Couverture de TF_062

Article de revue

Comment inviter la réflexivité en thérapie : la pensée pratique du psychothérapeute

Pages 181 à 191

Notes

  • [1]
    Docteur en Psychologie, Psychothérapeute FSP et « Master of Arts » en psychothérapie de famille (Marriage, Family, Child, and Couples Therapy).
  • [2]
    Mon livre Inviting reflexivity into the therapy room : How therapists think in practice est une adaptation de ma thèse de doctorat.
  • [3]
    En anglais dans le texte original, je propose une traduction française.
  • [4]
    Le texte de thèse original est en anglais : « Inviting Reflexivity Into The Therapy Room : How therapists think in Action ?».
  • [5]
    La question de l’utilisation du genre féminin est d’importance. L’emploi que je fais d’un seul genre a pour simple but de clarifier le texte et le rendre plus lisible.
  • [6]
    En anglais dans le texte original.
  • [7]
    Les critères de choix sur lesquelles je choisis les experts psychothérapeutes sont multiples. En bref, il s’agit de cliniciens qui ont réussi à établir une renommée internationale, publié plusieurs travaux et contribué à l’enseignement de la psychothérapie dans le monde.
  • [8]
    Pour Polkinghorne (1991), seulement 10% des psychothérapeutes interrogés signalent des articles de recherche ou des présentations comme une source principale d’information dans leur travail.
« La création de soi est le travail d’une vie et bien que cette tâche ne puisse jamais être accomplie, c’est pourtant une responsabilité éthique. La malhonnêteté pourrait être le résultat non d’une intention mais bien souvent du défaut de prendre la responsabilité d’un tel projet. »
(Bakhtin, 1990, p. 31)

1Jusqu’à récemment, l’enseignement de la psychothérapie a été confiné en grande partie dans la littérature à propos de celle-ci. Son art et sa pratique se transmettent selon une tradition orale. Son apprentissage se réalise par l’accompagnement de mentors, de superviseurs, en étant soi-même dans la position de patient ou en suivant une thérapie (parfois encore qualifiée de didactique). La pratique et le talent de psychothérapeute sont acquis en majeure partie par des stages pratiques, des études de cas, des ateliers de travail, et bien sûr l’inévitable combat quotidien avec ses propres conflits personnels et ses multiples questions avant d’arriver à un répertoire de savoir-faire suffisamment conséquent pour parer à l’angoisse de l’inconnu.

2La psychothérapie « prend naissance dans des études de cas plutôt que dans la recherche académique[3] » (Polkinghorne, 1991a, p.168). En 1942, Carl Rogers rêvait déjà qu’elle puisse un jour devenir : « Un processus basé sur des principes connus et testés avec des techniques qui ont été testées pour mettre en pratique ces principes » (p. 434). Force est de constater que depuis des années l’état de la recherche en psychothérapie n’a été que terre désertique. Seules quelques universités offrent aujourd’hui des cours de recherche qualitative.

3Dans cet article je propose le compte-rendu d’une recherche qualitative aboutissant en 2004 à une thèse de doctorat présentée à l’Université de Lausanne et intitulée : « Inviter la réflexivité dans la salle de thérapie : comment les psychothérapeutes pensent-ils en action ?» [4]. Pour ajouter une touche exotique, cette recherche a été réalisée sur la côte californienne par une psychologue psychothérapeute suisse émigrée aux Etats-Unis. Le texte original est en anglais.

4Cette recherche explore la pensée pratique du psychothérapeute. En d’autres termes, comment le psychothérapeute explique-t-il moment après moment ce qui justifie sa prochaine intervention, sa réponse verbale, paraverbale, ce dont il est conscient et parfois moins conscient et comment il parvient à mettre sa pensée en mots. Les outils présentés ici émanent directement du paradigme de la cybernétique de second ordre. Le cœur de mon objet de recherche, la réflexivité, est l’enfant chéri de la critique postmoderne que j’apprécie particulièrement. Ce questionnement traduit mon intérêt pour ce qui se passe durant une séance de psychothérapie :

