire et relativise la tendance au débordement de Claire qui a choisi le symbole du puits pour qualifier l’événement : « j’étais tombée dans le fond, je n’en pouvais plus et je ne voyais pas comment en sortir ». Eux aussi ont l’air surpris, comme s’ils n’avaient pas vraiment fait le lien entre le trouble de l’attention avec hyperactivité et le débordement de Claire. Pourtant, il y a de quoi être débordée lorsqu’on assume deux enfants agités, un travail, avec un mari peu présent quantitativement. Ceci néanmoins n’annule pas la difficulté de régulation émotionnelle propre à Claire, difficulté que je nommerai très explicitement mais avec beaucoup de bienveillance. Je veillerai à l’aider à ne pas s’en défendre. Je proposerai d’ailleurs une hypothèse qui la met en lien avec l’insécurité de l’ambiance dans sa famille lorsqu’elle était enfant et à engagement parental dont la permanence ne lui était pas assurée, hypothèse qu’elle acceptera aisément. Lors de l’attribution du symbole, Luc choisira la prison pour décrire son vécu de l’époque : « à mon retour du travail, Claire se plaignait de leur comportement et je devais jouer le rôle de pompier, éteindre le feu entre eux et leur mère ». Nous l’interpellons alors de manière confrontante sur la marge de liberté dont il dispose pour sortir du rôle qu’on lui assigne. Et sur le lien avec sa peur des conflits. Il se défend : « je devais le faire car je pensais que les difficultés des garçons étaient liées à mon absence. J’ai l’impression d’avoir alors perdu la complicité avec mes fils », dit-il en pleurant. Il associera alors avec le rôle que jouait sa mère pour calmer les colères violentes de son mari.
  • L’accident de voiture (événement n° 8) est sélectionné par le couple pour symboliser l’apogée de l’épuisement de Claire. Chacun lui attribue le symbole de la mort. Claire l’interprète comme un comportement quasi suicidaire : « j’ai senti le véhicule s’écarter de la chaussée, j’étais lasse et je n’ai rien fait pour éviter l’accident. Je ne pensais plus qu’au soulagement… J’aurais pu mourir ». Elle va passer trois mois immobilisée avec de multiples fractures. Les partenaires se rapprocheront autour du soin au corps de Claire. Luc la soignera avec beaucoup de dévouement. Il faut savoir que l’accident a lieu après une vive dispute conjugale. « C’est parce qu’on s’est disputés qu’elle a pris la voiture », dit-il alors. A nouveau la propension de Luc à culpabiliser… Claire, quant à elle, dira qu’elle a dû aller jusque-là, jusqu’à un acte presque sacrificiel, pour se faire entendre.
  • L’événement suivant, la rencontre platonique de Luc lors d’un congrès de kinésithérapie avec une femme dont il tombe amoureux, semble être le fameux « contentieux qui torpille le couple » évoqué lors des entretiens préliminaires. Cette rencontre va énormément troubler et culpabiliser cet homme probe. Il décide à l’époque de s’en ouvrir à sa femme, afin d’« être honnête avec elle ». Mais Claire s’effondre (elle choisira d’ailleurs le symbole du puits pour qualifier cet événement, en soulignant qu’elle n’en est pas encore complètement sortie aujourd’hui), cet aveu l’insécurisant trop. Encore aujourd’hui, elle lui reproche de ne pas l’avoir assez rassurée sur son attachement à elle. Luc décidera de ne pas vivre cette liaison et « rechoisira » sa femme. Mais avec cette rencontre (Luc retient le symbole du puits pour exprimer la « fertilisation de l’eau du puits », une fertilisation relationnelle, émotionnelle et spirituelle, dit-il) et les discussions qu’il a avec la femme rencontrée au congrès, il prend conscience de son besoin de liberté et d’être lui-même, besoin bridé, dit-il, dans le couple qu’il forme avec Claire : « je remarque que je ne peux pas être moi dans la relation ». Il va alors commencer à faire entendre ses besoins, sur un mode « timidement » vindicatif qui va surprendre sa femme. Je dis « timidement », car on sent encore qu’il doute de sa légitimité à faire entendre ses besoins personnels. Lorsqu’il évoque cela en séance, il se met d’ailleurs à pleurer. Nous associons alors à voix haute avec le fameux adage de son père (« Agis toujours de sorte que tes proches n’aient rien à te reprocher »), avec son besoin d’être irréprochable et totalement bon pour l’autre, afin de l’aider à identifier le rôle actif qu’il joue dans ce problème. Il déclare alors qu’il ne supporte ni la souffrance ni la violence : « je suis incapable de regarder une scène de violence à la télévision ». C’est à ce moment-là qu’il accepte de nous parler de son enfance et de la violence de son père. Il nous apprend que son père était alcoolique et violent avec sa mère et ses deux sœurs. « C’est sans doute moi qui ait été le plus épargné ». Tout le monde redoutait cet homme à qui personne n’osait s’opposer. Il nous parlera de son sentiment d’impuissance à protéger sa mère qui se faisait rudoyer sous ses yeux par son époux sans se défendre. Même s’il commence à s’ouvrir et à se positionner de manière plus critique à l’égard de son père, il reste sur la défensive et nous sentons qu’il minimise sa terreur d’enfant et banalise l’incidence qu’elle a eue dans la construction de sa personnalité et dans sa vie relationnelle. Nous l’aidons à faire un lien entre son vécu lors des débordements de son père et son vécu lors des débordements de son épouse. « Effectivement, je me sens impuissant, tétanisé dans les deux cas. Je suis incapable de survivre dans le conflit. ». Nous lui demandons ensuite de distinguer les crises de son père de celles de son épouse. Ce travail de distinguo est capital à nos yeux car il permet de mettre le doigt sur ce dont on charge l’autre. Ce travail de retrait de projection aidera surtout Claire qui, pour la première fois, voit son mari accepter de réfléchir à l’impact de son histoire personnelle sur leur vécu de couple. Luc nous dira, à la séance qui suivra, qu’il a l’impression qu’on a trop fouillé dans son histoire, qu’on a cherché avec insistance une blessure alors que son développement psychologique n’a pas été affecté par cet aspect de son histoire. Il ajoute quand même qu’il a invité une de ses sœurs au restaurant dans l’intervalle de temps pour en reparler et qu’il a beaucoup réfléchi à tout cela.
Nous commençons à entrevoir plus clairement l’impact des blessures infantiles de chaque partenaire dans la dynamique conjugale : la souffrance de manque d’écoute de Claire vient s’engrener dans l’oblativité de Luc. Cet aspect n’est évidemment pas étranger au choix de partenaire qu’ils ont fait. Mais lorsque le besoin d’écoute de Claire est frustré et que son expression prend une forme agressive, il vient alors se heurter à la peur du conflit et de la violence chez Luc. Dans l’enfance et l’adolescence de Luc, le repli a été sa stratégie de défense contre la violence de son père. Mais il en éprouve une grande culpabilité (qu’il « sublime » probablement par une envie de sauver le monde et des engagements tiers-mondistes courageux dans des conditions de risque élevé). La propension à la culpabilité qu’il a développée l’empêche de limiter les débordements de son épouse. Ce mode évitant aiguise alors la colère de son épouse qui n’a déjà que trop connu la solitude et le désengagement relationnel dans son passé.

