Introduction
1Notre pratique clinique nous confronte de plus en plus à la problématique de l’enfant-roi, tout comme à celle de l’enfant-tyran.
2Ces problématiques se sont multipliées ces dernières années, renvoyant au même moment à une interrogation sur les changements sociétaux.
3Les repères classiques sont devenus obsolètes et nous sommes contraints, quel que soit le modèle de la famille nucléaire, à revoir nos bases théoriques : les rôles de père et de mère, les frontières générationnelles, etc.
4Mais les concepts analytiques sont, eux aussi, « interrogeables » face à ces nouvelles constellations familiales. (Voir les couples homosexuels avec enfants, les familles monoparentales…).
5Nous savons que chaque contexte socioculturel produit sa propre psychopathologie, laquelle s’inscrit dans un moment historique particulier. Actuellement, nous rencontrons l’émergence du diagnostic « d’état limite » révélateur d’une société qui cherche ses limites, « ses re-pères et ses pères ». Notre société se caractérise, à l’intérieur de nos familles comme de nos institutions, par trop « de mère ». Les pères ont perdu leurs certitudes et sont à la recherche de nouvelles identités.
6L’enfant-roi n’est jamais le fait exclusif d’une situation ou d’un contexte en particulier. Il est le résultat d’un processus où plusieurs éléments interagissent.
7La notion de l’enfant-roi ne désigne pas seulement une figure d’enfant, mais une forme de relation entre enfants et adultes.
8C’est le rapport entre enfants et adultes qui est modifié dans nos sociétés contemporaines. Notre société est marquée par un effacement de la différence entre les sexes et entre les générations. Drôle de paradoxe : dans une société qui clame le respect de la différence, se fait jour simultanément une tendance à vouloir éradiquer toute différence.
9Ceci nous amène à parler du concept d’altérité. L’altérité est une conquête difficile et progressive. Le développement humain passe du semblable au différent. La différence vient de séparations et de renoncements. C’est ce processus qui conduit vers l’autonomie. Ce processus nous semble, dans la problématique de l’enfant-roi, à la fois accéléré et simultanément freiné.
10Nous sommes plutôt confrontés à des dépendances réciproques puissantes entre parents et enfants. Cependant dans le discours dominant, l’indépendance est pourtant mise à l’avant-plan.
11L’observation de ces dépendances pose la question des mythes familiaux qui les sous-tendent. Lesquels s’inscrivent dans des mythes sociaux eux-mêmes très prégnants et douloureusement multi-référentiels.
12Ce questionnement amplifie encore nos interrogations : comment aider ces familles dans l’espace thérapie familiale ?
13Nous faisons la différence entre enfant-roi et enfant-tyran, différence que nous aimerions travailler. Car, dans les multiples textes, les concepts sont parfois « étrangement indifférenciés ».
14Les problématiques « enfant-roi, enfant-tyran » nous confrontent à nos propres valeurs. Se pose alors la question : « Comment créer des alliances thérapeutiques ? Faut-il éviter de prendre une attitude éducationnelle ? Comment continuer à développer une attitude de multipartialité ? Quelles pistes thérapeutiques dégager ? Quels outils thérapeutiques privilégier ?… »
15Même si nous essayons de définir les concepts enfant-roi, enfant-tyran « pour notre pratique clinique », il faut viser à utiliser ces notions sans aboutir cependant à une stigmatisation et à un enfermement dans notre travail thérapeutique.
Méthode de travail
16Nous avons proposé aux participants d’approfondir les interrogations énoncées en abordant un cas clinique rendu accessible à l’aide d’un jeu de rôles.
17Les questions qui leur ont été posées se sont situées à des niveaux logiques différents et nous avons tenté d’aller vers une lecture « écologique » du phénomène enfant-roi/enfant-tyran.
18Le terme « écologie » est utilisé pour nommer les relations circulaires des individus entre eux et avec leur milieu de vie, ainsi que les conséquences de ces relations.
19Chaque niveau de questionnement a été dévolu à un sous-groupe de travail :
- Julien : enfant-roi/enfant-tyran ?
- Quels symptômes observez-vous ?
- Tentez de faire une distinction entre les deux ?
- Formulez vos hypothèses sur le fonctionnement de la famille de Julien. Quid notamment des notions d’autonomie et de dépendance ?
- Relevez dans la Société « les Mythes » qui influencent la problématique des familles : – enfant-roi/enfant-tyran.
- Proposez des pistes thérapeutiques en fonction de votre expérience clinique, argumentez.
20Nous avons partagé nos analyses, nos expériences cliniques, et nous avons ensuite élaboré conjointement des hypothèses sur la genèse et les fonctions de tels comportements. Le texte qui suit est un résumé de la coproduction groupes/animatrices.
Jeu de rôle
21Dans la narration de la situation clinique qui fut jouée, nous ne décrirons que les aspects les plus pertinents avec le thème de notre travail :
Il s’agit d’un enfant qui s’appelle Julien, âgé de 13 ans.
La thérapeute de famille du Service de Santé Mentale le reçoit avec ses parents et son petit frère Maxime, âgé de 2 ans.
Ils sont adressés par la psychologue du centre psycho-médico-social rattaché à l’école :
en 2e année du secondaire, il rencontre des problèmes d’apprentissage, de comportement et de violence, tant avec les professeurs (il menace d’incendier la maison de l’un d’entre eux), qu’avec les autres élèves (il casse le nez d’un condisciple), il fume régulièrement des joints. Cette constellation d’éléments est connue par les parents après que Julien ait été menacé de renvoi définitif.
Ecrasés et confus, les parents tentent d’expliquer leurs propres difficultés avec Julien :
ils se disent constamment en conflit avec lui concernant les résultats scolaires, les sorties, ses attitudes à la maison : « il les pousse à bout et ne supporte aucune contrainte » Ils n’arrivent pas à appliquer leurs menaces de sanctions : « Il faut que Julien comprenne de lui-même les problèmes, on veut qu’il ait droit à la parole ». En même temps qu’ils cherchent à mettre des limites, ils lui offrent de gros cadeaux « pour se faire pardonner », espérant susciter enfin une « réaction favorable ».
Julien lui aussi se montre contradictoire; après avoir menacé sa mère d’un couteau, il lui offre un parfum : « Evidemment c’est aussi pour faire oublier ses bêtises et nous amadouer ». Contrarié, il se venge sur son frère Maxime et « s’arrange pour que les rapports dégénèrent entre tous dans la famille ».
Les participants nous montrent une situation difficile à vivre pour chacun des protagonistes : Julien, les parents, les condisciples et les adultes qui gravitent autour de lui.
Pendant la consultation, Julien se montre agité, circule dans tous les sens, touche à tout, coupe la parole à ses parents, à la thérapeute, signale à tout moment qu’il n’a rien à faire là, qu’il n’a rien demandé, qu’il a d’autres rendez-vous plus urgents à honorer…
ce faisant, il occupe tout l’espace, est omniprésent… omnipotent…
Si le mari exprime un geste amical de soutien à l’égard de sa femme et tente par les mots de cadrer quelque peu Julien, il apparaît néanmoins comme un père « désengagé ».
La mère adhère au discours du père pendant qu’elle prend physiquement distance vis-à-vis de lui.
Pendant ces séquences Julien continue à provoquer, fait diversion, adopte une attitude humoristique, clownesque, paraît « insaisissable »… renvoie ses parents à la verbalisation d’un sentiment d’impuissance et de culpabilité…
Quant à l’histoire de Julien et de sa famille, nous apprenons pêle-mêle différents éléments.
Les parents se révèlent courageux et sont très investis dans leur profession respective (traiteur pour le père, infirmière pour la mère). Peu après sa naissance, Julien présente un pneumothorax et est hospitalisé 10 jours, ensuite il est rapidement pris en charge à temps plein par sa grand-mère maternelle qui présente elle-même un épisode dépressif suite au décès du grand-père. Elle octroie à Julien une place prépondérante : « Il est son Dieu ». Elle disqualifie régulièrement l’autorité des parents et ne leur laisse aucune place structurante dans sa vie. Ils sont contraints de le changer d’école pour reprendre un rôle plus actif dans son existence et le récupérer sous leur toit. La mère tente alors de s’installer dans une relation de grande proximité affective avec lui.
Les questions autour de la mort de la mamy laissent entrevoir « un Julien enfin attentif et ému », beaucoup d’interrogations paraissent rester sans réponse, laissant planer l’ombre d’un possible secret ?
Ce deuil a été très traumatique pour Julien : « Si mamy avait vécu, je serais mieux dans ma peau et c’est sûr, je ferais moins de conneries. »
23Nous avons pu percevoir comment fonctionne la relation entre l’enfant, ses parents et leurs environnements. Nous allons maintenant reprendre certaines des propositions énoncées, construire des hypothèses et tenter de mettre en perspective les différentes logiques sous-jacentes à ces problématiques.
24Nous cherchons à comprendre la complexité de ces phénomènes tout en réfléchissant à des interventions locales, notamment sur le plan thérapeutique.
L’enfant-roi et ses symptômes
25Il est courant d’entendre, à propos de l’enfant-roi « qu’il pousse à bout » (5), qu’il cherche la limite, teste les limites, teste l’adulte, etc.
26D’autres symptômes sont fréquemment cités également; intolérance à la frustration, sentiment permanent d’insatisfaction, agitation motrice, instabilité, absence totale de « retenue », troubles du comportement, dépression masquée, sentiment de toute-puissance; attitude irrespectueuse vis-à-vis des parents et des adultes en général, tant dans les mots que dans les actes.
27Dans la vie de cet enfant, pas de temps pour l’ennui, le rêve, la création… il reste enfermé dans des forces « pulsionnelles » et est véritablement en panne de désir lié au « manque de manque » (14).
L’enfant-tyran et ses symptômes
28Pour ce texte, nous nous sommes appuyées sur notre propre expérience clinique, au sein d’une Unité de thérapie familiale implantée à Herstal (Belgique). Nous nous sommes également inspirées des travaux de recherche effectués par Pierrette Witkowski (19). Elle travaillait avec son équipe durant les années 1994 et 1995 dans un service de psychiatrie infanto-juvénile du nord de la Meurthe-et-Moselle (France).
29Vingt-deux familles furent retenues pour cette recherche : Elles venaient en consultation pour un enfant ou un adolescent défini comme « violent » par ses proches, c’est-à-dire présentant un comportement perturbateur, sans que celui-ci ne s’inscrive dans une pathologie psychiatrique caractérisée de l’enfant ou des parents ou ne soit associé à une déficience intellectuelle.
30Pierrette Witkowski liste une série de symptômes qui reviennent avec régularité :
- Comportement tyrannique à la maison (souvent étiqueté comme très précoce par la famille), avec refus d’obéissance et colères, accompagnées ou non de menaces, d’intimidations, de dégâts matériels, d’agressions physiques (morsures, coups…);
- Echec scolaire fréquent mais non systématique, refus d’investissement (grève de l’école), potentialités intellectuelles généralement non mises en cause : « Il peut quand il veut… »;
- Extension des problèmes domestiques à l’extérieur de la maison avec vols, violence à l’école, dégradations matérielles sur la voie publique, etc.;
- Menaces auto-agressives (menaces de suicide, de fugue…).
31Les symptômes de l’enfant-tyran témoignent, semble-t-il, de plus d’intensité, de souffrances, de désespoirs, que ceux de l’enfant-roi et, au-delà des mots, s’expriment par des « passages à l’acte violents ».
32Cette tyrannie de l’enfant reste pourtant paradoxalement porteuse d’espoir, elle semble chercher un objet qui résistera enfin à sa destructivité.
33Ainsi pour les participants les symptômes de Julien peuvent aussi être vus comme une métaphore : « Le patient et la famille tentent de concilier dans un symbole équivoque des exigences contradictoires. Tout se passe comme si le symptôme en tant que métaphore réussissait à concilier ce qui dans la réalité s’oppose, et qu’en cristallisant l’opposition, il figeait cette réalité. » (11).
34« Le symptôme peut être lu à la fois comme un appel au changement et comme une tentative de maintien du statu quo », nous disent les participants.
La famille « enfant-roi »
35Cette famille va tenter de coller de près ou de loin au modèle de la « nouvelle famille » mais cette conformité va parfois connaître des dérapages ou encore se retrouver en contradiction avec les « Mythes fondateurs » des familles d’origine.
36Quelle constellation d’éléments paraît présente dans la famille « enfant-roi »?
- Les relations dans la famille ne répondent plus à la logique hiérarchique, mais bien à la règle du consentement. Dans les comportements parentaux, ceci peut se traduire tantôt par un manque de limites, tantôt par un mouvement d’oscillation d’un pôle autoritaire vers un pôle laxiste et inversement.
- L’abrasion des rapports d’autorité disloque la fonction structurante du père, qui apparaît dorénavant comme « évaporée ». Françoise Hurstel évoque la « déchirure paternelle » (9).
- Le désir d’enfant est alors relié à des attentes magiques à son égard. « Depuis les
origines, l’enfant a souvent été un accident dont on faisait ce qu’on pouvait.
Aujourd’hui, il est devenu la valeur suprême qui focalise l’attention de tous » (12). - Dans un environnement socio-économique qui se décline avec des mots comme « insécurité, compétition, exclusion » les parents vivent à un rythme de plus en plus accéléré, ne laissent plus « le temps au temps », recherchent souvent le « plaisir immédiat » incarné dans des valeurs matérielles qui supplantent les valeurs humaines.
- Les enfants ont régulièrement affaire à des parents « over-bookés », à disponibilité réduite et ceci ne permet pas la mise en œuvre des missions parentales, qui restent parfois virtuelles.
- « Le présent est surinvesti, alors que le passé a tendance à être désinvesti; le futur est rempli d’incertitudes » (15).
- Les séparations en tout genre fragilisent encore cet édifice instable de « la nouvelle famille ».
38Face à ces nouveaux modèles de « famille », les membres de la famille « enfant-roi » ressentent à la fois fascination, adhésion et/ou incertitude, inquiétude diffuse, la plupart du temps non verbalisées.
39Ainsi l’attitude de l’enfant-roi pourrait être regardée comme « l’indicateur d’un excès de vitesse », un « signal d’alarme » révélateur de la crise des valeurs que traversent certaines familles face aux mutations dans l’environnement.
40En tant qu’intervenants médico-psycho-sociaux, nous rencontrons ce type de famille « enfant-roi » soit en réponse à une demande d’aide spontanée, soit après le signalement d’un intervenant, lequel a constaté un changement dans le comportement de l’enfant dans son contexte scolaire ou de loisirs.
41Les parents se présentent en thérapie comme des parents pétris d’interrogations sur leur système éducatif. Dans le passé, ils ont réussi à assurer le bien-être de tous les membres de leur famille. Mais, maintenant, « Ils ne savent plus à quel saint se vouer… ». Ils sont conscients de la situation de crise et reconnaissent les difficultés de comportement de leur enfant. Ils sont ouverts à une proposition d’aide, critiquent leurs gestes et expriment une quête : « Comment remettre en questions leurs attitudes éducatives et arrêter d’être constamment culpabilisés lorsqu’ils sévissent ? etc. »
La famille « enfant-tyran »
42Contrairement à ce qui se passe pour l’enfant-roi, la situation est ici souvent dénoncée par les intervenants extérieurs; la « tyrannie de l’enfant » est un secret bien cadenassé qui s’arrête aux frontières étanches du système familial.
43La difficulté pour les parents à dire le problème (minimisation, rationalisation, auto-accusation) est très importante et le signalement externe a pour vertu « d’injecter la crise dans ce système fermé » (1).
44Lors de la première consultation, le conflit entre les parents et l’enfant sera finalement reconnu; la violence fait union.
45Par contre, le conflit entre les parents restera difficilement perceptible et continuera le plus souvent à être nié (il s’apparente au Pat du couple « Selvinien »).
46Revenons une nouvelle fois aux travaux de recherche effectués par Pierrette Witkowski (19), Albert Ciccone (5) et également à ceux d’Edith Tilmans-Ostyn et de son équipe (6).
- « Nous nous sommes proposé de parler d’enfants-tyrans à chaque fois que l’enfant réussit, sur une longue période, à imposer ses propres règles de fonctionnement à sa famille en exerçant des actions interprétées par son ou ses parents comme autant de pressions psychologiques et/ou d’agressions physiques (19). » « A certains moments, Julien montre plus de tyrannie, il est franchement en opposition avec ses parents, il devient blessant à leur égard et tente d’imposer ses règles blessantes comme mode de fonctionnement », nous disent les participants à l’atelier.
- Une telle proposition implique que « cette définition de la relation » n’est pas unilatérale, le système de représentation des parents sur « ce qu’est la tyrannie » est fondamentale : un enfant de 3 ans peut être vécu comme terrorisant et à l’inverse, certains parents justifient les actes violents de leur enfant qui les a envoyés à l’hôpital.
- Si un enfant arrive à prendre cette position de pouvoir « tyrannique », cela s’inscrit dans une histoire transgénérationnelle. On pourra facilement observer que la façon dont un parent se plaint d’un enfant va induire le comportement craint, et ceci le plus souvent pour satisfaire des exigences fantasmatiques ou des productions mythiques préexistantes chez celui-ci.
- Cette transmission laisse supposer des processus de « délégation » sous-jacents (fantômes, secrets). « Les parents explicitent au travers de l’éducation les valeurs transmises par les 2 lignées familiales, révélation de la souffrance familiale, non digérée, non élaborée chez le père et la mère (6)».
- Des mythes familiaux font véritablement écran aux réalités traumatiques vécues par les parents : « tout interdit est violence, il est interdit d’interdire, il est interdit d’obéir (19)». Ces mythes familiaux sont d’autant plus crédibles qu’ils sont parfaitement synchronisés avec les mythes sociaux ambiants.
- L’enfant-tyran est aussi l’enfant qui a une mission de réparation de l’histoire parentale. Cet héritage est constitué par les besoins infantiles du parent, besoins qui n’ont pas été suffisamment reconnus, traités dans son enfance et dans sa vie actuelle ou encore qui ont été réveillés, réchauffés à l’occasion d’événements traumatiques actuels (blessures, fractures, traumatismes).
- Albert Ciccone (5) donne à ce propos un exemple : « Une mère a vécu des expériences de vulnérabilité corporelle (manipulations, intubations au niveau buccal) dans sa petite enfance, dès lors, elle ne supporte pas le contact tendre avec son fils. Ce contact est remplacé par une agression dure; elle signifie à son enfant ce qu’elle attend de lui, elle lui dit qu’elle le craint comme tyran sadique, comme étouffeur, et elle lui indique en même temps comment il doit la violenter ».
- « Un parent demande une chose à son enfant, par le discours verbal et conscient, et,
par son discours non verbal et inconscient, lui demande autre chose. L’enfant, soit
est sidéré par le message paradoxal, soit répond préférentiellement à la demande
inconsciente : il y répond directement ou bien à travers la production d’un symptôme. Le symptôme développé par un enfant peut ainsi souvent s’envisager comme
le témoin d’une transmission, mais aussi comme le témoin de la façon dont l’enfant
lutte contre l’héritage transmis, se débat avec l’héritage, avec le fantasme transmis.
Le symptôme témoigne de la manière dont l’enfant s’approprie l’héritage (5)». - Pour Jean-Pierre Chartier (3,4), le phénomène enfant-tyran/parent-martyr serait un avatar dramatique des processus d’incestualité qui mettent à mal la famille aujourd’hui. C’est Paul-Claude Racamier qui propose l’étude d’une pathologie nouvelle, celle de l’incestuel, qu’il définit à partir d’un climat, qui, dans la vie familiale individuelle et collective, crée l’empreinte de l’inceste, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales (16).
- On perçoit très nettement une « inversion des générations » dans la prise de pouvoir. Il ne s’agit plus ici d’autorité mais bien « d’un abus de pouvoir » révélateur d’une « dictature inversée »: l’enfant tue/sauve un parent/enfant.
Le monde interactif de la famille enfant-tyran. Adapté de Jorge Barudy (8).
Le monde interactif de la famille enfant-tyran. Adapté de Jorge Barudy (8).
Les mythes sociaux
48En filigrane, dans les précédents paragraphes, nous avons déjà évoqué les mythes sociaux « vivants » dans nos environnements, et la liste suivante est loin d’être exhaustive :
- Démocratie : droits de l’homme et de l’enfant, égalité, refus de la différence et/ou atténuation des repères intergénérationnels et sexuels.
- Au paradigme de l’autorité fondée sur l’arbitraire de la hiérarchie succède un
paradigme de la communication orienté vers la négociation, le consensuel – mythe
de l’accord à tout prix.
Cela se traduit par : moins de rapport hiérarchique, la transversalité du pouvoir, la valorisation du rapport à la base, du lien entre les pairs et par l’avènement « des parents copains ».
Les enfants sont parentalisés tandis que les parents sont infantilisés, ce que Jacques Lacan a appelé le règne de « l’enfant généralisé ». - Le règne de l’hédonisme, la dictature du bonheur, le devoir d’euphorie perpétuelle tente de masquer la « fatigue d’être soi » (7).
- Ces éléments vont se décliner dans les structures institutionnelles, dans le contrat familial, dans le pacte conjugal et éducatif. Il suffit d’observer l’évolution du droit des familles et en particulier le concept d’autorité paternelle puis parentale.
- « Le recul de la mort conjugué aux progrès de la contraception a provoqué l’émergence d’enfants acceptés, choisis et programmés, bref, d’enfants du désir; aujourd’hui, on les fait naître pour eux- mêmes, en fonction du désir parental (20)».
- Abrasion des valeurs d’autorité, de limite, d’interdit, de respect, de réciprocité, mais simultanément, culpabilisation à outrance de « l’agressivité naturelle » du parent à l’égard de l’enfant et intolérance vis-à-vis de toutes les déviances possibles…
- Dans une société déshumanisée, les familles restent un creuset riche, où la sécurité affective est recherchée, l’amour dans le couple est sacralisé et dans le même temps fragilisé.
- Les familles recomposées visent à réparer les échecs antérieurs.
- L’individualisme est exacerbé, l’épanouissement personnel mis sur le devant de la scène avec comme corollaire une banalisation de la solidarité et l’apparition de puissants mécanismes de dé/liaison sociale.
- La liberté individuelle est couplée avec « l’autonomie à tout prix ». Chacun est « propriétaire de lui-même et abandonné à lui-même » (15).
- Influence de la littérature et des dessins animés sur « l’identité de l’enfant », idéalisation de héros surpuissants qui expriment leurs pouvoirs dans une démarche très individualisée (Wings).
- Valorisation de la pensée magique chez l’enfant qui jouit de la toute-puissance par la sorcellerie (Harry Potter).
- En échange du laxisme, les parents attendent de l’amour, ils veulent néanmoins « autonomiser » leur enfant rapidement au nom de Mythes dominants dans la société.
- Etc.
Questions du groupe qui restent en « suspens »…
49La société actuelle favorise une inversion entre « les droits des enfants et les droits des parents », les premiers sont valorisés tandis que les seconds sont dévalorisés :
- « Les parents oseront-ils encore jouer le rôle d’éducateurs structurants sans ressentir un sentiment d’illégitimité ?»
- « Les parents sont-ils autorisés à frustrer l’enfant ? Vont-ils pouvoir se confronter à leur peur de perdre le lien d’amour ?»
- « “Un enfant se roule par terre”, il lui est dit “va réfléchir à ce que tu fais” en demandant à cet être en devenir, maturité, comportement adultifié et autocontrôle.
Les parents peuvent-ils encore réfléchir et méta-communiquer sur ces doubles liens sociétaux ?» - « Face à des projets professionnels envahissants, associés au culte de la performance, la culpabilité parentale va-t-elle les rendre confus, paralysés et frustrés ?»
- « Dans cette société où coexistent une forme d’intolérance à la frustration et une frustration permanente, la survie est-elle possible ?»
En résumé
Enfant-Roi/Enfant-Tyran, une vision complexe, auto-éco-organisation.
Enfant-Roi/Enfant-Tyran, une vision complexe, auto-éco-organisation.
Enfant-roi, enfant-tyran et possibilités thérapeutiques
50Plusieurs pistes peuvent être envisagées en fonction des hypothèses du fonctionnement familial :
Une thérapie familiale
51 Fréquemment le symptôme de l’enfant révèle une souffrance familiale. Le symptôme prend un sens au niveau transgénérationnel, lequel renvoie à des problématiques non élaborées chez les parents ou chez l’un d’entre eux. La violence de l’enfant-tyran, qui s’exprime à travers son symptôme, nous a souvent incités à travailler avec le système familial pour donner une autre compréhension à la problématique vécue par la famille.
52Par contre nous envisageons moins fréquemment une thérapie familiale dans la problématique de l’enfant-roi, privilégiant une prise en charge du couple parental et éventuellement une thérapie individuelle pour l’enfant.
Un accompagnement familial (guidance familiale)
53La clinique psychiatrique de l’enfant aborde des aspects liés au développement de l’enfant et à la parentalité. La dimension éducative peut être concernée, cependant il ne s’agit nullement d’infantiliser les parents, mais bien d’opérer en coconstruction une recherche de nouveaux repères.
Un accompagnement du couple parental
54La guidance du couple parental nous paraît spécialement indiquée dans les problèmes d’autorité parentale et de structuration familiale, caractéristiques de la problématique de l’enfant-roi. Il s’agit de proposer aux parents un lieu de réflexion sur leurs valeurs éducationnelles et de favoriser l’émergence d’attitudes en commun.
Une thérapie de couple
55Cette proposition thérapeutique renvoie à l’hypothèse selon laquelle le symptôme de l’enfant occulte des difficultés conjugales, qui concernent fréquemment l’intimité du couple et la non-séparation envers la génération des parents, ou encore un conflit conjugal caché. Cette indication peut se poser aussi bien dans la problématique de l’enfant-roi que dans celle de l’enfant-tyran.
Une thérapie individuelle d’un parent
56Dans les séparations du couple parental, la notion de « dette relationnelle » envers l’enfant peut lui donner un pouvoir trop important.
57Cette notion de « dette relationnelle » s’exprime à travers des sentiments de culpabilité chez les parents et s’inscrit souvent dans des relations non résolues avec leurs propres parents.
Une thérapie individuelle de l’enfant
58Proposition d’un cadre contenant pour l’enfant ainsi que d’un espace qui permet l’élaboration des processus de symbolisation, de différenciation, d’autonomisation, d’individuation (rapport à l’altérité – accès à l’ambivalence). Cet espace individuel s’avère souvent nécessaire pour aider l’enfant à quitter sa position de toute-puissance.
Des prises en charge multiples
59Une thérapie de l’enfant parallèlement à une thérapie de couple, de famille ou une thérapie individuelle d’un parent peut permettre de créer cet espace nécessaire à une différenciation et à une installation des frontières entre les générations.
60Pour ce type de problématique, nous mettons souvent en place des prises en charge multiples (avec des thérapeutes différents) en partant de l’hypothèse suivante : les espaces relationnels sont trop imbriqués et la séparation des espaces thérapeutiques peut aider à une différenciation (exprimée de la sorte à un niveau analogique).
Outils thérapeutiques
Génogramme
61Le génogramme travaillé avec la famille s’avère d’une aide précieuse. Il nous donne un accès « parlant » à l’axe transgénérationnel et permet à la famille de visualiser à la fois les structures familiales, les transmissions, les répétitions ainsi que les changements potentiels et les ressources. A travers le génogramme, la famille peut s’interroger sur ses mythes et spécialement ceux qui touchent à l’éducation des enfants et à l’autorité.
62Nous avons formulé l’hypothèse que l’enfant-tyran s’inscrit dans une problématique transgénérationnelle de la violence et dans la transmission paradoxale et transgénérationnelle des traumatismes.
63Le génogramme peut ouvrir cet espace d’interrogation sur la violence (physique et/ou psychologique et sur sa fonction dans la famille), sur les traumatismes, non-dits, secrets…
Génogramme imaginaire (13)
64Le génogramme imaginaire s’avère intéressant dans la recherche des ressources extrafamiliales. Il met à l’avant-plan des personnes capables de fournir une aide dans la thématique qui préoccupe la famille, mais il peut aussi révéler sa grande solitude. Nous avons souvent constaté cette solitude dans notre travail thérapeutique et elle touche les deux tableaux cliniques (enfant-roi, enfant-tyran).
Sculpture familiale
65La sculpture familiale est un outil spécialement apprécié par les enfants, elle leur permet de modeler les corps avec tout l’aspect ludique de l’outil. Nous apprécions la sculpture familiale en raison de sa possibilité à faire sentir dans le corps des sensations de confort, de sécurité, d’inconfort, de malaise, de crainte… Cette approche « à travers le corps » fait vivre à la famille dans l’ici et maintenant des émotions souvent difficilement accessibles ou intellectualisées. Mais nous restons très réservés sur l’emploi de cet outil dans la problématique de l’enfant-tyran qui pourrait « éveiller » des passages à l’acte en séance.
Test FAST (8)
66Dans le travail avec les enfants, le test de FAST permet aussi de visualiser le fonctionnement familial et de confronter la famille à ses compétences de négociation.
67Cet outil peut s’utiliser dans presque toute situation familiale mais peut être considéré comme moins impliquant que la sculpture familiale.
Jeu de l’oie systémique
68Le jeu de l’oie fait partie des objets flottants développés par Evelyne Rey et Philippe Caillé (2).
69Le jeu de l’oie ouvre à la dimension historique de la famille en associant aux différents éléments historiques le vécu personnel de chaque membre de la famille.
70Cet outil permet de travailler la complexité du système familial et de toucher aussi la dimension des Mythes familiaux.
71Mais l’outil le plus important est le thérapeute lui-même avec ses capacités d’empathie, son analyse de ses propres résonances et son attitude de multipartialité.
Conclusions
72Ainsi donc, dans notre société, infiniment complexe, les enjeux de la parentalité sont voués à toute une série de paradoxes que Françoise Hurstel (9) résume dans les questions suivantes :
- Comment conjuguer égalité citoyenne des enfants et des parents avec la nécessité d’une différence des générations ?
- Comment penser la question de la transmission ?
-
- qui suppose une différence de position entre enfants et parents;
- un changement de statut des enfants vus comme des personnes avec parole à respecter;
- dans une crise globale de l’autorité qui pousse les parents à interdire de « frustrer ».
- Comment penser la place de l’enfant (issu du désir conjugal)?
73Si nous voulons tenter d’ébaucher une réponse très partielle à ce questionnement, un détour plus philosophique s’impose :
« L’enfant est égal et différent de l’adulte »
74Pierre-Henri Tavoillot (17) nous dit que l’enfant est égal parce qu’il est à la fois membre à part entière du genre humain, mais il est différent parce qu’il est dépendant. Si on met en évidence l’égalité, on place l’enfant dans la position du quasi adulte et on nie alors sa condition d’être en devenir.
75Si, au contraire, on privilégie surtout la différence on enferme l’enfant dans l’enfance.
76La coexistence des deux aspects permet une évolution de la position de l’enfant vers celle de l’adulte. En l’absence de cette coexistence, l’enfant risque de devenir un roi qui n’a besoin ni d’être éduqué, ni de grandir.
77L’hypothèse de la nécessité de l’éducation postule la différence des générations et implicitement celle de l’autorité parentale. Mot mal aimé à notre époque ainsi que nous l’avons longuement évoqué, étant donné qu’il est fréquemment assimilé à de l’abus de pouvoir.
78S’il y a des enfants-rois, c’est qu’il y a des adultes qui les mettent à une place de roi, et acceptent d’être leurs serviteurs. On peut aussi se poser la question du « pourquoi de cette attitude »?
79L’enfant-roi peut être vu comme une projection narcissique des parents. L’enfant-roi devient alors le dépositaire des aspects régressifs des parents. Dans une formule un peu provocante : « On pourrait dire que les enfants sont de plus en plus adultes; les adultes sont de plus en plus enfants ».
80Nous étions séduites par les réflexions de Simone Korff (10) dans son livre Plaidoyer pour l’enfant-roi où elle met en évidence que les enfants ne sont pas si rois que cela.
81Notre société est marquée par la toute-puissance du désir, qui rend difficile la tâche parentale qui consiste à mettre des limites. Cependant, au même moment, certaines demandes des enfants, autrefois perçues comme légitimes, sont aujourd’hui repoussées.
82Exemples : « Tu peux venir me chercher à l’école à 16h30 ?»
83« Je n’aime pas la nounou qui me garde. »
84« Je voudrais voir papa plus souvent. »
85« Je n’aime pas partager ma maison avec les enfants de ton nouvel ami… »
86Le discours social plutôt dévalorisant et alarmiste sur l’enfant-roi renvoie plutôt à la déresponsabilité des adultes en niant les différences des statuts.
87Pourrions-nous pourtant en revenir à une conception ancienne de l’enfant comme un être « inférieur » soumis à la clairvoyance de ses parents ? Non, bien sûr ! Notre travail thérapeutique doit favoriser l’émergence des solutions propres à chaque famille et reconnaître, renforcer les ressources du système familial.
88Quant au phénomène de l’enfant-tyran, si nous nous basons sur l’analyse que nous venons de tenter de développer, il est nettement moins répandu, la souffrance qu’il recouvre mérite toute notre attention au niveau thérapeutique.
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