  • Comment puis-je approcher, en tant que chercheur [5], la manière dont le psycho-thérapeute pense son action et crée du sens à partir de son environnement, de son contexte ?
  • Quelle est l’information nécessaire au psychothérapeute pour déterminer son prochain mouvement ?
  • Comment le psychothérapeute formalise-t-il sa pensée en action ?
  • Comment puis-je approcher cette pensée, essentiellement implicite, pour la transmettre et la transcrire ?
  • Comment qualifier, définir, et comprendre ces processus ?
  • Sur quel(s) type(s) d’information(s) et de donnée(s) se base un psychothérapeute ?
  • Qu’appelle-t-on l’intuition clinique, que l’on prend souvent soit pour un acquis, soit pour un concept indéfinissable ?
  • Comment le psychothérapeute identifie-t-il les moments-clés d’une séance ? Comment les repère-t-il ?
  • Comment finalement le psychothérapeute décrit-il l’implicite et son savoir pratique et le traduit-il en mots ?

5L’essentiel de ma recherche porte sur la pensée pratique du psychothérapeute ou ce que l’on appelle les théories de la pratique. C’est aussi une pensée implicite. Ce dont Polanyi (1966) disait « on peut savoir plus qu’on ne peut dire [6] » (p. 4) C’est ce que j’appelle après Schön (1983), la réflexion-en-action (REA). C’est une pensée en formation, un discours qui se génère et se clarifie au travers de sa propre élaboration. La conceptualisation de notre travail thérapeutique et de nos pratiques va bien audelà d’une simple relation dialectique avec les théories de référence (les approches systémiques, les approches psychodynamiques, les approches cognitives, et toutes les approches d’inspirations humanistes ou existentialistes…). Pour justifier et expliquer le travail d’un psychothérapeute, nous devons utiliser la réflexion-en-action qui est une théorisation en mouvement d’une relation qui évolue et qui se forme entre psychothérapeute et patient(s). La réflexion-en-action est une pensée en constants mouvement et évolution, qui se base sur la pensée théorique du psychothérapeute.

6Elle est un processus et non un objet. Elle ne peut exister sans le langage (Vygotsky, 1986), support qui permet à l’idée de prendre forme et surtout d’être transmise. Toute pensée naît et évolue dans un contexte. Elle en dépend et l’influence. La création de sens émerge d’un contexte, la pensée ne naît pas d’un vacuum.

7Le développement récent et massif du champ des neurosciences apporte des précisions quant à l’étude de la réflexion-en-action (Baddeley, 1997; Cozolino, 2002; Damasio, 1994,1999; Schacter, 1994,2001a, 2001b, 2001c; Sherry et Schacter, 1987; Squire, 1987; Squire et Zola-Morgan, 1991; Siegel, 1999; Stern, 1995; Tulving, 2000). Pour la neuropsychologie, la réflexion-en-action est une forme de mémoire. La distinction que Schacter (1987) fait entre mémoire déclarative ou explicite et mémoire procédurale ou implicite est d’importance capitale pour notre objet. En 1999, Tulving discute l’importance de ce qu’il appelle la mémoire de travail, ou mémoire procédurale, dans le domaine de la métacognition, c’est-à-dire le savoir à propos du savoir. La réflexion-en-action est le lien entre ces deux formes de mémoires. C’est la capacité qu’a l’être humain de retrouver consciemment des traces mnésiques de la mémoire procédurale (« ce que je fais sans savoir que je le fais ») et de les transmettre en mots. La mémoire procédurale ou implicite est fondamentale en psychothérapie, c’est celle du processus, du « comment ». Nos patients viennent souvent nous voir dans l’espoir de changer la manière dont ils fonctionnent (le comment). Il est important pour le psychothérapeute d’apprendre à décrypter cette mémoire de processus (et non de contenu). Elle s’exerce par la pratique simple de questions telles que : Qu’est-ce qui vient de se passer juste là ? Pouvez-vous mettre en mots ce que vous venez de faire ? Et juste avant ? Et juste après cela, et ensuite ? L’accent est mis sur l’aspect séquentiel d’une action et on la déconstruit moment par moment avec son patient.

8Plutôt qu’une succincte définition de la réflexion-en-action je préfère une définition basée sur une multitude de sources et d’interviews, ce qui, en recherche qualitative, s’appelle la triangulation. Je construis tout au long de cette recherche un répertoire de réflexion-en-action (REA) comparant la pensée experte du psychothérapeute à celle du novice ou du thérapeute moins formé.

9En quelques mots, la réflexivité c’est la capacité que possède l’être humain – par opposition à l’animal – de se regarder fonctionner, de regarder l’autre fonctionner en relation à soi et de regarder ce quelque chose qui se construit entre nous que l’on appelle une relation, dans un contexte, dans un mouvement (figure 1).

10La réflexivité est plus complexe que le concept d’introspection utilisé par les psychanalystes. Elle met l’accent sur la valeur relationnelle et systémique et, implique un changement constant de position du psychothérapeute puisque l’objet est évidemment sensible au contexte. La réflexivité au cœur de la critique postmoderne, encourage le psychothérapeute à remettre en question ses certitudes et à maintenir une position de constante curiosité. La réflexivité peut parfois devenir un dangereux instrument de séduction narcissique, lorsque l’on tourne le miroir sur soi pour ne refléter que soi. Si elle devient une fin en soi, la réflexivité est un processus stérile.

figure im1
Théories de référence (systémiques, psychodynamiques, thérapies comportementales, approches humanistes ou existentialistes, …) REA Client (patient)Thérapeute Figure 1.

11Intervient aussi de manière centrale, la capacité du psychothérapeute d’utiliser la position de l’autre pour un instant, de se mettre dans les « souliers » de son patient. C’est l’outil principal de toute ébauche de relation thérapeutique. Outil important à comprendre, puisqu’aujourd’hui la relation thérapeutique est le plus solide élément contrôlable qui prédit un succès thérapeutique en psychothérapie (Lambert, 1989,1994).

12En pratiquant la réflexivité, le psychothérapeute crée une théorie en mouvement : la réflexion-en-action. Il construit une théorie de la pratique en se référant aux théories qu’il a choisies. Dans le même élan, le psychothérapeute observe la relation qui se forme entre le patient et lui-même ainsi que ses propres réponses. La réflexion-en-action est un mouvement complexe et sensible qui prend forme et se construit au fil du temps. En utilisant la réflexivité, le psychothérapeute se détache du présent de la relation pour se regarder fonctionner et observer cette relation qui est co-créée. Dans un effort pour co-construire ces relations que nous voulons thérapeutiques avec nos clients, le psychothérapeute peut, à chaque instant, utiliser cette capacité réflexive pour contrôler, évaluer et mesurer la qualité du processus dans lequel il s’engage.

13Avec la réflexivité, nous accédons à une idéologie constructiviste qui nous place soudainement comme créateur de notre monde plutôt que comme acteur du monde de l’autre : « La réflexivité est au cœur de la théorie constructiviste. Au cœur de la plupart des théories psychologiques se trouve la distinction fondamentale entre le scientifique et l’organisme. Ils ont différents langages pour chacun. Ils impliquent que le scientifique est psychologiquement bien différent du sujet » (Bannister, 1981).

14Dans ma thèse, je présente un total de 15 interviews semi-structurées réparties en trois types différents. Les interviews basées sur divers aspects de la réflexion-en-action, reflètent chacune différentes facettes de la réflexion-en-action :

  • Le premier type d’interview est de nature exploratoire. J’invite une clinicienne (experte [7] ) à mener une réflexion méta à propos du phénomène de réflexion-en-action, à décrire comment elle utilise la REA dans son travail, comment elle l’engage dans sa réflexion à ses patients et surtout, comment elle a conscience de mettre sa réflexion-en-action en mots (1 interview).
  • Le second type d’interview est un échantillon de neuf interviews issues d’un institut de formation où je m’attache à explorer la REA de thérapeutes novices (9 interviews).
  • Le troisième type d’interview reflète un exemple de la REA experte (5 interviews avec 3 experts différents de l’expert 1).

Qu’est-ce qu’une réflexion-en-action ?

15Dans les interviews je présente de multiples exemples de réflexion-en-action : « Je pense que c’était plus de l’ordre du ressenti avant que l’on parle ensemble. Après quand on en a parlé alors… alors… je… vous savez… j’ai commencé à pouvoir identifier des patterns ». La réflexion-en-action est une pensée sur le processus. Elle s’appuie aussi sur les théories de référence du psychothérapeute. La réflexion-en-action semble être approfondie et améliorée par l’exercice de sa pratique. La connaissance implicite est plus large que ce qui peut être exprimé par les mots (Polanyi, 1967). Parfois la REA apporte un contraste avec l’observation d’une séance. Elle peut être plus sophistiquée que l’intervention thérapeutique. Une découverte intéressante est que la REA peut avoir un effet sur la relation thérapeutique. (Exemple : « J’aimerais bien que vous ralentissiez, vous parlez très vite, ainsi je pourrais vraiment faire attention à ce que vous dites » par opposition à : « Parlez plus lentement s’il vous plaît pour que vous puissiez faire l’expérience de vous sentir en relation à vous-même.)

16La REA peut être une méthodologie d’apprentissage. Le clinicien qui pratique la REA peut devenir plus conscient de ses processus d’apprentissage et de fonctionnement, il peut être plus conscient du comment il co-construit une relation avec son patient.

Du novice à l’expert

17La première observation est que la REA d’un novice ou même d’un thérapeute qualifié mais non-expert est au niveau de la forme remplie d’hésitations. Cette REA ressemble à une pensée qui prend son sens à travers son élocution (Vygotsky, 1986). De peur de déplaire ou de heurter son patient, le thérapeute novice a souvent tendance à se mettre entre parenthèses dans la relation. Son discours est celui qui est souvent le plus marqué par son (ses) influence(s) théorique(s), souvent le lien avec ce qui se passe à chaque instant dans la séance est manquant. Il semblerait que les psychothérapeutes novices aient de la peine à trouver une direction claire dans leur travail, leur REA reflète une forme d’errance sans vraiment de cap clair ni de but précis. La REA peut être beaucoup plus élaborée que ce qui est observé dans la séance. La REA du psychothérapeute non-expert est souvent polarisée et peut refléter uniquement la position du thérapeute, son expérience du moment, ou alors se centrer uniquement sur le patient sans faire mention de la réponse du psychothérapeute. La REA non-experte fait rarement une intégration simultanée et harmonieuse des trois polarités de la réflexion-en-action (i.e. le psychothérapeute, ses théories de référence et son client). Je vous donne un exemple de la pensée novice qui illustre mon propos : « Mais… ensuite ma peur ça a été que j’allais vous parler uniquement de mon expérience… et alors j’ai abandonné le client. Je me suis plongée dans mes histoires personnelles au lieu de faire de la thérapie. Je ne voulais pas perdre de vue ce que l’on fait : de la thérapie ». Le novice semble éprouver de la réticence à partager certains dilemmes avec ses patients. Il est possible qu’il attribue l’expression d’une forme d’ambivalence comme une faiblesse, alors qu’il est possible qu’elle soit justement aussi un des éléments à la base de la création d’une alliance thérapeutique plus forte (Yalom, 1996,2002).

18Il paraît difficile aux débutants de comprendre la qualité relationnelle d’une intervention, comme il ne leur est pas évident de partager adéquatement leurs réponses émotionnelles avec leurs clients. Les interviews mettent aussi en exergue la fonction destructrice du stress, de la critique, de l’anxiété sur la capacité à pratiquer la réflexion-en-action. Ce qui montre aussi par voie détournée l’importance pour un superviseur d’offrir au supervisé un soutien émotionnel suffisant pour encourager l’apprentissage, confronter les défis et permettre l’erreur et le doute.

19Avec l’expérience, la pensée du psychothérapeute augmente en longueur et en sophistication. Plus un clinicien est expert, moins son influence théorique est apparente dans sa REA. Il semble alors pouvoir transcender les écoles de pensées et s’exprimer dans un langage quasi dénué de jargon.

20Les experts ne fonctionnent pas sur pilote automatique. Ils sont capables de justifier à chaque instant les raisons de leurs choix, leurs silences et leurs interventions. Les experts que j’ai interrogés peuvent aussi dépasser le contenu du discours pour identifier les patterns et les processus en jeu dans les relations établies. Les cliniciens experts sont à l’écoute de leurs sens et des changements corporels qui se produisent chez eux et chez leurs patients. Les éléments paraverbaux (les mouvements du visage, la posture, le volume et le timbre de la voix…) donnent des renseignements essentiels aux cliniciens sur ce qui se passe en thérapie. Les experts s’intéressent aux silences et non seulement aux mots. Le silence est un élément essentiel du processus thérapeutique. Il vaut la peine de ne pas l’interrompre, souvent il est le signe d’une assimilation (Piaget, 1970,1974).

21Dans l’échantillon des thérapeutes experts interrogés, j’ai repéré les qualités suivantes. Leur forte volonté, leur personnalité et leur caractère leur permettent de nouer des contacts profonds et durables avec une grande variété de clients. Leurs propos sont souvent d’une grande clarté. Ils n’abandonnent pas facilement. Leur force et leur soutien émotionnel les amènent probablement à questionner les énigmes jusqu’à ce qu’ils les comprennent. Ils sont engagés dans un processus d’apprentissage continu. La notion de « relation thérapeutique » est pour eux fondamentale ainsi que la singularité de chaque relation. Je vous soumets un exemple de réflexion-en-action d’un thérapeute (Kuenzli, 2004, p. 294): « (Question à l’expert thérapeute): Je ne comprends pas votre emploi de l’humour, dans ce contexte avec cette cliente… Pourriez-vous m’expliquer […]? (Réponse de l’expert): Ecoutez son langage, l’utilisation de ses mots… Ce commentaire ne va pas dans son système limbique, il ne va pas la toucher aux tripes. C’est compréhensible mais ça ne la frappe pas. Ça ne crée pas d’expérience. Une bonne thérapie ne se produit pas si elle n’est pas expérimentée. La bonne thérapie n’est pas simplement une bonne explication. […] Donc je veux qu’elle ait une image. Je veux qu’elle garde l’impact émotionnel. Et je veux une compréhension cognitive, tout ça en même temps… (Question à l’expert): Vous avez pensé à tout cela juste avant de faire votre commentaire ? (Réponse de l’expert): Je pense à ces choses tout le temps. J’en suis même arrivé au stade où je peux faire ces choses presque comme une mémoire procédurale. […] Je dois faire en sorte que ce qui arrive en thérapie soit suffisamment grand pour que ma cliente s’en souvienne. Si je m’en maintiens à une explication, quoique je fasse, elle va souvent se perdre. Si je la frappe avec de l’humour ou une métaphore forte […] elle ne l’oubliera pas […]. Ça fera une différence. Chaque fois que je dois transmettre un message de cette nature ça doit être suffisamment choquant pour devenir mémorable ».

22Les thérapeutes experts semblent pratiquer la réflexivité avec aisance. Ils savent maîtriser la difficile tâche d’être en relation proche avec son patient sans perdre l’essence de qui ils sont au même moment.

23Les thérapeutes experts utilisent quotidiennement les catégories décrites par Schön (1983). Ils savent identifier un problème et le classer dans une sous-catégorie de phénomènes connus (analyse du cadre). Ils savent créer des microthéories qui pourront faire face à l’inconnu d’une nouvelle situation (méthode de recherche fondamentale). Ils ont aussi évidemment un large répertoire de pratique, ce qui rend l’identification d’une analyse de cadre plus facile. Ils sont capables de mettre en relation leurs microthéories (théories globalisantes) et de les modifier si nécessaire. Les thérapeutes experts savent détecter ce que Carl Rogers appelait « des moments de mouvements » (1942). Ils n’essaient pas de simplifier la complexité des relations humaines ni de la réduire, au contraire ils semblent à l’aise avec cette mouvance et cette complexité. Leurs discours reflètent le fait que toute intervention est liée à un contexte et devrait être adaptée au besoin particulier de chaque client (patient) et de chaque relation thérapeutique.

24Les thérapeutes experts interrogés regrettent tous de ne pas avoir ou de ne pas prendre plus de temps pour pratiquer la réflexivité et porter un regard sur leur propre travail (par le biais d’interviews comme ceux présentés dans ma recherche, de revue de leur propre travail enregistré sur cassette vidéo ou de l’utilisation de « reflecting teams », Andersen, 1991). Ils souhaitent que la pratique régulière et commune de la réflexion-en-action puisse générer des théories de la pratique d’un profond intérêt pour le champ de la psychothérapie.

25Dans notre profession – et c’est une des multiples raisons qui fait que les psycho-thérapeutes ne sont pas vraiment attirés par la recherche – nous offrons peu de recherches qui peuvent avoir une utilité directe sur la psychothérapie [8]. Par peur de la complexité, nous essayons parfois de réduire la richesse de notre travail. Avons-nous crainte de faire face à l’ampleur de ce qui nous reste à apprendre ? Nous créons des guides, des manuels, des modes d’emploi du « parfait petit thérapeute » pour lutter contre l’angoisse. Face à une complexité croissante dans le champ de la psychothérapie, notre tendance et nos défenses primaires nous poussent à réduire, à catégoriser, à simplifier ou à généraliser. En oubliant parfois que cette réduction de la complexité humaine peut nous faire perdre l’essence même de notre travail.

26La réinsertion du doute dans nos pratiques par le biais de la réflexivité est à mon avis un outil indispensable pour nous prévenir du dogme, de l’objectivation de l’autre, de l’enfermement, et au pire de l’incompétence. L’utilisation de la réflexion-en-action est une des multiples avenues permettant de questionner nos savoirs, de construire pas à pas des théories de la pratique, des théories en mouvement dont la méthodologie est en phase avec la complexité qu’elle tend à approcher : l’alliance thérapeutique, l’intuition clinique. Nous pourrons alors avoir accès à des théories sensibles au contexte qui approchent la complexité d’une relation. Notre champ de recherche et d’application en psychothérapie sera ainsi au cœur de préoccupations quotidiennes des cliniciens. Et peut-être qu’alors des cliniciens verront un intérêt profond à faire de la recherche.


ANNEXE 1

27Exemples de questions sujettes à générer une réflexion-en-action

28

  • Attends une seconde, qu’est-ce que je viens de faire ?
  • Pourquoi ai-je pris cette décision ? Comment va-t-elle influencer mon client (patient)?
  • Et maintenant qu’est-ce que je vais faire ?
  • Pourquoi ai-je dit ça ?
  • Quelle était mon intention ?
  • Comment est-ce que j’informe ma prochaine intervention ?
  • Qu’est-ce que je fais maintenant ?
  • Quelles sont mes raisons ?
  • Quelles sont mes justifications théoriques ?
  • Et si c’était à refaire que referais-je différemment ?
  • Que referais-je pareil ?
  • Est-ce que ce commentaire (intervention, interprétation) était utile pour mon client ? Comment puis-je le savoir ?
  • Aurais-je pu considérer une intervention plus utile pour mon patient (client)?
  • Quelle a été la réaction de mon patient ?
  • Pourquoi a-t-il réagi ainsi ?
  • Que va-t-il (mon patient) assimiler, retenir de cette séance de psychothérapie ?
  • Quelle différence cette séance a-t-elle fait pour mon client (patient)?
  • Est-ce que mon patient aura la même narration de sa séance que la mienne ? Et pourquoi ?

BIBLIOGRAPHIE

  • 1. Baddeley A. (1997): Human Memory : Theory and Practice, Revised Edition, Allyn and Bacon.
  • 2. Bachelor A., Horvath A. (1999): In Hubble M., Mark L., Duncan A. et al. The heart and soul of change. What works in Therapy ? American Psychological Association, pp. 133-178.
  • 3. Banister P. (1981): Personal Construct theory and research Method. In Reason P., Rowan J. (Eds.) Human inquiry. John Wiley and Sons Ldt. pp. 191-225.
  • 4. Cozolino L. (2002): The neuroscience of psychotherapy. Building and rebuilding the human brain. Norton, New York.
  • 5. Damasio A. (2000): L’erreur de Descartes, Odile Jacob, Paris.
  • 6. Damasio A. (2002): Le sentiment de soi, Odile Jacob, Paris.
  • 7. Duncan B.L. Miller S.D., Sparks J.A. (2004): The Heroic Client. Wiley and Sons, San Francisco.
  • 8. Kuenzli-Monard F.A. (2001): Déconstruction des idées reçues sur la violence : une nouvelle alternative, Thérapie Familiale, 22,4,397-412.
  • 9. Kuenzli-Monard F.A. (2001): « One only understands the things that one tames. Inviting reflexivity in the Therapy room ». © On line. Internet access : http :// www. hal-pc. org/ boha/ oneonly. html
  • 10. Kuenzli-Monard F.A., Kuenzli A. (1999): Une différence fait-elle la différence ? Le reflecting team comme partie intégrante d’une pratique thérapeutique, Thérapie Familiale, 10,1,23-39.
  • 11. Kuenzli-Monard F.A., Kuenzli A.R. (2000): Aux confins de la systémique : Les points forts d’une approche collaborative, Thérapie Familiale, 21,1,33-41.
  • 12. Kuenzli-Monard F.A., Kuenzli A.R. (2000): La psychothérapie de famille à la recherche d’une famille : Une crise d’identité aux Etats-Unis, Psychoscope, 4,1.
  • 13. Kuenzli-Monard F.A. (2004): Inviting Reflexivity in the therapy room : How therapists think in practice ? Thèse de Doctorat, Université de Lausanne.
  • 14. Kuenzli-Monard F.A. (2005): Inviting Reflexivity in the therapy room : How therapists think in practice. University Press of America.
  • 15. Lambert M.J., Bergin A.E. (1994): The effectiveness of psychotherapy. In Bergin, A. E. & Garfield, S. L. (Eds.) Handbook of psychotherapy and behavior change. (4th ed. pp. 664-700). Wiley and Sons, New York.
  • 16. Lambert M.J. (1989): The individual therapist’s contribution to psychotherapy process and outcome, Clinical Psychology Review, 9,469-485.
  • 17. Polkinghorne D.E. (1991a): Qualitative Procedures for Counseling Research. In : Warkins C.E., Schneider L.J. (Eds.). Research in Counseling, pp. 163-204, NJ Erlbaum, Hillsdale.
  • 18. Rogers C.R. (1942): Counseling and psychotherapy. Newer concepts in practice. Houghton Mifflin Compagny Boston, New York.
  • 19. Polanyi M. (1966): The Tacit Dimension. Doubleday and Co, New York.
  • 20. Polkinghorne D.E. (1991a): Qualitative Procedures for Counseling Research. In : Warkins C.E., Schneider L.J. (Eds.). Research in Counseling, pp. 163-204. NJ Erlbaum, Hillsdale.
  • 21. Schön D.A. (1983): The reflective practitioner. How professionals think in action. Basic Books, New York.
  • 22. Vygotsky L.S. (1986): Thought and language. (Rev. Ed.) (Kozulin, A. Trans.) Cambridge, MA : MIT Press. (Original work published in 1934). Norton, New York.
  • 23. Yalom I.D. (1996): Lying on the couch : A Novel. Harper Collins, New York.
  • 24. Yalom, I.D. (2002): The gift of Therapy. An open letter to a new generation of therapists and their patients. Harper Collins, New York.

Mots-clés éditeurs : Mémoire de procédure, Recherche qualitative, Pensée du psychothérapeute, Herméneutique, Réflexivité, Recherche en pratique, Recherche en psychothérapie, Cybernétique

https://doi.org/10.3917/tf.062.0181

Notes

  • [1]
    Docteur en Psychologie, Psychothérapeute FSP et « Master of Arts » en psychothérapie de famille (Marriage, Family, Child, and Couples Therapy).
  • [2]
    Mon livre Inviting reflexivity into the therapy room : How therapists think in practice est une adaptation de ma thèse de doctorat.
  • [3]
    En anglais dans le texte original, je propose une traduction française.
  • [4]
    Le texte de thèse original est en anglais : « Inviting Reflexivity Into The Therapy Room : How therapists think in Action ?».
  • [5]
    La question de l’utilisation du genre féminin est d’importance. L’emploi que je fais d’un seul genre a pour simple but de clarifier le texte et le rendre plus lisible.
  • [6]
    En anglais dans le texte original.
  • [7]
    Les critères de choix sur lesquelles je choisis les experts psychothérapeutes sont multiples. En bref, il s’agit de cliniciens qui ont réussi à établir une renommée internationale, publié plusieurs travaux et contribué à l’enseignement de la psychothérapie dans le monde.
  • [8]
    Pour Polkinghorne (1991), seulement 10% des psychothérapeutes interrogés signalent des articles de recherche ou des présentations comme une source principale d’information dans leur travail.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions