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Article de revue

Intérêt de l'utilisation des objets flottants dans l'approche des pans les plus douloureux de l'histoire des patients et de leur famille

Pages 339 à 359

Notes

  • [1]
    Texte basé sur une conférence donnée à Liège le 14 octobre 2005 dans le cadre d’un cycle sur « La douleur invisible/indicible en héritage » organisé par Parole d’Enfants asbl.
  • [2]
    Psychologue, psychothérapeute au Service de Santé Mentale Chapelle aux Champs, U.C.L., Clos Chapelle aux Champs, 1200 Bruxelles – Formatrice à l’approche systémique et à la thérapie familiale au CEFORES, dans ce même centre.

Le référentiel théorique

1Je situe mes interventions thérapeutiques systémiques dans le contexte de la seconde cybernétique et du constructivisme. Dans cette perspective, il n’y a pas de réalité objective perceptible, indépendante de l’observateur. C’est l’observateur qui construit ce qu’il observe. On parle donc d’observateur participant. Ce que l’intervenant « capte » quand il rencontre ses patients, ce n’est pas leur réalité mais bien l’intersection entre la facette que le système qui consulte (les patients) présente et ce que l’intervenant peut en percevoir.

2Du côté des patients, l’histoire qu’ils nous racontent est toujours une sélection: certaines choses sont dites et montrées, d’autres sont tues, masquées, volontairement ou non. Cette sélection dépend du contexte: on ne raconte pas son histoire de la même manière à son psychothérapeute qu’à ses voisins, par exemple. Du côté de l’intervenant, il y a aussi une sélection : il ne reçoit pas de la même manière tout ce que le patient lui livre. D’abord, il y a les limites de ses organes perceptifs, de son intelligence, mais aussi, ses théories implicites et explicites, son contexte de travail, son style, son histoire personnelle, sa sensibilité, ses zones d’ombre et de souffrance, tant d’aspects qui influencent cette sélection. Tout cela fait qu’il est « sourd » à certains aspects que livrent ses patients et tout ouïe pour d’autres. M. Elkaïm (1989) a théorisé ce point avec le concept de « résonance »: le thérapeute « vibre » davantage aux aspects du récit de ses patients qui lui rappellent des choses qu’il a lui-même bien connues dans son histoire personnelle. Comme un diapason qui amplifie les fréquences communes… Dans un entretien, le thérapeute réagit avec un intérêt particulier à un aspect que lui présente le patient, que ce soit par une question qu’il pose, une remarque ou tout simplement un message non verbal qui traduit sa curiosité. Il est évident que le patient le capte et oriente la suite de son récit en fonction de la réaction du thérapeute.

3On peut donc dire que l’histoire qui émerge de la rencontre thérapeutique n’est pas l’histoire de l’individu, du couple ou de la famille rencontré(e), mais bien une coconstruction des patients et du thérapeute. Dans les entretiens thérapeutiques, deux systèmes vont se rencontrer : le système consultant et le système intervenant. Naît alors un troisième système, le système thérapeutique, selon le principe de totalité/nonsommativité. Dans la perspective de P. Caillé (1994), qui le premier a conceptualisé les objets flottants, et chez qui je me suis spécialisée, le thérapeute a la responsabilité de créer un cadre où les deux systèmes vont se rencontrer, dans leurs ressemblances et leurs différences, s’influencer, se refléter l’un l’autre des facettes d’eux-mêmes, faire des découvertes sur eux-mêmes, et vivre de nouvelles expériences émotionnelles et relationnelles, afin d’évoluer. Et ici, on parle tant des patients que du thérapeute. Si nous faisons ce travail difficile, c’est en partie, je pense, parce que nous sentons bien que nous continuons à y évoluer comme professionnel et plus globalement comme personne. Nous percevons bien que la rencontre thérapeutique est une occasion de coévolution pour les patients, mais aussi pour nous, intervenants.

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« Le champ thérapeutique anime et fait vibrer deux mondes en principe étrangers. Il est mise en scène, décalage de miroirs, jeux et glissements car il ne faut jamais croire que l’espace du demandeur puisse fusionner avec celui du donneur d’aide. Entre eux existera toujours une soudure mobile et transitoire, une aire de jeu qui est l’épicentre du champ thérapeutique, l’espace intermédiaire qui n’appartient à personne, sauf à la rencontre et dont le souvenir sera trace de thérapie. » (P. Caillé, 1994, p. 33).

5Le thérapeute a donc la responsabilité de créer et de maintenir un espace intermédiaire au sein duquel de nouvelles réalités vont apparaître et de nouvelles expériences vont être vécues. Pour ce faire, il doit s’utiliser et trouver une juste distance, ni trop proche (risque de « transfusion émotionnelle », de collage, impossibilité de se refléter mutuellement du différent), ni trop loin (pas assez de résonance, pas de rencontre possible et donc pas d’occasion de coévolution).

6Dans cette perpective, le travail thérapeutique est un processus exploratoire et expérimental où le thérapeute amène ses patients à revisiter leur histoire, à faire émerger de nouvelles significations et à vivre de nouvelles expériences. Ainsi se coconstruira une autre lecture de la situation qui a contribué à l’émergence du problème à l’origine de la consultation. Tout cela bien sûr dans le but de réduire la souffrance et, si possible, de permettre aux patients de se débarrasser du problème qui a motivé la consultation. De nouvelles manières d’être, de sentir, d’interagir pourront s’y vivre. Comme le dit H. von Foerster (1973), il s’agit d’« élargir le champ des possibles ». La thérapie est donc une aire d’expérience.

7Dans le premier temps du travail, le thérapeute veille à valider le fonctionnement du système familial, à lui permettre de mieux comprendre pourquoi il fonctionne comme il fonctionne, pourquoi il souffre là où il souffre, partant de l’idée que ce fonctionnement correspond à la moins mauvaise manière d’être ensemble qu’il a trouvée. Le thérapeute rend la famille anthropologue d’elle-même. Nos patients vont peu à peu explorer leur culture, culture dans laquelle le problème qui a motivé la consultation vient s’inscrire. La culture renvoie tant à la dimension comportementale, transactionnelle, (le « phénoménologique » selon P. Caillé) qu’à la dimension des croyances, des idées, des représentations que les membres de la famille ont de leur famille et plus généralement de la vie, du monde (le « mythique » selon P. Caillé). E. Dessoy (1993) parle, lui, de milieu humain plutôt que de culture, et distingue trois dimensions plutôt que deux : l’éthique (dimension comportementale et relationnelle qui correspond au phénoménologique de P. Caillé), les croyances (le mythique de P. Caillé) et l’ambiance, c’est-à-dire, comment on sent, comment on éprouve dans la famille (monde des émotions, du contact). Le thérapeute aide la famille à explorer les trois dimensions de sa culture.

8Après cette phase exploratoire, dans un second temps seulement, place est laissée au changement. Le thérapeute accompagne ses patients pour évoluer dans le sens qui leur convient. Nous retrouvons là l’éthique de choix chère à H. von Foerster.

9Abordons maintenant l’origine de mon intérêt pour les objets flottants. Tout a commencé par une interrogation de plus en plus insistante, basique mais incontournable pour un psychothérapeute : d’où vient donc l’effet thérapeutique ?

Trois vecteurs de l’effet thérapeutique

Dimension cognitive

10Il est habituel de répondre que c’est l’élaboration psychique de son histoire qui guérit, à la manière d’une lente digestion. Revisiter son histoire, ses cultures d’appartenance, permet de mieux comprendre nos manières d’être, y compris nos symptômes. On se tricote une autre histoire, porteuse de plus de sens. En systémique, ce travail s’opère notamment par les recadrages que propose le thérapeute. Ici, on est du côté de l’intellect, dans le champ des représentations. Si cela me semble être une dimension importante, notamment pour le sentiment de cohérence interne dont nous avons besoin pour vivre, elle n’est toutefois pas suffisante pour amener un changement. Et, comme le dit G. Ausloos (1995), « une thérapie, ça ne sert pas à comprendre mais à changer ».

Dimension émotionnelle

11La guérison ne passe pas seulement par l’élaboration psychique via l’introspection. C’est aussi par l’émotionnel que la guérison se produit. Pour A. Miller (1990) par exemple, c’est la traversée émotionnelle des affects refoulés dans l’enfance et leur reconnaissance par un tiers (qui peut être un thérapeute) qui sont thérapeutiques. Elle écrit :

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« On ne peut véritablement tirer au clair sa propre histoire (la comprendre)
et faire disparaître ses angoisses qu’à partir du moment où on arrive à les ressentir, et non pas en en discutant. » (In La connaissance interdite)

13Selon elle, ce n’est qu’en ressentant les émotions avec notre sensibilité d’enfant, c’est-à-dire en les vivant et non en les intellectualisant, que les blocages de la pensée et de la sensibilité sauteront et feront place à plus de liberté intérieure et de mieux-être.

Dimension de l’expérience et du jeu

14Mais, pour ma part, je restais insatisfaite avec cette double explication du processus de guérison. Il me semblait qu’il existait une troisième voie, peu exploitée sans doute, mais riche d’effets thérapeutiques. Il me semblait qu’elle se trouvait du côté du jeu, de l’expérience.

15Des pionniers de la thérapie familiale comme J. Haley, S. Minuchin et C. Whitaker, s’accordaient pour dire qu’une famille change non pas car on a interprété verbalement ses conflits ou mis en évidence ses dysfonctionnements, mais parce qu’elle fait en séance l’expérience d’une alternative de patterns transactionnels. Aussi, leur tâche de thérapeute était de s’utiliser, dans l’ici et maintenant de la séance, pour faire expérimenter aux patients des alternatives relationnelles, de nouveaux « jeux systémiques ». En Italie, L. Onnis avait décrit son utilisation du sculpting. M. Andolfi et ses collaborateurs à Rome, dont A.-M. Nicolo, utilisaient des métaphores en thérapie familiale. A Bruxelles, E. Tilmans nous apprenait à utiliser les métaphores et à les explorer en détail en séances. On enseignait aux thérapeutes en formation les prescriptions systémiques, et on nous encourageait, par exemple, à demander aux membres de la famille de changer de places pour voir en quoi ça modifiait leur manière d’être et aussi l’ambiance en séance.

16J’avais donc expérimenté tout cela et étais surprise de l’impact de ces actes en séance. Dans ces moments d’activité et de créativité souvent fort chargés en émotion, une autre ambiance se dégageait. De plus, ces nouvelles expériences émotionnelles et relationnelles semblaient efficaces pour aider les gens à élargir la palette de leur vie relationnelle. Ceci me paraissait très porteur, amenant souvent les patients à prendre, en dehors des séances, un autre positionnement dans leurs relations. Ces actes que les patients posaient, semblaient les aider à ne plus emprunter les circuits de relations qui imposaient le maintien du symptôme. Ils les aidaient de toute évidence à ne pas perpétuer le jeu systémique dont ils se plaignaient, mais auquel ils ne pouvaient jusqu’alors s’empêcher de prendre un rôle actif.

17La relecture de Jeu et réalité de D. Winnicott (1971) m’a permis de faire un pas de plus. En étudiant l’activité ludique de ses jeunes patients, D. Winnicott observait que les enfants ayant subi une privation affective de trop longue durée étaient incapables de jouer. Il leur manque la sécurité de base, ils ne se risquent pas à de nouvelles expériences, leur imagination et leur créativité sont bloquées. Une citation avait retenu toute mon attention (p. 55):

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« La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? A deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. »

19D. Winnicott, contrairement à ses prédécesseurs, pensait que le jeu dans la cure analytique des enfants était bien plus qu’un moyen pour atteindre un contenu à interpréter. Le jeu pour lui était une fin en soi, une thérapie en soi. Plutôt que de regarder l’enfant jouer et d’interpréter, il pensait qu’il fallait jouer avec lui et se garder d’interpréter. On passait donc du « play » au « playing ». Personnellement, je pense que l’interprétation, en tout cas l’interprétation précoce, bloque l’enfant et le met sur la défensive. Le jeu est sans doute le meilleur terrain de rencontre entre adultes et enfants. A l’instar de P. Rober (1998), je préfère considérer le recours au jeu en séance comme un moyen pour se connecter au monde de l’enfant et entrer en interaction avec lui plutôt que comme un moyen de compréhension d’un sens caché à interpréter. C’est avant tout un positionnement éthique, car je suis très soucieuse d’éviter de provoquer chez mes patients un sentiment d’intrusion psychique.

20Ces apports théoriques m’ont fait réfléchir aux implications potentielles dans le champ des consultations familiales. Les familles que je recevais en consultation me montraient souvent un fonctionnement plus figé, comme si leurs membres n’osaient plus faire de nouvelles expériences, s’aventurer dans de nouveaux types d’interactions, de jeu familial. Or, pouvoir changer ses manières d’être ensemble s’avère indispensable pour une famille car elle doit évoluer pour faire face aux modifications des besoins individuels de ses membres, et aux événements extérieurs qui l’affectent. Je me disais qu’il fallait inventer des médias de rencontre permettant de remettre la créativité des familles en mouvement, pour qu’elles retrouvent la liberté de jouer des jeux familiaux moins douloureux et plus variés.

21De plus, à ce moment de mon parcours professionnel, j’étais frappée par la gravité et la lourdeur des situations cliniques rencontrées. J’avais envie d’innover pour que ma rencontre avec mes patients soit plus légère, plus vivante, plus ludique peut-être, tout en la prenant vraiment au sérieux. Conjuguer sérieux et légèreté était le défi que je me proposais de relever. La lecture du livre Les objets flottants de P. Caillé et Y. Rey, qui décrivait de nouveaux médias thérapeutiques permettant le déploiement de la créativité et du jeu en séance de thérapie familiale, a constitué le chaînon manquant. Nous étions en plein dans cette troisième dimension, celle de l’expérience et du jeu. Les objets flottants constituent à mon sens des médias particulièrement adaptés au travail avec les familles pour relancer le jeu familial là où il est bloqué. Leur effet sur les joueurs est très varié : surprise, étonnement, plaisir, joie, émotion artistique, stupéfaction, rejet… mais ce qui compte, c’est que ça bouscule les schémas habituels de la famille et que cela ouvre la porte à d’autres choix possibles. J’ai alors pris contact avec P. Caillé et j’ai rejoint un de ses groupes de supervision à Paris. C’est d’une partie de son enseignement, remanié bien sûr à ma sauce personnelle, dont je témoigne dans cet article.

Définition des objets flottants et illustration clinique

22P. Caillé et Y. Rey ont élaboré une série de médias thérapeutiques appelés « objets flottants » qu’ils utilisent pour faciliter la rencontre avec leurs patients. Parmi eux, citons le jeu de l’oie systémique, le conte systémique, les masques, le blason, les sculptures avec les statues vivantes et les tableaux des rêves… Dans la foulée, d’autres en ont inventé de nouveaux. Citons notamment le génogramme imaginaire de J. Ollié et D. Mérigot (2001).

23Ces objets flottants sont des médias de rencontre et de découverte qui vont meubler l’espace intermédiaire durant un temps de la thérapie et qui vont permettre aux patients de se mettre au travail pour apprendre quelque chose de neuf sur eux, faire des liens entre certains aspects de leur culture familiale (de leur manière d’être, de penser, de sentir) et le problème qui les amène à consulter.

24Pourquoi le mot « flottant »? Car ces objets, tels des bouées à la surface de l’eau, flottent dans l’espace intermédiaire. Ils n’appartiennent ni au thérapeute ni aux patients, mais bien à la rencontre thérapeutique. Il s’agit d’une coconstruction.

25Quelle différence y a-t-il avec les approches psychothérapeutiques systémiques classiques ? Dans les approches classiques, l’information nouvelle émerge de la rencontre entre le thérapeute et les patients, des inputs qu’il injecte, notamment des hypothèses qu’il renvoie, des recadrages, des questions qu’il pose, des interventions qui amènent les gens à réfléchir sur eux-mêmes, ou encore des nouvelles interactions qu’il induit ou qu’il prescrit… Par contre, dans l’approche médiatisée ici décrite, l’objet flottant devient le support sur lequel patients et thérapeute travaillent, créent, et c’est cette création qui révèle le sens, un sens nouveau. Ici, c’est l’objet flottant, comme média, qui révèle.

26Cette perspective modifie la place et la fonction du thérapeute : il est responsable du cadre, il facilite la rencontre thérapeutique, mais il n’est plus responsable du contenu du travail, des découvertes. Aux patients se voit remise cette responsabilité. Comme l’écrit P. Caillé (1994), ceci dégage le thérapeute du sentiment anxiogène d’être responsable du contenu.

27Bien sûr, dans le décours d’une thérapie, le thérapeute passe d’une position plus classique à cette nouvelle position lorsqu’il propose le recours à un objet flottant. Les deux attitudes sont conciliables mais pas simultanément. Les objets flottants sont « proposés par le thérapeute à un moment donné du processus thérapeutique puis retirés quand ils ont joué leur rôle. Ils créent une règle communément acceptée qui gère un temps la relation thérapeutique » (P. Caillé, 1994).

28Le propos de cet article n’est pas de faire un descriptif exhaustif des objets flottants et de leur méthodologie, mais plutôt de vous introduire à leur philosophie et de souligner leur intérêt, afin de mettre le lecteur en appétit et de lui donner l’envie soit de les approfondir, soit d’inventer les siens. Illustrons-le par une situation clinique.

29Je reçois en consultation une fratrie d’adultes, trois hommes : Bruno (31 ans), Marc (29 ans) et Jonas (26 ans). Au premier entretien, ils sont accompagnés du référent, qui est le psychiatre traitant de Jonas, le cadet, diagnostiqué « psychotique ».

30Le psychiatre de Jonas relate que lorsqu’il avait 20 ans, Jonas a fait une longue décompensation psychique. Il a vécu trois années d’errance, au terme desquelles il a été hospitalisé deux ans en psychiatrie. Jonas vit aujourd’hui en appartement super-visé. Il est bien stabilisé, n’a plus connu de phase de décompensation depuis quelques années, il est relativement bien ancré dans la réalité, ce qui a permis l’usage d’objets flottants qui seraient contre-indiqués avec un patient délirant. Bruno et Marc vivent chacun en couple et se voient régulièrement l’un l’autre. Le psychiatre trouve que son travail avec Jonas n’avance plus beaucoup, son patient restant « calé » sur le décès de sa mère lorsqu’il avait 13 ans, sans pouvoir en éprouver de sentiments ni accéder aux souvenirs des années qui l’ont suivi. Il pense que le temps est venu pour Jonas de reprendre contact avec ses deux frères avec lesquels il a coupé les ponts il y a six ans. Ils peuvent lui être précieux, pense-t-il, pour retrouver « les pièces manquantes du puzzle ». Comme E. Tilmans et M. Meynckens (1999) me l’ont enseigné, j’invite souvent le référent au premier entretien afin de faire l’analyse de la demande avec lui, de voir quelle signification l’envoi chez moi prend pour lui et pour chaque membre de la famille. Il est intéressant d’explorer en quoi chacun adhère au projet de thérapie et en quoi il est réticent pour qu’il puisse se situer personnellement concernant la démarche et pour en envisager les risques potentiels à ses yeux. Cette première étape vise à définir ensemble un espace thérapeutique autonome que chaque protagoniste du système thérapeutique peut s’approprier.

31Si les trois frères se disent demandeurs de reprendre contact par le biais des entretiens, ils expriment néanmoins beaucoup de réserves et d’inquiétudes quant aux effets potentiels des entretiens familiaux. D’un côté, ils les souhaitent car ils voudraient renforcer leurs liens par ce biais, mais ils les redoutent tout à la fois. Selon leurs dires, ils n’ont pas envie d’aller tout retourner… « On veut regarder vers l’avenir, pas vers le passé », ajoutent-ils. Une première tentative d’entretiens familiaux deux ans plus tôt s’est soldée par un échec car, disent-ils, le psychologue qui les recevait, voulait « creuser trop vite des choses douloureuses ». Partager leur passé semble donc leur faire peur et être risqué. J’étais donc avertie, je savais que la prudence était de mise et qu’il fallait y aller piano.

32Lors des premiers entretiens, deux particularités me frappent. D’abord, l’utilisation du terme « cassure » pour décrire le moment où leur vie a basculé, c’est-à-dire au décès de leur mère des suites d’une leucémie lorsqu’ils avaient respectivement 18,16 et 13 ans. Dans leur récit, c’est comme si la vie se divisait en deux, un « avant » et un « après ». L’avant renvoie à une enfance apparemment très heureuse et l’après est décrit comme atroce, chacun se retrouvant perdu et dans une grande solitude. La seconde chose qui m’interpelle est la manière dont ils parlent de leur mère, qu’ils décrivent unanimement comme une mère idéale, généreuse, attentionnée, et aussi fascinante, car elle attirait la sympathie de tous. Par contre, on parle très peu du père et les rares évocations me semblent assez négatives. Je le sens pourtant très présent, mais dans le non-dit. Lorsque je suggère de l’associer à notre travail, de manière ponctuelle, je suis face à une levée de bouclier, « c’est une très mauvaise idée », me disent-ils d’une seule voix. Il y a donc sur ce sujet peu de place pour la nuance, pour l’ambivalence dans leur discours au sujet des parents.

33A ce stade, ils n’abordent pas encore la maladie de la mère, son décès et ses conséquences pour chacun d’eux. Je sens que cela leur fait peur… Je suis consciente de l’importance de respecter leur rythme.

34Au fil des séances, j’apprends les éléments suivants :

  • Jonas est né avec une fente palatine (« bec-de-lièvre »), qui suscitera chez sa mère une attitude surprotectrice.
  • Le couple parental se sépare de commun accord quand les enfants ont 15,13 et 10 ans. « Ils ne s’entendaient plus, ils étaient trop différents », me disent-ils. Les enfants vivent alors avec leur mère et gardent de rares contacts avec leur père.
    Mais la vie continue et le moral des troupes semble, selon leurs dires, se maintenir.
  • Trois ans plus tard, quand ils ont 18,16 et 13 ans, la maman contracte une leucémie dont elle décédera 6 mois plus tard. Jusqu’au bout de sa maladie, elle refusera d’en avertir Jonas, le jugeant trop fragile pour résister au choc. Bruno et Marc en seront, quant à eux, informés.
  • A la mort de la mère, c’est le désarroi pour les enfants. « J’étais comme brusquement privé de mon tuteur », dit Marc. « Le choc était trop fort », dira Jonas. Ils se sentent complètement désemparés et démunis. Le travail de deuil sera courtcircuité par le retour du père dans leur quotidien, un père alors décrit comme coléreux et taciturne. Ce dernier vient s’installer dans la maison que la mère occupait avec les enfants. Il fait disparaître toute trace de son ex-épouse et recommande aux enfants de se tenir chacun dans leur chambre, ce qu’ils vivent comme une manœuvre visant à les empêcher de se retrouver et de parler de leur mère.

35« On n’a jamais pu parler de la mort de maman », me disent-ils. Le père semble avoir installé un interdit de parler auquel ils sont restés loyaux, mais à quel prix ? Ils me demandent de reprendre cette période censurée de leur histoire. Ils disent ne rien savoir du vécu des autres. Ils croient être prêts maintenant pour le partager. Nous sommes à cinq mois de thérapie.

36Même si les langues commencent à se délier, je reste perplexe vu les réserves exprimées précédemment par les frères et vu la loyauté à l’interdit de parler. N’est-ce pas prématuré ? Je me souviens de ce qu’ils m’ont raconté concernant leur première tentative d’entretiens familiaux. Je suis prudente. J’ai besoin de garanties pour continuer, je pense qu’il faut freiner plutôt qu’accélérer. Peut-on avancer, tenter de partager les vécus des uns et des autres, notamment celui de la perte de la mère, risquer de parler de manière plus nuancée de l’« avant » mais surtout de l’« après » de la cassure, et redérouler le fil de l’histoire avec l’idée de mieux comprendre les déterminants traumatiques de leur parcours ? Pour le tester, je leur écris un conte.

37Le conte systémique est un récit métaphorique que le thérapeute écrit à partir du matériel apporté par la famille. L’histoire construite est « analogue » à celle de la famille, en ce sens qu’elle y ressemble par de nombreuses similarités. Si elle est analogue, elle se décale toutefois de leur réalité, elle s’en distancie : le conte doit se situer dans une autre époque et un autre lieu et mettre en scène des protagonistes souvent non humains, empruntés au monde animal, végétal ou minéral, ou même, au monde des objets. Le conte est inachevé : il se clôt sur la dramatisation d’un dilemme que le thérapeute perçoit dans la famille et chaque membre présent écrit sa suite, son dénouement personnel du conte. Les différentes versions sont partagées en séance et commentées. On voit donc bien que le conte systémique est une coconstruction. Je leur lis le conte rédigé à leur intention :

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Il était une fois, sur la côte bretonne, un grand et magnifique phare. Les vagues de l’Atlantique venaient s’y briser. Le phare était solide, majestueux.
Il attirait un grand nombre de touristes qui semblaient subjugués par sa beauté. Une sorte de fascination magique en émanait…
Autour de ce phare, voguaient en permanence trois petits bateaux. Ils allaient et venaient tranquillement dans le périmètre qu’éclairait le phare.
Le plus petit bateau s’en éloignait moins que les deux autres… une de ses planches était fêlée et il n’osait pas s’aventurer trop loin.
Un jour, lors d’une tempête particulièrement violente, le phare fut endommagé et s’éteignit. Les trois petits bateaux, privés soudainement de leur repère le plus fiable, étaient tout perdus. On aurait dit des animaux tantôt affolés, tantôt pétrifiés. Comment se diriger sans ce phare ? Qu’est-ce qui pouvait bien les aider à garder leur cap, à retrouver le port ? Ils pouvaient se perdre ou faire naufrage. En Bretagne, la mer est dangereuse, les vagues sont hautes, les vents sont forts.
Le gardien du port rappela d’urgence le responsable des lieux à qui appartenait la petite flotte. Celui-ci était alors en mission à l’étranger où il était responsable d’un grand chantier naval. Voyant ce qui se passait au port, le phare éteint, l’anarchie qui s’était emparée de ses trois bateaux, il décida de remettre de l’ordre dans tout cela. Il modifia l’architecture du port, renforça la jetée, compartimenta l’embarcadère et en limita l’accès. Il amarra chacun de ses bateaux à bonne distance les uns des autres. Il fit détruire les vestiges du phare éteint et puis construisit, au centre du port, une haute tour de contrôle où il élut domicile.
Quelle cassure dans l’existence de ces bateaux ! Que de tristesse impartageable, que de révolte, que de désarroi…
C’est un long travail de se dégager de ses amarres, de ses multiples amarres, des mauvaises comme des bonnes d’ailleurs… C’est comme si les trois bateaux à la fois le souhaitaient et le craignaient. Peut-être, après tant de difficultés, valait-il mieux oublier le passé et suivre son chemin tout seul ? Mais ça, c’était peut-être trahir le passé et faire face à beaucoup de solitude ?

39A la lecture du conte, l’attention et l’émotion dans la pièce étaient fortes. Les trois frères ont accueilli aisément la tâche de rédiger une suite. Chacun a ensuite lu à voix haute son récit. Jonas m’a étonnée par son aptitude à rentrer dans la tâche et à produire un récit à la fois personnel et au style fluide là où, en séance, il éprouvait des difficultés à exprimer clairement son point de vue et à suivre la conversation.

40Je ne livrerai pas les récits de chacun d’eux. Juste vous dire que globalement, la confiance de trouver sa route se perçoit dans les suites de chacun d’eux. Voici, avec ces quelques extraits, le contenu substantiel des récits.

41Dans le récit de Jonas, les trois petits bateaux finiront par trouver ce qu’ils veulent dans d’autres ports, même si, écrit-il, « Le bateau fêlé erre de temps en temps et prend parfois un peu l’eau ». Il souligne que ce dernier est quand même fait d’un bois solide et résistant.

42Le récit de Bruno, l’aîné, montre qu’après avoir quitté « le vieux port rénové où il n’y avait plus rien de bon », chacun des trois bateaux a trouvé un beau petit port d’attache. Il se termine ainsi : « Mais en souvenir du bon temps passé à proximité du phare, ils se retrouvent régulièrement et vont naviguer comme des fous dans les eaux houleuses de Bretagne. Juste pour le plaisir de se retrouver et sans plus aucune crainte car ils sont forts de leur expérience à présent. »

43Le récit de Marc, le second, est plus nuancé. Voici sa vision du destin des trois bateaux : le propriétaire des bateaux vend le premier à un riche marin après l’avoir repeint. Il devient un excellent bateau de pêche. Il laisse le second amarré pour en utiliser les pièces car il est trop abîmé et abandonne le troisième en haute mer car « Il n’avait que des malheurs avec ce bateau ». Après s’être installé un temps sur une île de rêves au loin, le propriétaire des bateaux se souvient de ses trois merveilleux petits bateaux qu’il aimait tant et revient au pays pour les retrouver et faire une grande fête ». Je trouve ce récit intéressant car on y parle enfin du grand absent, le père, et plus uniquement de manière diabolisée. On peut enfin percevoir que même si Marc s’est senti mal aimé par ce père, il ne doute pas qu’il y ait eu de l’amour malgré tout.

44C’est donc sur cette réflexion que nous poursuivons le travail. On commence à pouvoir évoquer le père. L’homme qui était jusqu’alors décrit comme « celui qui avait repris les murs mais pas ses enfants » est maintenant davantage perçu comme le père auquel la mère a fait barrage au moment de la séparation. Les trois enfants se plaignent de savoir peu de chose du passé du père et du handicap que cela représente dans leur condition d’homme. Jonas dira : « Je suis avec des émotions féminines, j’ai manqué de père, je suis comme un arbre sans racines. »

45Je pense maintenant avoir assez de garanties pour approfondir l’exploration de leur histoire commune et je leur suggère de le faire avec le support du jeu de l’oie systémique. Je leur explique ce dont il s’agit et à quoi ils s’engagent s’ils acceptent. Je reçois l’accord de chacun d’eux. Pourquoi cette proposition ? D’abord, je pense qu’il est imprudent de se centrer trop sur l’événement traumatique du décès de la mère (nous reviendrons sur ce point ultérieurement) et qu’il faut redérouler le fil de l’histoire pour l’y replacer.

46Ensuite, vu la crainte de se retourner sur ce passé si douloureux, je sais qu’en utilisant ce média, c’est la famille qui contrôle le processus exploratoire (son contenu et son rythme) et que le côté structurant de la méthodologie du jeu de l’oie est rassurant. Enfin, je pense que cette fratrie accrochera bien à la proposition car créativité et ouverture font partie des valeurs de la famille.

47Le jeu de l’oie est un long processus exploratoire en trois étapes où les patients sont amenés à revisiter l’histoire de leur famille d’origine au départ d’une sélection des dix événements les plus marquants de cette histoire, de ce parcours dans lequel vient se greffer le problème pour lequel ils consultent. Les événements doivent être des faits ponctuels, précis, tels que rencontre des parents, décès, déménagement, maladie, séparation, etc., autant de tournants qui ont affecté, en positif ou en négatif, la culture familiale. Dans la première étape, les membres de la famille doivent se mettre d’accord sur une sélection de dix événements. Dans la deuxième étape, chacun est invité à exprimer son ressenti et la signification personnelle qu’il attribue à chaque événement (le monde de l’ambiance), au départ cette fois d’un symbole qu’il choisit entre les sept que propose le jeu de l’oie. Chaque symbole est bipolaire, nous sommes ici bien plus dans le domaine du complexe que dans celui de la simplification. Enfin, dans la troisième étape, les membres de la famille sont invités à écrire un récit pour les cases départ et arrivée. La case départ reprend les versions de ce qui s’est produit avant l’événement n° 1, soit dans l’enfance des parents ou dans les générations précédentes, passé qui a influencé le cours de l’histoire de la famille actuelle. L’arrivée renvoie à l’« après » événement n° 10, soit à la vision que chacun a de ce qui s’est passé après ce dixième événement, ainsi qu’à des projections futures.

48Nous entamons donc le jeu de l’oie sur lequel nous travaillerons presque une année, soit douze séances au total. Nous sommes à un an de thérapie. Quelques observations :

  • Nous effectuons un long parcours où les émotions vont se vivre et se partager enfin. Peu à peu, chacun pourra exprimer des points de vue plus nuancés, plus personnels, et plus différenciés entre eux trois. Par exemple, pour l’événement de la séparation des parents, on entend maintenant des vécus assez différents entre les enfants : Bruno et Marc décriront le soulagement, la libération qu’a été pour eux la séparation des parents. Bruno, l’aîné, choisira le symbole du puits (renvoyant au ressourcement) pour exprimer combien « on revivait enfin », après une période de tensions, on retrouvait l’ambiance festive de la maison, celle qu’ils avaient connue durant leur petite enfance et qui s’était perdue vu les conflits conjugaux. Un peu dans la même ligne d’idées, Marc choisira le symbole du pont (renvoyant au passage) pour qualifier son soulagement de passer d’une ambiance lourde à une ambiance plus légère. Jonas, par contre, choisira le symbole de la mort (renvoyant à la souffrance de la séparation) pour qualifier la perte immense qu’a représentée pour lui la séparation des parents, perte avant tout de la sécurité de la famille unie, mais aussi perte d’un père au quotidien. Il parlera de l’anxiété majeure qu’il a éprouvée à ce moment-là et de son impression de s’effondrer.
  • Ce n’est pas un seul événement traumatique, une seule cassure, que l’on découvre peu à peu dans l’histoire de cette famille mais plusieurs. Progressivement, le décès de la mère n’est plus décrit comme « la » coupure de leur vie, mais comme un événement douloureux de leur histoire. Il reprend sa place dans une histoire, une histoire qu’ils se sont chacun réappropriée, avec ses bons et ses mauvais côtés. Une histoire qui se poursuit, que chacun doit continuer à écrire…
  • Coup de théâtre quand Jonas insiste, contre l’avis de ses frères, pour que l’on garde dans la sélection des dix événements l’opération de chirurgie plastique qu’il a subie à ses 18 ans pour sa fente palatine, opération qui a mal tourné.
    Jusqu’à ce jour, ses frères n’avaient rien su de la souffrance qu’il avait endurée à ce moment-là et ils considéraient cet événement comme relativement mineur.
    Pour la première fois, Jonas parlera de la torture physique et psychique qu’il a vécue à l’hôpital. Une douleur extrêmement violente, insupportable, qui l’a forcé, dit-il, « à sortir de son corps pour survivre, et à s’anesthésier ». Ensuite, il exprime son impression qu’avec son changement d’apparence physique, il était devenu brusquement quelqu’un d’autre, combien c’était perturbant pour lui de ne pas se reconnaître, mais surtout d’avoir l’impression de tromper les autres, d’être en quelque sorte un imposteur. Tout en le racontant, on sent que Jonas fait une découverte importante pour lui-même car il comprend tout d’un coup que cet événement n’est pas sans rapport avec le déclenchement de sa psychose, deux ans plus tard.

49Quelques observations des trois frères après ce parcours :
Jonas :

50

– « Quand mes frères ont parlé de la mort de maman, de ce que ça leur avait fait, j’ai senti quelque chose en moi qui se dégelait et j’ai pu commencer à en parler en thérapie individuelle. »
– « J’étais bloqué au décès de maman, maintenant que j’ai pu dépasser ce stade, j’ai plus l’impression d’avoir une histoire. »

51Bruno :

52

– « Avec le jeu de l’oie, on a refait le chemin ensemble. Maintenant, j’ai enfin l’impression d’avoir une histoire et non plus deux parallèles, une avec ma mère et une avec mon père. »

53Marc :

54

– « J’ai l’impression d’avoir donné un grand coup de pied dans la représentation idéalisée de mon enfance. Et puis, je nous vois plus forts, tout compte fait, on en a traversé des choses tous les trois, et nous, on est encore en vie !
Finalement, je nous admire nous plus qu’eux !»

Caractéristiques des objets flottants

55Avec les objets flottants, nous sommes en plein dans le champ de l’expérience. Les patients sont amenés à faire des choses en séance qui permettent de révéler des aspects d’eux-mêmes difficilement mobilisables par des approches classiques. Selon P. Caillé, « ce sont plus que des moyens car ces choses que les familles font en séances ont le pouvoir de transformer les gens en profondeur ».

56« Les objets flottants ont une force communicative propre, une magie autre que celle des mots » (P. Caillé, 1994). En effet, ils mobilisent énormément l’émotionnel et parfois le corporel comme pour les sculpturations. La part laissée au langage analogique y est importante, notamment dans les métaphores, les blasons, les sculpturations et les masques. Souvent, nos patients ont déjà essayé de résoudre leurs difficultés en parlant, et sans grand succès : les mots sont usés, vidés de leur force évolutive, ils ne sont plus de grande utilité. Il faut aider les patients à développer un autre langage qui permet d’exprimer des choses nouvelles aptes à les surprendre eux-mêmes.

57Les objets flottants ont une dimension artistique et esthétique à la fois agréable et stimulante, qui contribue à rassurer les familles sur leur pouvoir créatif propre.

58Nous avons évoqué plus haut la dimension ludique. Il y a du plaisir à jouer et à créer, et le recours aux objets flottants amène de la légèreté pour tous les protagonistes du système thérapeutique. La dimension du plaisir est très importante pour moi. Venir chez un « psy » ne doit pas être une entreprise masochiste. Le jeu permet par ailleurs de reprendre des parties de soi et de son histoire et de les transformer, à l’instar de l’enfant qui remet en scène avec ses petites figurines les disputes de ses parents, les remontrances de son institutrice…

Esprit de l’utilisation des objets flottants

59Mais bien évidemment, c’est l’esprit avec lequel ces outils sont utilisés qui compte plus que tout : le respect avec lequel le thérapeute accueille les apports des patients, sa curiosité bienveillante, son souci d’établir un échange authentique et respectueux, les questions qu’il pose pour relancer le travail et surtout le sérieux avec lequel il tient son cadre. Jamais les objets flottants ne doivent être utilisés comme ouvre-boîtes, pour forcer quelque chose ou quelqu’un, comme, par exemple, pour amener les gens là où nous le voudrions mais où ils résistent à aller, ou encore pour leur tirer les vers du nez ou pour lever des secrets. Leur usage ne doit pas viser un but précis, si ce n’est celui d’ouvrir à des alternatives de lecture ou d’expériences émotionnelles et relationnelles. Ce qui apparaît avec l’objet flottant est imprévisible. Les objets flottants ne sont ni des techniques ni des instruments diagnostiques. L’esprit est à l’ouverture. Ce ne sont pas des médias de réparation mais bien de découverte et d’expérimentation. Par ailleurs, comme nous l’avons vu dans le cas clinique de Jonas, ils servent plutôt de freins que d’accélérateurs.

60Ces objets flottants ne sont pas à mettre à toutes les sauces ! Personnellement, je ne les utilise qu’occasionnellement dans les thérapies. Pas n’importe quand, ni n’importe comment. Il y a un temps pour les proposer à nos patients. Pas trop tôt dans le processus thérapeutique, car il faut que se soit tissée entre le thérapeute et les patients une relation de confiance et de sécurité qui fait qu’ils peuvent se « prêter au jeu » sans avoir le sentiment de travailler sans filet. De plus, les patients doivent être rassurés sur la compétence et le sérieux du thérapeute, sans quoi ils peuvent être mal à l’aise avec le côté apparemment futile du jeu.

61Enfin, lorsqu’il utilise des objets flottants, le thérapeute se garde d’interpréter, de débusquer le sens caché. Il est en quelque sorte un facilitateur qui garantit le cadre. Puisque ce sont les patients qui font émerger du sens, le thérapeute soutient la démarche mais reste en retrait, se contentant de veiller à ce qu’on reste dans le jeu. Concernant le contenu, le thérapeute peut quand même questionner, relever des différences et des points communs pour relancer la recherche mais il privilégie toujours la découverte par les patients eux-mêmes. A l’instar de Piaget qui aimait rappeler que chaque fois qu’on apprend quelque chose à quelqu’un, on l’empêche de le découvrir… A la suite de G. Ausloos (1995), nous parions sur la compétence des familles et sur leur potentiel autocuratif. Là où les ressources familiales sont temporairement bloquées, le thérapeute doit offrir un cadre sécurisant qui les réactive.

L’intérêt de l’utilisation des objets flottants pour approcher les souffrances particulièrement difficiles à évoquer

62Revenons à la souffrance encore bien vivante de l’enfant dans l’adulte et au dilemme du thérapeute.

63La démarche de consulter un « psy » n’est pas facile, surtout quand on traîne derrière soi une histoire particulièrement lourde, effrayante ou honteuse. On peut avoir de l’estime pour les personnes qui, courageusement, font le pas. Bien sûr, elles y sont amenées par leur souffrance ou par des symptômes invalidants qui rétrécissent le champ de l’expérience humaine. Parfois, ce sont les membres de leur famille ou de leur réseau qui les y amènent. Même s’ils viennent volontairement à la consultation, ces patients redoutent de venir. Les peurs sont multiples… Peur de parler de ce qui a fait si mal, de souffrir encore plus, eux qui voudraient tant pouvoir tirer un trait sur ce passé douloureux. Peur qu’avec nos paroles, nous leur fassions violence, peur de ce qu’ils pourraient découvrir d’encore plus terrible sur eux-mêmes, peur d’être jugés, mal compris, honteux… C’est important que l’intervenant reconnaisse que la démarche de consulter est difficile et tente de rencontrer les patients dans leurs peurs, bien légitimes. On peut connoter la démarche comme un signe de force et non de faiblesse.

64Dans notre pratique, nous rencontrons tant des situations où un événement particulièrement douloureux vient de se produire et affecte un ou plusieurs membres de la famille (deuil, maladie, agression, tentative de suicide…) que des situations où l’expérience douloureuse, traumatique parfois, est ancienne, qu’elle soit consciente ou pas, mais se manifeste dans le présent sous diverses formes : angoisse, symptôme, maladie mentale, physique…

65Si cette histoire douloureuse est encore bien là avec ses effets invalidants, il faudra bien y revenir pour la digérer, mais comment s’y prendre lorsqu’on sent la grande réticence de nos patients ?

66Différents cas de figure se présentent donc à nous :

  1. Si l’événement traumatique est récent, ce que Delage (2000) nomme « plaie psychique grande ouverte », c’est d’un « travail de crise » dont il sera question. Il faut être un peu insistant, oser revenir sur l’événement douloureux, même quand la personne résiste à l’aborder. Pour ce faire, il est essentiel de créer au préalable un contexte sécurisant (bonne alliance thérapeutique, bon contenant émotionnel, être très soutenant et empathique) pour pouvoir évoquer l’événement et les émotions associées. Si l’on diffère trop cette évocation, il y a risque d’enkystement.
    Pour les gens qui se montrent particulièrement réfractaires à revenir sur les faits, je prends parfois appui sur la métaphore de J.-P. Mugnier : venir chez le « psy » pour reparler de l’événement douloureux, c’est comme prendre un sirop antibiotique: c’est mauvais, on n’a pas envie d’y passer, mais ça guérit ! S’il s’agit de revenir sans trop tarder sur l’événement douloureux, il est important de le faire en soulignant les ressources de la personne et de la famille et leur capacité à travailler à leur reconstruction, à continuer à vivre avec cela. Cette capacité d’agir pour transformer le traumatisme – et non plus de subir comme victime passive – est un excellent tuteur de résilience (B. Cyrulnik, 2000).
  2. Si la souffrance est ancienne mais ne semble pas digérée, je pense qu’il faut procéder avec davantage de prudence. En effet, si la personne continue à en souffrir, sous forme de symptômes ou d’angoisses qui motivent la consultation, elle a mis en place des mécanismes de défense pour y survivre. Ici, vouloir aborder frontalement et trop rapidement les zones douloureuses de l’histoire est parfois contre-indiqué; il faut pouvoir respecter les résistances des gens. Pourquoi ?

67Il est temps de réhabiliter la notion de résistance. Dans notre équipe de travail, nous pensons que les résistances de nos patients ne sont pas à combattre mais à respecter car ce sont des défenses qui ont permis de survivre, voire de se réparer. Ce sont des protections contre l’effondrement. Vouloir parler à tout prix du traumatisme qu’ils souhaitent taire peut constituer une répétition du traumatisme, une nouvelle effraction dans le psychisme déjà fragilisé. Le patient est le meilleur conseiller pour nous indiquer le rythme de travail adéquat et pour faire le tri entre ce qu’il souhaite partager et ce qu’il veut garder pour lui, dans son jardin secret (cf. supra : l’histoire qu’il nous raconte est une sélection). Nous prenons le parti de penser qu’il y a toujours de bonnes raisons de ne pas dire tout tout de suite. Nous l’énonçons à nos patients. Nous leur donnons le frein. Je parle métaphoriquement des cartes « joker » qui sont toujours sur la petite table basse qui se trouve entre nous et qui pour moi représente notre espace intermédiaire. Ainsi, je leur demande de bien vouloir s’en saisir dès que je pénètre trop dans leur jardin secret. J’explique que je me sens plus libre de parler et de questionner dès lors que j’ai la garantie qu’ils peuvent m’arrêter.

68Si créer une « culture de sécurité » (P. Rober, 1998) passe par respecter les défenses que les gens ont mises en place, cela ne signifie pas que nous devons éviter de parler de ce qui leur fait peur ou mal ni tourner avec eux autour du pot. Compre-nons-nous bien : créer une culture de sécurité, c’est aussi montrer à nos patients que nous n’avons pas peur de ce qui leur fait peur, que nous nous sentons assez solides pour les accompagner dans leurs zones d’ombres parfois terrifiantes, qu’ils peuvent compter sur nous… que nous ne nous débinerons pas. Pour ce faire, il est clair que le thérapeute sera d’autant plus à l’aise, qu’il a lui-même osé affronter et travailler les pans les plus effrayants qui sont en lui. D’où l’importance de la thérapie personnelle des intervenants…

69L’exemple clinique de Jonas montre que le support d’un objet flottant peut être un média utile lorsque le thérapeute est aux prises avec ce dilemme de devoir revenir sur une histoire qui semble très douloureuse et angoissante et dont l’abord frontal semble contre-indiqué. Il indique bien que le thérapeute a la responsabilité de créer un cadre de travail sécurisant où les membres de la famille peuvent redécouvrir et approcher peu à peu les pans les plus lourds et les plus effrayants de leur histoire.

70Reprenons ici les aspects qui rendent les objets flottants pertinents dans cette optique :

  • Ils sont moins menaçants: dans le conte, par exemple, on est dans le domaine du comme si, du jeu, pas dans le domaine de la vérité ou de la réalité. Le conte est une légende, une « fantaisie », et non pas la réalité de la famille. Le conte résonne avec l’histoire familiale par certaines similarités, conscientes ou non.
    Comme constructiviste, je sais bien que cette fantaisie que j’ai rédigée est colorée de mon histoire personnelle, que je l’ai construite sur base de mes résonances avec l’histoire de la famille. Il y a de moi et d’eux dans ce conte. Le conte est inspiré par nos deux histoires. Pour garder son impact mobilisateur et ne pas être vécu comme menaçant, il ne doit pas trop coller à l’histoire de la famille. Ainsi, les patients ont davantage la liberté de se laisser interpeller.
  • Ils évitent l’anxiété du dévoilement car, avec le jeu de l’oie notamment, ce sont les patients qui apportent le contenu, qui explorent, comme des anthropologues, leur histoire. Ils donnent le rythme et taisent ce qu’ils ont envie de taire. Dans ce même ordre d’idée, Y. Rey suggère de laisser aux patients la liberté de poser une fiche blanche sur le plateau du jeu de l’oie pour signifier l’existence d’un événement significatif de leur histoire dont ils préfèrent taire le contenu. Il leur est demandé de la dater et de la laisser vierge.
  • Ils sont structurés, leur méthodologie est rigoureuse (10 événements pas 9 ou 11,1 symbole, pas 2…). On doit suivre les règles, on ne fait pas n’importe quoi, le thérapeute en est le garant. Les objets flottants sont à l’intersection du « play » (activité créatrice libre) et du « game » (jeu structuré, jeu de règles), dans ce sens qu’ils comportent un cadre fait de règles peu nombreuses mais strictes. Ce cadre, s’il a des aspects contraignants, tant pour les patients que pour le thérapeute, est rassurant et sécurisant car il limite les débordements, il offre un contenant (« holding » de D. Winnicott, 1971) à la créativité qui peut donc librement se déployer.
  • Ils constituent des supports pour échanger les visions du monde et les vécus des membres de la famille et coconstruire de nouvelles réalités. Cela permet des recadrages et une digestion émotionnelle. Cela flexibilise et enrichit la façon dont les patients voient les choses. Cela leur permet de dire, tout pensifs : « Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle, je vais y réfléchir… » Pour moi, le moment thérapeutique par excellence, c’est quand les patients se surprennent eux-mêmes, comme celui où Jonas fait un lien entre son opération et le déclenchement de sa maladie mentale. De plus, comme le dit P. Caillé (2001), la nouvelle vision qui apparaît ne conteste pas la version qu’ont les gens de leur problème, de leur histoire car on est sur des territoires différents. Donc, il n’y a pas d’office de compétition entre la version qu’ils élaborent en séance et celle qu’ils avaient jusqu’alors.
  • Ils mettent les patients dans une position de compétence, de créativité au sein d’un espace expérimental. Une trame est proposée et les patients y tissent leur toile.
  • Les objets flottants permettent de partager en famille, en couple, en fratrie. Souvent, les gens doutent de leurs souvenirs, de leur perception de leur histoire : « Peut-on vraiment appeler cela de la maltraitance ?», « L’événement a-t-il vraiment eu lieu ou est-ce le produit de mon imagination ?» « N’ai-je pas rêvé ?» « Est-ce possible qu’il ait eu un tel impact sur moi ?». « Pour percevoir ce que je perçois, j’ai besoin que d’autres ou au moins un autre perçoive ce que je perçois » (von Foerster, 1973). La perception a besoin d’être confirmée par un tiers pour s’installer en soi. La perception n’est pas un acte isolé. C’est comme si, en l’absence de la « confirmation » par d’autres, le vécu de l’événement, et parfois l’événement lui-même, ne pouvait pas s’installer dans la mémoire. La validation externe par les frères et sœurs en tant que témoins participants a beaucoup de valeur, souvent plus que celle du thérapeute qui n’était pas là à l’époque. Travailler avec la fratrie permet aussi de « comparer » leurs vécus des choses. Parfois, comme pour Jonas et ses frères, c’est la surprise de noter que le même événement a été éprouvé fort différemment par les uns et les autres (tel le divorce des parents vécu comme un drame pour un des enfants et comme un soulagement par les deux autres). Parfois, au contraire, c’est l’étonnement qu’un événement ait pu être vécu avec la même émotion : « Je pensais que cela n’avait affecté que moi dans la famille, que vous, cela vous avait laissés indemnes ». En général, dans les premiers temps de la thérapie, le besoin de se sentir affilié (appartenance) est tel que ce sont surtout les vécus communs qui sont échangés. Ce n’est que dans un second temps, quand la sécurité s’est construite entre eux et quand le sentiment d’appartenance est assez fort, qu’ils peuvent se différencier les uns des autres.
  • De manière plus spécifique, le jeu de l’oie permet de réinscrire l’événement traumatique dans une histoire, de remettre le temps en mouvement lorsqu’il s’est arrêté. Cette approche ne se centre ni sur le symptôme, ni sur le traumatisme, mais sur la culture du groupe qui consulte, aux trois niveaux du milieu humain décrits par E. Dessoy (1993), à savoir celui des comportements et des interactions, celui des croyances et celui de l’ambiance. Le symptôme et le(s) événement(s) traumatique(s) y sont replacés dans une histoire qui les englobe et souvent leur donne sens. Chez les personnes dont le passé est marqué par un ou plusieurs événements particulièrement douloureux, on assiste souvent à une distorsion de la temporalité, de la chronologie de leur histoire. Comme le souligne très justement M. Delage (2000), on peut observer les phénomènes suivants :
    Dans certains cas, les gens évitent de parler des événements traumatiques. Il y a comme une tentative de gommer la tranche trop douloureuse de l’histoire, comme un trou dans la temporalité, ce que nous observons dans la situation de Jonas que je viens d’évoquer. Dans ce cas de figure, si le thérapeute cherche à accéder trop vite à des événements traumatiques sous-jacents, le patient prend peur et s’enfuit.
    Dans d’autres cas, au contraire, les gens ne parlent plus que de ça. Le temps s’est arrêté sur cette partie de leur histoire, ils n’arrivent pas à passer à autre chose. L’événement douloureux se répète inlassablement soit à travers le symptôme (angoisse, réminiscences…), soit dans le récit qui devient stéréotypé, tel un disque rayé qui passe et repasse sur le sillon de l’incident traumatique. M. White (1998) parle ici d’une histoire saturée par le problème. L’événement traumatisant devient une sorte d’« organisateur » de la vie psychique. La vie est centrée et réduite au traumatisme et à ses conséquences. Dans le récit de la personne, le traumatisme finit parfois par rendre compte de tous les problèmes qui surviennent. Dans ce cas, l’abord frontal du traumatisme par le thérapeute renforce ce mécanisme, contribue à amplifier davantage l’effet de sidération traumatique, et le rétrécissement du récit de vie. Avec un abord frontal du traumatisme, l’intervenant renforce, sans le vouloir, l’enfermement de la personne dans son identité de victime impuissante, ce qui, nous l’avons dit plus haut, l’empêche de travailler à sa reconstruction.
    On peut observer également une temporalité discontinue, hachée : on entend un récit de vie très fragmentaire, sans continuité. Comme une compilation d’événements sans liens apparents…

71Grâce au jeu de l’oie, des liens chronologiques s’établissent entre les divers événements de l’histoire de la famille mais aussi des générations précédentes, ce qui permet de réintégrer le ou les événements douloureux dans l’histoire, d’établir des connexions entre ces différents événements, et entre l’avant et l’après. Donc, digérer le traumatisme, ce n’est ni le refouler, ni l’amplifier, mais bien donner du

sens et relier.

72Nous voyons donc pourquoi il est important de ne pas avoir une approche frontale et tubulaire du traumatisme. Une fois relié aux autres événements de l’histoire, il perd son statut de traumatisme pour devenir un événement parmi d’autres, marquant et douloureux, bien sûr. L’événement traumatique peut alors devenir un souvenir, même si c’est un mauvais souvenir.

73P. Ricoeur dit que le travail d’une vie, c’est la capacité de raconter sur soi une histoire cohérente et acceptable. « Quand je suis capable de me faire un récit de ma vie, je construis qui je suis », c’est la notion d’identité narrative. C’est important de pouvoir se raconter. P. Caillé, dans son article : « De l’intérêt de pouvoir bien se raconter », écrit que le récit autobiographique a une double fonction :

  1. Support d’identité : c’est en me racontant que j’apprends qui je suis, que je me donne consistance et cohérence, et que je donne sens à ma vie.
  2. Une fonction cognitive : ce récit est une trame pour déchiffrer le monde, pour interpréter les événements.

74Comme le souligne cet auteur, l’existence d’antécédents traumatiques peut rendre difficile la construction d’un récit de vie adaptatif.

75La psychothérapie est un travail de mise en récit, d’« historicisation », dirait B. Cyrulnik (1999). La mise en récit permet notamment de réinscire l’événement traumatique dans une histoire, là où auparavant, il était isolé, clivé du reste. Si l’autre qui écoute mon récit de vie m’accepte avec cette partie « sombre » de moi, alors je peux réconcilier les deux parties du moi. Comme le dit B. Cyrulnik, « le moi socialement accepté tolère enfin le moi secret non racontable ». Une fois l’événement traumatique réinscrit dans une histoire, la personne peut se le réapproprier car elle agit sur lui et cesse de le subir, c’est la notion de « métamorphose du traumatisme » de B. Cyrulnik. La personne est alors moins déterminée par son histoire. Le récit de vie peut alors redevenir dynamique, être évolutif pour pouvoir intégrer les nouvelles donnes de l’existence.

76La présence d’un thérapeute permet de contenir les débordements émotionnels, comme le ferait une enveloppe psychique, et de soutenir l’activité de représentation et de mise en lien. L’émotion ne doit pas paralyser le travail d’élaboration psychique, le thérapeute y veillera. Parfois, comme nous l’avons vu, le thérapeute devra freiner le récit du traumatisme afin qu’il ne déborde pas les capacités d’assimilation du psychisme. Il veillera à l’aborder progressivement afin que cette fois, le récit du traumatisme permette de maîtriser l’émotion qui, au moment du choc traumatique, a débordé la personne. Petit à petit, le traumatisme peut alors être éprouvé et représenté, mais aussi intégré au reste de l’histoire.

77Au terme de la thérapie, après avoir retricoté leur histoire, que ce soit à l’aide d’objets flottants ou non, nos patients peuvent faire de leur vie un récit qui les soutient, récit bien sûr toujours en voie de remaniement.

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Mots-clés éditeurs : Effet thérapeutique, Souffrance indicible, Objets flottants, Espace intermédiaire, Expé- rience traumatique

Mise en ligne 01/12/2006

https://doi.org/10.3917/tf.064.0339

Notes

  • [1]
    Texte basé sur une conférence donnée à Liège le 14 octobre 2005 dans le cadre d’un cycle sur « La douleur invisible/indicible en héritage » organisé par Parole d’Enfants asbl.
  • [2]
    Psychologue, psychothérapeute au Service de Santé Mentale Chapelle aux Champs, U.C.L., Clos Chapelle aux Champs, 1200 Bruxelles – Formatrice à l’approche systémique et à la thérapie familiale au CEFORES, dans ce même centre.
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