86On est dans un cercle vicieux même si on peut dire que l’engrenage est bien huilé et que chacun se retrouve dans une posture relationnelle bien familière : Luc se tient à carreaux mais se sent coupable du malheur de l’autre et Claire s’égosille à réclamer l’attention qui lui a fait défaut, sur un mode vindicatif compensatoire mais qui n’est pas sans lui rappeler la dynamique relationnelle du couple de ses parents.

87Nous nous hasardons cependant à un recadrage « évolutif » : ne doit-on pas regarder la nouvelle capacité de Luc à faire entendre ses besoins comme un signe de croissance personnelle, un affranchissement de sa tendance à l’oblativité ? Commencer à confronter sa femme à ses excès, arriver à la limiter mais aussi à ne pas la laisser se perdre dans ses débordements n’est-ce pas également pour lui une nouvelle posture relationnelle, lui qui n’a jamais osé confronter son père à sa violence ? Il nous dit alors : « arrêter ses excès, c’est une urgence psychique pour moi ». Autant que faire entendre ses frustrations en est une pour Claire.

88Pour l’événement n° 10, la célébration de leurs 20 ans de mariage, l’un comme l’autre sélectionnera le pont. Claire : « on a décidé de jeter un pont vers l’avenir, après le tremblement de terre et on a fêté notre amour avec tous nos amis. Il n’y a pas que de la lourdeur dans ce couple. On y a réaffirmé nos fondamentaux. ». Pour Luc, le pont, c’est la décision de continuer, de garder le lien entre eux malgré les difficultés. « C’est aussi un pont avec nos amis et avec moi-même », ajoute-t-il.

89A nouveau, la question du mythe fondateur et de sa survie est évoquée par Claire. A chaque fois, on sent cette fonction pourvoyeuse d’un plus d’identité et de force psychique que permet la reprise de conscience du sens du couple et de sa persistance dans le temps.

90La phase terminale du jeu de l’oie, avec le récit des cases départ et arrivée, constituera un moment fort du travail thérapeutique. Dans le récit des déterminants antérieurs à la construction du couple, Luc reviendra sur son passé, avec plus d’audace : il évoquera son manque de représentations positives de l’homme dû à son père et son besoin de corriger le cours de l’histoire en voulant le bien de l’autre et en œuvrant dans ce sens. Il évoque sa soif de reconnaissance, enfant. Il reviendra aussi sur sa sensibilité à la violence relationnelle. Nous sentons qu’il a cheminé et commence à avoir accès à une vision moins défensive, moins idéalisée de son passé, ainsi qu’à l’incidence de son histoire sur sa vie actuelle. Il écrit : « Je dois être moins dépendant de l’approbation des autres. S’ils trouvent que c’est bien, tant mieux, sinon tant pis. Si c’est bien pour moi, ça suffit. ». On sent qu’il commence à changer de posture relationnelle.

91Claire, dans son récit, mettra l’accent sur la petite Claire en attente d’une présence vraie et engagée. Dans la thérapie, elle a découvert qu’elle devait essayer de s’entourer elle-même pour être moins dépendante de son mari. C’est un renoncement difficile, mais c’est la voie qu’elle croit devoir prendre.

92Dans le récit de l’« arrivée », elle reprendra ce thème en soulignant l’importance de s’occuper elle-même de son bonheur et de moins l’attendre du partenaire. « L’idéal de couple a pris trop de place dans ma vie. Je dois veiller à investir ailleurs, à ne pas tout attendre du couple. Je crois qu’un bon couple, ce sont deux solitudes dans un lien fort. Chacun sur sa rive, bien ancré », écrit-elle.

93Je crois moi aussi qu’un couple peut être fragilisé par de trop fortes attentes à l’égard du partenaire, notamment des attentes de réparation des blessures du passé. Notons d’ailleurs que ce poids d’attentes affectives sur le couple est assez récent, puisque, jusqu’il y a peu, le mariage était d’abord affaire de classes sociales, d’alliances patrimoniales et économiques, avant d’être affaire de sentiments.

94Dans l’Insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera écrit : « Si nous sommes incapables d’aimer, c’est peut-être parce que nous désirons être aimé, c’est-à-dire que nous voulons quelque chose de l’autre (l’amour) au lieu de venir à lui sans revendications et de ne vouloir que sa simple présence ».

95L’amour n’est-il pas question de don, de désintéressement, d’envie que l’autre soit heureux et s’épanouisse dans notre amour, plus que d’attentes et notamment d’attentes de réciprocité et de logique de calculette (« un donné pour un rendu », ce qui annule le don et devient du troc) ? Comme l’écrit d’ailleurs P. Caillé (2004), les thérapeutes de couple assistent souvent à des discussions ennuyeuses où le partenaire accusé de ne pas assez investir le couple se justifie ou bien où chaque partenaire, calculette en main, repère les déséquilibres entre ce qu’il donne et ce qu’il reçoit.

96Claire réalise qu’elle a trop attendu de son couple et aujourd’hui, elle se dit qu’elle ne doit plus mettre tous ses œufs dans le même panier, ce qui ne signifie pas désinvestir le couple pour autant… Elle commence aussi à penser qu’il y a des blessures personnelles qu’elle doit panser elle-même, sans l’aide de son mari.

97Personnellement, je crois qu’on peut attendre beaucoup de bonnes choses du couple : du plaisir, de la complicité, de la tendresse, de la compréhension, du confort, du réconfort, de l’attention, du soutien, un surcroît d’identité (R. Neuburger), de la sécurité,… Mais peut-on attendre du couple, du partenaire, qu’il prenne en charge vos problèmes et les résolve à votre place ? L’autre peut-il être votre thérapeute ? Si oui, y a-t-il plus à gagner qu’à perdre ? Une telle attente me semble risquée car elle installe des relations de dépendance affective qui empêchent le développement personnel des partenaires. Pour moi, chacun a la responsabilité de se guérir, de se soigner, le conjoint peut soutenir, aider mais pas guérir. Comme l’écrivent Napier et Whitaker, dans le Creuset familial (1980), l’autre n’est pas la solution à nos problèmes. Le couple ne compense pas le manque à être. Et les reproches à l’autre sont souvent un moyen de ne pas se remettre en question et de ne pas faire face à ses problèmes personnels.

98« Le couple sain vit une solitude partagée, le sait et s’en satisfait », dit P. Caillé. Et pour C. Whitaker, le but d’une thérapie de couple, c’est que chacun devienne son propre thérapeute, qu’il acquière plus d’individuation et d’autonomie.

99Claire commence à le comprendre, à le vivre aussi, comme le montre son récit d’arrivée.

100Dans son récit de l’arrivée, Luc utilisera la métaphore du voilier pour représenter ce que leur couple est devenu depuis l’anniversaire des 20 ans du couple. « Un voilier qui a prouvé sa capacité à voguer vers des destinations audacieuses, parfois loin de côtes, censées apporter aisance et sécurité. Aujourd’hui, il mouille dans un port, en attendant peut-être d’autres voyages lointains. Le bateau à l’ancre tangue parfois, supporte mal la houle des marées montantes, subit de fréquentes avaries et procure un sérieux mal de mer à son équipage ». Je trouve aujourd’hui l’optimiste Luc bien amer et l’insatisfaite Claire bien sage !

Jusqu’où accompagner le couple ?

101Mon collègue et moi avions beaucoup hésité à poursuivre la thérapie, après le jeu de l’oie. Fallait-il encore les accompagner au-delà de cette première étape où ils avaient « ressaisi » ce couple et les éléments de leurs histoires passées qui s’y rejouaient ? Il y avait du pour et du contre. Il nous semblait que le couple avait mieux cerné son mode de fonctionnement, les raisons de leur souffrance conjugale, le sens de leur couple et les origines de leurs fragilités. La première étape de compréhension venait à son terme et nous n’avions pas encore vraiment travaillé à faire évoluer les modes de relation. Nous avions juste revisité le couple, et pourtant, des évolutions et des renoncements étaient déjà amorcés. Beaucoup de prises de conscience avaient eu lieu et nous assistions à l’éclosion de nouveaux patterns relationnels. Les pas de la danse conjugale commençaient à se modifier, à s’assouplir, mais ils en étaient aux balbutiements, avec encore pas mal d’inconfort. Allions-nous les laisser poursuivre le chemin tout seuls ou les accompagner ?

102Jusqu’où accompagner les couples dans leur recherche de mieux-être relationnel et personnel ? Cette question est encore en chantier pour moi. Certains, dont Philippe Caillé, se limitent à la phase d’exploration, et laissent les couples seuls, face à leur évolution, ce qui est cohérent avec l’idée que le choix de l’évolution leur revient en tout et pour tout. Il leur donne rendez-vous un an plus tard, pour une séance en général unique de follow-up, afin de savoir ce que le couple est devenu. C’est aussi un pari sur les compétences du système et de ses membres, sur leurs capacités auto-curatives (G. Ausloos). D’autres accompagnent les couples jusqu’au moment où ils sont satisfaits de leur « nouveau couple » (ou jusqu’à la séparation, voire au-delà). C’est peut-être un peu trop maternant. P. Caillé propose que la thérapie s’arrête quand le couple a retrouvé son autonomie fonctionnelle. En d’autres mots, lorsqu’ils se sentent capables de voler de leurs propres ailes. La santé mentale, ce n’est pas de ne pas avoir de problème, mais de pouvoir y faire face.

103Personnellement, je pense qu’à partir d’un certain moment, lorsqu’ils se sentent capables de s’occuper de leur évolution sans notre aide, les gens ont mieux à faire que venir en thérapie, mais ce n’est qu’une croyance… Et cela dépend d’un couple à l’autre.

104Mon collègue et moi pensions que Luc et Claire avaient assez de cartes en main pour continuer le chemin sans nous, ce qu’ils n’ont d’ailleurs pas contesté lorsque nous leur avons proposé d’arrêter et de nous revoir un an plus tard pour faire le point et voir ce que leur couple était devenu.

105Un an leur semblait un délai un peu long, nous avons accepté leur contre-proposition de les revoir 6 mois plus tard, pour une dernière séance de follow-up.

Le follow-up

106Ils arrivent assez détendus à cette rencontre.

107Luc prend la parole le premier. Le bilan des six mois est positif : « Il y a eu plus de moments sereins que de moments de crise. Six mois plus tôt, j’éprouvais encore beaucoup d’amertume, aujourd’hui, j’ai repris confiance dans le couple ainsi qu’en moi. » Et il ajoute, sur un mode plus poétique « maintenant, je peux jouer ma partition, et moins celle que Claire attend que je joue ». Il semble avoir gagné en autonomie.

108Claire partage l’idée d’une évolution favorable du couple et d’elle-même. « Je repère plus vite ce qui pose problème et ce dans quoi je suis prise. Je suis moins réactive ». Elle semble avoir gagné en self-control, elle dispose de meilleures capacités de régulation émotionnelle. Elle témoigne aussi du « voyage » au cœur de son couple qu’a été pour elle ce parcours du jeu de l’oie, et en particulier du bénéfice qu’elle a tiré du travail d’écriture (rédaction des cases départ et arrivée), travail auquel elle avait apporté le plus grand soin : « j’ai pu retrouver ce pour quoi nous nous sommes choisis et c’est précieux ».

109Claire ajoute qu’elle est moins dans le jugement et plus dans la compréhension.

110Mon collègue leur demande alors de trouver une métaphore pour représenter leur couple aujourd’hui. Claire entame, rebondissant sur les propos de son mari : « Je vois une partition de musique. Il y a différentes voix et différents instruments, des notes aigues, d’autres graves, des crescendos, des decrescendos. C’est mélodieux. ». Il semble que chacun ait avancé sur la voie de la différenciation et de l’individuation. Pour un couple qui s’est construit sur un mode d’équipe gagnante indifférenciée, ce n’est pas rien !

111Luc choisira la métamorphose du papillon en chrysalide. « On passe de l’état rampant à l’état volant, c’est plus léger ». Alléger le couple faisait partie de ses attentes initiales, il est vrai !

Conclusion

112Au cours du long parcours exploratoire de leur couple, Luc et Claire ont progressivement repris contact avec le sens de leur couple, ses raisons d’être historiques et transgénérationnelles. Mais aussi avec le sens des difficultés et des forces actuelles du couple.

113Je partage avec P. Caillé l’idée que si la conscience du sens et de l’existence de l’« enveloppe couple » est suffisante, alors, les agacements du quotidien – les différends au sujet du tube de dentifrice ! –, et même les difficultés relationnelles dont les partenaires se plaignaient au début, passent au second plan. Retrouver le sens du couple constitue pour moi un facteur essentiel de survie du couple.

114Dans ce parcours, les conjoints ont également mieux compris ce qu’ils ont tenté de guérir de leurs blessures personnelles passées par le couple et l’impact de leurs problématiques personnelles passées sur les problèmes du couple. Les problématiques personnelles peuvent s’engrener harmonieusement, sur un mode complémentaire, souvent au début de la vie de couple, puis se mettre à gripper et faire souffrir ses partenaires. Avec leur travail thérapeutique, Claire et Luc perçoivent plus clairement que ces souffrances personnelles préexistaient au couple et que l’autre n’est sans doute pas l’ennemi intime dont ils nous parlaient au début du travail, notamment en ce qui concerne la sensibilité au manque d’écoute de Claire et la difficulté à réagir à la violence de Luc. De puissants mécanismes d’identification projective sont à l’œuvre dans les couples : on projette sur l’autre ce qui n’est pas résolu en soi, notamment avec sa famille d’origine. Avec Luc et Claire, nous avons effectué un travail de retrait de projection afin que chacun se réapproprie ses cordes sensibles, ce qui a dégagé le couple d’un poids certain.

115Ils ont gagné en connaissance de leur couple, de sa dynamique, mais également dans la connaissance d’eux-mêmes et de l’autre. Peut-être ont-ils davantage de tolérance pour soi et pour l’autre ? C’est aussi un chemin d’acceptation de soi et de l’autre qui s’ouvre à eux.

116Claire et Luc se responsabilisent beaucoup plus de ce qu’ils sont. Ils ont réduit le niveau d’attente de réparation sur le couple et sont conscients qu’ils doivent eux-mêmes travailler à leur évolution personnelle et à leur bonheur. Trop de poids sur le couple le fragilise.

117Grâce au détour par l’exploration du tiers-couple, et grâce au médiat, Luc et Claire on pu quitter le terrain de l’affrontement et de la plainte. Leur pas de deux s’est transformé, il s’est assoupli et diversifié. Leurs jeux systémiques sont devenus moins stéréotypés, plus souples, moins douloureux. Leur gamme s’est étendue, c’est plus mélodieux car plus différencié. Et comme thérapeutes, nous avons gagné en confort et en efficacité avec cette méthodologie, ce qui nous permet de… survivre aux couples en thérapie !

118Correspondance :

119Florence Calicis

120Service de Santé Mentale Chapelle aux Champs

121Clos Chapelle aux Champs 30

1221200 Bruxelles Belgique

123florence.calicis@apsyucl.be

Bibliographie

Bibliographie

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Mise en ligne 06/02/2013

https://doi.org/10.3917/tf.124.0315

Notes

  • [1]
    Psychologue, thérapeute systémicien au SSM Chapelle aux Champs, Formateur au CEFORES, Bruxelles.
  • [2]
    Pour plus de détails sur ces conditions de cadre, le lecteur pourra se référer à l’article de l’auteur (2009).
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