Couverture de TF_104

Article de revue

Représentations mentales de la famille chez le thérapeute et dans la famille

Pages 309 à 318

Notes

  • [1]
    Docteur en philosophie et théologie, cofondateur de l’Institut pour le couple et la famille à Zurich, ancien Professeur titulaire de l’Université de Fribourg pour la thérapie systémique, chargé de cours à la Téléuniversité de Hagen (Allemagne) pour la médiation.
  • [2]
    Voir Olivier Rey, un mathématicien, dont un livre cité dans la bibliographie m’a beaucoup impressionné.

Introduction

1 Je vais vous proposer des réflexions épistémologiques dans une perspective philosophique. Je vais raconter des histoires, comme il était une fois… Je me souviens de beaucoup de choses et le souvenir est la forme la plus douce de l’oubli. Oublier, c’est peut-être le sol où germent les graines de la sagesse.

2 J’appartiens à la deuxième génération des thérapeutes de la famille. La plupart des membres de la génération fondatrice, les pères et les mères, sont presque tous morts. Je me compte parmi les fils. Je ne suis pas à l’origine du mouvement, ni à l’origine d’une école. De surcroît j’ai toujours été un mauvais élève, mais je suis persuadé que les sujets sont plus entièrement réels que les objets. En outre l’expérience les perçoit mieux « sur le vif » qu’une logique purement raisonnante. En tant que philosophe autocritique, je me tenais à la devise de Kant, l’étoile des Lumières en Allemagne : « Il faut utiliser sa propre raison, c’est la seule chose qui est sûre ». Je m’y tiens encore.

3 La deuxième génération a vu le jour dans les années 1970, c’était au temps où on passait de l’intuition heuristique très riche de la thérapie familiale et systémique, à l’institution thérapie familiale. De l’intuition à l’institution, il y a un passage douloureux, et appauvrissant. Quand on institutionnalise quelque chose, on crée des instituts, on fonde des écoles et des revues, on organise une politique professionnelle pour entrer en concurrence avec d’autres. On élabore des idéologies qui peuvent se transformer en dogmes. En plus, on développe des doctrines et on commence à réfléchir sur la vérité, or quelle est la vérité thérapeutique ? C’est une question qui apparaît dès qu’il y a au moins deux institutions thérapeutiques avec une doctrine propre, dont on réclame qu’elles soient vraies. Pour moi le terme de vérité fait partie du vocabulaire de la violence. On fait surtout violence aux personnes, comme si elles étaient des choses à manier et à traiter.

4 Les théories sur la famille ont vu le jour avec une ambition scientifique, et surtout en s’appuyant sur des modèles pathologiques du système familial. Or un modèle est un modèle, ce n’est pas la réalité vécue. Le modèle ne vit pas. C’est une chose morte dès le début, une fixation d’une réalité de vie, mais la vie ne s’arrête jamais, la vie continue toujours. Comme le dit le peintre belge René Magritte de son dessin d’une pipe : « Ceci n’est pas une pipe ». Si on confond le modèle, toujours abstrait, avec cette réalité, on fait encore une fois violence. Les modèles de pathologie traduisent une vision déficitaire de la famille. On oublie l’unicité de chaque famille et ses propres ressources. Qui a rencontré ne serait-ce qu’une seule fois, la famille en général dans la rue ou ailleurs ?

5 On a parlé des familles anorexiques, des familles délinquantes, des familles droguées, on avait des modèles dont on disait qu’ils étaient généraux et généralisables partout dans le monde. Ils ne tenaient pas compte de la diversité des cultures, mais représentaient un marché global, et on les exportait partout. On parlait au nom de l’humanité entière et non pas en son nom propre, parce qu’on était encore fixé dans un réalisme naïf, où la connaissance scientifique passe pour objective. Selon ma position épistémologique, la connaissance est toujours intersubjective.

6 On développait des idées culpabilisantes sur la pathologie parce qu’on cherchait les causes des troubles et des difficultés. Et chercher des causes quand il s’agit des humains, c’est leur imputer la faute.

