Notes
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Psychologue, clinicien du travail et intervenant en organisation, Université de Liège, Département personne et société, Service de Psychologie sociale des groupes et des organisations (Prof. J.-Fr. Leroy).
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Dans ce cadre, nous organisons notamment un service de consultation clinique pour personnes en souffrance au travail et menons des interventions en organisations sur des problématiques conflictuelles (pour plus de détails, voir références 6 et 8).
Ce que la chenille appelle fin du monde, nous l’appelons papillon.
Introduction
1Comme Janne et Dessoy (9) le faisaient remarquer dans cette revue, le concept et la technique de recadrage, bien que cruciaux dans la pratique clinique, font l’objet de peu de publications dans la littérature systémique actuelle.
2C’est en rebondissant sur ces propos que nous souhaitons ici présenter l’approche développée par le psychiatre français Michel Monroy autour de la pratique du recadrage avec des personnes en situation de conflits, que cela soit sur la scène privée ou dans le cadre de l’activité professionnelle.
3Cette approche nous semble revêtir plusieurs aspects qui en font un ensemble riche tant sur le plan de la pratique thérapeutique que sur celui de son apport à la technique même du recadrage et permettent de nourrir une réflexion sur le sujet. Les praticiens pourront se reconnaître dans certaines questions ou changements d’angles de vue qui sont proposés ici. L’intérêt de décrire la manière de procéder de Michel Monroy est donc à la fois d’ouvrir sur des pistes d’intervention thérapeutiques nouvelles, mais également de mettre des mots sur la pratique des thérapeutes.
Présentation générale
4Michel Monroy est né en 1931. Il a fait une carrière de Praticien Hospitalier en Psychiatrie et a une longue expérience de formateur en thérapie familiale systémique à Nice et à Paris. Il a publié, entre autres, Figures du conflit, une analyse systémique des situations conflictuelles (15), et La dérive sectaire avec Anne Fournier (16).
5Préoccupé par les questions de prévention des risques, il collabore aux travaux de l’institut Européen de Cindyniques et publie La société défensive (14). Sur le thème du harcèlement moral, il défend une vision systémique qui l’a amené à publier La violence de l’excellence (17). Dans le champ du sectarisme, il fait partie du Conseil d’Orientation de la Mission interministérielle de vigilance.
6Dans le cadre des activités que nous menons à l’Université de Liège depuis une dizaine d’années sur le traitement des situations conflictuelles, nous avons rencontré Michel Monroy afin d’échanger nos pratiques et nos conceptions de l’intervention clinique et organisationnelle [2]. La présente publication est le fruit de deux rencontres de trois jours au printemps 2004 et à l’été 2005, accompagnées de documents échangés à distance. Le présent article a été lu et supervisé par Michel Monroy.
Le recadrage
7Le recadrage est, selon Nardone et Watzlawick (18), une des techniques les plus subtiles de la manipulation. Comme le rappelle D. Benoit (2), il s’agit d’une technique habituelle en hypnose ericksonnienne, et surtout une des clés de voûte de l’intervention systémique clinique (9). D’un point de vue plus descriptif, recadrer signifie « modifier le contexte conceptuel et/ou émotionnel d’une situation ou le point de vue selon lequel elle est vécue en la plaçant dans un autre cadre qui correspond aussi bien, sinon mieux, aux “faits” de cette situation dont le sens, par conséquent, change complètement » (20). Il ne s’agit donc pas d’agir sur les choses mais d’éclairer les choses de façon nouvelle (19). Le recadrage est dès lors « tout ce qui modifie pour un patient ou une famille son modèle de représentation de la réalité » (3). Cet éclairage conduit souvent à favoriser une vision plus neutre ou même positive (11).
8Plusieurs autres dimensions viennent compléter cette intention générale, dont certaines constituent des objets de débat parmi les praticiens. Premièrement, de manière assez consensuelle, il apparaît que le recadrage doit s’imprégner de la vision du monde de celui qui consulte (10), dans sa logique interne et sa manière de comprendre les choses. Ainsi, un recadrage ne réussit que s’il tient compte des raisons, des attentes, des opinions, des hypothèses de celui dont on doit modifier le problème (20) et s’il est non-contradictoire avec la vision du monde de la personne (10). Le recadrage n’est donc pas une remise en question du monde du client, mais plutôt une modification du sens donné à une situation, et non des éléments concrets qui la composent (9).
9Monroy ajoute qu’il s’agit de déstabiliser des représentations, mais non de déstabiliser les personnes elles-mêmes. L’excitation intellectuelle liée à la découverte de nouvelles perspectives, l’envie de faire évoluer un problème ou le plaisir de l’intervenant lié à la dimension créatrice du recadrage ne peut faire ignorer que le principe même du recadrage consiste à susciter du doute chez la personne (17).
10Par ailleurs, plusieurs auteurs insistent sur la notion d’écologie du recadrage par rapport à l’équilibre psychologique de l’individu. On peut également ajouter une nécessaire attention à l’écologie par rapport à l’environnement en mesurant les conséquences néfastes qu’il pourrait avoir sur l’environnement interactionnel et social de la personne (10).
11Une autre dimension importante du recadrage est son lien avec le comportement. Certains auteurs font du changement comportemental le but final du recadrage. Ils partent de l’observation que les personnes tiennent généralement à leurs tentatives de solutions parce qu’elles leur paraissent logiques : étant donné leurs prémisses de départ, leurs conclusions s’imposent (21). Changer les prémisses permet donc de changer les tentatives de solutions, et c’est ce qui articule le recadrage et le changement comportemental. Ce lien est illustré par la formule de Malarewicz (13): il n’est pas de changement sans changement de point de vue. Ainsi, si le recadrage vise à modifier les représentations et transformer le point de vue de la personne sur sa situation, c’est pour lui permettre de mettre en œuvre d’autres comportements, l’aider à abandonner des efforts stériles (21).
12Cependant, dans les définitions que nous avons citées, on voit que plusieurs auteurs ciblent moins directement les comportements, en centrant leur propos sur le changement de point de vue, et insistent davantage sur le fait que le recadrage permet d’ouvrir vers de nouveaux horizons.
13Plusieurs autres questions touchent aux modalités pratiques du recadrage. D’une part, il est à signaler que le recadrage peut être utilisé de manière uniquement verbale, ou passer par des actions qui amènent la personne à changer son point de vue (18).
14D’autre part, il existe un débat quant à la question de savoir si le recadrage consiste en une intervention ponctuelle en fin de séance, ou s’il s’agirait davantage d’un processus et d’une attitude que l’on retrouverait tout au long du processus (9).
15Dans cette deuxième optique, l’utilisation du recadrage ne se limiterait donc pas à la thérapie familiale systémique, mais constituerait un point commun à toute démarche de changement dans une perspective systémique. Plusieurs auteurs abordent d’ailleurs cette question dans le cadre de l’intervention en organisation (par exemple, 12,1).
16Monroy s’inscrit dans cette deuxième optique, en utilisant le recadrage non pas à l’aide d’interventions ponctuelles et ciblées, mais plutôt sous la forme d’un ensemble de questions et de réflexions qui vont activer une dynamique d’élaboration d’une nouvelle réalité perçue se faisant en coconstruction avec l’intervenant.
Les recadrages spécifiques aux situations de conflit
17Les recadrages abordés dans cet article visent plus particulièrement les situations de conflits. Comme nous l’avons dit plus haut, ils s’appliquent aussi bien à des conflits familiaux que professionnels, et visent plus particulièrement des conflits vécus comme intenses et inextricables. On part ici de la constatation selon laquelle les termes dans lesquels les protagonistes interprètent le conflit sont ceux-là mêmes qui ne sauraient servir à le résoudre, et qu’il est donc nécessaire d’opérer un changement de point de vue pour ouvrir l’espace des possibles.
18Afin de permettre une assimilation plus conviviale du propos, des adages seront proposés tout au long de ce point. Ils permettent de fixer les idées sur chaque contenu de recadrage. Des cas relatés de manière synthétique illustreront la démarche. Nous avons opté pour une présentation simplifiée, sans chercher à rendre compte de toute la complexité inhérente aux situations, dans le but d’offrir des exemples des principaux recadrages présentés dans cet article. Afin toutefois de compenser cette perte de complexité, certains cas seront utilisés deux fois dans la démarche d’illustration. Ces cas portent alternativement sur des situations familiales et sur des situations professionnelles.
Replacer dans le temps
Adage : Si le conflit dure, l’histoire des coups donnés et reçus oblitère totalement l’Histoire à long terme, et l’anticipation redoutée de l’issue masque tout autre projet possible par anticipation négative des intentions de l’autre.
20Le premier recadrage porte sur la perception de l’évolution temporelle de la situation de conflit qui préoccupe la personne qui consulte. Bien souvent, la gravité de la situation à ses yeux a pour résultat d’en oblitérer l’histoire. Ce qui est vécu ici et maintenant en termes de souffrances, de préoccupations, d’envies de revanche, de peurs, d’angoisses, de perturbations physiques et psychologiques, peut amener les personnes à « oublier » qu’il n’en a pas toujours été ainsi.
21Le temps apparaît figé dans sa configuration actuelle, l’évolution semble impossible. Or, on sait que dans bien des situations, avant d’assister à une dégradation, les relations ont pu être meilleures, et qu’il existe beaucoup de situations dans lesquelles les relations entre de futurs « ennemis » ont été très fortes et positives (7).
22Ainsi, le vécu présent provoque une difficulté à se remémorer un autre passé, et donc, autant de mal à imaginer un autre futur pour la situation. Le seul futur envisagé est alors l’enkystement, l’aggravation de la situation, et finalement, la mort – fût-elle symbolique – que l’on risque de connaître.
23D’autre part, cette vision figée rend difficile la prise en compte des éléments contextuels – autres relations, éléments matériels… – qui influencent l’évolution d’une situation. En effet, si une situation est vue comme immuable, on aura beaucoup de mal à considérer que des facteurs externes à celle-ci peuvent l’influencer, la faire bouger en fonction de circonstances différentes.
24Dès lors, l’enjeu des recadrages sur le temps est double. Ceux-ci permettent à la fois d’envisager une autre issue et des évolutions positives pour l’avenir, ainsi qu’ils donnent l’occasion d’identifier des facteurs qui influencent, voire conditionnent la situation et son évolution. On pourra ainsi faire apparaître une vision différente par le biais d’une réflexion sur l’évolution dans le temps de la situation problème, son passé et son avenir, les aggravations ou périodes meilleures qui la jalonnent.
25Cela permettra d’abandonner une vision des causes exclusivement centrée sur la personnalité de l’autre au profit de visions intégrant des éléments de contextes divers, possiblement fluctuants, sur lesquels la personne pourra envisager des actions, éventuellement même avec l’aide de « l’autre ».
26De manière pratique, pour recadrer la dimension du temps, on peut questionner sur :
- La courbe évolutive du conflit : peut-on dessiner une courbe évolutive du conflit, croissance, phases, accalmies, enkystement, périodes contrastées ?
- La nature de la rencontre : les protagonistes de la situation sont-ils inscrits dans le même ensemble (familial, géographique, historique, fonctionnel, d’échanges, affectif, idéologique, de projet) ou au contraire s’agit-il d’une rencontre fortuite où le conflit est le seul lien, sans système commun préalable ?
- Le moment de la rencontre : que s’est-il passé, les personnes se sont-elles choisies, ont-elles éprouvé des intérêts ou des sentiments positifs à l’égard l’une de l’autre ? Les éléments qui posent problèmes sont-ils de même nature que ceux qui ont permis la rencontre ?
- La période débutant avant la situation et se poursuivant au-delà.
- L’histoire des protagonistes avant la situation.
- Le moment où l’intervenant est mobilisé : pourquoi maintenant, quel événement déclencheur, quelle modification dans la trame ?
- La présence éventuelle de moments positifs ou moins graves.
27On verra ainsi apparaître des inflexions dans la trame temporelle. Au lieu d’une histoire figée dans un niveau de conflictualité maximale, le client pourra prendra conscience de l’existence d’accalmies et d’aggravations dans la relation, de cycles dans l’intensité du conflit, de la présence d’incidents critiques récurrents, de processus d’escalade ou de désescalade, de phénomènes « saisonniers », de présence de « périodes idylliques », par exemple.
28Dès lors, cette vision plus contextualisée de la temporalité du processus conflictuel peut être mise en rapport avec des facteurs extérieurs à la relation qui deviendront de nouveaux éléments explicatifs.
29L’étude de la dimension temporelle en rapport avec le conflit constitue alors une voie intéressante d’exploration qui permet de mieux comprendre le processus conflictuel et de faciliter une prise de conscience sur les éléments qui le conditionnent.
30Pour se faire, on partira à la recherche des éléments suivants :
- les périodes particulières dans la vie des protagonistes – tant de la personne qui consulte que des autres protagonistes – (famille, santé, activités professionnelles, activités annexes) qui conditionnent leur position dans le conflit;
- les événements survenant dans la famille ou l’organisation qui modifient les rapports entre les personnes;
- les événements survenant dans un contexte plus large (voisinage, contexte socio-économique et politique,…);
- les évolutions des conditions de ces mêmes éléments : modification dans la vie personnelle, dans l’organisation, dans le contexte environnant.
31De ce fait, la réflexion sur les facteurs contextuels invite également le client à réfléchir sur son propre rôle et ses propres déterminants dans le conflit, tout en déchargeant les protagonistes d’une responsabilité individuelle écrasante.
Cas n° 1
Description de la situation
32Alice (29 ans) et son compagnon Tom (39 ans) vivent ensemble depuis 4 ans et ont un enfant de 3 mois. Tom, détenteur d’un diplôme universitaire, a fait le choix de ne pas travailler depuis plus de 10 ans. Il vit de petites débrouilles ou de coups de main donnés à des connaissances. Cette situation provoque de nombreuses disputes et une situation de conflit inextricable : Alice reproche à Tom de refuser de « vivre une vie d’adulte », Tom se dit fatigué des reproches incessants de sa compagne.
Démarche de recadrage
33En questionnant l’un et l’autre sur les dimensions temporelles, il apparaît d’abord que l’inactivité professionnelle de Tom pose problème depuis l’annonce de l’arrivée de l’enfant.
34Ainsi, au début de leur relation, Alice appréciait l’indépendance d’esprit de son compagnon et était séduite par sa manière de refuser un système social basé sur la recherche du profit. Elle admirait la manière dont il organisait la solidarité avec ses compagnons qui avaient fait le même choix que lui. Toutefois, depuis l’annonce de la venue de leur enfant, la situation a changé pour elle : elle réclame de la stabilité et exprime le besoin de garanties matérielles.
35Tom, lui, appréciait qu’Alice ait trouvé un emploi tout en restant conforme à son idée de l’indépendance par rapport au système social (elle travaille dans un restaurant pour SDF), mais déplore que, lorsqu’elle rentre du travail, elle lui fasse des reproches sur son inactivité. Il trouve également que ce travail de soirée est problématique.
36Les recadrages sur le temps vont d’abord faire apparaître la reconnaissance qu’ils ont eue (et qu’ils ont toujours) à l’égard du mode de vie de l’autre et recadrer le problème non comme lié à leur choix de vie fondamental, mais plutôt à l’adéquation de ce choix aux circonstances actuelles.
37En outre, ils vont également faire apparaître qu’Alice vit plus mal la situation lorsqu’une certaine Maud travaille au restaurant. La relation tendue qu’Alice entretient avec la jeune femme, la rend plus nerveuse, ce qui crée des conflits à son retour avec Tom, lequel se sent attaqué sur le fait qu’il est resté pour garder leur enfant.
38Ce recadrage débouchera sur un autre recadrage qui permettra à Tom de comprendre la souffrance d’Alice au travail (voir recadrage sur la souffrance et cas n° 5). Quant à Tom, il est également plus tendu à certains moments liés à ses activités sociales qui sont entravées par la garde de l’enfant. Le recadrage sur le temps constituera également une voie de compréhension pour Alice de l’importance de certaines de ces activités de la vie de Tom.
Les systèmes d’appartenance des protagonistes
Adage : Tout lien s’installe selon une ou plusieurs modalités de « consistance » qui cimentent le groupe.
Conflits de personnes et conflits collectifs
40Avant d’aborder le recadrage portant sur les systèmes d’appartenance, il nous semble utile de préciser la vision du conflit qui sous-tend nos propos.
41Les conflits apparaissent généralement dans un premier temps comme des conflits de personnes, mais révèlent très souvent l’existence de conflits collectifs dont les protagonistes sont généralement les interprètes, les porte-parole inconscients, les ambassadeurs (15).
42L’effet Gavroche, processus par lequel des individus en viennent à représenter les intérêts et les valeurs d’un groupe dans le cadre d’un conflit collectif structurant l’environnement social en deux clans, opère souvent de manière implicite (6).
43Selon ces auteurs, dans les systèmes hautement conflictuels, il s’opère un mouvement de bipolarisation collective qui amène l’ensemble d’une organisation à s’organiser autour de deux pôles, et un mouvement de stigmatisation qui porte des individus particuliers sur le devant de la scène en tant que représentants d’un des deux camps.
44Parfois malgré eux, ils deviennent alors l’objet de soutiens comme d’attaques qui peuvent être extrêmement perturbants pour eux, d’autant qu’il leur est généralement très difficile d’identifier le mécanisme dans lequel ils sont pris et qui les dépasse.
45Comprendre le conflit différemment signifie donc, dans ce cas, comprendre la logique collective qui agit en sous-main des comportements des personnes.
46Cela permet aussi de voir différemment les comportements posés par les individus qui se situent autour du conflit. Les soutiens inconditionnels ou les comportements agressifs dirigés vers des personnes prennent une signification particulière dès lors qu’ils sont lus à la lumière de l’opposition de deux clans dont ils sont considérés comme des représentants, et non plus à l’aide d’interprétations strictement personnelles ou interpersonnelles.
La notion d’interface
47L’interface est le point de frottement entre deux individus, deux systèmes, deux parties en conflit. C’est l’ensemble des éléments sur lequel affleure le conflit. L’interface peut être un individu, mais aussi une procédure, une modalité d’organisation, un système technologique ou tout élément sur lequel va se focaliser l’opposition.
48Partir à l’exploration de la ligne de démarcation des camps révèle souvent des surprises, des appartenances cachées, des enjeux latents. On s’aperçoit alors que les lignes d’affrontement manifestes, évidentes, sont souvent remises en question par l’hétérogénéité des camps.
49Monroy et Fournier (14) développent de nombreux exemples de conflit dont l’apparence et les enjeux invoqués cachent la « ligne de front », ou disons en tout cas une autre ligne de front. La question qui se pose est alors : qu’est-ce qui s’affronte réellement, au-delà des protagonistes et de leur discours ?
50Pour favoriser le recadrage sur cette dimension, on pourra demander aux personnes de récapituler « qui tient avec qui » et ce qui fait le lien entre ces groupes.
51Découvrir où, dans quelles circonstances se déclenchent les affrontements est également générateur de visions nouvelles. Voir quelles sont les personnes qui se manifestent plus particulièrement à ce moment est également très utile pour susciter des visions alternatives.
52On pourra également s’interroger dans cette optique sur les modalités de consistance des groupes, à savoir ce qui les fait tenir ensemble. Cela pourrait être des valeurs, une histoire commune, une même conception du plaisir et de la contrainte, des références culturelles, etc.
Cas n° 2
Description
53Dans le cadre de l’implantation de l’informatique dans le secrétariat d’une entreprise d’« hommes à tout faire » (travaux domestiques divers chez des particuliers), la secrétaire la plus ancienne, Julienne, subit des pressions et des attaques répétées d’Olivier, un jeune informaticien. Julienne a de grandes difficultés à s’adapter aux nouvelles méthodes de travail, et a le sentiment qu’Olivier est prêt à tout pour la mettre en échec, alors qu’elle est très compétente dans le maniement de la machine à écrire, experte en sténo, et spécialiste des tableaux et plannings muraux. Découragée, elle ne comprend pas pourquoi Olivier est si féroce avec elle, d’autant que d’autres qu’elle ont également des difficultés avec le nouvel équipement qu’Olivier s’efforce d’implanter : plannings informatisés, traitements de textes et logiciels d’organisation.
54Elle comprend d’autant moins son acharnement qu’elle fait preuve d’une grande motivation, fait beaucoup d’efforts pour essayer de s’adapter et multiplie les formations afin de satisfaire Olivier, qui n’est, apparemment, jamais content. Elle ne comprend pas pourquoi certains qui font moins d’efforts en la matière ne sont pas visés comme elle par Olivier. Perdant peu à peu son efficacité, elle pleure régulièrement dans son bureau, confrontée à un conflit qu’elle ne parvient plus à supporter, et chaque rencontre avec Olivier, par qui elle a décidé de ne plus se laisser faire, tourne maintenant à l’affrontement.
Démarche de recadrage
55En menant l’entretien, nous nous apercevons qu’Olivier n’est pas la seule personne à créer du souci à Julienne, et que, par ailleurs, elle compte plusieurs personnes qui la soutiennent. En allant plus loin, nous découvrons un conflit important entre deux sous-groupes dans l’organisation. Dans un premier temps, nous orientons nos hypothèses de travail vers un conflit du type « les jeunes contre les anciens », mais c’est bien autour de l’attitude par rapport à la manière d’introduire l’informatique et les nouvelles technologies que la ligne de front semble être tracée entre les deux camps.
56Sans s’en rendre compte, Julienne est devenue le symbole des opposants à l’implantation rapide des technologies informatiques. Ceux-ci font de Julienne l’illustration parfaite de la mauvaise gestion opérée par les managers qui ont conduit le changement.
57En effet, ce premier groupe invoque que, malgré ses motivations évidentes et ses efforts, Julienne a non seulement été mise dans une situation de souffrance intense, mais en plus a perdu de son efficacité. Selon la même logique, elle deviendra pour les partisans de l’implantation, « la » personne à convaincre, former, enrôler. A chaque formation, le conflit entre elle et Olivier est aigu, alors que les marques de soutien à Julienne se multiplient également.
58Le recadrage lui fera prendre conscience que le conflit qu’elle vit avec Olivier revêt une importance symbolique considérable pour l’organisation. Tout le monde observe et réagit à leur différend car il s’avère être une illustration de la tension entre les deux « camps ». Elle découvrira aussi que dans certaines circonstances, Olivier est plus dur avec elle, car il est sous la pression de devoir prouver son efficacité (notamment lors des formations) et considérera sous un angle quelque peu différent les marques d’affection de ses collègues qui l’aident (voire la poussent) à résister.
59Le recadrage lui permettra également de comprendre pourquoi, elle qui fait plus d’efforts que les autres, est plus particulièrement visée : justement en raison du fait que ces efforts la placent dans une position de visibilité sociale qui la mettent au centre de la tourmente sociale. Cela lui permettra aussi de réfléchir sur la mesure dans laquelle elle souhaite endosser ce rôle de porte-parole, avec la reconnaissance sociale mais aussi les conséquences que cela implique, ainsi que de faire évoluer son jugement péremptoire sur Olivier.
Les références de légitimité de chacun
Adage : Derrière les arguments avancés, une légitimité intouchable peut se cacher, d’où l’intérêt de découvrir aussi celle que l’ennemi cultive.
61La sociologie de la justification a développé le concept d’épreuve pour décrire le moment où deux acteurs s’affrontent. Dans ce cadre, Boltanski et Thévenot (4) montrent que, dans le cadre des épreuves de justification, on ne revendique pas seulement au nom de ce que l’on désire (recherche d’intérêt), mais au nom d’une conception de ce qui est juste dans cette circonstance, au nom d’une valeur générale, publiquement revendiquée face aux autres acteurs. Les acteurs s’imposent alors de produire des arguments publiquement défendables.
62Ainsi, « quand on est attentif au déroulement des disputes, on voit qu’elles ne se limitent ni à une expression directe des intérêts ni à une confrontation anarchique […]. Le déroulement des disputes fait apparaître au contraire des contraintes fortes dans la recherche d’arguments fondés, appuyés sur des preuves solides, manifestant ainsi des efforts de convergence au sein même du différend » (4). Dans le même ordre d’idées, il semble que les situations hyperconflictuelles soient marquées par un discours de valeurs très présent qui marque une opposition idéologique entre les deux camps (6).
63Le cadre général de la problématique de légitimité peut se poser dans ces termes. On s’intéressera, dans ce recadrage, à la manière dont les acteurs rendent leur point de vue légitime aux yeux des autres acteurs et d’eux-mêmes. En effet, découvrir que les acteurs s’appuient sur des légitimités singulières permet généralement à une personne d’avoir accès à la logique de l’autre et relativise les certitudes inébranlables construites à partir de son propre système de référence.
64Il s’agit donc d’un système de représentations, reposant sur des valeurs, des principes, des certitudes, des positions idéologiques sur lesquels les protagonistes peuvent appuyer la cohérence de leurs arguments et éventuellement leur supériorité sur celles des autres.
65Michel Monroy propose de distinguer les légitimités suivantes :
- Légitimité historique : pour fonder la légitimité de ses arguments ou comportements, le client s’appuie sur des références à des événements passés, à la tradition, à la jurisprudence, à des grands maîtres ou ancêtres historiquement reconnus. Il invoque ainsi les manières de faire passées comme modèles pour justifier sa position.
- Légitimité hiérarchique : la légitimité repose dans ce cas sur la référence à une autorité disposant d’un pouvoir de décision. L’existence de consignes, ordres, propositions amenées par une autorité peut dans ce cas légitimer des prises de positions. Le fait de disposer d’un pouvoir reconnu peut également fonder la légitimité d’arguments ou comportements.
- Légitimité du consensus social : cette légitimité repose sur le fait de disposer d’un consensus de personnes autour d’un même point de vue ou d’un même comportement.
- Légitimité pragmatique : cette légitimité repose sur l’obtention d’un résultat efficace, d’une solution « qui marche ».
- Légitimité de compétence : la personne qui y fait référence s’appuie sur des compétences reconnues socialement : possession d’un diplôme ou d’un titre qui atteste de la compétence dans un domaine, par exemple; ou sur le fait de disposer d’un ensemble de savoirs et connaissances techniques dans un domaine particulier.
- Légitimité territoriale : cette légitimité s’appuie sur le fait d’être responsable ou le gardien « officiel » d’un domaine particulier : organisation des repas, cohésion sociale d’un système, ou en organisation, responsabilité d’un secteur d’activité de l’entreprise.
- Légitimité du droit : « j’ai la Loi avec moi », « je respecte le règlement » sont des formulations qui expriment une position s’appuyant sur la légitimité du droit, le règlement, la lettre, les textes de référence.
- Légitimité défensive : les comportements posés sont justifiés par la nécessité de
se défendre, de résister ou de répondre à une agression posée par l’autre partie.
Cet argument peut être utilisé de manière préventive : on agit de telle manière pour se prémunir contre une agression future que l’on anticipe. - Légitimité psychologique : dans ce cas, on s’appuie sur un état psychologique pour appuyer sa légitimité. On invoque alors que, compte tenu de l’état dans lequel on était, on ne « pouvait faire autrement ».
- Légitimité de la victime : proche de la légitimité précédente, celle-ci invoque la position de victime pour justifier les comportements posés.
- Légitimité de réciprocité : dans ce cas, on appuie la légitimité sur le fait que
l’autre (ou les autres) avaient posé des types d’actes similaires précédemment.
L’adage «œil pour œil, dent pour dent » se réfère à ce type de légitimité; tout comme l’attaque « c’est l’hôpital qui se moque de la charité » ou « ça lui va bien de dire ça » sont des manières de rappeler qu’il peut être illégitime aux yeux de la réciprocité de reprocher des actes que l’on a soi-même commis. - Légitimité en référence à des universaux : certains systèmes de pensées peuvent être mis en avant pour appuyer un point de vue ou un comportement. La
Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, la Bible, le manifeste du Parti, la Tradition Familiale, les valeurs de l’entreprise peuvent être invoqués pour montrer que l’on agit conformément à un système partagé par les protagonistes.
66L’« épreuve » peut se situer au sein d’un même système de légitimité, mais il est fréquent qu’elle se déroule entre des systèmes de légitimité différents. Dans ce cas, les protagonistes sont confrontés au délicat problème d’arbitrer des justifications de natures différentes. Mettre en perspective les légitimités a un effet recadrant assez puissant, puisque cela confronte des modes de justification différents, mais dont il est délicat d’estimer la supériorité de l’un sur l’autre. En outre, il est utile de faire prendre conscience aux personnes qui se sentent menacées dans leur légitimité qu’elles peuvent, sans s’en rendre compte, menacer la légitimité d’autrui, et ainsi générer des attaques sur les secteurs où elles s’estiment légitimes. Au cours de nos interventions, nous avons également souvent noté que la contestation de la légitimité de l’autre amenait généralement à voir sa propre légitimité contestée. Cette contestation peut être tout à fait inconsciente ou involontaire.
67Prendre conscience des domaines de légitimité des autres et les respecter est donc une voie de « désescalade » des conflits. En effet, on peut partir du principe que l’on ne pourra résoudre un conflit entre des personnes que si l’on trouve des modes comportementaux qui respectent les légitimités des uns et des autres.
Cas n° 3
Description
68Anne et Philippe font mention de discussions répétées et particulièrement conflictuelles concernant l’éducation d’Arthur, leur jeune enfant de 2 ans. Durant la première année et demi de vie d’Arthur, Anne s’est occupée presque seule de l’enfant. Philippe était très accaparé par son activité professionnelle alors qu’Anne avait pris un congé parental. Depuis environ 3 mois, Philippe a toutefois décidé de prendre une place plus importante dans l’éducation d’Arthur, place réclamée par Anne, qui a repris le travail à mi-temps. D’accord sur le fond, ils n’en sont pas moins en conflit fréquemment.
69Lorsqu’ils évoquent l’objet de leurs discussions, Philippe estime qu’Anne prend un malin plaisir à critiquer et dévaloriser la manière dont il s’occupe d’Arthur, en raison de sa maladresse lorsqu’il le lange et des « accidents » qui en résultent, de son manque de « sens de l’enfant » à qui il parle comme à un adulte en raison du fait qu’il ne le connaît pas aussi bien qu’elle, puisqu’il le « découvre », de son manque de connaissance de ses besoins lorsqu’il l’emmène en promenade et oublie son chapeau ou sa crème, etc. Anne, quant à elle, incrimine Philippe de la ridiculiser en public en la qualifiant de mère poule auprès de leurs amis, qui s’accordent à trouver qu’une place plus grande doit être faite au père.
Démarche de recadrage
70En questionnant les deux protagonistes sur leurs sphères de légitimité respectives, il apparaît assez vite qu’ils sont passés d’un mode relationnel complémentaire à un mode symétrique dans lequel ils revendiquent tous les deux leur « supériorité » dans la manière de s’occuper d’Arthur.
71A partir de là, le recadrage va mettre en lumière le mécanisme par lequel chacun, dans sa manière d’invoquer sa légitimité à s’occuper de l’enfant, va utiliser une stratégie de contestation de la légitimité de l’autre et comment les contestations de légitimité vont répondre à d’autres contestations de légitimité qu’elles sont censées annihiler. Anne renforce sa légitimité en contestant la légitimité des comportements parentaux de Philippe sur base de légitimité pragmatique (Philippe crée des accidents lorsqu’il lange Arthur), sur sa légitimité historique (elle connaît mieux l’enfant que Philippe), et légitimité de compétence (elle sait ce dont il a besoin). Philippe, lui, affirme sa légitimité en attaquant Anne sur la légitimité de consensus social (tous les amis reconnaissent qu’Anne est une mère poule) ou sur la légitimité de référence à un universel admis dans leur milieu (la nécessité d’une présence active des deux parents).
72Ce recadrage ouvrira sur la prise de conscience de la manière dont une illégitimation répond souvent à une autre illégitimation formulée dans un autre domaine, et du caractère relatif des systèmes de légitimité de chacun. Il aidera le couple à chercher des modes de légitimation qui ne sont pas fondés sur la mise en doute systématique des légitimités de l’autre et le poussera à mieux comprendre l’échelle de priorités de l’autre.
Cas n° 4
Description du cas
73Pierre, 54 ans, est ingénieur chez SVN. Il a travaillé pendant 15 ans en production et est aujourd’hui responsable qualité. Thierry, 29 ans a été engagé pour reprendre le travail de Pierre. Pierre ne comprend pas pourquoi Thierry ne veut pas écouter ses conseils et le considère comme un « petit prétentieux », alors que Thierry fustige le côté paternaliste et « donneur de leçon » de Pierre.
Démarche de recadrage
74Pierre s’appuie sur sa légitimité historique (son expérience) et sa légitimité de compétence (ses bons résultats antérieurs) pour justifier les conseils qu’il donne à Pierre sur la manière d’organiser le travail de production. Thierry se sent atteint dans sa légitimité de territoire, estimant que la production est son secteur.
75Le recadrage permettra de faire apparaître que Pierre, pour aider Thierry comme il dit vouloir le faire, doit reconnaître la légitimité de territoire de ce dernier s’il veut voir sa légitimité d’expérience être reconnue en retour. Ce recadrage sera le point de départ de la transformation progressive de la relation conflictuelle en une démarche de coopération.
Souffrance et vulnérabilité
Reconstruire le lien entre souffrance et comportements agressifs
Adage : Passer de la faute à la blessure défocalise le problème. Découvrir sa vulnérabilité singulière et celle de l’ennemi modifie les représentations.
77Ce recadrage se fonde sur la déconstruction du lien supposé entre la souffrance d’une personne et les actes de l’autre partie. Le propos ici n’est pas de nier que la souffrance puisse être liée aux agissements de l’autre, mais d’aborder de manière plus fine la nature des griefs d’une part, la nature de la souffrance d’autre part, et la nature du lien entre les deux. Ainsi, on va tenter d’explorer le lien entre ces éléments pour découvrir quelle nature de comportements provoque quel type de souffrances.
78L’objectif est de sortir du simple grief pour découvrir à quel niveau une personne est affectée par tel ou tel comportement.
La nature des griefs
79Dans un premier temps, intéressons-nous à la nature des actes. Dans une vision linéaire de la causalité, les clients sont souvent tentés de croire qu’il suffit de raconter un événement particulier pour que le thérapeute qui écoute fasse, à partir des faits, les mêmes conclusions « qui s’imposent ». Ils fonctionnent alors avec un présupposé d’univocité : les mêmes faits sont supposés avoir le même effet sur l’écoutant que celui qu’ils ont eu sur la personne; donc, il suffirait de raconter un événement pour que celui-ci imagine les conséquences provoquées, ces conséquences « coulant de source ».
80Si on adopte une vision systémique, on pensera au contraire que des mêmes faits provoquent une série de conséquences différentes selon les contextes, et que la manière même de les interpréter dépendra d’une multitude de facteurs.
81Dans cette optique, l’intervenant évitera de supposer que les griefs liés aux faits peuvent être déduits avec évidence. Il s’agit au contraire d’adopter une forme de naïveté qui consiste à demander à la personne, outre la description « technique » des faits, de développer en quoi elle est touchée par ces faits, en quoi ils sont blessants pour elle. Autrement dit, on explorera avec la personne à quel niveau elle se trouve affectée par les comportements de l’autre. Avec cette approche, on l’aidera à préciser sa vision singulière des faits. On pourra éventuellement lui demander de préciser sa pensée en classant par ordre de gravité les différents faits reprochés à l’autre partie.
82Bien sûr cette tâche est délicate à mener sans tomber dans une forme de banalisation à outrance; néanmoins ces questions permettront de voir plus clair dans la nature des griefs. Il apparaît alors que les faits rapportés touchent, affectent la personne dans des domaines qui peuvent être très différents.
83Les niveaux auxquels elle se trouve affectée peuvent être de plusieurs ordres :
- Pertes : pertes concrètes (d’argent, de temps, de relations sociales,…) provoquées par les attaques de l’autre.
- Déficits d’image : pertes de crédibilité, d’image de sérieux ou de professionnalismes, de valorisation sociale auprès de tiers.
- Affectation de valeurs : des valeurs fondamentales sont transgressées par des actes jugés immoraux.
- Attaques sur un registre de loyauté : les comportements portent atteinte à des personnes, des groupes auxquels la personne tient, qu’elle protège ou qu’elle soutient.
- Menaces sur l’identité personnelle ou collective : le comportement porte atteinte à la définition qu’un groupe ou qu’une personne se fait de lui-même.
- Menaces sur l’avenir : l’autre hypothèque des possibilités de relations futures, de promotion, de maintien dans l’emploi…
- Offense : atteinte à l’honneur, à la dignité.
- Injustice : le reproche porte sur le traitement injuste d’une personne ou d’un groupe en référence à d’autres ou à des principes d’équité.
- Transgression : les comportements sont contraires aux règles implicites ou explicites d’un corps social (famille, groupe, organisation, communauté…).
- Humiliation : le comportement a pour effet d’infantiliser, de provoquer la honte…
84Ce faisant, on focalise l’attention non plus sur la faute, mais sur la blessure. On découvre au passage que chacun sera touché différemment par un fait particulier, ce qui relativise le grief, sans pour autant le nier.
Vulnérabilité
85La vulnérabilité est une forme de sensibilité particulière à une modalité de la blessure telle qu’abordée plus haut.
86Ainsi, certaines personnes pourront être particulièrement vulnérables dans le registre des atteintes à leur image, alors que d’autres seront par exemple plus touchées par des actes qui provoquent en eux des sentiments d’injustice.
87Découvrir une vulnérabilité singulière permet de préciser ce qui fait mal dans le comportement de l’autre et de l’approcher dans une perspective interactionnelle. Le comportement de l’autre prend alors sens dans le cadre de la relation, et la personne qui en est l’objet peut considérer sa réaction comme dépendant également de sa sensibilité particulière et personnelle.
Inversion de la démarche
88L’étape suivante consiste à adopter la même démarche en passant des faits aux griefs, puis à la souffrance et enfin à la vulnérabilité singulière, mais pour l’autre protagoniste.
89Ainsi, il sera possible de s’interroger sur la vulnérabilité singulière de l’autre. Aquel registre de vulnérabilité l’autre est-il particulièrement sensible ? Concrétiser qu’il peut être sensible et vulnérable constitue souvent déjà en soi un changement de point de vue important. En effet, on se figure généralement que l’ennemi est implacable autant qu’insensible. La découverte d’un « talon d’Achille » relativise cette perception.
90A partir d’une réflexion sur la vulnérabilité de l’autre, le client pourra prendre en considération une souffrance éventuelle chez cette personne. Cette démarche ouvre vers une forme d’empathie. S’interroger sur la souffrance de l’autre permettra également au client de considérer quels sont les comportements qu’il a posés et leurs effets, et de réfléchir aux manières de poser des actes de nature à faire descendre l’intensité conflictuelle.
Cas n° 5
Description de la situation
91Tom et Alice (voir cas n° 1).
Démarche de recadrage
92Alice raconte l’inactivité professionnelle de Tom, estimant qu’il s’agit là d’une situation manifestement intolérable. Tom ne comprend pas pourquoi Alice est aussi radicale, et même agressive avec lui, elle qui appréciait autrefois la manière dont il menait sa vie (voir cas n° 1, recadrage sur le temps). Il estime qu’elle a changé. Interrogée sur la nature de la blessure, on s’aperçoit que l’inactivité de Tom, dans le cadre de leur parentalité, constitue pour Alice une atteinte à son identité personnelle et à leur identité de parents. Elle découvre une vulnérabilité particulière relative à tout ce qui touche sa conception de la parentalité « normale » et en veut à Tom de ne pas prendre cet élément en compte.
93En effet, la poursuite du recadrage fait émerger qu’Alice est non seulement touchée par le fait que l’enfant n’aura pas un père qui travaille, ce qui, à ses yeux, constitue une attaque sur son identité de couple parental « normal », mais également que cette attitude constitue une menace sur l’avenir du couple. Ainsi, selon Alice, le comportement de Tom hypothèque leur avenir commun. En effet, elle considère qu’un couple qui ne peut pas s’organiser en tant que parents est condamné à se séparer. Pour elle, le fait que Tom ne porte pas attention à cet élément correspond donc à une acceptation tacite de la future dissolution du couple. Le recadrage permet donc aux protagonistes de comprendre en quoi les choix « professionnels » de Tom sont vécus comme une atteinte à la survie du couple.
94Tom, en retour, se sent menacé dans son identité par les appels répétés d’Alice pour qu’il travaille. Il se déclare particulièrement vulnérable à tout ce qui touche son mode de vie, et estime qu’Alice, le sachant, menace sciemment leur avenir commun. L’un comme l’autre vont réaliser à quel point ils protègent leur « zone de vulnérabilité », et découvrir également à quel point ils peuvent menacer, sans s’en rendre compte, celle de l’autre. Cela ouvrira un questionnement crucial sur les positions de parents et sur l’avenir du couple, ainsi que sur les besoins de Tom et d’Alice, au-delà des enjeux allégués dans le conflit autour de la problématique du (non) travail de Tom et du travail d’Alice.
Les remaniements : un questionnement sur la fonction du conflit dans un système particulier
Adage : au-delà de l’intérêt, de l’agressivité, du désaccord moral ou idéologique, le conflit a des fonctions souvent cachées, révélées par des remaniements ailleurs.
96Pour aborder ce recadrage, il est utile, à nouveau, de se plonger quelque peu dans la vision systémique du conflit et de ses acteurs telle que Monroy et Fournier (15) l’ont développée.
97Dans une vision traditionnelle, on considère le conflit comme un avatar, un accident, voire un malentendu. Toujours selon cette vision, si conflit il y a, c’est qu’un individu ou un groupe l’a déclenché. Dès lors, l’initiateur de ce conflit en porte la responsabilité, voire la culpabilité.
98Dans une perspective systémique, en revanche, on étudiera les éléments contextuels afin de comprendre la fonction du conflit dans un système donné. Un contexte, porteur de dynamiques fortes telles que des dynamiques de loyauté ou de quête de consistance, par exemple, pourra perdurer longtemps sans qu’il y ait conflit. A un certain moment cependant, les trajectoires vont se rencontrer, et créer une configuration conflictogène. Comme cela a été dit plus haut, contrairement à la vision traditionnelle, les acteurs ne seront pas vus comme des responsables-coupables, mais plutôt comme des serviteurs-interprètes de la situation.
99Le conflit acquiert alors sa dynamique propre, liée au sens systémique qu’il revêt. Les acteurs ordonnent des représentations qui, au lieu d’être diversifiées, seront ordonnées et cohérentes. Ces séquences auto-évolutives prendront une vie propre, et l’univers conflictuel deviendra lui-même une construction auto-évolutive qui échappera en grande partie aux initiatives que prendraient les parties pour y mettre fin.
100Dès lors, les acteurs développent souvent le sentiment que le conflit leur « échappe ». Ils se sentent impuissants à l’infléchir. Alors qu’ils essayent « d’en finir » avec le conflit, celui-ci semble résister aux tentatives pour le résoudre ou l’atténuer.
101Pour parvenir à concevoir le conflit non plus comme le fruit de la malveillance, de la malhonnêteté, de la maladresse ou de la perversité d’un des acteurs, mais plutôt comme un phénomène qui prend sens dans un contexte donné, le recadrage va viser à éclairer la fonction qu’il remplit dans le système.
102Pour y parvenir, le praticien peut procéder par contraste. Les questions qui peuvent faciliter cette vision des choses tournent dès lors autour des remaniements que le conflit a provoqués dans le système. En éclairant ce que le conflit a changé ou ce que le conflit a apporté au système, le client pourra progressivement déceler la fonction qu’il remplit. Il pourra aussi ouvrir une réflexion sur la manière dont d’autres personnes jouent dans ce conflit pour lui permettre d’assurer sa fonction.
103On pourra se poser les questions suivantes :
- Quels éléments le conflit a-t-il modifié ? où ? comment ? Dans quels domaines : les habitudes, le milieu, le travail, les relations autres, les mentalités ?
- Qu’est-ce qui a changé dans n’importe quel domaine ?
104On pourra ainsi partir à l’exploration des cinq grands types de missions que le conflit peut remplir, définies par Monroy et Fournier (15):
- Permettre la mise en scène et la gestion d’incompatibilités de missions qui apparaissent au sein d’un système ou entre un système et son environnement.
- Créer une mobilisation d’énergie au sein du système.
- Dans un système moribond, permettre l’apparition de nouvelles configurations, permettre d’assumer le deuil, d’accepter que le système doive aller à la rupture.
- Permettre la prise de risques, la mise en jeu du système, le fait de tester ses forces, de bousculer ce qui est trop prévisible pour laisser jouer l’inédit, l’imprévu, d’éviter l’ennui.
- Permettre de « mettre de l’ordre dans le chaos », permettre aux acteurs de mieux s’« y retrouver » et ainsi créer une forme de confort social et cognitif.
105En découvrant la fonction du conflit, la personne pourra donc mieux comprendre en quoi il est fonctionnel et de quelle manière chacun y joue un rôle qui a du sens en fonction des impératifs du système. Cela peut déboucher sur une réflexion sur la manière d’exercer différemment cette fonction, de participer différemment aux impératifs systémiques.
Cas n° 6
106Description. Julienne (secrétaire) et Olivier (informaticien) (voir cas n° 2).
Démarche de recadrage
107Les recadrages vont faire apparaître que le conflit qui oppose Julienne et Olivier, en s’envenimant progressivement, va remplir un rôle important dans l’organisation.
108Chacun des protagonistes permet la mise en scène de la problématique du changement dans cette organisation. Avant le conflit, les rapports sociaux étaient assez distants entre les personnes. Il est vrai que la nature du travail et la manière dont il est organisé nécessitent peu d’interaction entre les travailleurs. Chacun travaille pour ses propres clients, il n’y a pas de salle où se réunir, seulement deux bureaux, et les « hommes à tout faire » passent l’essentiel de leur temps sur le terrain. Depuis le conflit, la situation a changé. Les personnes parlent du conflit entre elles, lequel est devenu l’objet de nombreuses conversations. Des mouvements de solidarité ont été créés autour de Julienne (notamment une pétition), et des réunions ont été organisées pour aider Olivier à faire face à sa difficulté face à Julienne. Par ailleurs, le conflit va avoir pour effet de faire sortir toute une série de problèmes organisationnels qui vont se discuter en référence au conflit de Julienne et Olivier, et permettre à deux tendances de s’exprimer : une qui prône davantage de formalisation de plannings et horaires, que soutient Olivier, et une qui prône le maintien d’une organisation plus informelle, dont ses représentants soutiennent Julienne. Cette entreprise en expansion va, à travers le conflit de deux personnes, se poser des questions cruciales sur son évolution.
109Ceci recadre les comportements des deux acteurs et les situe dans une problématique plus large que celle d’une incompatibilité d’humeur ou un problème de personnalité et montre en quoi il est fonctionnel pour l’organisation et ses membres.
Face à l’apparente nouveauté chercher la répétition
Adage : Rien ne distancie mieux du grief que de découvrir qu’une problématique éternelle (de loyauté, par exemple) se rejoue là et que l’adversaire et soi-même en sont les serviteurs et les héros malgré eux.
111Selon la théorie des scénarios de vie, l’être humain a tendance à répéter des scénarios et, derrière une apparente nouveauté des situations, les mêmes rôles sont endossés par les mêmes personnes (5).
112Ce recadrage, davantage centré sur la personne qui consulte, consiste à envisager si le protagoniste a précédemment joué avec d’autres le même scénario qui est à l’œuvre aujourd’hui en prenant le même rôle dans des contextes très différents.
113L’identification de scénarios « favoris » ou « redoutés » qui ont tendance à se répéter sera alors possible : l’émancipation, l’infidélité au passé, la réparation d’injustice, la transition de régime, le combat pour la reconnaissance, le conflit de loyauté, la rivalité hiérarchique, l’opposition à l’autorité, la succession difficile, la filiation déloyale…
114Face à ce scénario, on essaiera d’aider la personne à voir si elle a tendance à endosser le même genre de rôle : l’intermédiaire, le révolté, le justicier, l’arbitre, le protecteur, le traître, le novateur incompris, le faiseur de gaffe, l’innocent accusé, le réactionnaire, le travailleur de l’ombre non reconnu, etc.
115Dans notre expérience clinique, il nous est apparu que ce type de problématique pouvait surgir au cours de l’entretien sous forme de « flash ». Tout à coup, le client prend conscience que ce qu’il raconte s’est déjà produit dans une situation précédente, voire qu’il adopte un rôle déjà joué dans sa famille d’origine ou rappelant des interactions entre ses parents par exemple. Comprendre que l’on rejoue une problématique connue provoque un effet de mise à distance par rapport aux certitudes concernant l’autre, qui peut être extrêmement puissant.
Bilan des coûts investis dans le conflit
Adage : Quand on hait, on ne compte pas, mais plus on a donné, moins on imagine l’avoir fait pour rien.
117Etre dans une situation de conflit génère des coûts et amène des bénéfices ou, à tout le moins, l’espoir qu’il en soit ainsi.
118Les coûts peuvent être de différentes natures. On peut les comptabiliser en termes d’argent, d’énergie, de souffrance, de stress, d’inefficience, de temps perdu, de risque physique, de risque psychologique.
119D’un autre côté, des bénéfices immédiats ou attendus entrent dans la balance. Ils peuvent se mesurer en relations positives créées autour du conflit – avec les « supporters », par exemple –, en sentiment d’utilité, en plaisir lors de moments de revanche, en occupation du temps et lutte contre l’ennui…
120Généralement, les coûts de quitter le terrain du conflit (symboliquement ou réellement) apparaissent clairement aux personnes en situation de conflit. Elles sont bien sûr conscientes de ce qu’elles laisseraient en abandonnant la partie : reconnaître implicitement qu’elles ont tort, se sentir humiliées, renoncer à leurs valeurs. Elles ont par contre moins en tête les coûts qu’impliquerait la poursuite du conflit, du moins sous la même forme.
121Comparer les coûts du conflit aux enjeux allégués permet une réflexion sur l’opportunité de poursuivre ou non le conflit.
Conclusions
122Il n’est jamais aisé de mettre en forme une pratique clinique. Cette mise en forme ne peut en effet être que réductrice. D’une part, il est bien évident que l’influence des interventions de recadrage est étroitement liée à la qualité de la relation (10), d’autre part, il est impossible de rendre compte de la place de l’intuition, de la créativité, et du sens clinique nécessaires pour mener à bien les recadrages. Les pistes de recadrage offertes par Michel Monroy ne constituent donc évidemment pas un mode d’emploi, mais plutôt une stimulation intellectuelle pour le clinicien, une base de réflexion, une voie vers la mise en forme de la pratique.
123Les différents axes du recadrage contiennent donc un ensemble de thématiques et de questions. Il s’agit d’abord de questions auxquelles l’intervenant tente de répondre. Elles peuvent être également posées aux protagonistes, à condition de respecter la vision du monde de la personne rencontrée.
124Le praticien pourra choisir les pistes qui lui semblent préférables, et selon le moment qui lui semble opportun. En fonction de la réaction de la personne rencontrée, elles pourront être approfondies. Ainsi, la plupart des pistes contiennent une gradation qui permet un développement progressif de la démarche de changement de point de vue.
125En pratiquant de la sorte, on aura multiplié les points de vue et on se sera doté de possibilités de faire voir la situation autrement. On aura recadré la situation conflictuelle.
Pas une chenille ne se doute qu’elle sera un jour papillon…
Hervé Le Tellier
Remerciements
127Nous remercions chaleureusement Michel Monroy pour son amitié et la richesse des échanges cliniques, ainsi que Frederic Erpicum et Jean-François Leroy pour avoir été à l’origine de cette rencontre.
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Mots-clés éditeurs : Conflit, Recadrage
Date de mise en ligne : 01/12/2006
https://doi.org/10.3917/tf.064.0377Notes
-
[1]
Psychologue, clinicien du travail et intervenant en organisation, Université de Liège, Département personne et société, Service de Psychologie sociale des groupes et des organisations (Prof. J.-Fr. Leroy).
-
[2]
Dans ce cadre, nous organisons notamment un service de consultation clinique pour personnes en souffrance au travail et menons des interventions en organisations sur des problématiques conflictuelles (pour plus de détails, voir références 6 et 8).