Notes
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[1]
Psychologue et psychothérapeute.
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[2]
Au début des années 1990, la sortie du film de Patrick Braoudé, « Génial, mes parents divorcent ! », marque une étape importante de la banalisation/normalisation des familles recomposées.
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[3]
Série télévisée créée dans les années 1970 aux Etats-Unis d’Amérique, elle s’inspire des écrits de Laura Ingalls Wilder et raconte les péripéties d’une famille de pionniers à la fin du XIXe siècle.
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[4]
Pour être correcte la formule ne devrait-elle pas s’employer uniquement au pluriel ?
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[5]
L’appellation elle-même ne tient-elle pas du paradoxe ?
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[6]
Lemaire (2001) va plus loin en disant que, dans certains cas, les conjoints anticipent voire recherchent, dans leur choix amoureux, cette possibilité de désunion. Le divorce pouvant apparaître, selon lui, comme preuve de valeur, d’indépendance ou de maturité. Il explique cela notamment au moyen d’une pression sociétale véhiculée, entre autres, par la puissante médiatisation contemporaine.
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[7]
Nos indications proviennent du portail de l’Institut national de statistique www.statbel.fgov.be.
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[8]
Selon que sont pris en compte tous les mariages ou uniquement les mariages de personnes non divorcées. L’Eglise refusant les remariages, un calcul séparé a été effectué.
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[9]
Idem.
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[10]
La version originale, Paradosso e controparadosso, a été publiée en 1975.
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[11]
Lemaire (2001, p. 16) envisage le couple comme un des principaux moyens de confirmation identitaire.
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[12]
Tout comme pour le nom de la famille, de nombreux détails non pertinents pour la présentation ont été modifiés ou enlevés afin de garantir la confidentialité. Précisons également que dans la situation décrite, des contacts ont été établis avec la branche paternelle, ceux-ci ne seront pas discutés ici.
Introduction
1 Depuis un certain temps déjà, le concept de famille subit de fortes mouvances. De plus en plus, la famille dite normale, celle qui entoure ou gravite autour de et avec l’enfant, est en fait la famille chaotique d’hier. Le cas rare commence à devenir de plus en plus fréquent. Pour certains enfants, il serait presque ringard d’avoir des parents vivant encore ensemble, voire pire, encore mariés [2].
2 Conséquences dommageables sur le terrain, les travailleurs sociaux se retrouvent face à deux difficultés de grande ampleur dont il n’existe actuellement que peu de pistes pour sortir. Premièrement, il faut pouvoir appréhender, comprendre ou simplement savoir qui est qui. Par exemple : qui porte le nom de qui, pourquoi tel enfant n’a pas le nom de son père mais bien celui du père de son frère qui lui-même n’a pas forcément le même nom que sa sœur qui est issue d’un premier mariage avec le frère du mari de madame, etc. Le travailleur social se retrouve vite noyé. On assiste d’ailleurs à une mode de plus en plus importante de travail avec le génogramme (Bowen, 1978). L’outil, auquel certains recourent encore à dessein thérapeutique (voir entre autres Tuil, 2005 ou Mosca et Garnier, 2005) en l’utilisant, par exemple, en tant qu’objet flottant (Caillé et Rey, 2005 ou Cubilier-Le Goff, 2003 pour un exemple d’application) prend aujourd’hui une tout autre valeur. Il devient réellement le plan du travailleur social, au sens où il devrait lui permettre de ne pas se perdre dans les méandres familiaux qu’il rencontre. Son utilisation thérapeutique devient désuète et nous amène à notre première conséquence dommageable : bien du temps pouvant être alloué à la famille, à l’enfant et sa compréhension de son univers et la construction de son identité, est en réalité consacré à l’enquête familiale. Et si, au bout du compte, les intervenants s’y retrouvent… qu’en est-il des patients ?
3 Deuxièmement, quelle que soit la qualité des plans ainsi dressés parfois au détriment du travail avec l’enfant et ses proches, ceux-ci n’indiquent malheureusement pas où aller. Comprenons par là que la prise en compte des personnes impliquées dans la famille n’est pas facile. Bien loin du désormais stéréotype de la famille nucléaire classique genre famille Ingalls de la petite maison dans la prairie [3], il faut faire face à de nombreux personnages. Nous pourrions tenter de distinguer d’un côté la famille achronique et de l’autre, la famille diachronique. Pour chaque enfant existe un père, une mère, des grands-parents et cette donnée ne changera jamais au cours du temps, temps en dehors duquel les appellations se situent, nous parlerons alors de famille achronique. La famille diachronique, quant à elle, se constitue ou plutôt se meut tout au fil du temps. Introduite par une première séparation du couple géniteur d’un premier enfant, la famille diachronique commence son épopée lorsque père et mère refondent un foyer avec de nouveaux partenaires. On parle alors de familles recomposées [4] et d’autant plus si le nouveau partenaire a déjà lui-même un ou des enfants. L’aspect provisoire de la première union est ainsi perpétuellement mis en exergue par l’existence de la deuxième, situation paradoxale qui fait planer sur cette deuxième un risque d’érosion. Cet aspect-là de la famille peut donc être considéré comme diachronique puisque les rôles et fonctions de chacun risquent fortement de se voir être redistribués un jour… ou en tout cas l’ont été une première fois (on peut être beau-père puis ex-beau-père mais pas père puis ex-père). Mais dès lors, en termes de conséquences pour le travailleur social, se posent les questions : Avec qui travaillons-nous ? Pouvons-nous ne tenir compte que de la famille achronique ? Sommes-nous en droit de réunir des parents qui ne sont plus couple ? En outre, l’invitation des conjoints actuels fait d’emblée peser une inégalité sur la fratrie en séance, certains seront avec leur père (ou mère), d’autres, avec leur beau-père (ou belle-mère), la présence de l’un excluant bien souvent la présence de l’autre.
4 Comprenons que, pour bon nombre de travailleurs du secteur de l’enfance, qu’ils soient assistants sociaux, psychologues, psychiatres ou autres, les premiers enjeux seront bien souvent de parvenir à déterminer qui est qui et une fois cela fait, qui fait quoi et avec qui travailler ?
Catastrophe psychosociale ou banalité de l’évolution ?
5 De manière générale la notion de famille a évolué au cours du temps, selon les cultures, les régions, les religions, etc. Les sociologues connaissent bien ces mouvements qui, pas à pas, passent de l’élément social minoritaire au groupuscule plus important auquel la société de lois et d’architecture doit faire face. Remarquons, par exemple, que dans de nombreuses métropoles, les logements jadis destinés à une occupation unifamiliale sont devenus des logements plurifamiliaux. Si la famille vivant sous le même toit était d’antan la famille achronique de trois ou quatre générations dont nous parlions plus haut, aujourd’hui, ces mêmes maisons, divisées en appartements, accueillent les mouvances des familles en recompositions et décompositions, un couple par ici, un parent isolé par là, etc.
6 De même que l’architecture des villes s’adapte et reflète le fonctionnement d’une société, les lois suivent ces mouvements. En Belgique, nous pouvons faire l’hypothèse que l’avancée dans la reconnaissance des droits des femmes par l’introduction du droit de vote en 1948 a contribué à la reconnaissance du droit au divorce pourtant reconnu depuis la nuit des temps. Sont alors arrivés les mariages sous régime de séparation (des biens) [5]. Ainsi, au moment du mariage, la séparation est envisagée et chacun, au final, reprend ses billes. Là aussi, les lois s’adaptent. L’an passé, une proposition de loi de divorce sans faute a été établie. Un conjoint divorçant n’a dès lors plus besoin de faire reconnaître que l’autre est en tort, si on en a marre… on se sépare ! Nous sommes bien loin du sacro-saint gage de loyauté et fidélité jusqu’à ce que la mort nous sépare, pourtant encore bel et bien prononcé par les curés des paroisses accueillant les derniers téméraires candidats au futur divorce (nous lirons mariage). En outre, le concept de cohabitation légale est apparu début 2000. Il reflète la possibilité de se déclarer en union, en une cohabitation qui ait un caractère reconnu par les autorités. En fait, il représente un droit au mariage sans se marier. L’avantage sans les contraintes, il est la suite logique du contrat de mariage sous régime de séparation. A l’injonction puisque nous divorcerons faisons un contrat, la cohabitation légale répond puisque nous divorcerons ne nous marions pas. Francis Martens (2004) nous rappelait que Brassens avait déjà quelques longueurs d’avance lorsqu’il chantait « j’ai l’honneur de ne pas te demander ta main, ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin ». Martens (2004) insistait aussi sur l’existence actuelle, en Europe occidentale, d’une polygamie diachronique : nous aurons plusieurs conjoints, mais pas en même temps.
7 Cette évolution des concepts, des institutions, des lois et autres semble donc être un phénomène normal. Au même titre que les langues et dialectes évoluent avec le temps et s’adaptent aux technologies nouvelles, la notion de famille évolue, entraînant avec elle des modifications socio-juridiques qui à leur tour régulent la notion de famille. La cohabitation légale en est un bon exemple : de marginaux, les couples refusant le mariage sont devenus des cohabitants légaux. Ils étaient en dehors des règles et la règle s’est adaptée à eux pour les ramener dedans.
8 Tous ces changements fondamentaux de l’institutum familia peuvent sembler normaux mais ils s’accompagnent, selon nous, et ce sera le thème central du présent article, d’une pathologie du social dans laquelle se retrouvent enfermées les familles achroniques et diachroniques et dont l’enfant sera bien souvent le symptôme. Au sein de son propre groupe d’appartenance familiale, l’enfant, en manque de repères, peut développer un symptôme désignant son propre malaise et celui de son groupe. Le malaise étant alors lui-même symptomatologique d’une famille qui ne sait plus qui elle est.
D’une perte de vitesse de la fonction du rituel
9 Nous l’avons vu ci-dessus, les lois, l’architecture, bref la Société, s’adapte aux mouvances de ses individus. Toutefois, nous postulons que les bouleversements de la notion familiale n’ont pas été suivis par tous les aspects de la reconnaissance sociale. En effet, dans la plupart des sociétés, qu’elles soient traditionnelles ou modernes, les changements de statuts, les modifications touchant à l’identité d’un groupe ou d’un individu, font généralement l’objet de rituels. Ceux-ci, pour les sociétés de lois, accompagnent souvent la reconnaissance juridique d’un statut en y permettant une reconnaissance sociale. Les rituels viennent également étayer, symboliser, donner une perspective, une dimension, à des notions qui n’en ont pas. Les modifications de statut des individus d’une société sont des modifications d’état. Or, comment représenter un changement d’état si ce n’est de manière symbolique ? Par définition, les verbes dits d’état ne sont pas représentables. Il en est de même pour les statuts des individus sociaux composant les groupes familiaux. Comment dessiner le concept d’anniversaire, de mariage, de décès sans se référer aux rituels qui les mettent en scène, qui permettent, par le symbolisme, l’accès à la représentation. Les rituels viennent donc appuyer les modifications d’état, état juridique et/ou état d’esprit (nous sommes mariés, j’ai 40 ans, il est mort.).
10 Qu’en est-il de la notion de famille et de la gestion rituelle de ces mouvances ? La famille, peut-être plus qu’autre chose, est et a été empreinte de nombreux rituels la définissant. Ainsi, le mariage, même s’il devient désuet, est truffé de rituels visant à définir le statut, le nouvel état, de ses membres. Il commence, par exemple, par la demande qui jadis se faisait au père de la femme convoitée. Aujourd’hui, même s’il ne se fait plus que rarement de la sorte, il s’accompagne bien souvent d’une démarche romanesque venant mettre en perspective cet état d’esprit, cette volonté d’engagement, devant dieu, la mairie ou autres. La demande ne se prononce pas comme une liste de courses, le demandeur ne pose pas la question comme il en poserait une autre, il la ritualise, la symbolise. La suite est connue : ils se fiancent puis se marient. Là encore, quelle que soit la tradition, catholique, judaïque, musulmane, laïque ou autre, le changement de statut de non mariés à mariés ne prend que quelques instants et n’est pas représentable ; il est alors ritualisé pour que chacun, dans la société, puisse le reconnaître, y compris les membres les plus concernés.
11 Parmi les modifications importantes qu’a connu la famille ces dernières décennies, nous nous attarderons ici sur l’apparition de ce que nous avons nommé la famille diachronique. C’est-à-dire celle du divorce, de la séparation, du non-mariage et des recompositions. Celle qui se laisse la possibilité de se modifier, voire celle à laquelle la société ne laisse pas la chance de se consolider ou du moins, de se repérer [6]. En effet, si la famille achronique que nous désignions plus tôt peut encore s’enchérir des nombreux rituels classiquement définis dans la société à laquelle elle appartient, il n’en est pas de même pour la famille diachronique. Comme nous l’avons précisé plus haut, celle-ci commence son épopée par une séparation ou un divorce. Partons du couple marié, qui a probablement traversé plus d’une modification de statut au moyen des rituels particuliers qui s’y rapportent (fiançailles, mariage, baptême, etc.). Mais alors survient la séparation. Celle-ci marque un changement de statut qui est à la fois juridique et d’état d’esprit. Les démarches juridiques à entreprendre sont alors empreintes de rituels certes, mais ces rituels sont uniquement ceux de la justice. On en revient aux avocats et aux contrats initialement rédigés. Mais, si toutes ces questions permettent effectivement d’acter des changements de statuts, de gérer la séparation des biens et la garde des enfants, qu’en est-il de la symbolisation, de la représentation ou même de la représentabilité sociale d’une telle séparation ? Quand, comment et sous quelle forme le réseau gravitant autour d’une famille peut-il prendre acte d’un divorce ? On parle, on échange, on se retrouve, on le dit à l’un qui le dit à l’autre, les amis se partagent ou se demandent s’ils doivent se partager et comment ? Qu’en pensent les enfants ? Qui leur explique ? Comment s’organisera la fonction parentale après l’amour ? Que restera-t-il de l’amour pour les enfants ? Comment seront gérées les angoisses œdipiennes attisées par une situation qui les met en scène ? Toutes ces questions et bien d’autres sont laissées en suspens. Nous l’avons vu, la représentation des modifications de statuts au sein d’un groupe familial se fait souvent par le rituel. Ainsi, si l’on demandait à des enfants de dessiner un mariage, fort à parier que nous verrions un prêtre ou son équivalent, une robe blanche et un homme en costume. De même pour un décès, la scène des funérailles, avec le cercueil, nous apparaîtra… mais quid du divorce ? Pourtant si fréquent, il reste, à l’heure actuelle, irreprésentable pour la société. Chaque enfant en aura bien sûr une représentation propre en fonction de ce qu’il vit (disputes, départ brusque ou non, etc.) mais aucun repère socialement reconnu, aucun rite permettant la reconnaissance de son nouveau statut d’enfant du divorce. Il est laissé là, presque abandonné par la société qui sans conteste ritualise nombre et nombre de changements, accepte et reconnaît bien des droits et de plus en plus de facilités aux divorçants mais s’entête à ne pas le ritualiser… Il serait sans doute le travail des sociologues ou des anthropologues de comprendre pourquoi. Notre propos n’est pas là. Nous nous posons ici la question des conséquences d’une telle irreprésentabilité et des éventuelles pistes de travail à dégager.
12 Avant de poursuivre sur les questions de conséquences particulières à nos situations de thérapies familiales ou d’enfants, permettons-nous, à ce stade, de nous poser quelques questions supplémentaires qui permettraient aux lecteurs d’élargir encore le débat dans bien des directions. L’exemple que nous avons pris est celui d’un couple initialement marié, qu’en est-il pour un couple cohabitant (légalement ou non) ? La dimension rituelle y est-elle encore moindre ? Pourquoi, quand les politiques d’un pays souhaitent faciliter les démarches des divorçants comme c’est le cas en Belgique avec la loi du divorce sans faute, n’envisagent-ils de faciliter que l’aspect juridique et non l’acceptation (la représentabilité) sociale ? L’essor de la systémique est-il lié avec la perte des repères de ces nouvelles familles ? Lorsque la communauté gay réclame le droit au mariage, duquel parle-t-elle, rituel ou juridique ? Nous nous rendons bien compte que la liste des questions laissées sans réponse par l’absence de mise en scène symbolique de la séparation des couples, des familles, est énorme et pourrait donner bien matière à penser.
13 Les manques que nous pointons ici quant au divorce et à la séparation en général s’inscrivent dans une société où l’institution familiale est de moins en moins ritualisée. Pour en témoigner, nous pouvons, sans entrer dans des détails que nous ne maîtrisons pas, faire appel à quelques notions statistiques. En Belgique, depuis les années septante, le nombre de divorces n’a pratiquement pas cessé d’augmenter. Le nombre de mariages, quant à lui, a connu une perte de vitesse dans les années 1950 pour connaître une période que nous ne pouvons qualifier de florissante mais tout au moins de stable entre 1960 et 1990, année à partir de laquelle il entame une chute libre jusqu’au début des années 2000 [7]. Toutefois, nous ne pouvons mesurer la diminution de la ritualisation de la scène familiale au seul moyen du nombre de mariages et de divorces. A ce propos, Alfred Dittgen a publié, en 2003, un article dans lequel il étudie l’évolution du nombre de mariages religieux par rapport au nombre total de mariages, ainsi que l’évolution d’autres cérémonies telles que le baptême, les funérailles, etc. A titre d’exemple, Dittgen (2003) nous enseigne qu’en France, les mariages catholiques ont représenté 80 à 90% [8] des mariages entre 1950 et 1965. Depuis, leur proportion est en chute libre et en 2000, pour le même pays, les mariages catholiques ne représentent plus qu’une tranche de 40 à 53% [9] des mariages.
14 Faut-il y voir un lien, les années septante marquent une étape importante de l’essor de la thérapie familiale. En effet, un peu plus de dix ans après la création du Mental Research Institute à Palo Alto, les pionniers commencent à céder la place, Don Jackson et Nathan Ackerman décèdent, Jay Haley ne dirige plus la revue Family Process (Bloch et Rambo, 1995 ; Wittezaele et Garcia, 1995). En Europe, à Milan plus exactement, Mara Selvini Palazzoli crée, en 1967, le Centro per lo Studio della Famiglia (Selvini Palazzoli, 1995). Huit ans plus tard, en plein milieu des années septante, elle publie Paradoxe et Contre-Paradoxe (Selvini Palazzoli, et al., 1978) [10]. Dittgen (2003) nous indique qu’en Italie aussi, le nombre de mariages religieux commence à diminuer et ce, à partir de 1970. Cependant, nous ne postulons pas l’existence d’un lien de causalité entre la dégradation de la ritualisation de la scène familiale et l’essor de la thérapie familiale. Nous pourrions tout aussi bien prétendre qu’il s’agit de deux indices de la prise d’importance de valeurs telles que la liberté de penser et d’expression et le droit au bonheur individuel. Pour notre part, nous pensons plutôt que la disparition des rites de représentabilité sociale de la famille, l’absence de rite quant aux processus décompositions/recompositions et l’essor de la thérapie familiale, sont à mettre en lien avec la perte des repères sociaux et la quête de ces mêmes repères.
Qu’en est-il des conséquences de cette absence de représentabilité ?
15 Paradoxalement, lorsqu’il se reproduit, le couple meurt pour laisser place à la famille. Lorsqu’il se sépare, le couple ressuscite pour venir rejouer des querelles enfouies, parfois au bénéfice de cette même famille. Rares sont les séparations qui concernent les statuts familiaux des individus, nous entendons rarement un mari quitter sa femme car il ne veut plus être le père de ses enfants. A l’inverse, un homme ou une femme peut avoir le sentiment de n’être plus qu’un père ou une mère et souhaite faire valoir ses qualités d’amant dans une nouvelle union. L’enfant, témoin malgré lui de l’acte d’amour de ses parents, voit se jouer devant lui des enjeux dont il ne peut saisir les tenants et aboutissants. Parfois pris au piège dans les prémisses de la séparation, parfois instrumentalisé et souvent souffrant, l’enfant peut être amené à penser que tous les statuts vont être redéfinis. Pourtant, si la séparation des corps concerne effectivement toute la famille, seul le lien de couple est censé prendre fin. Le lien de parenté ne peut cesser, celui de parentalité ne devrait quant à lui pas cesser. Mais bien des fois, dans les phantasmes de l’enfant ou dans la réalité des parents, les différentes couches s’entremêlent et l’on se dépossède ou se laisse déposséder des rôles et des liens pourtant sans rapport avec la séparation d’un couple. Pour nombre de parents, ces éléments vont de soi, pour nombre d’enfants, leur monde s’écroule et il est nécessaire de préciser ce qui, parmi les décombres, est encore solide.
16 L’enfant pour qui s’installe un flou, matériel ou psychique, quant à la répartition des fonctions post-séparation, se retrouve dans un environnement que nous pourrions qualifier d’insécure. Quelle que soit la qualité des attachements, quelle que soit la contenance de l’environnement précédant la séparation, l’enfant doit faire face, parfois pour la première fois, parfois une fois de plus, à un environnement au sein duquel il ne voit plus les étayages possibles. Comme un aveugle qu’on priverait de canne, l’enfant se voit condamné à avancer pas à pas, incertain de la pérennité des liens précédemment connus, incertain de sa responsabilité dans les évènements survenus et donc, de son pouvoir de destruction. Bien sûr, certains réagiront à ces propos, soutenant l’idée qu’il s’agit ici de familles carencées sur le plan psychique, que dans bon nombre de cas les parents prennent le temps de dialoguer. Comme si prendre l’enfant à part pour lui témoigner de son amour, en dépit de celui dorénavant inexistant pour son conjoint, allait suffire à convaincre son imagination fertile ! En outre, si ses parents disent vrai, comment se fait-il qu’ils n’en parlent que dans l’intimité et que rien ne se dise devant témoins. Autrement dit, pourquoi, si l’enfant à l’impression que tout s’effondre, n’existe-t-il pas une mise en scène permettant une reconnaissance sociale de la persistance des fondations précédemment acquises pour l’enfant ? Pourquoi lui dire suffirait-il, alors que n’importe quel changement d’état s’accompagne de rite et rituel ? Comme si, pour se marier, les futurs époux n’avaient qu’à prononcer, dans l’intimité d’une pièce close, le fait qu’ils sont mariés, au diable les faire-part, les cérémonies, les gâteaux, les curés, les invités, la mairie… Les changements d’état font rituels, étrangement, pas celui-là.
17 Perdu dans ces bouleversements, enrobé dans un système familial dont il ne comprend plus les enjeux, l’enfant aura bien souvent comme issue le développement d’un symptôme. Nous entendons alors : « Il ne s’est jamais remis de la séparation », « Depuis que son père n’est plus là il ne respecte pas mon autorité », « Il se prend pour l’homme de la maison », « Il contrôle mes faits et gestes », « Il ne supporte pas que je puisse refaire ma vie », « Ils se disputent tout le temps entre eux », « Quand ils reviennent de chez leur père/mère ils sont insupportables », etc. Bien que nous ne nous interrogerons pas ici sur les conséquences spécifiques d’une séparation à la période œdipienne ou à l’adolescence, où l’enfant peut avoir, et parfois à juste titre, l’impression d’avoir vaincu son rival prié de quitter les lieux, nous ne perdrons pas de vue que l’arrivée du chaos familial – ou la constitution d’une famille diachronique – peut s’inscrire dans un flou ponctué de rivalité œdipienne non résolue.
Quelles prises en charge de ces situations ? Issue possible ou thérapie-béquille ?
18 Lorsque l’enfant dont nous parlons ci-dessus se trouve orienté vers une prise en charge individuelle, il va pouvoir bénéficier d’un lieu personnel d’élaboration. Comme si, dans le chaos, le meilleur moyen de redonner sens revenait à s’occuper de la plus petite unité vivante. Pour reprendre l’exemple de la motocyclette de Neuburger (1984), nous nous occuperions donc d’une pièce « défaillante » sans nous préoccuper du bon ronronnement du moteur et des conditions de circulation.
19 Toutefois, cette orientation présente nombre d’avantages non négligeables. Sur le plan clinique : a) le démêlement familial, par exemple au moyen du génogramme, peut avoir très vite des vertus thérapeutiques pour l’enfant ; b) il reçoit là un lieu d’élaboration, un temps d’arrêt dans lequel il peut donner sens et représentabilité à son vécu et à celui de son groupe familial ; c) la quête des (re)pères se fait, en séance, de manière individuelle, mettant l’accent sur la personne propre de l’enfant, permettant sans doute de lever les quelques dangereuses pierres de reproduction parsemées sur le chemin de son développement. Sur le plan pratique : a) le « simple » démêlement familial suffit, il n’est nul besoin, après avoir compris qui est qui, de se demander qui inviter ; b) en outre, en refusant d’y pénétrer, le thérapeute évite d’être lui-même pris au piège de la famille diachronique, de ses multiples points de vue, de ces séances tantôt avec l’un puis avec l’autre, il en extrait un temps l’enfant et lui permet ainsi d’élaborer son vécu, en dehors de l’instabilité du milieu.
20 La thérapie-béquille ou palliative ainsi proposée a de nombreuses vertus que nous ne remettrons pas en cause. Les souffrances intrapsychiques de l’enfant sont bien présentes et l’aide qui lui est apportée lui permettra d’affronter le monde dont il fait partie avec plus de sérénité.
21 Permettons-nous cependant de faire l’hypothèse que la souffrance personnelle de l’enfant est aussi le symptôme d’une famille en perte de repères. A l’arrivée de la famille diachronique, suite donc à une séparation originaire, les familles recomposées sont livrées à elles-mêmes. Nous l’avons évoqué ci-dessus, jusqu’à la première séparation, la Société guide la famille dans l’acceptation personnelle et sociale des changements d’état de ses membres. Mais, lorsque survient la séparation, chacun est amené, dans la mesure des ressources dont il disposerait encore en dépit de la violence psychique des événements, à créer ses propres pistes de représentabilité et d’acceptabilité sociale. Autant dire que le combat est vain. Nous touchons ici un élément fondamental des familles consultant autour de la question du divorce ou de la séparation. La demande de consultation s’inscrit elle-même comme une demande de repère social. Puisque celui-ci n’est pas disponible dans la société à laquelle elle appartient, la famille, en dehors du fonctionnement social, vient en consultation. Elle vient, malade, se faire aider. Les questions sous-jacentes sont alors celles-ci : Puisque nous n’avons plus accès à une représentabilité sociale, dites-nous qui nous sommes ? Que reste-t-il de notre famille ? Sommes-nous encore une famille ? Une autre illustration du phénomène réside dans les nombreuses consultations ou demandes de thérapies de couple qui précèdent une rupture : « Nous allons nous séparer, mais aidez-nous à savoir si nous aurons encore une identité ? » Les demandes de couples en crise, lorsqu’une séparation s’envisage, ne sont donc que rarement liées à des pathologies de communication ou autres troubles comme la (re)mise en scène de conflits des familles d’origines, etc. Nous faisons l’hypothèse qu’elles sont liées à la prévisible crise identitaire qui attend les futurs ex-conjoints livrés à eux-mêmes par une non représentabilité sociale de leur rupture [11].
22 Nous sommes donc bien, en tant que thérapeutes, face à une crise identitaire familiale et non pas uniquement face à la nécessité de gérer, individuellement ou en famille, l’entremêlement de souffrances multiples. En consultation, ces familles peuvent être aidées dans leur processus de décompositions/recompositions. En pratique, cela nécessite une énergie énorme que certains thérapeutes ne peuvent se permettre. En effet, il faut gérer, dans le temps et l’espace thérapeutique, les rendez-vous de sous-systèmes différents et enchevêtrés. En outre, est-ce réellement aux thérapeutes qu’il incombe d’organiser une telle ritualisation, faisant d’eux les « prêtres du divorce » ? Dans la réalité, nous sommes donc plus à même d’intervenir efficacement dans la crise identitaire rencontrée par la famille. Nous proposons ci-dessous d’élargir la réflexion à partir de la présentation d’une vignette clinique. Celle-ci concerne les aspects de crise identitaire que traverse la famille décomposée-recomposée suite à une séparation qui a détruit ses repères, et la manière dont nous proposons d’y intervenir en nous référant essentiellement aux travaux de Robert Neuburger (2005) à propos des familles ayant connu un traumatisme et des propositions qu’il nous adresse pour les re-connaître, les re-mythifier et les re-ritualiser.
La famille Magnolia [12]
La famille Magnolia a connu une séparation quelques années plus tôt. Nous sommes contactés par la mère pour un symptôme présent chez l’un de ses enfants. Le couple Magnolia a eu trois enfants. L’aîné est un garçon adolescent. La fille cadette est en fin de période de latence (préadolescente) et enfin, le benjamin est un garçon en pleine période de latence.
24 Avant de poursuivre, arrêtons-nous quelques instants sur un détail auquel nous sommes quotidiennement confrontés. Après le divorce, la mère des enfants, retrouvant son nom de jeune fille, n’a plus le même nom que ses enfants. Si de vifs débats soulignent l’importance pour le père d’offrir son nom à ses enfants, celui-ci étant un gage de filiation qui, chez l’homme, ne peut être que symbolique, que devons-nous en conclure quant à la perte, pour la mère, du nom qui l’inscrit également dans cette filiation symbolique ?
Le repérage de la crise identitaire (re-connaître)
La famille (mère et enfants) se présente à nous avec un symptôme dont il est assez rapidement possible de comprendre les enjeux de loyauté quant à l’absence du père. Le risque à ce stade est de considérer une difficulté chez l’un des enfants à faire face à la séparation et à faire le deuil du couple des parents, alors qu’il pourrait s’agir d’une crise identitaire concernant l’ensemble du système familial consultant. Nous mettant d’accord avec les enfants Magnolia et leur mère, nous décidons de planifier 5 séances afin d’évaluer les possibilités de travail que nous pourrions faire ensemble. Les séances se déroulent à raison d’une tous les quinze jours. Au bout des 5 séances au cours desquelles nous n’avons exploré que légèrement l’histoire de la famille et plus en profondeur les difficultés actuelles que rencontre le système, le symptôme a disparu.
26 C’est dans cette première phase d’intervention que la crise identitaire familiale, véritable raison de la consultation, va être repérable. La disparition rapide d’un symptôme est fréquemment comprise comme une tentative de résistance au changement de la part du système. Il n’est alors pas rare qu’elle s’accompagne d’une fuite de la demande là où le thérapeute a compris qu’elle est une manière d’éviter d’aborder certaines souffrances que le système pense trop risquées. Dans le cas où l’un des enfants se trouve dans un conflit de loyauté trop fort et/ou dans le deuil impossible de la relation conjugale de ses parents, il est peu probable que le symptôme disparaisse aussi rapidement, ou alors cette disparition s’accompagne également de mécanismes de résistance (individuels et/ou soutenus par le système). Pourtant, dans le cas de la famille en crise identitaire, il n’en est rien. Le symptôme disparaît bel et bien pour des raisons thérapeutiques et la demande, elle, non seulement se maintient mais se généralise à une demande familiale et ne doit plus passer par la désignation d’un patient qui serait responsable de l’ensemble du dysfonctionnement.
Ainsi, avec les enfants Magnolia et leur mère, nous creusons à la cinquième séance, les raisons de cette amélioration et la suite à donner à la consultation. En effet, nous soulignons que si les choses vont mieux, nous pouvons réfléchir au pourquoi, mais il n’est sans doute plus nécessaire de poursuivre. En ce sens, nous offrons à la famille une issue de secours. Pourtant, la famille exprime d’emblée son souhait de continuer. Dans l’exploration des raisons de l’amélioration soudaine de la situation, la famille amène, à son insu, la notion de crise identitaire familiale. Dans le cas des enfants Magnolia et de leur mère, ils nous expliquent que le « simple » fait de s’asseoir en famille pour discuter est devenu impossible, laissant poindre qu’ils n’ont plus l’impression d’être « une famille ». Au moins, en séance, nous disent-ils, ils se retrouvent ensemble dans la même pièce, phénomène devenu rare, et en outre, ils conversent et apprécient cela.
28 L’un des dangers pourrait être de proposer une thérapie familiale sans s’apercevoir que la famille n’a résolument plus l’impression d’en être une. A la lumière de ces découvertes, la disparition rapide du symptôme prend tout son sens. Recevoir le système en consultation lui a permis de se redéfinir (de se re-connaître et d’être reconnu), ne fut-ce que face à un intervenant du secteur de la santé mentale, comme une famille. Une famille malade certes, mais une famille quand même.
Nouvel objectif et prise de conscience familiale
A ce stade, la famille peut exprimer son souhait de poursuivre les séances et nous redéfinissons un nouvel objectif de travail. Celui-ci peut paraître simpliste mais révèle la gravité de la décomposition identitaire de la famille. Nous décidons que nous allons poursuivre les rencontres, non plus pour guérir l’un des membres présentant un symptôme, mais pour permettre à la famille de se retrouver ensemble et d’échanger. Le seul objectif est donc de venir pour venir et se retrouver.
30 Nous pensons que beaucoup de thérapeutes sont tentés de stopper les séances trop tôt dans ces cas-là. Rentrant dans le piège d’une famille qui ne résiste pas et dont le symptôme a disparu, le thérapeute se demande ce qu’il peut encore faire. Il doit, selon nous, prendre conscience qu’il pourrait bien être la seule personne et le seul endroit où la famille peut exister en tant que telle. En ce sens, la consultation prend des allures de rituels prothétiques au sein desquels la famille va petit à petit pouvoir apprendre à se connaître à nouveau et dans lesquels elle aura l’occasion de revisiter ses mythes et les pièges qui les entourent. Nous retrouvons bel et bien ici les trois R proposés par Neuburger (2005).
Le travail avec les enfants Magnolia et leur mère, comme avec d’autres familles, a consisté dans un premier temps à leur permettre de réaliser (de l’ordre d’un auto-re-connaître) que cette excitation ou cette curiosité à se retrouver ensemble est bien le témoin d’une crise identitaire collective dans laquelle ils se sont inscrits. Dans le cas des enfants Magnolia et leur mère, c’est par le dessin de famille que cette prise de conscience a pu émerger. Nous avons demandé au benjamin de réaliser, pendant une séance, le dessin de sa famille. Sur celui-ci, l’enfant a dessiné un couple dont les membres se tiennent l’un à côté de l’autre et les enfants tout autour. Pourtant, le père y apparaît en pointillés. Le benjamin nous explique son dessin, disant qu’il ne peut pas dessiner sa famille actuelle car, depuis la séparation, ils ne sont plus une famille. A ses dires, une grande émotion envahit chacun des membres. Décortiquant plus tard l’émotion suscitée, les membres du système peuvent dire combien la simple évocation d’être ou non une famille est douloureuse. Le système s’est organisé en une cohabitation de plusieurs individus dont les liens mutuels sont devenus rares et flous. Ils ne savent plus qui ils sont.
32 Après cette phase initiale de re-connaissance qui implique le repérage de la crise identitaire, sa prise de conscience par le système et la redéfinition des objectifs thérapeutiques, nous pouvons entrer dans la suite du processus (re-ritualisation, re-mythification). Cette seconde phase, nous la désignons, dans ce contexte, comme une phase de re(-)présentation. Représentation au sens de pouvoir se refigurer, se redessiner comme une famille (aspect mythique) mais aussi re-présentation au sens de se présenter à nouveau dans des scènes familiales et de confrontations familiales (aspects rituels).
Revenons à notre vignette pour illustrer ces derniers points. Le travail de remythification avec les enfants Magnolia et leur mère a consisté à définir ensemble les caractéristiques d’une famille. Deux visions se sont rapidement opposées : qu’est-ce qu’est une famille et qu’est-ce que fait une famille ? Des blocages sont donc intervenus à l’idée qu’une famille c’est ceci ou cela et que, par exemple, il y faut le couple parental initial (nous confrontant au mythe, récurrent dans ces cas, de la famille unie) ! La piste de ce que fait une famille a permis par contre d’ouvrir la réflexion. Ici, en référence aux travaux de Watzlawick, et al. (1972), se pose la question de la ponctuation des faits, la famille ne fait-elle plus ce que, selon elle, fait une famille, parce qu’elle n’a plus l’impression d’en être une ou l’inverse ? A partir de là, la famille Magnolia a en tout cas pu s’autoriser à interroger la pertinence du mythe de la famille unie, se permettant des écarts à l’injonction qu’ils avaient faite leur : « Tous ensemble ou rien ». Pour la famille Magnolia, la séparation a été l’occasion d’une réorganisation, d’une remythification qui n’a pas eu lieu. L’individuation a dès lors pris le dessus et les rituels familiaux se sont dissous.
Les deux n’étant de toute façon pas sécables, en parallèle de cette exploration du mythe se fait le travail du rite. Nous l’avons dit, prenant doucement conscience des pièges qu’elle s’inflige, la famille, en cours de re-mythification, tend à se re-ritualiser ou du moins se laisse tenter de le faire. Ici aussi, le thérapeute peut intervenir pour faciliter ce travail. Tout d’abord, la consultation elle-même s’inscrit comme un rituel. Suffisamment puissant pour permettre la levée du symptôme mais désignant, par le même processus, la famille comme « malade ». Partant de leurs suggestions ou de celles du thérapeute, nous proposons d’accompagner, de près ou de loin, les tentatives de re-ritualisation. Ainsi, pour cette famille, il s’agissait, entre autres, d’être capable de prendre des décisions ensemble. Certaines séances ont pu être entièrement consacrées à des prises de décisions, seul lieu où la famille pouvait le faire. Dans d’autres, nous avons aidé la famille à explorer sa propre histoire au moyen du génogramme, la famille ayant identifié le fait de raconter des histoires familiales comme une activité spécifique aux familles. Le génogramme nous a semblé être un outil pouvant favoriser cet échange en plus du sens qu’il rend à la famille. De même, comme nous l’avons dit plus haut, nous avons accompagné la famille dans ses (re)confrontations aux autres familles. Ici encore, nous sommes partis de ce que le système avait identifié comme activités confrontantes (au sens d’activités de rencontre des familles comme le cinéma, les expositions, les invitations aux repas, etc.). Chaque présentation de la famille à d’autres a donc pu être préparée en séance et/ou débriefée après. Ces confrontations sont des rituels privilégiés au sens où ils mettent en scène la famille face à d’autres familles, ayant pour effet quasi immédiat, par confrontation à des systèmes différents, la mise en lumière de leur singularité. C’est en se plongeant dans la masse que se renforce leur appartenance. Entendons-nous, tout ceci est à explorer du point de vue systémique. Préservons-nous de dérives qui reviendraient à prescrire du rite sans s’attarder aux traductions et impacts mythiques.
Petit à petit, la famille a pu explorer et reprendre confiance dans le fait d’être une famille aux valeurs et croyances spécifiques mais aussi aux rituels spécifiques. Gardons-nous tout de même de vanité, il existe dans ce processus des hauts et des bas. En outre, rappelons que le processus de crise s’est installé assez rapidement et a persisté des années avant la consultation. Les bases du travail thérapeutique sont donc fragiles et nécessitent d’être consolidées au fil du temps. Nous faisons l’hypothèse, dans le présent article, que si elle avait bénéficié d’une représentabilité sociétale de sa décomposition, la famille Magnolia aurait su mieux se redéfinir dans ce moment de crise qu’est la séparation.
Conclusion
34 Nous l’avons dit, dans un contexte de séparation, la souffrance de l’enfant est légitime. Individuellement, la souffrance de chaque membre de la famille l’est également. Toutefois, nous faisons l’hypothèse que la souffrance du patient désigné – et nous pensons que dans ce contexte de séparation celui-ci est généralement l’enfant – peut aussi s’avérer être le symptôme d’une famille en crise identitaire, en manque de repères sociaux quant à ses décompositions/recompositions. Il nous semble alors que la psychothérapie peut intervenir à plusieurs niveaux. Chacun peut être aidé individuellement. Et, bien que cela soit plus difficile à mettre en place, la famille diachronique peut aussi être aidée dans sa crise identitaire, dans les réaménagements auxquels elle doit faire face : la distribution et redistribution des rôles. En outre, nous pensons que ces aides ont un caractère palliatif. En effet, elles tentent de pallier les difficultés posées par l’absence de représentabilité sociale des séparations des familles. D’un point de vue macrosystémique, nous postulons dès lors que le nombre important de familles décomposées-recomposées en consultation ou en crise identitaire peut être considéré comme le symptôme d’une Société où le processus de recomposition et ses préalables ne peuvent être représentés. La société de lois, l’Etat, ne peut-être tenue comme seule responsable. C’est d’ailleurs rarement la société de lois qui organise la ritualisation des changements de statut dont elle est pourtant dépositaire. Les sociétés de cultes, à qui revient plus volontiers ce rôle, n’approchent guère non plus l’idée d’une représentation du processus de séparation. En Europe occidentale, les religions chrétiennes dominantes, bien que confrontées à la baisse des mariages et à l’augmentation des divorces, ne semblent pas ouvrir leurs portes à de telles ritualisations. Le fait est pourtant qu’au vu de l’ampleur du phénomène, de ce que Francis Martens (2004) avait appelé la polygamie diachronique, nous pourrions légitimement plaider en faveur d’un sacrement du divorce ou de son équivalent.
35 Non organisé par l’état, refusé par les cultes, insensé pour bon nombre, impensable pour les familles en souffrance, le domaine psy ramasse les morceaux, tentant comme nous l’avons dit de pallier cette non représentabilité sociale. Les psychothérapeutes qui en ont la possibilité peuvent tant bien que mal continuer à aider ça et là les individus et familles en crise identitaire. Pour ce faire, il faut d’abord qu’ils puissent prendre conscience de l’existence de ces crises dans le contexte des recompositions. C’est ce à quoi nous avons voulu contribuer en faisant ici l’hypothèse que ces crises identitaires familiales sont le reflet de l’irreprésentabilité des réaménagements de foyers et de l’absence de possibilité de reconnaissance et d’acceptation sociale de tels réaménagements. Bien que pouvant accompagner ces processus, le domaine psy doit-il supporter à lui seul ce phénomène ? Il peut participer aux reflets identitaires nécessaires. Il peut également organiser, par l’intermédiaire de prescriptions au sens systémique ou par la création d’actions spécifiques aux séparations (groupes de parole, etc.), la ritualisation des décompositions/recompositions. Mais, l’organisation par le domaine psy de cette ritualisation a pour paradoxe qu’elle tente de légitimer socialement les nouveaux statuts familiaux depuis la position du secteur de la santé mentale. Il est dès lors plus que tentant de penser que ces familles souffrent de déséquilibres mentaux alors que, de notre point de vue, la société est en défaut de ne pouvoir rendre acceptable quelque chose que pourtant elle autorise et cautionne.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- 8. Mosca F., Garnier A-M. (2005) : Le Génogramme, outil de base en pédopsychiatrie, Thérapie familiale, 26, 3, 247-258.
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- 10. Neuburger R. (2005). Les familles qui ont la tête à l’envers. Odile Jacob, Paris.
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- 12. Selvini-Palazzoli M., Boscolo L., Cecchin G., Prata G. (1978) : Paradoxe et Contre-Paradoxe. Un nouveau mode thérapeutique face aux familles à transaction schizophrénique. ESF, Paris.
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- 15. Wittezaele J.-J., Garcia T. (1995) : L’approche clinique de Palo Alto. In Elkaïm M. (1995) : Panorama des thérapies familiales, pp. 186-230, Seuil, Paris.
Notes
-
[1]
Psychologue et psychothérapeute.
-
[2]
Au début des années 1990, la sortie du film de Patrick Braoudé, « Génial, mes parents divorcent ! », marque une étape importante de la banalisation/normalisation des familles recomposées.
-
[3]
Série télévisée créée dans les années 1970 aux Etats-Unis d’Amérique, elle s’inspire des écrits de Laura Ingalls Wilder et raconte les péripéties d’une famille de pionniers à la fin du XIXe siècle.
-
[4]
Pour être correcte la formule ne devrait-elle pas s’employer uniquement au pluriel ?
-
[5]
L’appellation elle-même ne tient-elle pas du paradoxe ?
-
[6]
Lemaire (2001) va plus loin en disant que, dans certains cas, les conjoints anticipent voire recherchent, dans leur choix amoureux, cette possibilité de désunion. Le divorce pouvant apparaître, selon lui, comme preuve de valeur, d’indépendance ou de maturité. Il explique cela notamment au moyen d’une pression sociétale véhiculée, entre autres, par la puissante médiatisation contemporaine.
-
[7]
Nos indications proviennent du portail de l’Institut national de statistique www.statbel.fgov.be.
-
[8]
Selon que sont pris en compte tous les mariages ou uniquement les mariages de personnes non divorcées. L’Eglise refusant les remariages, un calcul séparé a été effectué.
-
[9]
Idem.
-
[10]
La version originale, Paradosso e controparadosso, a été publiée en 1975.
-
[11]
Lemaire (2001, p. 16) envisage le couple comme un des principaux moyens de confirmation identitaire.
-
[12]
Tout comme pour le nom de la famille, de nombreux détails non pertinents pour la présentation ont été modifiés ou enlevés afin de garantir la confidentialité. Précisons également que dans la situation décrite, des contacts ont été établis avec la branche paternelle, ceux-ci ne seront pas discutés ici.