7 Plus tard, il y a eu une deuxième étape – il s’agit là d’un raccourci – que j’appelle une révolution épistémologique, c’était l’irruption du constructivisme. Les constructivistes et les constructionnistes ont réintroduit le sujet. Ils ont relativisé l’objectivité au sens littéral du terme : sujet et objets sont reliés en formant une unité intrinsèque. Celui qui parle de l’autre en fait son objet, qui lui appartient. Il parle donc toujours de sa propre manière de voir, de juger et de rencontrer les autres. Mais parfois le constructivisme a lui aussi gardé des traces d’un réalisme naïf. Souvent les constructivistes disaient : « C’est comme ça. La famille est comme ça, ou c’est ça la famille ! Point ! ». Partout et pour toujours ? Ce sont des phrases absolues. Par contre, quand je dis : « C’est comme ça pour moi », je tiens compte de la relation entre moi en tant que Sujet-sujet et mon Sujet-objet. Je retiens en plus un certain moment dans le processus, dans lequel je me trouve avec l’autre et qui sera passé avant que je ne m’en aperçoive. Ce type de relativisme, de subjectivisme si vous voulez, me paraît être plus modeste que le réalisme naïf objectiviste, qui semble pouvoir se passer de la connaissance subjective. Mais pour moi, l’un comme l’autre sont des opinions, parce qu’ils sont liés à des sujets qui définissent ainsi leur relation à d’autres.

L’épistémologie de la famille

8 Dans le travail avec des familles concrètes, nous sommes tous confrontés à plusieurs épistémologies :

9 Je parlerai d’abord de l’épistémologie des membres de la famille. Parce que la famille et ses membres ont aussi une épistémologie, dont ils sont les experts non professionnels. Je parlerai ensuite de l’épistémologie de quelques fondateurs de la thérapie familiale.

10

Une petite fille de sept ans me disait un jour :
– « Il faut savoir, Monsieur, je ne suis pas normale et mon amie non plus. »
Alors, je lui pose la question : « Mais qu’est-ce que tu veux dire par là ? »
– « Il faut comprendre par là, je suis adoptée, et mon amie est catholique. »

11 Pour elle ni être adoptée, ni être catholique, n’était normal.

12 Elle et sa famille nous étaient adressées en thérapie familiale par un psychologue scolaire, car selon lui, il y avait quelque chose d’une problématique familiale en arrière-plan. C’était une légère paranoïa professionnelle, n’est-ce pas ?

13 J’ai demandé à la petite fille de me raconter son quotidien à l’école. A l’école, elle était exclue, parce qu’elle n’était pas une vraie enfant. Elle et son amie vivaient dans un petit village protestant. L’amie appartenait à la seule famille catholique de ce village. Les tensions entre confessions étaient assez graves à ce moment-là, et c’était dans les années 1980 ! non pas au XIXe siècle.

14 L’exclusion, c’est un problème de société, ce n’est pas un problème de famille. La petite fille avait des difficultés pour trouver son identité individuelle et sociale, les deux aspects de l’identité humaine. Etre catholique, être adopté, appartenir à une famille monoparentale, musulmane…, autant de taches sur une identité floue.

15 Pour l’épistémologie de cette petite fille, il y avait beaucoup à travailler !

16

– Alors vous ne voyez pas un problème, Monsieur ?
– Si, je vois un problème mais pas avec toi, ni avec ta famille.

17 Je l’ai reçue ensuite en présence des parents, elle était toute soulagée.

18 Puis nous avons fait une deuxième séance avec la maîtresse d’école. Je lui ai demandé de construire des ponts, de faire de l’« in-communication » au lieu de l’excommunication.

19 Une autre fois, au cours d’une de mes randonnées à travers la France, j’ai assisté à Albi, dans le parc Toulouse-Lautrec, à une discussion entre un père et son fils d’environ 11 ans.

20 Le fils a dit : « Bien sûr, tu es mon papa, mais est-ce que tu es aussi mon père ? »

21 J’ai beaucoup réfléchi à la distinction entre papa et père. Papa, c’est intime, familier, mais père ? Père, c’est une notion sociologique, qui détermine la descendance, la filiation. Je n’ai pas pu suivre la fin de la discussion, parce qu’ils sont partis. Mais, je me suis demandé si là-dedans aussi il y avait un doute : qui suis-je ? de qui suis-je issu ? à qui est-ce que j’appartiens ?

22 Est-ce l’épistémologie d’un fils qui ne sait pas qui il est ? C’est d’ailleurs le problème d’Œdipe dans le drame de Sophocle (1) – ce n’est pas l’inceste ni le parricide. La question est également celle de l’identité, de la provenance et de l’appartenance. Avant de partir, il se confronta à ses parents, les rois de Corinthe, en leur posant la question : « Est-ce que vous êtes vraiment mes parents (biologiques) ? ». Ils dirent oui, mais cela n’était pas vrai. Il avait été exclu de sa famille d’origine après la prophétie de l’oracle de Delphes, qu’il allait tuer son père. Au lieu de le faire mourir, un berger l’avait caché quelque part dans la forêt, un autre berger l’avait trouvé et ramené chez un autre couple qui l’avait adopté pour l’élever.

L’épistémologie des thérapeutes

Expériences pendant ma vie professionnelle

23

Je me rappelle ce que disait une fois une de mes collègues à un autre :
– Comme je t’envie d’avoir déjà divorcé.
Elle était encore célibataire et elle ajouta :
– Pour moi le but d’une thérapie de couple, c’est le divorce.

24 C’est aussi une épistémologie, qui est très personnelle, et en même temps la finalité de sa pratique professionnelle. On pourrait dire que c’est une idéologie. Elle s’investissait beaucoup pour la cause des femmes, pour elle le divorce était une forme d’émancipation. La neutralité est vraiment une chose difficile, à vrai dire impossible.

25 Dans le domaine de la médiation où je travaille maintenant, je trouve de temps en temps des médiateurs et des médiatrices qui ont vécu un divorce terrible, ils se sont convertis à la médiation pour aider les autres à éviter ce drame. C’est leur épistémologie du divorce et elle part de leur expérience vécue.

Expériences dans ma propre famille

26 J’ai deux fils, et quand mon fils cadet a commencé sa puberté, toute la famille s’est trouvée régulièrement entraînée dans des escalades symétriques, surtout moi, le père, j’ai fait une rechute anachronique de la puberté. Et parfois, ces escalades symétriques avec mon cadet étaient difficiles à supporter pour ma femme et pour l’aîné. En préparant ce texte, j’ai rappelé ça à ma femme pour lui demander si elle était d’avis que je vous raconte cette histoire. Elle a dit oui, et ajouté : « Mais il faut dire aussi que tu avais et la modestie et le courage de t’excuser auprès de notre fils pour tes réactions démesurées. » Au moins je faisais un geste d’adulte. A cette époque-là, j’ai donc fait une expérience nouvelle. Pendant l’enfance et la préadolescence de mes fils, j’avais beaucoup de peine à travailler avec les familles d’adolescents. Mais après avoir vécu cette phase personnellement, j’ai compris combien ce passage peut être difficile pour toute la famille.

27 J’ai un grand-père systémicien avant la systémique. Il ne connaissait pas le terme. Il était un pauvre petit paysan dans les Préalpes de Lucerne, avec trois vaches et quelques chèvres, mais il avait un regard systémique. Il faisait des liens, par exemple, entre les nuages et leur forme, le vent et le temps. Il savait combien de souris il faut par mètre carré de terrain, et interdisait à mon oncle d’utiliser de l’engrais, il était connu comme « médecin laïque » pour les vaches et les gens. Ce regard parfaitement systémique, à mes yeux d’enfant, devenait une évidence. Quand j’ai entendu parler de systémique pour la première fois, c’était comme du déjà-vu et appris, qui n’avait de nouveau qu’un vocabulaire assez curieux. Mais ça me motivait à m’intéresser à l’histoire millénaire de la systémique.

Les théories de référence et l’épistémologie des thérapeutes

28 Il y a des thérapeutes qui élaborent explicitement ou implicitement la théorie de leur famille d’origine, qu’ils généralisent ensuite pour l’utiliser dans le contexte de leur pratique de thérapeutes familiaux. La sociologue allemande, Marianne Krüll (2) a écrit un livre sur la famille de Sigmund Freud, où elle reconstruit le lien entre les théories de Freud et l’histoire de sa famille et de sa relation à son père. Elle remarque qu’il est intéressant que la théorie du complexe d’Œdipe apparaisse seulement après la mort de son père. Elle dit que la théorie de Freud est la théorie de Freud, dans le sens d’une théorie de sa propre personne (ce qu’on peut dire de C.G. Jung également). La lecture de Sophocle, auquel Freud fait référence, est tout autre sous le regard d’un helléniste : pour celui-ci, le héros d’Œdipe-Roi n’a pas eu le moindre complexe d’Œdipe. Ce sont les hellénistes Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet qui le disent (6). Freud a interprété Sophocle autrement. Il y a toujours plusieurs lectures possibles d’un texte, la lecture s’achève pour chaque lecteur d’une manière différente.

29 En thérapie familiale il y a des exemples de collègues très connus qui ont généralisé leur expérience personnelle au sein de leur famille. Rappelons d’abord Murray Bowen qui venait d’une famille du Sud des Etats-Unis. Le terme-clé de sa théorie était la « différenciation du soi dans la famille » (The Différentiation of Self in One’s Family of Origin), c’était justement son problème dans sa famille.

30 Pendant un voyage en train entre Zurich et Berne en compagnie d’Ivan Boszormenyi-Nagy, nous discutions de l’origine de son concept de la thérapie contextuelle. Je lui ai posé la question : « Pourquoi les notions de justice, de délégation, de loyauté et d’autres valeurs ont une importance centrale dans ta vision de la famille ? » Sa réponse fut : « Je proviens d’une famille de juges, d’avocats, d’hommes de justice, depuis des générations. »

31 Ce qui m’a également intéressé, ce fut le modèle sociologique de la famille chez les thérapeutes de famille. Peu d’entre eux s’en occupaient explicitement, exceptés Théodore Lidz, Salvador Minuchin. Dans les écrits, on trouve encore de nos jours des recours à une sociologie plutôt conservatrice, propre à la mentalité américaine. Au lieu d’une analyse de la réalité sociale des familles américaines, il s’agissait plutôt d’un programme pour le modèle de la famille bourgeoise. Je caricature : l’idéal de la famille est un couple marié, dans leur premier mariage non-conflictuel, avec 2,1 enfants, propriétaire d’une maison, d’une voiture, des télés dans chaque chambre, un chien ou un chat. Les croyants du marché libre ajouteraient peut-être encore d’autres caractéristiques : une famille normale achète avec l’argent qu’elle n’a pas, des choses dont elle n’a pas besoin, pour embêter les gens que la famille n’aime pas.

32 A la fin du siècle passé (XXe siècle), le démographe et sociologue français, Louis Roussel parlait de la famille incertaine (4). Il soulignait qu’aujourd’hui, on ne peut plus parler de la famille, mais de familles au pluriel, pour saisir de plus ou moins près la variété actuelle des types familiaux. Mais où s’arrête-t-on, quand on dit familles au pluriel ? Est-ce que l’on peut généraliser cette famille plurielle ? Je pense qu’il faut s’arrêter à chaque famille concrète, car elle est toujours « autrement autre » que chaque autre famille, il n’y a pas deux familles identiques, même si elles ont des caractéristiques externes identiques au niveau de la composition, de l’âge, de la profession. Est-ce cela qui doit nous intéresser, en tant que thérapeute, face au vécu de la famille singulière et unique ? Les modèles que nous construisons de la famille s’apparentent au clonage théorique et pratique. Ils se réduisent à une réalité de modèle. Le réel concret échappe au modèle, aussi élaboré soit-il. En généralisant une idée ou une perspective, on fait abstraction de l’essentiel, du concret, qui par définition demeure ineffable, non-communicable finalement. La famille et les familles en général appartiennent à la raison objectivante, le concret n’est accessible que par le dialogue empathique.

Le langage des thérapeutes

33 Nos concepts thérapeutiques sont construits par la raison et dans le but de servir de base à des actions intelligibles. Il est intéressant d’être attentif à notre langage. Quand une thérapeute me disait qu’elle traitait une schizophrénie, je lui ai posé la question : « Et qu’est-ce que tu fais avec la personne ? »

34 On parle aussi de famille délinquante, de famille d’alcooliques. Est-ce que cela veut dire qu’on soigne aussi les enfants, parce qu’ils boivent trop ? Est-ce que tout le monde est codépendant ? Parler ainsi est assez violent, ou plus clairement encore fait réellement violence aux personnes concernées. Parler ainsi des sujets en fait des objets.

35 Ce langage résume bien la communication entre professionnels et exprime d’une certaine manière leur liturgie mythique. En Amérique, il existait autrefois, ou existe peut-être encore, le mouvement anti-thérapie familiale dû justement à ce parler culpabilisant.

Les représentations mentales des thérapeutes

36 Chaque fois que je me trouve devant une famille concrète, j’ai en tête le principe philosophique du Moyen Age individuum est ineffabile : l’individu est « non-communicable ». Cela vaut aussi pour la famille. C’est-à-dire le concret ne peut pas être exprimé, représenté, appréhendé. Si je parle d’une famille, même si j’en parle aussi concrètement que possible, cela reste abstrait. C’est mon image, que je construis à partir de mon épistémologie, c’est ma perception autoréférentielle. Je n’en ai pas d’autres à disposition. Il est quand même étonnant que les sciences exactes, par exemple la physique quantique, aient abandonné le réalisme naïf de l’objectivisme dès 1900 (Max Planck), tandis que les sciences dites humaines (inexactes ?) l’ont perpétué longtemps [2] (4). Un exemple ? « La famille est un système ! » – Même pour des constructivistes ?

37 Percevoir, saisir, comprendre – bref notre connaissance ne peut pas ne pas construire des images, des théories, des objectivations du réel. Par contre elles ne remplacent pas le concret, inatteignable finalement, qui garde son mystère…

38 Une thérapie constitue un échange intersubjectif qui crée une réalité partagée. Elle n’a rien d’objectif en soi.

39 Dans ces rencontres vécues, nous construisons et produisons des dessins animés, le film continue sans s’arrêter, et quand nous essayons de le faire pour retenir une image, nous perdons le contact avec le concret, qui dépasse toutes nos représentations imaginables. Celles-ci ne parlent que de nous-mêmes. L’intersubjectivité en action vécue pourrait être présentée comme une imagerie continue ; de temps en temps nous retenons quelques images qui nous plaisent ou nous déplaisent, qui nous confirment ou nous infirment. Qui les expose dans ses écrits, par des conférences et des lectures publiques, les installe dans son musée biographique.

40 Ce musée renferme aussi toutes les représentations que nous avons stockées au cours de notre formation et de notre pratique professionnelle. Pendant une formation aussi, je suis le « cadre de référence » pour comprendre ce qu’on m’enseigne. Dans mon enseignement, j’ai souvent fait une petite expérience avec les étudiants en leur montrant des extraits ponctuels (par exemple de Salvador Minuchin, de Mara Selvini) en vidéo. Une fois il s’agissait d’une séquence de Minuchin, qui travaillait avec une famille dont la fille aînée refusait de se nourrir. Après deux ou trois minutes j’arrêtais le film. Les spectateurs étaient alors invités à s’exprimer sur ce qu’ils avaient vu. Presque personne n’avait trouvé des éléments de la théorie de Minuchin là-dedans, qu’on avait cependant lu et discuté auparavant. Chacun parlait de son propre regard. Un consensus n’était ni envisagé ni à établir.

41 J’insiste : nos images et nos modèles de nous-mêmes et des autres êtres humains sont façonnés à l’image de l’homme que nous sommes, donc ils sont autoréférentiels. Je vois le monde non pas comme il est, mais le monde est comme je le vois. C’est cette épistémologie, dont j’ai tout le temps parlé pour la rendre transparente et démontrer l’utilité qu’elle a pour moi. En thérapie, nous sommes littéralement entre nous, responsables toutes et tous de nos visions et de la manière dont elles sont comprises réciproquement, des malentendus et des dissonances, etc.

En voici quelques conséquences

42 1. Je suis toujours influencé par les constructions des autres, parce que nous vivons à l’intérieur de leur univers. Ce qui est à la base de nos actions c’est l’image de la réalité telle que nous nous la faisons, ce n’est pas la réalité comme telle, c’est-à-dire concrète. Nous n’avons aucune idée d’une réalité absolue, c’est-à-dire totalement détachée de nous. Cela serait de la pure paranoïa. Quand moi, en tant que systémicien, ou un autre, en tant que béhavioriste ou psychanalyste, prétend dire la vérité tout court, il dogmatise une perspective subjective de son choix.

43 En thérapie familiale, il y a autant d’épistémologies rassemblées que de membres d’une famille et que de thérapeutes. Et je trouve assez utile l’idée de l’autopoïèse de chacun, dans une société individualiste, où nous avons l’illusion d’être autonome dans le sens d’indépendant. Dans son sens littéral, le terme d’autonomie ne vise pas une liberté ou indépendance qui coupe les liens avec d’autres et le contexte. Il exprime l’auto-organisation et sa régularisation de chaque être, individu, famille, groupe, peuple, culture… Auto-nomie, mot composé du grec, moi-même, et n??o?, loi, règle. Mon autonomie dépend d’elle-même et de celle des autres.

44 Deux exemples pour illustration :

45

  • Beaucoup de parents se demandent pourquoi leurs enfants sont tellement différents, puisqu’ils les ont tous éduqués de la même façon. C’est que chacun agit et réagit différemment, selon sa constitution, ses possibilités, – son autonomie. Elle est ineffable, je ne comprends pas comment une autre personne est dans sa peau, comment elle se sent, parce que je ne suis jamais dans sa peau. Dire avoir compris une autre personne, est toujours prématuré.
  • J’ai rencontré un couple au cours d’un divorce. Madame venait de Malaisie, était musulmane, sans formation scolaire, analphabète ; Monsieur était Suisse, il avait peut-être rapporté Mme comme souvenir de voyage, et maintenant il voulait la renvoyer. Mme ne comprenait pas du tout pourquoi il y avait une procédure de divorce, ce qu’elle essayait de faire comprendre à son mari et à moi-même, c’était que dans son pays, tout se passe autrement. Elle était très contente, même heureuse, de rentrer dans sa famille. Son mari, Suisse, enfermait sa femme comme le font (selon un préjugé favori chez nous) les époux musulmans. Je n’ai jamais compris ce qui se passait à l’intérieur de cette femme. J’ai dialogué avec elle, elle m’a un peu informé sur ses origines, son monde familier et son arrivée en Suisse. Je lui ai posé finalement cette question : « Qu’est-ce que vous feriez, si vous aviez des difficultés de couple chez vous dans les montagnes de votre pays ? » Elle rayonnait. « Je rentrerai dans ma famille ! » Inutile qu’elle comprenne la législation suisse, qui ne règlerait pas du tout son autonomie et ne ferait pas disparaître sa solitude.
    Les limites de la compréhension d’autrui marquent aussi les contours de la solitude d’une personne face aux autres, aussi intimes soient-elles.

46 2. Une autre conséquence est qu’il n’est pas possible de se faire une image adéquate de l’autre. Et pourtant il est inévitable de se faire des représentations de la réalité des autres, sans lesquelles un échange avec eux ne serait pas possible. Nos images et résonances internes nous servent de véhicules à des contacts et des échanges. La voiture non plus n’est pas identique à son usager. Mais la confusion des images et de la réalité indépendante du moi est la cause de tous les malentendus. C’est pourquoi je parle d’une anthropologie négative.

47

Dans une séance de médiation, un mari dit à sa femme : « Maintenant je te connais à fond… » Je fais la remarque, « La question reste ouverte », et j’ajoute « Et c’est pour ça que vous voulez la quitter ? Est-ce que c’est là votre raison de la quitter ? »

48 Si je parle d’anthropologie négative, je veux dire par là qu’il faut oublier les représentations, relativiser, nier leur qualité objective ainsi que leur validité ubiquitaire et constante. Je garde le courage de parler du mystère inépuisable de l’être humain concret.

49 3. Pour ne pas nous perdre dans la routine, nous devons constamment repenser notre rôle de thérapeute. De ce qui a été dit dans mon exposé, découle que n’est pas expert celui qui sait, qui fait semblant de savoir mieux ou tout. Mon ami Helm Stierlin a publié il y a quelques années un livre que peu de professionnels ont lu. Il porte pour titre La démocratisation de la thérapie (5). Il se dit systémicien également et part de l’idée d’autopoïèse. Il explique que la thérapie a besoin d’une démocratisation, non parce que les démocraties sont en danger avec la crise financière. La crise financière témoigne d’une crise sociale et culturelle, qui vient de remonter à la surface. Cette société en crise comporte une structure verticale opposée à sa démocratisation horizontale. On pourrait parler d’une expertocratie, répandue dans le domaine thérapeutique également, liée à l’envie de pouvoir. On trouve un symptôme de la démocratisation de la thérapie dans l’apparition croissante de groupes d’autosoutien, qui pratiquent l’entraide des personnes touchées par les mêmes troubles, handicaps, problèmes… Stierlin a fréquenté plusieurs de ces groupes pendant des temps plus ou moins longs. Il est convaincu qu’il y a là une forme de démocratisation, qui aide beaucoup les gens par une solidarité continue et un engagement sécurisant de réciprocité durable. Mais ce n’est pas le moment d’approfondir ces approches, dignes d’être retenues, et avant tout par les systémiciens.

En conclusion

50 J’ai parlé de plusieurs épistémologies. L’épistémologie de la thérapie familiale nous amène logiquement au dialogue entre les épistémologies de tous ceux qui participent aux entretiens… Pour se comprendre les uns les autres, il faut dialoguer afin de créer une réalité commune. Finalement, qui oserait encore parler de manière générale de la famille, face à des réalités familiales tellement hétérogènes, comme nous pouvons partout les observer dans nos sociétés multiformes ?

51 Qu’y a-t-il de commun entre une famille nucléaire élargie à la famille recomposée, face à une famille tribale, qui fait partie de nos sociétés européennes aussi ? Le commun, c’est toujours l’enfant. Qui dit enfant, dit famille. Qui dit famille, dit enfant. Et justement pour cette raison-là, je dirais qu’il est impossible de continuer à parler au singulier. Toute définition risque de rater ce qu’elle définit, de lui faire tort ou même violence. Nos définitions légales, professionnelles, sociologiques, culturelles, politiques, théologiques et idéologiques ne construisent que des modèles d’un réel qui leur échappe et reste inconnu. Le modèle de la famille n’est pas une famille. Dans ma pratique, je me demande toujours si les familles peuvent se retrouver dans nos modèles ? Je pense plutôt que non.

52 Aucune définition ne saisit le concret avec ses connotations heureuses, péjoratives, angéliques, douloureuses, romantiques, illusoires… Bien sûr les modèles sont aussi des réalités, comparables à des cartes avec lesquelles nous pouvons nous orienter sur le terrain, mais il est toujours trop tôt pour être sûr de la validité d’un modèle, et jamais trop tard pour ne pas le prendre pour le réel vécu.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • 1. Duss-von Werdt J. (2000) : Provenance et appartenance. Les doutes d’Œdipe, fils adoptif des souverains de Corinthe. In Helfon O., Ansermet F. et B. Pierrehumbert : Filiations psychiques (pp. 131- 145), PUF, Paris.
  • 2. Krüll M. (2004) : Freud und sein Vater : Die Entstehung der Psychoanalyse und Freuds ungelöste Vaterbindung (Freud et son père : la Naissance de la psychanalyse et son problème non résolu avec son père. Préface de Helm Stierlin), Psychosocial Verlag, Gierren.
  • 3. Rey O. (2003) : L’itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Editions du Seuil, Paris.
  • 4. Roussel L. (2001) : La famille incertaine, Odile Jacob, Paris.
  • 5. Stierlin H. (2003) : Die Demokratisierung der Psychotherapie (La démocratisation de la psychothérapie), Klett-Cotta, Stuttgart.
  • 6. Vernant J.-P., Vidal-Naquet P. (2001) : Œdipe et ses mythes, Ed. Complexe, Paris.

Notes

  • [1]
    Docteur en philosophie et théologie, cofondateur de l’Institut pour le couple et la famille à Zurich, ancien Professeur titulaire de l’Université de Fribourg pour la thérapie systémique, chargé de cours à la Téléuniversité de Hagen (Allemagne) pour la médiation.
  • [2]
    Voir Olivier Rey, un mathématicien, dont un livre cité dans la bibliographie m’a beaucoup impressionné.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions