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Article de revue

Le jeu trilogique de Lausanne et son application dans des situations de consultance

Pages 39 à 49

Notes

  • [*]
    Cette recherche a été menée grâce aux subsides n° 31-52508.97 du Fonds national suisse de la recherche scientifique.

Introduction

1En acceptant de participer au symposium organisé en l’honneur d’Edith Tilmans-Ostyn sur le thème de la consultance, terme qu’elle a si bien défini, et en ajoutant le jeu trilogique de Lausanne, ma propre création, je me suis dit que cette association était très représentative de notre relation. Tout naturellement les deux parties se mettent ensemble comme par contagion pour raconter une nouvelle histoire, une histoire qui dure depuis quinze ans avec une alternance et des échanges helvético-belges : des échanges professionnels, amicaux, culturels et même culinaires. Quoi de mieux qu’une vache suisse aux couleurs belges noir-jaune-rouge pour symboliser notre alliance avec les pieds solidement ancrés dans la terre et la tête qui sourit aux étoiles. En tous les cas, nous la garderons comme métaphore de cette journée, ange gardien de ma présentation.

2Pour commencer je vais vous raconter une histoire. Elle remonte à de nombreuses années au début des consultations dites « bébés » au Centre d’Etude de la Famille :

3

« Bonjour, Je m’appelle Marie. J’ai 6 mois et vit avec maman à l’hôpital psychiatrique. Papa vient nous voir régulièrement. Un jour, papa et maman m’emmènent voir une dame, accompagnés par toutes les personnes qui s’occupent de ma maman. Ils sont nombreux et la dame les envoie derrière un grand miroir. Elle leur demande de bien regarder et d’observer. Elle les appellera plus tard.
Comme j’ai faim, on commence par le repas. Maman m’installe sur ses genoux et me donne à manger. Elle me tient les mains pour que je n’attrape pas la cuillère, alors que j’en ai très envie. Papa a refusé de me donner à manger mais surveille tout ce que fait maman.
Le repas terminé, je suis calme et bien disposée. La dame nous demande de jouer à 3, d’abord l’un puis l’autre et enfin les 3 ensemble. Papa et maman s’asseyent sur des chaises en face de moi dans un baby-relax.
D’abord papa s’avance vers moi mais ses signaux ne sont pas très clairs. Je ne comprends pas ce qu’il attend de moi. Très vite maman se rapproche aussi. Ils me tiennent chacun de leur côté. Je ne comprends toujours pas ce qu’ils veulent. Puis ils restent là sans rien faire. Alors je me mets à pleurer et papa dit que je ne veux pas jouer. Ils ont l’air très déçus.
La dame est revenue. D’une voix douce, elle parle à papa et maman. En même temps, elle tourne le baby-relax vers maman. J’avais bien vu que ça pouvait tourner mais je suis trop petite pour le faire toute seule. Comme ça je vois mieux maman en face de moi et je dois tourner la tête pour voir papa. Mais il intervient tout de suite pour m’essuyer le visage.
Alors la dame passe derrière mon papa et lui met les mains sur les épaules comme si elle le retenait de s’avancer. Elle ajoute : « c’est difficile ce que je vous demande ». Papa fait oui de la tête. Il se détend et me regarde avec gentillesse. Maman et moi sommes un peu sidérées. Nous regardons la dame et papa, puis je me retourne vers maman qui va jouer avec moi. Maman ne sait pas trop quoi faire. Alors la dame se met aussi derrière maman et l’encourage à me regarder, me sourire et me parler. J’aime ça. Papa reste en arrière, je peux regarder maman tout à mon aise.
Au bout d’un moment, je jette un coup d’œil à papa, car je sais bien qu’il est toujours là. Aussitôt il s’avance très proche. Maman et la dame décident que ça doit être le tour de papa de jouer avec moi. La dame bouge à nouveau le baby-relax et je me retrouve en face de papa. On joue ensemble avec les mains. Là aussi j’aime ça. Un moment plus tard, la dame se rapproche et remet mon siège au milieu. Elle demande à mes parents s’ils ont l’habitude de jouer ensemble. Les deux tombent des nues « ça ne leur est jamais arrivé ». Ils n’ont jamais essayé et je n’en ai aucun souvenir ! Une main sur chaque chaise comme pour les mettre ensemble, la dame leur demande d’essayer. Elle leur suggère de chanter et de danser avec moi. Et ça marche ! Maman chante et les deux battent le rythme avec mes mains. Je rigole. A la fin du jeu on est content tous les trois.
Tout le monde se retrouve dans la salle et c’est à mon tour d’être derrière le miroir. Je suis censée dormir dans mon couffin mais j’entends tout ce qui se passe. La dame montre et commente des extraits du film du jeu qu’on vient de faire. Il est question de chanter ensemble « les docteurs » avec papa et maman comme eux ont fait avec moi. Je n’ai pas tout compris mais je sais que nous avons quitté l’hôpital peu de temps après et mes parents, surtout papa, ont accepté d’être aidé. J’ai enfin pu grandir tranquille. »

4Notons que cette consultation a eu lieu au Centre d’Etude de la Famille et que j’étais moi-même la consultante, la fameuse « dame ». Il y a tout dans cette histoire : la consultance ou consultation systémique, le jeu trilogique de Lausanne et les interventions thérapeutiques spécifiques.

5Ces trois points vont servir de fil rouge pour cet article. J’en rajouterai un quatrième pour les autres formes et applications cliniques du jeu en famille.

La consultance

6Selon la définition d’Edith Tilmans-Ostyn (2001), « la consultance est une consultation (généralement unique) demandée par un professionnel à un autre pour les personnes dont il s’occupe et pour améliorer sa relation professionnelle avec eux ». Toutes les personnes concernées sont présentes et accompagnent le soignant demandeur.

7Pour notre part, nous nous sommes inspirées de la définition de Wynne (1986) qui parlent de consultations systémiques. Pour lui, ce sont « des séances ponctuelles, répétables, où un thérapeute demande de l’aide à un consultant pour identifier ou clarifier une situation et considérer les différentes options pour l’intervention ».

8On voit que ces conceptions sont très proches. Cette façon de faire a bien des avantages et permet une position « méta » du consultant qui lui facilite l’observation des relations et des interactions à tous les niveaux. Ainsi, la nature du problème n’est pas préjugée et le recadrage des problèmes est facilité. Les ressources positives sont mises en évidence et la collaboration entre les intervenants est favorisée tout en respectant l’autonomie de chacun. Enfin, une perturbation est induite du seul fait qu’un soignant qui est un pourvoyeur d’aide devient demandeur d’aide et oblige ainsi à mieux définir les relations.

9De plus, dans le contexte de recherche clinique qui est le nôtre, les collègues thérapeutes (les équipes « psy » mais aussi les médecins généralistes, les pédiatres, les infirmières), viennent dans notre laboratoire de recherche avec les familles en traitement pour un échange de services : ils apportent aux chercheurs la possibilité d’observer cliniquement des interactions de familles et reçoivent en retour un feedback spécialisé sur les observations faites dans des situations semi-standardisées, tel le jeu trilogique de Lausanne (on parle de trilogue comme on parle de dialogue quand il s’agit d’un jeu à deux).

Le « Lausanne Trilogue Play » (LTP)

10Elisabeth Fivaz-Depeursinge et moi-même (2001) avons élaboré le jeu trilogique de Lausanne dit LTP (Lausanne Trilogue Play) pour observer les interactions père-mère-bébé (figure 1).

Figure 1

Situation du jeu trilogique de Lausanne (plan et représentation des phases de jeu)

Figure 1

Situation du jeu trilogique de Lausanne (plan et représentation des phases de jeu)

11Le but du trilogue est de partager du plaisir et d’atteindre des moments de communion intersubjective entre les trois partenaires. Pratiquement, ils sont assis en triangle : les deux parents sur des chaises, le bébé dans un siège spécial, ajustable pour la taille, l’inclinaison et l’orientation (en face de chaque parent ou au milieu).

12Nous demandons aux familles de jouer en quatre parties : d’abord l’un des parents joue avec l’enfant, l’autre parent étant en position de tiers (on lui demande d’être tout simplement présent). A un moment donné (c’est eux qui choisissent quand faire la transition) les rôles sont inversés. Le deuxième parent joue avec l’enfant, le premier en tiers. Dans la troisième partie, les trois partenaires jouent ensemble et enfin les parents interagissent entre eux et c’est l’enfant qui est en position de tiers.

13Nous pouvons donc observer comment une famille gère les quatre configurations qui existent dans les relations à trois : 3 fois 2+1 et 1 fois les 3 ensemble.

14Cette situation est applicable à différents âges de l’enfant. Le contenu de la tâche varie en fonction du stade développemental de l’enfant.

15Au début, l’échange est basé sur la perception directe et l’action pour arriver à un but comme des sourires mutuels. Dès 9 mois, s’ajoute l’intersubjectivité secondaire avec le partage des états intérieurs (attention, intention, sentiments). Dès 18 mois, le développement se complexifie avec l’avènement des émotions morales et des premiers mots. Le partage devient plus symbolique et souvent la négociation des limites est le jeu favori. Le setting s’adapte lui aussi à l’âge de l’enfant, la famille étant assise autour d’une table ronde avec des jouets comme support aux jeux.

16Dès 3-4 ans, la communication s’enrichit du langage et le jeu devient une construction narrative à trois qui s’emboîte dans la communication non verbale.

17Cette situation se prête aussi bien à l’étude des interactions familiales à des fins de recherche qu’à leur évaluation clinique servant de base aux interventions thérapeutiques (Corboz-Warnery, Fivaz-Depeursinge, 1994).

Les interventions thérapeutiques

18Précisons tout d’abord quelques principes de base quand on travaille sur les relations familiales précoces :

  • La présence d’un bébé ou d’un jeune enfant dans les séances attire inévitablement l’attention sur les interactions. De plus, l’observation de quelques minutes d’interaction lors du repas, du change, du jeu ou de situation de type « séparation-réunion » apporte plus d’informations que celles inférées à partir d’une longue conversation. La porte d’entrée des interventions thérapeutiques devient inévitablement et logiquement les interactions et la communication corporelle mise en acte dans des pratiques familiales.
  • Les relations ont deux côtés indissociables : l’interactif et l’intersubjectif. L’interactif est le côté comportemental observable, fait d’actions et de signaux entre les partenaires. L’intersubjectif est le côté psychique intime, fait d’intentions, de sentiments et de significations partagés entre les partenaires. Et quand on agit sur l’un, il y a aussi des effets sur l’autre et inversement.
  • L’observation et l’évaluation sont indissociables de l’intervention. Une famille en train d’agir dans une situation cliniquement significative se transforme elle-même pour le meilleur ou pour le pire. Les chances sont pour le meilleur quand la situation est soigneusement préparée et intégrée dans un contexte clinique favorisant le changement.
  • Le changement peut être facilité lors du vidéo-feedback ou vidéoscopie à la fin de la consultation ou plus tard après avoir pris le temps d’étudier les films. Notre but est de soutenir la prise de conscience des patterns interactifs positifs et négatifs.
    En visionnant ensemble le film, nous soulignons en premier lieu les points forts, les moments où cela se passe bien, les compétences parentales et les compétences de l’enfant. Puis nous abordons les aspects plus problématiques. Parfois, une métaphore permet de donner un sens à ce qui se passe dans les relations à trois souvent en lien avec les familles d’origine. Toutes ces techniques sont bien sûr familières aux thérapeutes de la famille et aux thérapeutes en guidance interactive (McDogough, 1993), mais adaptées à la situation du LTP.
Par exemple, dans la famille de Marie, la métaphore de chanter pour être ensemble s’est révélée très pertinente. En effet, il était primordial de trouver un langage commun entre le papa sicilien, la maman suisse allemande et les soignants suisses romands. Ce fut le fil rouge que les thérapeutes ont pu suivre à la sortie de l’hôpital.

19Une intervention directe est une autre manière pour favoriser l’évolution positive de l’expérience et changer les patterns problématiques par l’action immédiate ou la prescription de tâches et/ou de rituels à effectuer à la maison. Comme déjà dit, l’action sur les comportements observables s’exerce aussi sur l’expérience intersubjective implicitement ou explicitement. A nouveau la situation de Marie est emblématique. En créant une enveloppe vocale et corporelle bienveillante autour des parents, les aidant à structurer le jeu, je leur ai permis de retrouver leurs comportements intuitifs parentaux. Le bébé en retour s’engage dans le jeu ce qui renforce la compétence des parents.

20Le processus de changement qui arrive dans ces interactions peut être lu comme les « moments présents » décrits par D. Stern comme ces instants clés des psychothérapies : « Ces moments de rencontre intersubjective entre les partenaires où la relation est reconstruite et une nouvelle signification émerge dans un contexte de partage intersubjectif d’émotions, de perceptions et de pensées. »

21Créer un environnement encadrant pour la famille, c’est établir une alliance thérapeutique suffisamment bonne pour aider les parents et l’enfant à construire une alliance familiale où l’encadrement parental permet le développement de l’enfant. C’est un emboîtement successif suffisamment adapté aux besoins de chacun (figure 2).

Figure 2

L’alliance de travail

Figure 2

L’alliance de travail

22Il faudrait rajouter un cercle d’alliance de travail entre les intervenants quand des équipes souvent nombreuses s’occupent des familles avec petits enfants. Là aussi l’alliance doit correspondre à certains critères pour être suffisamment encadrante (pour plus de détails voir Corboz-Warnery et Fivaz-Depeursinge, 2005).

23Lors de la consultation de Marie, c’est le sens du message donné aux thérapeutes de « chanter ensemble » : s’entendre suffisamment dans l’équipe pour se faire comprendre suffisamment des parents et ainsi créer une enveloppe suffisamment stable et ajustée pour favoriser l’alliance parentale et permettre à Marie de grandir pour elle-même.

Les autres applications du LTP

Le LTP prénatal

24C’est tout naturellement que nous avons aussi cherché comment étudier et intervenir cliniquement sur la formation de l’alliance coparentale pendant la grossesse. Les interviews et formulaires ne nous satisfaisaient pas. C’est ainsi que nous avons mis en place une situation particulière où les futurs parents jouent en quatre parties leur première rencontre avec leur bébé représenté par une poupée. Cette situation se révèle significative sur l’évolution de l’alliance postnatale et utile comme outil clinique de prévention. Bien qu’un peu gênés dans un premier temps, les futurs parents se prennent au jeu la plupart du temps et vivent cet instant de jeu très intensément avec beaucoup d’émotions ouvrant sur de nouvelles questions et perspectives concernant l’arrivée de l’enfant (Corboz-Warnery et Fivaz-Depeursinge, 2001, Carneiro et al., 2006).

25Voici un exemple où les futurs parents consultent notre centre pour une aide à la parentalité, étant chacun en thérapie individuelle chez d’autres thérapeutes. Ils sont très réticents vis-à-vis d’une thérapie de couple ou de famille.

26Nous leur proposons de les voir ponctuellement à des moments clés du développement de la famille et de l’enfant comme on le fait en recherche : pendant la grossesse, à 3, 4, 9 mois et 18 mois, une autre forme de consultance. Si nécessaire des consultations supplémentaires peuvent être décidées d’un commun accord.

27La première séance a lieu à la 32e semaine de grossesse. Ils sont assis en triangle face à un couffin. Jouant moi-même à la nurse, je leur présente une poupée qui représente le bébé (elle a le corps, le poids d’un bébé mais un visage indéfini).

28En tant que consultante, je leur demande de jouer (faire connaissance) avec lui en quatre parties : l’un puis l’autre, puis les deux ensemble. Finalement, ils discutent entre eux en laissant le bébé dormir. On peut reconnaître la structure du LTP adaptée au prénatal. Les parents peuvent prendre leur « bébé » dans les bras en activant leurs comportements intuitifs parentaux (Papousek et Papousek, 1987).

29C’est le père qui commence le jeu. Il prend le bébé dans ses bras (le terme « bébé » désigne ici la poupée qui représente le bébé). Il le tient fermement au creux de son coude à distance de dialogue. Il explore son corps et lui caresse la tête, tout ceci sous le regard attendri de la mère.

30A son tour, la mère fait preuve de ces comportements parentaux typiques. Elle s’adresse directement au bébé et semble très émue sous l’œil attentif mais plus réservé du père.

31Dans la 3e partie où ils sont censés jouer ensemble, c’est plus difficile.

32Ils ont remis le bébé dans le couffin. Dans un premier temps, ils sont penchés en avant vers le bébé mais ils semblent perplexes sans savoir quoi dire ni faire. La mère se met alors à rire « nerveusement », montre du doigt le visage du père et déclare au bébé « j’espère que tu n’auras pas les yeux de ton père ». Celui-ci rit jaune et la tension monte. Le père se relève et s’énerve : « c’est ridicule ». Mme essaie de l’amadouer : « c’était pour rire » et de le séduire : « tu as de beaux yeux », rien n’y fait. Le père décide que le jeu est fini et m’appelle. Ils n’ont pas fait la quatrième partie où ils devaient discuter ensemble.

33Lors de la vidéoscopie, je les félicite de leur capacité respective de s’engager avec leur futur bébé. Eux-mêmes sont étonnés d’avoir si bien réussi. Ils diront plus tard qu’à partir de ce moment-là ils ont pensé à leur bébé de manière beaucoup plus précise et ont pu mieux se préparer à son arrivée.

34Quand on aborde leur dispute dans la 3e partie, ils déclarent qu’elle est tout à fait typique de leur relation de couple. Ils ont de la peine à faire quelque chose ensemble et les discussions en couple sont presque impossibles. Faire une famille est un véritable défi pour eux. Dans leur entourage, personne n’y croit et ils sont sans cesse sur le qui-vive. La moindre « faute » ou faux pas de l’un ou de l’autre est vécu comme une trahison. Même leurs disputes est un secret, ils n’en parlent pas… et là ils ne peuvent pas faire autrement. Avec les autres thérapeutes, j’ai continué à les aider à mener leur barque, à ramer ensemble pour garder le cap à l’arrivée de l’enfant, et plus tard du deuxième.

Le LTP Thérapeute – Mère – Bébé

35Une autre façon un peu folle que j’ai expérimentée, c’est de jouer dans le LTP avec une de mes patientes et son bébé dans une consultation demandée à Elisabeth Fivaz-Depeursinge comme consultante. Je n’entrerai pas dans les détails de l’histoire de cette patiente, si ce n’est qu’elle était une « mère célibataire » sans possibilité de faire participer le père au traitement. J’étais déjà sa thérapeute depuis plusieurs années avant l’arrivée de l’enfant. J’ai demandé une évaluation de la relation mère-bébé. La consultante m’a demandé de jouer avec la mère et son bébé non pas comme substitut du père de l’enfant mais comme thérapeute de la dyade. Je me suis ainsi retrouvée assise dans le triangle à côté de la mère, face au bébé et à devoir faire les quatre parties du LTP.

36Les deux premières parties furent relativement faciles à gérer : jouer directement avec le bébé ou garder la position de tiers était des actions connues pour moi. Par contre, jouer « à égalité » avec la patiente comme partenaire fut beaucoup plus difficile.

37Pour moi, ce fut une prise de conscience corporelle qu’on ne peut pas se coordonner tout seul avec l’autre même si logiquement on le sait très bien. S’aligner sur l’autre en avant ou en arrière demande une attention constante et on en oublie de s’engager affectivement. Le résultat est nul. On ne peut pas forcer la coordination. J’ai dû beaucoup travailler pour me mettre au diapason et établir une véritable alliance avec cette patiente.

38Même si on sait que la relation thérapeute-patient n’est pas la même qu’une relation parentale et familiale, je suis devenue beaucoup plus tolérante face aux difficultés de certains parents et admirative devant les autres qui réussissent ces petits miracles d’une communion intersubjective à trois et sans baguette magique !

Le rôle de la vidéo

39Dans toutes ces interventions, l’enregistrement vidéo joue souvent un rôle important. La vidéoscopie fournit aux sujets une double perspective sur leur fonctionnement : l’interaction est vécue en temps réel puis « réexpérimentée » à distance. La situation idéale est le studio avec des facilités d’enregistrement. Il est cependant possible d’enregistrer avec une simple caméra dans un bureau ou à domicile. L’observation sera la même, bien qu’avec moins de précision mais très utile surtout comme outil clinique. On peut utiliser son propre regard pour observer sans enregistrement, mais il faut alors faire très attention aux interprétations trop hâtives. Il vaut mieux être au moins deux personnes pour confronter les observations.

Suite et fin

40Le même modèle peut s’étendre au jeu à quatre ou plus avec l’arrivée des autres enfants et l’existence des relations dans la fratrie. C’est un des buts de la situation du pique-nique familial mise en place par France Frascarolo au Centre d’Etude de la Famille à Lausanne. Il s’applique aux familles avec un ou plusieurs enfants et à des âges différents. Il répond aux mêmes critères d’évaluation que le LTP.

41Une collaboration s’est instaurée entre elle et le Dr Alessandra Duc-Marwood, responsable de l’unité « les Boréales » du Département de psychiatrie de Lausanne, spécialisée dans la prise en charge des familles maltraitantes, pour évaluer les interactions dans ces familles lors de séances de « consultance ».

42La boucle est bouclée, le témoin est transmis. Je peux moi aussi prendre ma retraite et nous pouvons continuer notre route en confiance. Il y a pas mal de similitude entre la méthode d’Edith Tilmans-Ostyn et la mienne, même si nous n’avons pas le même style. Nous avons toutes les deux besoin d’un cadre bien structuré que nous mettons soigneusement en place pour ensuite pouvoir travailler plus librement et faire parler notre créativité, d’où notre complicité dans ces moments magiques de la rencontre.

43Comme le dit si bien Nicolas Bouvier (2001), écrivain suisse, grand voyageur, dans son merveilleux livre L’usage du monde : « Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur ».

44Pour revenir sur terre mais cette fois en Belgique, raccrochons-nous aux sentences du chat de Geluck : « Etre vieux c’est être jeune depuis plus longtemps que les autres… c’est tout. »

45Ainsi Edith et moi, nous allons pouvoir continuer notre histoire et nos aventures aussi bien sur les chemins alpestres de ma belle Helvétie que dans le plat pays qui est le sien.

46Correspondance :

47Antoinette Corboz-Warnery

48Route de la Fleur-de-Lys 50

491008 Prilly

50Suisse

51corboz-warnery@vtx.ch

Bibliographie

Bibliographie

  • 1
    Bouvier N., 2001. L’usage du monde. Réédition de 1963 avec illustrations de Thierry Vernet. Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, Paris.
  • 2
    Carneiro C., Corboz-Warnery A., Fivaz-Depeursinge E., 2006. The Prenatal Lausanne Trilogue Play : a new observational assessment tool of the prenatal co-parenting alliance. Infant Mental Health Journal, 27, 207-228.
  • 3
    Corboz-Warnery A., Fivaz-Depeursinge E., 2001. Du couple à la famille : l’alliance parentale prénatale annonce-t-elle le devenir de la famille ? Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 27, 2, 17-34.
  • 4
    Corboz-Warnery A., Fivaz-Depeursinge E., 1994. L’observation du « jeu triade Lausanne » et son utilisation thérapeutique. Perspectives psychiatriques, 43, 3, 142-147.
  • 5
    Corboz-Warnery A., Fivaz-Depeursinge E., 2005. Le lien : nouvelles perspectives. Dans Protection de l’enfance : maintien, rupture et soins des liens, sous la direction de Gabel M., Lamour M. et Manciaux M. Editions Fleurus Psycho-Pédagogie, Paris, p. 47-69.
  • 6
    Fivaz-Depeursinge E., Corboz-Warnery A., 2001. Le triangle primaire, le père, la mère et le bébé. Odile Jacob, Paris.
  • 7
    Frascarolo F., Favez N., 2005. Une nouvelle situation pour évaluer le fonctionnement familial. Le jeu du Pique-Nique. Devenir, 17,141-151.
  • 8
    McDogough S.C., 1993. Interaction guidance : Understanding and treating early infant-caregiver relationship disorders. In C. Zeanah (Ed.). Handbook of Infant Mental Health. Guidford Press, New York, p. 414-426.
  • 9
    Stern D.N., 2003. Le moment présent en psychothérapie. Un monde dans un grain de sable. Trad. fr. Odile Jacob, Paris.
  • 10
    Tilmans-Ostyn E. & Bachelard D., 2001. La consultance : un modèle de collaboration entre pédiatre, famille et psychothérapeute. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 27, 2, 193-216.
  • 11
    Wynne L., McDaniel S. & Weber T., 1986. Systems Consultation : a new perspective for family therapy. Guilford Press, New York.

Notes

  • [*]
    Cette recherche a été menée grâce aux subsides n° 31-52508.97 du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
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