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Article de revue

Un regard systémique : une évidence pour le médecin généraliste

Pages 65 à 75

Notes

  • [1]
    Les attitudes de base sont donc extrêmement importantes. Ce qui suit provient d’une présentation rédigée pour le Manuel de Médecine Générale, publiée dans le European Educational Board EURACT en 2005, qui fut adoptée dans vingt-sept pays européens ; il s’agit de la description des compétences de base que chaque praticien en Europe doit posséder pour s’appeler « généraliste ou médecin de famille ». Ces compétences sont symbolisées par l’« arbre de la sagesse » ; une des six branches concerne l’apprentissage à manier l’approche bio-psycho-sociale. (ref : Heyrman J. ed EURACT Educational Agenda. European Academy of Teachers in General Practice EURACT, Leuven 2005).
  • [2]
    Heyrman, Declercq, Rogiers ea. Depressie bij volwassenen, aanpak door de huisarts Aanbevelingen voor goede medische praktijkvoering, gevalideerd door CEBAM 2008/02 (2008).

Un peu d’histoire

1Cet article se veut comme un témoignage au nom de tous ces médecins généralistes qui ont pu profiter de l’apport d’Edith Tilmans-Ostyn en médecine générale. L’influence de cette dernière dans la partie néerlandophone de la Belgique fut considérable à ce niveau. Notre histoire commune à la Katholieke Universiteit Leuven (KUL) débute il y a trois décennies, plus précisément le 24 novembre 1982. Et depuis quinze ans, le programme de formation des médecins de famille en Flandres s’est basé clairement sur les apports systémiques transmis par Edith Tilmans-Ostyn.

2Au départ, il s’agissait d’un cours facultatif, inscrit dans la formation continue. Le but de ce cours était de fonctionner comme école expérimentale pour distiller des messages pertinents pour l’exercice de la médecine générale, et peut-être ultérieurement d’inscrire ce cours dans la formation professionnelle obligatoire.

3L’idée était que des groupes de médecins généralistes chevronnés recherchent avec Edith Tilmans-Ostyn ce qui, à partir de son expérience de thérapeute familiale systémique, pouvait être utile pour des médecins de famille et utilisable dans leur pratique avec leurs compétences.

4De ces rencontres, nous avons retenu un nombre de messages basiques qui constituent aujourd’hui un corpus important de l’enseignement universitaire des médecins généralistes. C’est ce que j’ai enseigné pendant quinze ans, jusqu’à mon éméritat il y a deux ans, indépendamment d’Edith mais en m’appuyant sur son bagage. Ce n’est pas peu de choses, étant donné que la KUL a formé plus de la moitié des généralistes de Flandres.

5La formation à l’approche systémique et aux techniques systémiques pour généralistes est actuellement reprise par notre collègue Bernard Meyfroodt, qui était en fait déjà un des participants du tout premier groupe de formation, il y a trente ans.

La médecine générale et ses fonctions

6En guise d’introduction, je ne peux m’empêcher de m’attarder d’abord sur la médecine générale et ses fonctions. D’où le titre de cet article : « Un regard systémique : une évidence pour le médecin généraliste ».

7Le médecin généraliste est actuellement pour les patients le « prestataire de soins » le plus apprécié. La phrase « Ne touchez pas à mon médecin de famille ! » ressort de toutes les enquêtes. En Flandres, 95% de la population ont un médecin de famille attitré et 62% se sont explicitement inscrits auprès de leur médecin via le « dossier médical global ». Il n’en est pas de même du côté francophone où seulement 25% ont une inscription dans le « dossier médical global ».

8En Flandres, nous utilisons le titre « huis-arts », c’est-à-dire « médecin de famille » et non « médecin traitant ». En effet, un médecin traitant peut être n’importe qui : un pédiatre, un gynécologue et aussi un médecin de famille… Mais le professionnalisme du généraliste, sa façon propre de réfléchir et d’agir sont peu connus du public et n’y sont certainement pas en haute estime dans la population.

9Quand un ingénieur maîtrise une diversité de domaines techniques, il est d’autant plus estimé au sein de son entreprise et dans la société. Même chose pour un linguiste : plus un linguiste ou un traducteur maîtrise de langues, plus il est recherché et apprécié en raison de ses connaissances et de sa vue d’ensemble. En médecine, c’est l’inverse : plus le terrain dont le praticien est spécialiste, est pointu et limité, plus il engendre renommée et valeur professionnelle.

10Un spécialiste a, en moyenne, dans son « panier de compétences professionnelles » trois ou quatre maladies principales sur lesquelles il prend les décisions centrales. Un médecin de famille doit garder dans son panier une compétence sur 300 conditions médicales sur lesquelles il doit pouvoir prendre des décisions professionnelles cruciales, parfois vitales. Heureusement qu’il peut se limiter aux problèmes médicaux d’une même population (en moyenne mille quatre cents personnes) qu’il suit sur une très longue période, parfois toute sa vie, population qu’il connaît bien et qui le connaît bien.

11Pour gérer cette multitude de syndromes somatiques, il existe des réseaux nationaux et internationaux de professionnels qui suivent les points de vue novateurs et les évidences scientifiques : « les recommandations et les protocoles de bonne pratique », qui actualisent les suivis et les traitements pour de nombreux traitements-types, la plupart dans la médecine biologique. Tous ces guidelines sont informatisés. Pas de problèmes donc, les solutions et traitements sont actualisés sur son logiciel.

12Mais dans l’organisation actuelle de la santé, le médecin de famille a reçu, en plus, la tâche professionnelle de garder une vue d’ensemble sur tous les problèmes médicaux, y compris leurs interrelations. Cela n’est pas sur son logiciel. Il est demandé au généraliste de se focaliser spécifiquement sur l’individu, à travers les vicissitudes spécifiques de la vie de cette personne qui a ses caractéristiques particulières et propres et qui évolue dans son environnement contextuel unique. Le médecin de famille essaie d’appréhender cette particularité et d’en tenir compte quand il s’agit de faire le diagnostic, d’expliquer les conséquences, et de donner un pronostic. Ceci concerne tant la résistance de cet individu aux infections virales et bactériennes que sa résistance aux ressentis dépressifs ou à des catastrophes sociales.

13Pour l’enseignement de ces aspects, on a besoin de concepts et de modèles utilisables, qui touchent à la relation humaine, à la communication, et qui concernent les interrelations et les interactions. C’est là que l’approche systémique peut contribuer à enrichir la médecine générale.

14La médecine générale opte pour une approche qui tienne compte des contextes dans lesquels un patient évolue, là où la médecine « spécialiste d’un organe précis » essaie de minimaliser le contexte trop variable, pour pouvoir se concentrer sur les paramètres plus stables du laboratoire ou des images radiologiques.

15Si le médecin de famille est vu comme l’accompagnateur de la personne dans la globalité de son corps et de son psychisme, et des interactions entre les deux, l’approche du généraliste sera définie comme une approche qui est par principe bio-psycho-sociale. Le médecin de famille recherchera toujours à intégrer plusieurs approches. Nous enseignons aux généralistes qu’une dépression n’est pas seulement une maladie causée par un dérèglement des taux de sérotonine, ni par une faiblesse de la personnalité, ni par un stress social trop élevé. Une dépression c’est aussi l’interaction entre ces différents niveaux ; c’est pourquoi, nous rebaptisons la dépression, « Vulnérabilité déraillée ». Et nous enseignons l’approche bio-psycho-sociale de la dépression.

16Le médecin de famille est par nature un homme ou une femme d’action, qui aime expliquer et discuter les choses, qui négocie et qui essaie d’ajuster des comportements. Les interventions comportementalistes s’inscrivent bien dans cette optique.

17En même temps, le médecin de famille rencontre la personne dans sa famille nucléaire et dans son environnement plus large. Il l’y voit évoluer, subir et reproduire des modèles de réaction et d’interaction qui sont présents souvent depuis des générations. Le généraliste assiste à ce déroulement à travers les années d’accompagnement : il est bien placé pour établir naturellement un joining avec les patients qui viennent le consulter. Ainsi, les interventions systémiques s’intègrent harmonieusement dans le cadre naturel de travail du médecin de famille. Dans un sens, un regard systémique est plutôt une évidence pour le médecin généraliste, d’où le titre de cet article.

18Comment l’apport d’Edith Tilmans-Ostyn a-t-il professionnalisé ce regard systémique assez naturel dans la médecine générale ? Je vais développer les thèmes suivants :

  • La médecine générale existait à la naissance de l’approche systémique.
  • Cinq attitudes de base.
  • Une recommandation de bonne pratique sur la Dépression qui s’appuie largement sur l’apport d’Edith Tilmans-Ostyn.

La médecine générale existait à la naissance de l’approche systémique

19C’est dans les années cinquante aux Etats-Unis que la thérapie familiale s’est développée ; au début au sein de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie (avec Nathan Ackerman), assez vite on a vu aussi un développement parallèle au sein de la médecine générale. Aux Etats-Unis, le « médecin de famille » était d’ailleurs déjà porté sur le système familial.

20A cette époque, cela devenait aussi un centre d’intérêt chez nous. En 1963, le premier cours de psychologie médicale a été donné en médecine à Louvain, sous l’impulsion du professeur de psychiatrie Gerard Buysse. Aux Pays-Bas, le psychiatre Weyel avait introduit la notion du « stéthoscope psychologique » que tout médecin devait apprendre à manier avec autant de précision que le stéthoscope somatique qui est son objet technique symbolique par excellence. Il y avait sur le plan international, et notamment en région francophone, l’influence du psychiatre hongrois Michael Balint, qui a appris aux généralistes à réfléchir sur leur propre fonction au sein du couple médecin-patient et à commencer à s’utiliser soi-même comme instrument. D’importance capitale a été aussi le professeur de médecine générale à Nijmegen, Frans Huyghen qui, tant par ses travaux de recherche que par sa pratique, a repositionné le généraliste en tant que médecin de famille.

21De beaux concepts, sans doute. Mais les généralistes sont des hommes et des femmes d’action. Ils veulent savoir comment appliquer les concepts et la théorie dans le concret de leur pratique. Il n’a pas été facile de trouver des modèles qui pouvaient s’appliquer pratiquement.

22Et voila qu’en 1984, à Bruxelles, se tient un congrès remarquable sur « L’approche systémique en médecine ». Il est organisé par des thérapeutes systémiques francophones et par Donald Bloch du Nathan Ackerman Institute de New York, et connaît un grand succès tant du côté francophone que du côté néerlandophone. Il y avait une forte présence flamande et hollandaise dont beaucoup de médecins de famille. Dans l’enthousiasme de ce congrès, et l’alcool de la réception après le congrès, l’idée est lancée de former un groupe de travail belgo-néerlandais sur « l’Approche systémique en médecine générale ». Après la première réunion le 30 juin 1984 à Beerse, pendant plusieurs années, au sein des facultés universitaires de médecine générale en Flandres et aux Pays-Bas, en concertation, plusieurs équipes élaboraient des modèles d’application axés sur la pratique.

23A Louvain, nous étions impliqués. Nous avions, déjà depuis quelques années, initié des groupes « explorateurs » de formation en approche systémique. Une équipe travaillait sous la direction de Paul Igodt, professeur de psychiatrie à la KUL, et dans lautre équipe se trouvait Edith Tilmans-Ostyn, de Kortenberg et de l’UCL.

24Edith refusait de donner seule cette formation. Elle ne voulait pas enseigner la thérapie familiale à des médecins généralistes, mais plutôt les amener à découvrir ce qui dans la thérapie familiale pourrait être « utilisable » dans leur pratique de tous les jours avec des individus qui font partie de familles. Là tout a débuté pour moi, parce que jétais ce généraliste qui a osé sengager dans cette formation en duo avec Edith. Nous avons opté pour une formation de dix fois trois heures par an pendant deux ans ; souvent, à la demande du groupe, une troisième année était sollicitée. Quelquefois, Philippe Kinoo est venu se joindre à nous.

25J’ai gardé mes notes de ce cours comme une relique. J’y lis que le 24 novembre 1982 nous avons débuté le premier groupe. La première page a comme intitulé : « Introduction par Edith : élaborer des schémas des familles ». Nous apprenions à manier les symboles, à distinguer les sous-systèmes dans les familles de nos patients et nous discutions de qui était l’allié de qui. J’ai noté le premier exercice : « Faites un schéma de ce groupe de formation. Et tout de suite après, la première question confrontante d’Edith : Avec qui devrais-tu t’associer si tu voulais avoir de l’influence dans ce groupe de formation ?

26Voici quelques notes extraites de cette première année de formation. Il s’agit d’injonctions qu’Edith donnait aux médecins généralistes qui n’étaient pas du tout préparés à cela.

27Je cite :

  • Tout symptôme est la meilleure solution qu’un système a trouvée pour maintenir son équilibre. Quiconque enlève des symptômes, perturbe l’équilibre. On doit tout le temps choisir entre changer ou ne pas changer.
  • Si vous prétendez avoir « la solution pour le problème », vous devenez dangereux pour le patient qui a peut-être besoin du problème pour rester stable, au centre, en continuant à recevoir le soutien de chacun.
  • Si vous vous acharnez trop pour obtenir un changement, vous obligez le patient à le saboter.
  • Si en tant que médecin de famille, vous souhaitez plus de distance par rapport à cette patiente, essayez de rapprocher le mari. Imaginez quelques interventions qui amèneraient cela.
  • Si au premier niveau, celui des données observées, les choses s’embrouillent et s’enlisent, alors il faut changer de niveau : il faut prendre en considération les règles de fonctionnement propre à cette famille.
  • Si vous, médecin de famille de ce patient, ne faisiez pas ce que vous faites actuellement qui vous remplacerait ? Les enfants ? Les symptômes ?
  • Pourquoi tenir toujours à la position haute ? Les médecins sont obstinés à faire cela. Essayez d’expérimenter une position basse.
  • Moi, Edith, je n’ai pas d’image d’une famille idéale en tête. La seule chose que je fais est de maintenir la tension nécessaire au sein de la relation pour qu’un changement puisse advenir. Par la suite, les patients trouveront leur chemin.
  • Dans une intervention, si vous dites au patient : je veux que vous changiez de vous-même, vous créez un paradoxe.
  • Interpréter paralyse les gens. Poser des questions stimule. Donner votre opinion pétrifie. Expliciter vos réflexions et sentiments provoque l’intérêt. Mieux vaut toujours parler sous forme de questions ou d’interrogations.
  • Si quelqu’un annonce une issue dramatique, suivez le jeu et dramatisez à votre tour. Sinon, vous n’avez aucune crédibilité pour le rassurer.
  • En tant que médecin de famille, pourriez-vous vivre dans cette situation ? Si tel n’était pas le cas, demandez à votre patient de vous apprendre comment il est possible de vivre ces relations conflictuelles.
  • Ce qui se passe après la consultation est plus important que ce qui se passe pendant.
  • Ajoutons encore que pour Edith, il n’y a pas de hasard, chacun a toujours de bonnes raisons de se comporter comme il se comporte.
Vous pouvez imaginer que ces médecins, dont plusieurs étaient très expérimentés, réagissaient d’abord avec surprise. Ils étaient temporairement perturbés mais finalement enthousiastes.

28Quelle richesse dans ces messages. Lors de la première réunion d’évaluation par les accompagnateurs des deux groupes, je note : l’autre groupe, celui avec les psychiatres, planche sur « l’homéostasie dans les familles » et sur « la connotation positive ». Mais en ce qui concerne leur participation active, le groupe est mitigé. Les médecins viennent surtout pour écouter, pas pour pratiquer. Edith met en garde : « nous ne voulons quand même pas faire d’eux des apprentis-psychothérapeutes formés à la va-vite. Avec les généralistes, misons surtout sur l’approche directive, une approche qui leur est familière ».

29Au sein des groupes composés de généralistes expérimentés, nous avons eu bien entendu beaucoup de discussions. Deux sujets en guise d’exemple :

  • Est-ce que c’est bien de la psychothérapie que nous apprenons ou de la médecine générale ? Et où est la frontière entre les deux ? J’ai noté : la psychothérapie est un processus structuré, dans lequel sont utilisées des techniques particulières et éventuellement avec le patient un monde artificiel est construit temporairement. L’aide psycho-médicale basique du médecin de famille se déploie tout au long d’un accompagnement continu, comprenant un long passé et en principe une continuité dans le futur, qui pourra être utilisé comme temps de stabilisation, ou comme temps qui permettra de saisir à chaque fois, efficacement, les occasions qui s’offrent plutôt spontanément pour initier des changements. Le généraliste n’est pas entraîné pour inventer de nouvelles approches, mais pour utiliser les bonnes occasions, quand elles se présentent.
  • Quand devons-nous quand même réadresser à un thérapeute ? J’ai noté comme réponse : quand quelqu’un a atteint le seuil requis. Il peut être atteint pour le patient, mais il est légitime de réadresser quand, pour vous comme généraliste, le seuil de tolérance est atteint. Quand vous devenez nerveux quand le patient est dans la salle d’attente ; quand, insidieusement, vous commencez à avoir les orteils qui se recroquevillent alors peut-être que votre seuil est atteint. Il est important alors de choisir à partir de quel contexte vous allez introduire cette décision : position haute ou position basse, one-up or one-down ? Et décidez aussi quel rôle vous allez conserver comme généraliste tant pour le psychothérapeute que pour le patient. Le jeu triadique ? Les relations triangulaires sont chouettes, chacun le sait. Elles sont les plus bouillonnantes et créatives, si elles sont bien positionnées. Apprenez tout d’abord à parler de cette réadresse : parfois cela est déjà suffisant pour le patient, et il peut vous convaincre que ce n’est pas encore nécessaire. J’ai très clairement noté cette sentence d’Edith : « Si vous me réadressez des patients sur la base d’une question confuse, imprécise, je vais prendre comme point de départ de l’entretien avec eux ce qu’ils peuvent faire pour convaincre leur médecin de famille qu’ils n’ont pas besoin de psychothérapie. Vous voilà prévenus.
Cette formation avec des généralistes chevronnés fut une préparation, une sorte d’exercice pour savoir ce qui, dans les concepts de l’approche systémique, était un apport essentiel dans le domaine de la médecine générale, et donc devrait trouver place dans la formation universitaire des médecins.

Cinq attitudes de base

30« Comme généraliste, médecin de famille, on peut être un solide accompagnateur psycho-médical et obtenir des résultats incroyables dans les contacts courts mais répétés tout au long d’une vie. Pour cela, il faut s’approprier huit techniques ; quatre faciles et quatre difficiles. Dans la formation, à côté de tous les schémas, les protocoles et recommandations sur les différentes maladies, il faut avoir appris aussi deux modèles cruciaux qui concernent les phases de vie de l’individu et de sa famille.

31Mais on ne peut travailler avec cela que si l’on a intégré cinq attitudes de base dans l’exercice de son art, de sa vision sur les personnes et leurs maladies. Sinon, il ne s’agit que d’une “ boîte à trucs ”, et cela ne marche pas. » Ce message est à la base de l’éducation spécifique de médecine générale à la KUL, et elle a voyagé partout dans l’Europe. Le fil rouge de ce message vient de l’approche systémique d’Edith.

32Je vous présente brièvement ces cinq attitudes de base, [1] sous forme de propositions confrontantes et provocatrices, comme je l’ai fait souvent dans les groupes d’étudiants et d’enseignants en médecine générale internationale.

  1. Soyez convaincu que cest le patient qui détermine le timing. Ce n’est pas quand vous pensez avoir la meilleure manière de le prendre en charge que quelque chose peut se produire, mais seulement quand c’est également clair pour le patient, et accepté par lui. Ceci exige de la modestie et de la patience. Parfois cela ne réussit pas. Comme médecin, il faut apprendre à gérer cela.
  2. Comme médecin, on est entraîné à être objectif. On préfère avoir des mesures objectives par les analyses de sang ou un cliché. Si les paramètres sont meilleurs – ou du moins pas pires – on a tendance à dire au patient, qu’il va mieux, même si lui-même ne ressent aucune amélioration. Pour ce qui concerne le vécu du patient, cela ne marche pas. Le patient juge subjectivement et il a toujours raison, du moins en son for intérieur. Si une patiente vous dit « Docteur, avec mon mari, ce n’est plus une vie », ne dites pas : « Envoyez-le moi, ce mari, que je puisse le voir », comme si vous pouviez apprécier si on peut vivre avec cet homme ou non… ! Et n’oubliez pas : sur un terrain de football, l’arbitre a toujours tort, il met chacun contre lui !
  3. Même si vous n’êtes pas d’accord avec quelque chose, ou que vous n’y croyez pas, vous n’arriverez à rien en vous opposant au patient. Détourner les patients de leurs erreurs n’est pas une mission céleste délivrée au médecin. Veillez à être aux côtés de votre patient, et à y rester.
    Ce n’est que dans la position « épaule contre épaule » avec le patient qu’on peut exercer une légère poussée pour modifier sa direction, en apprenant à utiliser la force propre du patient pour mieux atteindre des buts. Finalement, ceci est une technique de base de judo.
  4. Qu’un patient vienne vous déposer ses plaintes ne veut pas dire que vous devez résoudre ses problèmes. Les médecins veulent toujours apparaître comme de puissants « solutionneurs ». Peut-être que ce patient ne veut pas changer, peut-être a-t-il encore plus peur de tout changement. Peut-être n’avons-nous à lui apporter qu’écoute et compréhension de ses plaintes, et à chercher ensemble comment vivre avec celles-ci.
  5. Dans la consultation avec le patient, à la fin, veillez à maintenir la tension. Ne vous voyez pas comme le « sauveur du siècle », qui, en fin d’entretien, veut rassurer le patient avec une petite tape sur l’épaule : « Nous allons trouver quelque chose, je vais encore y réfléchir à fond ». Sinon vous perdez la tension qui, si on en prend soin, fait que la consultation ne dure pas quinze minutes mais bien une ou deux semaines, jusqu’à la rencontre suivante.
C’est seulement lorsque cet espace est créé et autorisé dans le mode de pensée et intégré dans l’image de soi du jeune généraliste, et que ces cinq attitudes de base sont intériorisées, que le médecin de famille peut utilement apprendre certaines compétences plus spécifiques.

33Ils ont dès lors appris la connotation positive, et à apporter de l’attention à la position qu’ils prenaient à propos du problème et du patient. Spécifiquement ici, à ne pas toujours prendre la position haute qui donne tant de confiance au médecin et rend le patient si petit, sans aide et parfois sans espoir… Nous les avons aidés à ne pas se cramponner au strict assemblage de faits – ce qui s’est exactement passé – ni même à la cohésion entre ces faits – pourquoi ils se sont passés – mais plutôt à oser sonder la règle fondamentale, le schéma de base qua le patient pour se débrouiller avec ses plaintes – le niveau du « comment », du « pour quoi ».

34Nous avertissons toujours de l’importance à rester dans l’ici et maintenant, de ne pas s’occuper de l’enfance, des rêves et des plus profonds vécus fantaisistes, parce que, comme médecin de famille, on ne sait pas les employer dans une thérapie. On n’a pas la formation pour cela.

35Il ne faut pas commencer d’abord par inventorier tous les problèmes dans tous leurs aspects. Vous allez vous noyer, en compagnie du patient. Explorez de préférence les solutions possibles. Pour chaque patient, la liste est toujours limitée mais très appropriée.

36En réalité, ces techniques sont basées sur la thérapie comportementale cognitive. Nous avons constaté que les médecins en général, les médecins de famille en particulier, s’y prennent bien. Ils sont naturellement empathiques, se sentent plus souvent en position basse qu’ils ne veulent bien l’admettre, et ont une bonne vision des modalités de vie de base que leurs patients ont développées au fil des années. Et ils restent en réalité de préférence dans l’ici et maintenant et travaillent du côté des solutions.

37C’est pourquoi nous appelons habituellement ceci les « techniques faciles ».

38Elles donnent aux médecins de famille l’impression apaisante qu’il existe des choses maniables à faire.

39Tout ceci devait créer l’espace pour les techniques plus proprement systémiques que nous avons appelées « avancées ». Elles servent à mieux s’adapter à chaque situation concrète, et sont donc un peu plus difficiles à apprendre.

  • Nous avons fait le génogramme de nos patients difficiles. L’élément le plus surprenant reste le moment où il est demandé au médecin de famille de se dessiner lui-même dans le tableau familial : à côté de qui te tiens-tu le plus ? de quelle taille te dessinerais-tu ? quels sont dès lors les possibilités et les pièges liés à cette position dans la famille ? Les étudiants repèrent aisément le positionnement de leur maître de stage par rapport à leur patient. Les médecins traitants le perçoivent implicitement, mais ne réalisent qu’après le dessin comment quelque chose peut se jouer, être différé ou changé.
  • Nous leur avons appris à traduire leurs fantaisies en métaphores et à découvrir le monde merveilleux du langage analogique, riche du contexte, et symbolique, tel qu’il peut être utilisable entre les personnes. Les médecins ont oublié cela durant leur formation, ils pensent qu’ils doivent toujours s’exprimer de manière objective, correcte et concise. Lorsqu’ils en reçoivent soudainement la permission, ils peuvent librement expérimenter combien ce langage est riche et détendant.
  • La tendance homéostatique de chaque système familial qui s’efforce de rester stable et de ne pas changer est un thème bien connu. L’élément nouveau survient lorsque de ce thème découle l’idée que l’on peut être le meilleur agent du non-changement !, et que l’on ne doit surtout pas se laisser « bétonner » dans la situation familiale, sinon on devient une partie du problème plutôt qu’une partie de la solution. Intervenir par la tangente, tantôt dedans, tantôt dehors, est une bouffée d’air pour beaucoup. Dans les supervisions de cas, j’ai souvent défendu ceci : « si dans une consultation de quinze minutes, vous placez ne fût-ce qu’une nouvelle vision, une intervention surprenante, vous aurez bien mérité votre argent !… »
  • Et enfin, prendre en compte trois générations, penser qu’une famille se crée à partir des comportements et des patterns relationnels emmenés dans la valise de chacun, est très familier au médecin de famille. Très souvent d’ailleurs, il connaît les acteurs des trois générations.
Pendant quinze ans, nous avons pu apporter à plus de mille généralistes en Flandres les enseignements d’Edith Tilmans-Ostyn, adaptés à la faisabilité et au contexte de la pratique quotidienne.

Une recommandation de bonne pratique sur la dépression qui s’appuie largement sur l’apport d’Edith Tilmans-Ostyn

40En 2008, nous avons finalisé une « recommandation flamande pour une bonne pratique médicale en médecine générale », [2] quand le médecin de famille est confronté à la dépression de l’un de ses patients.

41La dépression est un grand problème de société. Malgré tous les dispositifs spécialisés, les généralistes traitent encore 80% des dépressions et sont encore indirectement concernés par les autres 20%. Rédiger une recommandation revient à fixer la « norme » que les généralistes doivent suivre pour traiter ce problème dans leur pratique, quelle doit être la formation à ce propos, et quelles tâches et responsabilités peuvent être confiées aux médecins traitants.

42Nous avons opté explicitement pour la définition bio-psycho-sociale large de la dépression. Non comme une maladie qui arrive à quelqu’un mais comme un épisode de fragilité où les ressources sont mises à mal, les réponses insuffisantes, provoquant une spirale négative de symptômes et d’insuffisance. Comme déjà évoqué, nous avons appelé la dépression, « vulnérabilité déraillée ». Cela devait offrir le cadre pour d’abord ne pas paniquer avec cet épisode de dépression.

43Pour faire – avec votre accompagnateur – une sorte de balance de votre vie, voici quelques questions : Quels ont été les défis actuels, et comment vos compétences normales de résistance en survie n’ont pas fonctionné, alors qu’elles avaient pourtant fait leurs preuves auparavant dans votre vie ? Quelle est votre règle fondamentale dans la gestion habituelle des problèmes qui vous arrivent ? Pourquoi ne vous réussit-elle plus ? Quelles spirales interprétatives vous viennent à l’esprit sur votre vécu actuel ? Parmi vos proches, qui vous aide, et qui accourt dès que vous êtes au fond du puits ?

44Vous reconnaissez ces concepts venus du modèle systémique. Ils sont complémentaires des éléments venant de l’approche thérapeutique comportementale, notamment la recommandation de planifier des étapes, de tenir un journal, de prévoir et de supporter des échecs temporaires.

45Et quand cet épisode de dépression prend fin, n’oubliez pas, comme médecin de famille, de faire ensemble avec votre patient le bilan : quelles ont été les leçons dans cet épisode dépressif, quels sont les apports qui vous ont aidé le mieux, quels sont les signaux qui vont nous alerter si une rechute se profile, et qu’est-ce que vous attendrez à ce moment de moi comme médecin de famille.

Pour ne pas conclure

46Après plus de trente ans de pratique et d’enseignement de la systémique en médecine générale, la transmission se poursuit, tout comme l’attitude qui permet le lâcher-prise et le choix de son propre cheminement…

47Correspondance

48Jan Heyrman

49Département de médecine générale

50K.U. Leuven

51Beukenlaan 22

523001 Leuven, Belgique

53jan.heyrman@med.kuleuven.be

Bibliographie

  • 1
    Tilmans-Ostyn E., Kinoo P., 1984. Quelques apports de la thérapie familiale pour la pratique médicale quotidienne. Thérapie Familiale, 5, 3, 251-266.

Date de mise en ligne : 30/04/2012

https://doi.org/10.3917/tf.121.0065

Notes

  • [1]
    Les attitudes de base sont donc extrêmement importantes. Ce qui suit provient d’une présentation rédigée pour le Manuel de Médecine Générale, publiée dans le European Educational Board EURACT en 2005, qui fut adoptée dans vingt-sept pays européens ; il s’agit de la description des compétences de base que chaque praticien en Europe doit posséder pour s’appeler « généraliste ou médecin de famille ». Ces compétences sont symbolisées par l’« arbre de la sagesse » ; une des six branches concerne l’apprentissage à manier l’approche bio-psycho-sociale. (ref : Heyrman J. ed EURACT Educational Agenda. European Academy of Teachers in General Practice EURACT, Leuven 2005).
  • [2]
    Heyrman, Declercq, Rogiers ea. Depressie bij volwassenen, aanpak door de huisarts Aanbevelingen voor goede medische praktijkvoering, gevalideerd door CEBAM 2008/02 (2008).

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