Notes
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[1]
Psychiatre infanto-juvénile du programme SOS-Enfants St Luc. Cliniques Universitaires St Luc, place Carmoy 16, B-1200 Bruxelles.
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[2]
Terme utilisé dans notre équipe SOS Enfants; la dyade de base réunit un professionnel du champ social et un autre appartenant au champ psychologique ou psychiatrique.
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[3]
Certainement de proximité, mais également de façon générale, inscription dans la société comme telle. Nous sommes ainsi attentifs aux facteurs sociétaux, régulièrement analysés, mis en exergue dans les études d’ordre épidémiologique.
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[4]
« Rencontre » doit être compris de façon large; il peut, selon les cas de figure et l’utilité dans la situation, s’agir simplement de contacts ou dialogues téléphoniques.
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[5]
Certitude au sens où le sujet est inébranlable dans sa position. Seule, son opinion compte et ne peut s’ouvrir à d’autres lectures… Ces cas de figure sont les plus complexes à gérer !
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[6]
Il en va de même généralement avec les « non professionnels », en soulignant toutefois que les réserves, les appréhensions (peur de représailles) sont intenses, réelles, au point de ne pas « soutenir » les questions (les constats parfois) devant les personnes concernées. A nous de respecter les limites tout en précisant qu’il est « quasi » impossible de travailler dans l’anonymat. Si la personne, qu’elle soit professionnelle ou non, souhaite cette condition, alors il est plus utile de l’orienter vers un service de police. Toutefois, on tentera d’interroger la position adoptée par la personne qui signale… parfois celle-ci acceptera de modifier son attitude. Notons que la répartition entre professionnels et non professionnels qui signalent leurs inquiétudes à une équipe spécialisée (type SOS Enfants) est, grosso modo, de 50/50 (9,23).
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[7]
Il s’agit d’une appréciation réciproque des compétences professionnelles et humaines suffisante pour être à l’aise ensemble et « bien s’utiliser » en séance (20).
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[8]
Rappelons que, si c’est le cas, cette piste thérapeutique sera présentée et discutée avec les responsables de l’enfant. A défaut d’obtenir leur accord, il y a lieu de ne pas les disqualifier en prenant des décisions à leur insu.
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[9]
Temporisée dans le sens où les rencontres sont réalisées en plusieurs unités de temps, selon des formats distincts (rencontres individuelles, de famille, de couple,… concertation d’intervenants,…).
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[10]
A nos yeux, il est capital d’être présents aux tables rondes, concertations, et de ne pas se contenter du discours des membres de la famille qui relatent ce qu’ils ont bien voulu comprendre.
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[11]
C’est ainsi que certains individus manipulent, « endorment » certains professionnels ou encore parviennent avec une étonnante facilité à « monter » les services les uns contre les autres.
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[12]
Quand il s’agit de questions sur les agissements d’un tiers extérieur au cercle familial, l’accord pour la rencontre parentale est plus ou moins facilement obtenu.
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[13]
Traumatisme doit ici être compris de façon large; il s’agit des événements, de leur impact dans les différents domaines de l’existence.
Introduction
1Depuis 20 ans, en Belgique, les situations de maltraitance faite aux mineurs d’âge sont prises en charge par des équipes spécialisées. Nommées « équipes SOS Enfants », elles se caractérisent par leur aspect pluridisciplinaire; en effet, celles-ci sont composées d’assistants sociaux, de psychologues, de juristes et de médecins pédiatre et pédopsychiatre. Ces équipes ont développé, au fil des ans, une expertise dans l’évaluation et le traitement de cette clinique spécifique.
2La plupart proposent une modélisation systémique sans une référence stricte à une école particulière; le terme systémique doit, ici, être compris dans une acceptation large. Notre propos est de décrire le processus d’intervention sans négliger le contexte dans lequel il s’inscrit (5). Nous nous centrerons sur les premiers temps de l’intervention, du premier contact à la phase de l’évaluation de la situation.
Considérations générales
Le système maltraitant
3Actuellement, le « système maltraitant » est considéré bien au-delà de la seule interaction « auteur-victime »; de nombreux auteurs (8,15,16,24) ont montré combien la dynamique maltraitante implique d’autres protagonistes comme, par exemple, le parent non-abuseur dans les cas d’inceste.
4Inspirés principalement par la référence systémique, nous nous appuyons sur les courants stratégique et structurel en poursuivant plus spécifiquement les travaux des praticiens du champ de la maltraitance comme J.Y. Hayez (12,14) et J. Barudy (1,2). Ceux-ci ont développé des concepts de compréhension et d’accompagnement axant leurs apports, l’un sur la méthodologie de l’évaluation et du traitement, l’autre sur l’étiopathogénie des processus à l’œuvre des liens qui les sous-tendent. Notre pratique est également éclairée par les apports de la lecture contextuelle développée par Boszormenyi-Nagy (3).
5Au départ, était appliqué le modèle classique d’interventions centrées sur l’enfant, au cours d’entretiens menés par un seul thérapeute; si d’éventuelles rencontres complémentaires, avec la famille par exemple, avaient lieu, peu de liens étaient réalisés entre les formats cliniques et entre les intervenants eux-mêmes. Progressivement, les dynamiques maltraitantes ont été explorées et les études ont conduit à développer les modèles de co-intervention, cothérapie assurés par une dyade [2] de professionnels (4,10,12,13). Ainsi, d’habitude, de la phase de l’analyse de la demande au traitement de toute situation, celle-ci est prise en charge par (au moins) deux professionnels auxquels se rajoutent, fréquemment, selon les cas de figure, d’autres personnes-ressources de l’équipe spécialisée.
6Une des spécificités du travail de cette équipe consiste à donner de la place à la thérapie de réseau en interrogeant et (re)mobilisant les inscriptions de la famille dans ses ancrages socio-institutionnels (1). Il s’agit d’un côté de donner du sens, d’établir des liens dans des systèmes où les individus, bien souvent déprimés, expriment leur sentiment de non-changement, de l’autre, on s’emploie à ce que les divers agents sociaux, dans l’acception large du terme, portent à l’égard de ces familles stigmatisées un « autre regard » (2,22).
7Sur le plan thérapeutique, que ce soit au cours de rencontres individuelles ou collectives (famille, fratrie), l’objectif est de sortir de la relation d’emprise excluant tout tiers, de reconnaître chaque protagoniste dans son humanité, avec sa part d’inadéquation, de forces transgressives, de responsabilité et sa part de pulsion de vie, de mise en projets positifs, respectueux de soi et de l’autre. Globalement, au fil des ans, nous avons développé une réflexion sur le processus d’accompagnement, étape par étape, largement inspirée de la pensée systémique mais qui intègre tant l’apport de la référence analytique que de l’approche cognitivo-behavioriste (11).
8Concrètement, la vision systémique porte le regard plus loin que la cellule familiale; elle interroge son inscription dans le tissu sociofamilial [3]. Prudemment mais fermement, les équipes spécialisées rencontrent [4] ainsi les membres de la famille élargie, les éventuels professionnels de l’enfance proches de la famille concernée (médecin traitant, agents sociaux, etc.) ainsi que les référents de l’école fréquentée par l’enfant. Pour ces derniers (comme pour les autres), l’implication sera évidente si la « porte d’entrée » est réalisée par la sphère scolaire; c’est le cas lorsque l’enfant se confie à son enseignant… ou que celui-ci est porteur d’inquiétudes devant un comportement « suspect » (propos et attitudes érotisés, inappropriés pour l’âge,…).
9Dans d’autres situations où l’école n’est pas concernée et/ou ignorante de la maltraitance existante pour un de ses élèves, l’équipe analysera, au cas par cas, le bien-fondé d’une interpellation à son niveau, que ce soit dans la réalisation de l’évaluation ou lors de la phase de traitement (perspective d’un axe préventif).
10Il en va de même pour les autres partenaires, professionnels de la santé ou de l’Aide à la Jeunesse, par exemple, appartenant à la première ligne, c’est-à-dire le cercle le plus rapproché de l’enfant et de sa famille.
Secret professionnel partagé
11Dans la suite de ce travail de réseau, mais dans un autre registre, quelques réflexions s’imposent au niveau du secret professionnel partagé (25). Celui-ci ne peut exister qu’entre des personnes elles-mêmes soumises au secret professionnel. L’article 458 du code pénal est précis à ce sujet. La loi du 8 avril 1965 (article 77) et le décret du 4 mars 1991 de l’Aide à la Jeunesse (article 57) confirment cette notion d’obligation au secret ainsi que la discrétion dans l’accomplissement de certains devoirs et tâches. Tout professionnel concerné est donc tenu de respecter cette valeur collective. La confiance et le secret représentent les conditions « sine qua non » de « sécurité pour tous » et deviennent les outils incontournables à la sauvegarde de prestations d’intérêt social. Travaillant en équipe et en partenariat (plusieurs services, structures différentes), les risques existent bel et bien en terme d’effritement de ces valeurs. Il n’est pas rare que l’intimité des familles prises en charge soit ainsi livrée lors de (trop) grandes réunions.
12Loin de prôner le cloisonnement, nous privilégions l’échange d’informations minimales, strictement nécessaires à la mission qui est dévolue au professionnel et/ou à l’équipe. Pour l’illustrer, il semble évident que la dynamique intrapsychique d’un parent n’a pas à être détaillée devant les professionnels scolaires tout comme un médecin de famille n’évoquera pas l’ensemble des antécédents médicaux de son patient. En tant que professionnels, nous avons à prendre garde de ne pas nous laisser aller dans une jouissance de maîtrise de l’autre dans ses différentes dimensions ou d’être pris dans une forme de voyeurisme/exhibitionnisme.
13Rappelons donc la nécessité du secret professionnel qui protège l’intérêt de la société et des personnes en général et de certaines professions en particulier; pour ces dernières, sans cette garantie, les individus feraient bien plus difficilement appel à elles.
14Par ailleurs, il existe une exception principale à l’obligation de taire les secrets : l’assistance à personne en danger (article 422 bis du code pénal belge). Il s’agit en l’occurrence de venir en aide ou de procurer une aide à une personne exposée à un péril grave. L’existence de ce péril grave doit s’apprécier au moment même du refus d’intervention sans qu’il y ait lieu d’avoir égard au degré d’efficacité possible de l’intervention sollicitée.
15Dans les situations de mineurs d’âge en danger, l’on est invité à faire appel à une instance compétente comme les équipes SOS Enfants ou le conseiller de l’Aide à la Jeunesse, même si la possibilité, pour quiconque, d’interpeller les autorités judiciaires protectionnelles est toujours de mise.
16Quelle que soit l’attitude que l’on adopte (judiciarisation ou non), l’on ne peut négliger d’exprimer clairement aux individus, qu’ils soient adultes ou mineurs d’âge, ses intentions; il y en va d’un principe éthique de respect de l’autre.
Agir, mais pour quoi ?
17Une autre considération touche le bien-fondé de l’action/intervention comme telle. En effet, il n’est pas rare d’entendre des professionnels du champ médicopsychosocial ou de la sphère judiciaire émettre nombre de réserves sur la pertinence du travail, voire de l’existence même des équipes spécialisées dans les situations de maltraitance. Pour les uns, ce travail est assimilé à de l’ingérence dans l’intimité des familles, source non de modifications positives mais conduisant à stigmatiser les difficultés et, en conséquence, accroissant les risques pour l’enfant. Les autres, qui comprennent ces équipes davantage comme des agents sociaux de contrôle, les taxent bien évidemment d’inefficacité, quand ce n’est pas d’inutilité, étant donné qu’elles refusent l’attribution sans nuance de ce pôle.
18En réalité, les équipes spécialisées se situent à un endroit, chaque fois différent selon la singularité de la situation rencontrée, d’une droite entre deux extrémités. Celles-ci sont représentées d’une part par une dimension sociale de vigilance, de protection envers les plus fragiles de la société, et, d’autre part, par un pôle d’aide, de soins; ce pôle vise à la réparation, la remobilisation des ressources intrapsychiques et relationnelles des individus concernés.
19Les équipes SOS Enfants possèdent le dispositif pluridisciplinaire pour réaliser ces missions et adapter leur action en fonction des éléments de chaque cas de figure. Ceci étant dit, quand bien même on dispose d’un outil performant, encore faut-il se garder de certains pièges.
20A ce propos, on peut se référer à C. Marneffe (19); cet auteur affirme qu’« il serait judicieux de commencer par remettre en question les attitudes des intervenants, qui s’appuient soit sur l’indifférence, le déni et la banalisation, soit sur la dramatisation, l’exagération, et la délation, et se centrent sur la sanction de la violence parentale » (Marneffe, 2004, p. 21). Celle-ci pointe les risques de l’intervention qui associe l’aide, le soin, la protection et le contrôle, estimant qu’il y a une perte d’efficacité par un tel regroupement de missions. Si on ne peut nier cet aspect, les moyens existent de déjouer certains pièges. Tout d’abord, la coopération interinstitutionnelle (14) vise au partenariat par la clarification des champs de compétences respectifs; ainsi la mise en place d’un accompagnement d’une famille à transaction maltraitante par une équipe spécialisée (type SOS-Enfants) en complément d’un cadre de protection ou d’un accord-programme établi par/à l’aide à la jeunesse est un cas de figure paradigmatique où les distinctions de missions et de fonction sont claires, pour peu qu’elles soient bien explicitées. Ce montage institutionnel est opérationnel (7).
21Si ce qui précède aborde le cadre de travail, le « contenant » de l’intervention, on ne peut négliger les questions de fond. Certains risques existent et sont maintenant bien connus : l’idéologie du lien (« mieux vaut une famille même inadéquate, qu’un placement en institution »), ou la projection de ses représentations et vécus sur la famille, ou la réponse à l’agression subie par l’enfant, faite d’agressivité et de rejet vis-à-vis des parents.
22La violence des intervenants, nommée violence institutionnelle peut être évitée par quelques modalités relativement simples à mettre en œuvre, tout en étant coûteuses en énergie (et donc en financement !). Les équipes spécialisées représentent, là encore, un modèle intéressant. En effet, elles ont développé, au fil des ans, des repères cliniques de fonctionnement comme l’intervention à niveaux multiples (21) et à plusieurs cliniciens, s’appuyant sur les réunions hebdomadaires, les temps de supervisions… Ces différents temps et espaces de paroles entre professionnels garantissent d’une part l’optimalisation de l’action et d’autre part la distance émotionnelle nécessaire entre affects et réalité perçue. Il va sans dire que la plupart des situations rencontrées suscitent, sinon un ébranlement, au moins de l’émoi qu’il y a lieu d’acter, entre autres en en parlant aux collègues. Les études sur le burn-out des professionnels indiquent l’importance de l’échange des impressions cliniques et émotionnelles à partir de ce que montrent et disent les familles maltraitantes. Rester seul ou travailler seul dans ce type de pratique concourt à connaître plus ou moins rapidement un état de dépassement émotionnel ou de perte de neutralité et d’objectivité.
23Ainsi, afin de réduire les risques de traumatisme secondaire généré par les professionnels, que ce soit par laxisme inadéquat de l’intervention, stigmatisation, précipitation… la remise en question doit systématiquement accompagner toute prise en charge (dans quelles finalités conduit-on cette situation ? Quelle méthodologie utiliser ? Quels types de rencontre privilégier ?…).
24Conscients de la lourdeur et du côté quelque peu anxiogène d’un tel questionnement, nous le mettons toutefois en exergue, étant donné que, dans ce secteur de la psychiatrie sociale, aucun modèle ne peut être strictement appliqué. Si c’était le cas, la violence de notre part apparaîtrait par les positions normatives et dogmatiques qui en découleraient inévitablement. Par contre, il existe bel et bien des repères cliniques qui sous-tendent et composent une modélisation de l’intervention.
Le processus d’intervention proprement dit
25Evoquons les lignes de force de l’activité clinique, en en développant les premières phases, n’abordant pas le temps du traitement.
L’analyse de la demande
26Au niveau de l’équipe spécialisée, « tout commence » par l’analyse de la demande formulée par la personne qui signale une situation. Plusieurs cas de figure doivent déjà être pris en considération. En effet les enjeux, au sens systémique, sont bien différents s’il s’agit d’un parent qui souhaite se remettre en question, se protéger et protéger son enfant de sa propre violence, ou d’un adolescent (parfois un enfant) qui confie la maltraitance dont il est victime, ou d’un proche qui s’inquiète de l’état d’un enfant de sa famille, ou d’un voisin qui entend des cris dans le logement d’à côté, ou encore d’un professionnel ayant reçu des confidences ou nourrissant des inquiétudes à propos d’un enfant. Le degré de conviction, ou de certitude [5], oriente également cette analyse. Cet aspect est souvent corollaire à la notion d’urgence de la demande. Celle-ci n’est pas la panacée des « non professionnels » qui contactent l’équipe spécialisée. Bien au contraire ! Ici, il y a lieu de bien distinguer les concepts de gravité et d’urgence. Fréquemment intimement liés, ces points méritent une investigation réfléchie, écartant toute précipitation. Toutefois, certaines situations exigent une intervention rapide, comme :
- les enfants en bas âge;
- les risques vitaux;
- la présence d’éléments graves de psychopathologie (les passages à l’acte suicidaires…);
- le danger imminent, la récidive.
27Pour réaliser avec suffisamment de finesse et de pertinence cette analyse de la demande, nous invitons d’habitude la personne qui signale, et si cela s’avère nécessaire, nous nous déplaçons pour la rencontrer. Plus la notion d’urgence, et donc de gravité, est présente, plus l’intervention sera accompagnée d’un cadre judiciaire protectionnel posé par les éventuels professionnels de première ligne ou sollicité par l’équipe spécialisée.
28Certainement si c’est un professionnel qui nous contacte, nous établirons avec lui un premier temps pour analyser, comprendre les motivations du signalement [6].
29Nombre d’interrogations étayent cette analyse; elles visent à se faire une première idée, une cartographie, très grossière il est vrai, de la situation :
- Qu’est-ce qui vous amène à signaler vos inquiétudes maintenant ?
- Qu’avez-vous tenté auparavant ?
- Y a-t-il eu d’autres « essais » de prise en charge ?
- Si oui, lesquels et qu’en avez-vous retenu ?
- Pour quelles raisons vous tournez-vous vers une équipe spécialisée ?
- Qu’espérez-vous comme intervention ?
- Que redoutez-vous ?
- D’après vous, l’enfant est-il en danger ?
- Quels signes de souffrance montre-t-il ?
- Comment réagira son entourage ?
- Quels liens avez-vous avec l’enfant ?…
30Cette énumération, loin d’être exhaustive, permet d’identifier les points d’appui, des ressources éventuelles ainsi que les zones de fragilité voire de menace pour l’enfant et sa famille. Les attitudes thérapeutiques se mettent alors ipso facto en mouvement. C’est ainsi, par exemple, que, si l’adulte qui signale est accompagné par l’enfant concerné, quand bien même nous invitons ce dernier à demeurer pendant une partie de l’entretien en salle d’attente, nous veillons à respecter un temps de rencontre en sa présence. C’est l’occasion de faire connaissance, de se présenter avec précision, de l’écouter et de lui renvoyer les premiers éléments de notre compréhension/lecture de sa situation. Nous sommes particulièrement attentifs au fait que l’enfant soit respecté dans sa réalité, n’en soit pas totalement dépossédé par des intervenants qui « agissent et pensent pour son bien » sans l’impliquer.
31Plus le mineur d’âge est âgé, plus sa perception, son vécu constitueront des éléments déterminants pour la suite qui sera réservée. Ainsi un adolescent peut s’opposer farouchement à ce que les membres de l’équipe spécialisée rencontrent ses parents qu’il « dénonce ». La violence viendrait des intervenants si, sans entendre ce jeune, nous décidions de « lancer » sans attendre les convocations aux parents. L’essentiel réside, ici, à prendre le temps nécessaire pour envisager, avec l’adolescent, l’ensemble des pistes possibles et des conséquences à court et à long terme de chacune de celles-ci. Très vite, alors, une intention d’ordre psychothérapeutique se met en place pour soutenir le sujet dans ses ambivalences, ses conflits de loyauté, son narcissisme fragilisé, et ce, au travers de son image de soi qui est véhiculée dans le social.
32Le travail en dyade (social/psy) prend ici toute sa pertinence. Il est en effet intéressant de mettre d’emblée en place l’axe du champ social dans ce qu’il renvoie aux notions de règles, de limites, de loi, voire de protection dans le réel, et la dimension de la rencontre d’ordre psychologique où le sujet est invité à parler de sa souffrance, de sa position conflictuelle au sein de patterns transactionnels délétères. Le modèle de co-intervention qui se met en place dès le début du processus permet de gagner en efficacité par rapport à l’intervention à un seul thérapeute. Se dégage, pour peu que les deux intervenants s’accordent, se connaissent et s’apprécient [7] suffisamment, un sentiment de force tranquille, nécessaire, pourvu qu’elle ne se transforme pas en « désir d’écraser », pour entendre et rencontrer des situations émotionnellement bouleversantes. Il n’est pas non plus inutile, à ce stade, d’être à deux, pour recueillir puis analyser les multiples informations qui parviennent à l’équipe spécialisée. Au-delà des fonctions, de leur spécificité, des champs qu’elles investiguent, des alliances (non des coalitions) s’établissent rapidement; par exemple, l’un des deux cliniciens, animé par son contre-transfert, soutiendra une mère très angoissée et très inquiète pour son enfant, tandis que l’autre rejoindra le père dans le bien-fondé de son attitude. L’intention n’est point de reproduire un clivage des positions au niveau des intervenants, sorte de miroir, peu constructif pour les protagonistes. L’idée est d’exprimer les différences de point de vue puis d’en réaliser une métacommunication par l’interpellation mutuelle, en séance, devant l’un et l’autre des parents.
33Quand le mineur est plus jeune, parfois très jeune (quelques mois, voire quelques jours), le pôle « protection » intégré dans les missions de l’équipe spécialisée (et porté par ses membres) sera très vite activé et concrétisé par des mesures de vigilance comme, par exemple, l’éloignement du lien menaçant. L’hospitalisation, surtout si l’enfant est agressé dans son intégrité physique, sera alors retenue [8].
34Gravité ne rime pas nécessairement avec urgence; la distinction est toujours à considérer. Ainsi agir trop hâtivement dans une dynamique maltraitante transgénérationnelle conduit à violenter davantage qu’à aider les protagonistes concernés. Dans ces situations où les inquiétudes sont répétées face à la chronicisation des inadéquations, seule une intervention temporisée [9] mais ferme, prenant appui sur des balises, permet de lever certains aspects et secrets de famille enfouis parfois depuis plusieurs générations. Par analogie, prenons l’exemple du champ de mines : la situation est grave mais il est préférable d’éviter de se précipiter en avant, sans repérer les lieux… et sans utiliser, si c’est possible, un détecteur ! Dans notre clinique, les indicateurs, les repères « pour avancer », existent pour peu qu’on prenne le temps de les faire apparaître.
35Quoi qu’il en soit, les cliniciens ont avantage à tenter l’affiliation dès les premiers contacts en connotant le plus positivement possible la démarche vers l’équipe spécialisée. Ici encore, le modèle de la co-intervention trouve tout son intérêt, par la différenciation des rôles qui peut s’effectuer.
36L’un des intervenants appuie le bien-fondé de l’interpellation, le courage nécessaire, la responsabilité professionnelle ou citoyenne, voire les risques d’éventuelles représailles (et comment s’en préserver), tandis que l’autre veille à examiner les enjeux apparents ou non, le sens du signalement. L’utilité des rencontres ciblées sur l’analyse de la demande se jauge à l’aide réellement apportée par la suite qui sera réservée aux inquiétudes transmises. Ainsi un premier entretien « sans lendemain » indique que les cliniciens se sont trop éloignés de la demande et/ou des représentations de l’attente de la personne qui signale ses craintes. Il est donc judicieux de conclure ce premier temps par la réalisation d’une brève synthèse de ce que les cliniciens ont compris, de la soumettre au(x) demandeur(s), d’envisager l’ensemble des modèles d’intervention possibles et de confronter ceux-ci à sa (leur) position(s), ses (leurs) limites. Accueillir une demande, c’est aussi intégrer que la personne qui sollicite une aide montre un espace de fragilité à respecter; responsabiliser c’est évidemment éviter de culpabiliser, c’est aussi entendre les limites tant professionnelles qu’émotionnelles de l’autre.
37La connotation positive s’articule avec le nécessaire recadrage à effectuer de la situation, à partir de la position neuve, « naïve », que les membres de l’équipe spécialisée adoptent dans un premier temps.
38Le modèle de co-intervention en dyade qui différencie les place et fonction entre cliniciens, apporte la possibilité à ceux-ci d’établir un espace de métacommunication, durant le temps de l’entretien de l’analyse de la demande. Il est, en effet, loin d’être inutile de sortir concrètement de la rencontre, d’échanger les impressions pour s’accorder quant à la suite la plus réaliste (voire la plus réalisable) à proposer au(x) demandeur(s). Ce temps de pause est bénéfique pour tous car il offre un arrêt souvent précieux face à la cascade d’événements relatés ou aux « actions réflexes » qui prennent place dans les esprits. S’arrêter un moment pour élaborer, conforter la distance professionnelle nécessaire. Tout comme il est utile pour la personne qui sollicite l’intervention d’aide, de se resituer à l’égard de nos questions et de ses propres attentes.
39L’implication de la personne qui signale ses inquiétudes dans la suite de l’intervention est aussi abordée dès les premiers contacts. Autant nous avons à respecter les limites (essentiellement d’ordre affectif) de celle-ci, autant, que ce soit un professionnel de première ligne ou un familier, un proche de l’enfant concerné, nous tentons de le garder dans le processus tout en le préservant. Nous ne travaillons pas dans l’anonymat du signalement et, dès lors, estimons que la première étape avec celui ou celle qui l’initie, est une « pièce maîtresse » dans un jeu relationnel complexe à évaluer et à accompagner. Négliger celle-ci, c’est prendre le risque d’un vide qui devra être comblé; si ce n’est par les éléments de réalité, cela se réalisera par les fantaisies, les fantasmes archaïques, les interprétations où les vécus de persécution dans la tête des familles et des auteurs de maltraitance sont à l’œuvre.
40Sans forcer, nous invitons donc les porteurs d’inquiétudes à être présents au-delà de ce temps d’analyse, ne fût-ce que pour relayer les inquiétudes (non les accusations !) et permettre du lien, de la continuité dans le processus. Cet aspect est primordial lorsque c’est la personne qui a reçu directement la révélation qui se présente à l’équipe spécialisée. On perd en efficacité, en crédibilité et on suscite davantage d’agressivité si les cliniciens de deuxième ligne relayent à des parents les questions à propos de leur enfant, en l’absence de ce « premier maillon ».
41En conséquence, le processus de prise en charge peut être perçu comme un ensemble de maillons où la continuité garantit la cohérence et l’aboutissement de l’action d’aide et de soins.
Le cadre de travail
42Concomitamment à l’analyse de la demande, se pose la question du cadre de travail, de l’intervention, de la prise en charge. Mais qu’est-ce qu’un cadre de travail ?
43Dans les familles à transactions maltraitantes, le risque d’une relation d’emprise duelle est grand. Celle-ci se caractérise par l’exclusion du tiers tant au niveau étio-pathogénique que sur le plan psychopathologique. L’intervention d’aide et de soins tente de (faire) reconnaître ce type de lien délétère par, entre autres, les secrets et la loyauté qui le cadenassent. L’équipe spécialisée est d’habitude confrontée aux résistances de la famille qui ressent mal les tentatives d’invitation aux changements extérieures à sa cellule. Le risque de répétition de dualité symétrique est alors au plus fort entre la famille et l’équipe, défendant chacune ses fonctionnements et valeurs. Pour éviter cette conflictualisation, ne pouvant être « juge et partie », souhaitant aborder un contenu de fond (sur les souffrances individuelles et relationnelles), il est du devoir de l’équipe d’ouvrir au tiers. L’espace créé par l’intervention, les lieux de parole, ouvrent les liens; toutes les situations n’amènent pas au conflit direct, quoique peu de familles soient réellement « demandeuses d’aide », du moins dans les premiers temps du processus de prise en charge.
44Plusieurs cas de figure se rencontrent selon les éléments recueillis au cours des premiers entretiens. Retenons que cette question est incontournable et qu’en Belgique, elle « agite bien des esprits »; en effet, étant donné la possibilité laissée à tout citoyen au courant d’une situation de maltraitance de mineur d’âge d’interpeller ou non une instance judiciaire et/ou sociale, pourvu qu’une aide soit entreprise, l’absence de consensus règne. Si, dans l’absolu, il est louable que l’on écarte les positions dogmatiques (de type on/off), il est clair que, sur le terrain, les choses se passent différemment ! Pour toute situation, le type de cadre d’accompagnement se pose et suscite des prises de position parfois extrêmes, pour ne pas dire extrémistes. Sachant qu’en équipe spécialisée, les grandes décisions d’orientation et de prise en charge se prennent en réunion d’équipe, celles-ci dépendront, entre autres, de la présentation qui sera faite par les cliniciens ayant effectué l’analyse de la demande ainsi que de l’ambiance émotionnelle du moment. Bien sûr les repères existent mais on ne peut nier la part de subjectif, d’affectif qui transcende nos décisions. Il y a lieu d’intégrer dans notre réflexion ces aspects de notre humanité, tout professionnel qu’on soit, et d’éviter d’adopter une position de déni à cet égard.
45En conséquence, la gravité des faits, les éléments de psychopathologie (surtout ceux qui évoquent l’existence de comportements pervers ou de structure de personnalité perverse), la notion de danger imminent font pencher pour la mise en place d’un cadre judiciaire de protection avec éloignement de l’enfant concerné.
46Deux grandes catégories de situations peuvent être distinguées : d’une part les maltraitances extrafamiliales et, d’autre part, les maltraitances intrafamiliales :
- Dans les premiers cas, l’auteur, « le sujet maltraitant » est extérieur au noyau
familial; celui-ci, quoiqu’il soit traumatisé et en crise, se « solidarise » le plus
souvent autour de l’enfant agressé. Se pose alors la question d’une plainte au
niveau pénal ainsi que d’une mesure de protection à l’égard de l’enfant. Etant
donné que celui-ci n’est plus en danger, la question de la plainte n’est pas aussi
simple à « régler » vu les enjeux, les espoirs, les contraintes et les implications
que cela demande. Ainsi, par exemple, l’enfant devra être entendu par les forces
de l’ordre, ce qui, en soi, malgré « l’humanisation des structures », relève toujours de l’épreuve quand ce n’est pas du traumatisme.
Une tension surgit lorsque, d’un côté la famille opte pour une « non judiciarisation » et, de l’autre, l’équipe spécialisée nourrit de vives inquiétudes/interrogations quant au comportement abusif d’un quidam, le « sujet maltraitant ».
De loin en loin, au-delà des efforts fournis par les cliniciens pour travailler les questions de responsabilité sociétale, l’on doit soit, d’une certaine façon, se résigner à ne pas agir (« non-interpellation judiciaire »), soit passer au-delà des résistances familiales devant une situation à risque. Quoi qu’il en soit, toute décision est argumentée et explicitée aux protagonistes concernés. - Dans les seconds types de maltraitance, l’interpellation judiciaire de protection
est prioritairement celle que les cliniciens retiennent, si cela s’avère nécessaire,
que ce soit au début de la prise en charge ou à tout moment de la prise en charge.
Quand ne pas saisir les autorités judiciaires ? Autrement dit, les cliniciens, famille et éventuels professionnels de première ligne optent ici pour un cadre à l’amiable. Lorsque la maltraitance est pleinement reconnue de tous, qu’elle peut être parlée, travaillée en entretien, que les souffrances sont dites, les responsabilités placées à leur juste valeur et leurs destinataires, que la protection et l’évitement du risque de récidive sont réels et respectés,… alors, l’interpellation judiciaire n’apporte pas d’éléments utiles. Parfois, c’est le contraire ! Pensons aux nombreux impacts matériels, socio-affectifs de la mise en branle de l’appareil judiciaire, avec retombées tardives, disproportionnées, dénuées de signification car dépassées dans le temps du processus,…
47En corollaire au cadre judiciaire, se discute la question de l’éloignement de l’enfant non seulement dans un souci de protection réelle mais également d’apaisement sur le plan affectif; en effet, l’intervention génère, la plupart du temps, une crise dans le milieu familial de l’enfant par l’effraction de l’intime inhérente à toute action sociale, ouvrant les frontières entre la famille et la société. Plus celles-ci sont peu perméables, plus la perturbation à l’intérieur de la cellule risque, par effet d’onde de choc, de malmener l’enfant perçu comme le « détonateur ». Si, dans l’après-coup, d’aucuns estimeront le bien-fondé de l’intervention, la phase aiguë représente une période critique pour l’enfant. Les réactions émotionnelles du parent non directement agent de l’agression et de l’éventuelle fratrie peuvent être brutales et malmener l’enfant. Si certains praticiens constatent que l’éloignement de l’enfant du milieu familial est plus préjudiciable pour lui par l’angoisse de séparation et des conflits de loyautés, d’autres optent pour l’effet bénéfique d’une séparation/protection comme éléments de réalité.
48En pratique, c’est à partir des éléments recueillis au cours de l’analyse de la demande que se dessine le profil du cadre de travail qui va être retenu. Rarement celui-ci sera défini et arrêté en l’absence d’entretiens avec les familiers de l’enfant; par honnêteté, par principe éthique du respect de l’autre quels qu’aient été les agissements de l’adulte sur l’enfant, les professionnels ont à se confronter aux parents, pour les entendre certes, mais aussi leur signifier la référence au tiers que représente la pose d’un cadre d’intervention.
49Plus les données familiales vont dans le sens d’un rapport biaisé à la loi, et le profil psychopathologique des adultes dans le sens d’une perversité à la loi, plus le réflexe de l’interpellation judiciaire sera de mise. Dans les situations les plus inquiétantes, il est inutile et globalement dommageable d’attendre, de tirer en longueur les rencontres dans l’espoir d’obtenir un accord; s’il ne s’agit d’un souci excessif de tentative d’alliance thérapeutique, cette obstination renvoie alors à une problématique de toute-puissance dans la tête des professionnels; alors apparaîtrait une violence des intervenants. Tant pour l’enfant que pour les adultes, il est capital que les intervenants puissent demeurer à leur place et assument les limites de leur action. Ainsi, de loin en loin, la gestion de la crise (temps de l’analyse de la demande et pose du cadre), et ceci sur une courte durée, représentera l’intervention de l’équipe spécialisée. L’intervention se résume alors à une action éphémère à leur niveau, mais utile et constructive dans l’après-coup. Là où d’autres intervenants pourront vraisemblablement reprendre les questions épineuses. Il est, en effet, habituel que les professionnels qui ouvrent les secrets se « grillent » par la charge émotionnelle négative (agressivité, honte…) générée par la crise déclenchée. L’humain se tourne rarement avec confiance et liberté d’esprit vers celui qui l’a confronté aux aspects les moins nobles de sa personne.
50Une possibilité autre que l’interpellation judiciaire existe en Belgique depuis une dizaine d’années; nous l’avons évoquée plus haut et abordée dans un article précédent (7); il s’agit de faire appel au Service d’aide à la jeunesse (SAJ): celui-ci est un service social mandaté par la Communauté française pour coordonner à l’amiable la prise en charge de problèmes sociofamiliaux en exerçant une certaine autorité morale (7,14). Cette structure est utile dans le sens où elle met en place un cadre de travail à l’intérieur duquel peuvent prendre forme un bilan et/ou un suivi et/ou un placement,… La coopération interinstitutionnelle (14) entre un SAJ et une équipe spécialisée (comme SOS Enfants) est concrétisée par un montage où le premier assume la fonction de tiers et le second assume la prise en charge comme telle. Deux grands cas de figure se présentent selon soit que l’équipe SOS Enfants fait appel au SAJ comme instance sociale, soit que celle-ci mandate l’équipe spécialisée pour une mission spécifique. L’important, dans ce travail de négociation et de compromis, est de clarifier devant l’ensemble des protagonistes les fonctions et missions de chacun [10]. Et il y a lieu d’être attentif au risque de gauchissement d’un montage à l’amiable : les personnalités psychopathiques et perverses et leur système sociofamilial mettent facilement à mal la coopération interinstitutionnelle en exploitant ses failles [11].
51Une particularité concernant les premiers entretiens (analyse de la demande, pose du cadre de travail,…) touche aux allégations de maltraitance envers un enfant dans les situations de séparation familiale (6). Comme c’est de plus en plus souvent le cas dans les décisions civiles quant à la question des enfants, l’autorité parentale à propos de cet enfant est conjointe aux deux parents.
52Peut-on donc rencontrer cet enfant à la demande exclusive d’un des deux parents, sans demander l’autorisation de « l’autre »? Qui plus est quand il s’agit d’évaluer les déclarations d’un enfant sur les agissements inadéquats éventuels de cet autre [12]. Peut-on aussi permettre à cet autre de bloquer toute aide, soutien, sous prétexte que sans son accord, cela n’est pas possible ?
53Dans notre pratique, nous essayons d’évaluer avec le parent qui vient porter ses inquiétudes auprès de l’équipe, comment pourrait réagir l’autre parent s’il recevait une invitation pour parler ensemble des inquiétudes portées à propos de leur enfant ?
54Pour voir la faisabilité d’une telle rencontre, nous envisageons avec le parent à l’origine du signalement les différentes voies possibles :
- soit il pense que l’autre parent acceptera le temps d’évaluation que nous proposons;
- soit il pense qu’ils auront besoin d’un garant extérieur mais qu’ils parviendront à obtenir un accord quant à l’évaluation. Ce garant peut être les conseils des parties, le SAJ,…
- soit il pense que l’autre parent refusera catégoriquement l’aide proposée. Ici, l’intervention du Tribunal de la jeunesse, dans le cadre d’une procédure de protection, devra être demandée par l’autre parent afin d’obtenir un mandat d’expertise médico-psychologique qui pourrait éventuellement être réalisé par notre équipe.
55Quoi qu’il en soit, si un principe général est de rencontrer les parents responsables légaux de l’enfant avant de voir ce dernier, il existe évidemment des cas de figure qui dérogent à la règle. En effet, si l’équipe spécialisée est informée, par exemple, par différents canaux, qu’un parent, par sa personnalité connue et ses comportements déviants répétés met en danger son enfant, la rencontre avec celui-ci aura lieu. La question se pose alors d’un passage rapide vers les structures judiciaires, plus à même de disposer de mesures protectionnelles légales. De loin en loin, les situations complexes de séparation, où les démarches judiciaires aux divers niveaux sont activées (parfois depuis de nombreuses années), laissent perplexes quant aux modalités d’intervention à appliquer.
56Il est aussi utile de mobiliser plusieurs membres de l’équipe spécialisée pour réaliser une action multiple lors d’une demi-journée occupée par les rencontres de parole avec protagonistes et intervenants, sur divers formats d’entretiens. Ainsi regroupées sur quelques unités de temps rapprochées, les phases d’analyse de la demande, de pose du cadre et de première évaluation offrent une pertinence qu’un modèle d’entretiens espacés dans la durée n’autoriserait certes pas : se fonder sa conviction, en respectant les missions ainsi que les protagonistes concernés, à travers la gestion d’une crise sociofamiliale.
La phase d’évaluation
57Dans la foulée des questions du cadre, si la prise en charge se poursuit, commence la phase d’évaluation. Le décret prévoit en effet la réalisation d’un bilan complet de la situation de l’enfant et de son contexte de vie.
58Parlons et partons d’abord des faits de maltraitance; ceux-ci s’imposent, en première lecture, en termes de causalité linéaire : il existe d’un côté un bourreau, une personne qui abuse de son autorité, de sa force et de l’autre, une victime, une personne maltraitée qui se trouve en position de faiblesse et de dépendance. Nous l’avons vu, cette lecture impose des réponses rapides en terme de protection réelle et de sanction en fonction des responsabilités. Ces aspects représentent le premier temps de l’évaluation : aborder la matérialité des faits, approcher le réel, non pas tant dans le détail de l’acte maltraitant qu’en terme de gravité vécue, rencontrer l’enfant dans la reconnaissance de sa souffrance et ainsi faire face à la négation de celle-ci réalisée par l’auteur des faits. Parler des faits eux-mêmes et de leur impact dans l’économie psychique du jeune sujet, sans omettre de s’adresser à lui sur son attente par rapport à l’action entreprise à son égard.
59Pour réaliser cette évaluation, différentes modalités sont utilisées (17); si le recours aux tests (cognitifs et projectifs) s’avère parfois utile, c’est essentiellement l’entretien clinique mené par le psychologue clinicien qui déterminera les éléments objectifs et subjectifs de la réalité de l’enfant. A cela s’adjoignent, d’une part l’approche organique effectuée par le médecin somaticien qui rencontre le corps éventuellement blessé et, d’autre part l’approche pédopsychiatrique lorsque la souffrance psychique est à l’avant-plan, que ce soit par la plainte de l’enfant et/ou de son entourage ou par l’extériorisation comportementale.
60Ces différentes rencontres se réalisent par vagues successives (12) en tenant compte de l’état de l’enfant, de la notion d’urgence et de gravité; elles sont menées individuellement, en dyade ou en co-intervention à trois cliniciens. En effet, les entretiens croisés autorisent les différents intervenants à se faire leur conviction même si nous privilégions, avec l’enfant concerné, la rencontre individuelle.
61Un modèle actuellement utilisé est celui de la triade renforcé par l’une ou l’autre personne-ressource. Après l’analyse de la demande et la pose du cadre de travail établi par la dyade de base, un psychologue rejoint celle-ci : le premier psychologue va s’atteler à rencontrer l’enfant en construisant un espace de parole protégé tandis que le second investigue avec l’assistant social les positions et discours des autres membres de la cellule familiale, individuellement, en couple, en famille ainsi que les membres du réseau autour de l’enfant. Une attention particulière est portée au niveau horizontal (la fratrie) et vertical (le transgénérationnel).
62Selon les nécessités, rapidement ou non, juriste, pédiatre et pédopsychiatre complètent l’évaluation, en accompagnant l’assistant social et le psychologue, et ceci, dans leur mission spécifique. L’assistant social est le membre de l’équipe spécialisée qui tisse le lien entre les cliniciens au cours de l’évaluation, en recueillant les éléments des différentes investigations.
63Jusqu’où poursuivre le bilan ? Cette interrogation se pose pour chaque situation. Les Nord-Américains (11,17) ont défini des outils diagnostiques qui distinguent plusieurs volets : la maltraitance elle-même, l’enfant, la constellation familiale y sont rigoureusement analysés sur les plans du comportement et du discours.
64L’approche systémique est, quant à elle, précieuse pour analyser le contexte dans lequel s’inscrivent les faits de maltraitance ainsi que les patterns transactionnels et leurs dysfonctionnements. Toute maltraitance est affaire de relation; l’outil paraît incontournable pour révéler les fonctionnements individuels et relationnels qui ont précipité à l’inadéquation, à l’emprise. Reconnus, voire compris, ces aspects ouvrent alors sur des perspectives de changement qui seront prises en compte lors de la phase du traitement. L’analyse systémique cherche à décrire aussi les « opérateurs rituels, mythiques et épistémiques dans la canalisation de la violence… Dans les situations de maltraitance, certains rituels sont déviés de leur fonction de signalisation des dangers, de régulation des distances interpersonnelles, de protection des enfants par leurs parents… On constate également une défaillance des systèmes de valeur et de croyance ainsi qu’une difficulté à développer une connaissance harmonieuse de soi-même et d’autrui, c’est-à-dire une capacité à trouver des modes de résolution aux situations de tension conflictuelle » (Miermont, 2004, p. 391).
65Mais l’évaluation rencontre un problème de taille : celui de la vérité des faits. En effet, dans la majorité des situations, l’équipe spécialisée se confronte aux vérités, celle des uns et celle des autres, – parole de la (supposée) victime contre parole du (supposé) « agent maltraitant ». Il est ainsi rare de ne pas consacrer plusieurs unités de temps à aborder, lors de rencontres émotionnellement chargées, la position des différents protagonistes par rapport aux faits allégués. Les preuves espérées et/ou redoutées sont pour ainsi dire inexistantes.
66A ce propos, Manciaux et Gabel (18) soulignent que ce n’est pas le rôle de l’assistant social ou du médecin de savoir si l’enfant dit la vérité et de faire la preuve des faits. De plus, la plupart des auteurs insistent sur l’évitement d’une confrontation entre enfant et agresseur potentiel, en vue de connaître la vérité; si cela est réalisé, dans le but de confondre l’enfant, il s’agit alors d’un grave manque de respect à son égard.
67Alors ? La vision systémique, après « état des lieux relationnel », propose le postulat suivant : il est inutile de se fixer sur « l’origine du problème » et les explications données par les uns et les autres étant donné qu’elles relèvent du principe du tiers exclu. Ainsi, plutôt que de se centrer sur le « pourquoi » des dysfonctionnements et la recherche du fautif (« c’est pas moi, c’est lui » et réciproquement), basée sur une vision d’une relation à deux protagonistes, excluant la fonction tierce, on tente de dégager d’autres niveaux d’élaboration. L’idée, en suivant Miermont (21), est de chercher de nouvelles conditions de viabilité en se basant sur l’oscillation entre les valeurs et « vérités » exprimées.
68Concrètement, il s’agit d’explorer au niveau de chaque protagoniste (enfant en question, père, mère, fratrie) s’il y a possibilité de dépasser les traumatismes [13], et d’envisager de revivre ensemble, sous la condition explicite de ne pas « coincer » l’enfant. La relativisation des effets, des actes en terme de causalité purement linéaire, autorise de mettre en place des espaces thérapeutiques, d’aide éducative. Ceci étant dit, il n’y a pas lieu que les cliniciens taisent leur conviction avec le degré de probabilité.
En guise de conclusion
69En suivant Manciaux et Gabel (18), on peut affirmer que la qualité de l’évaluation dépend pour beaucoup du type d’accueil réservé aux différents protagonistes concernés. La méfiance, la défiance, la suspicion sont incompatibles avec l’établissement d’une relation thérapeutique, qui, in fine, est la finalité recherchée. On ne peut être détective et thérapeute, il faut choisir son métier !
70Toute maltraitance intrafamiliale envers les mineurs d’âge est complexe tant la violence et l’emprise renforcent l’attachement entre parents et enfants; le lien violent est difficile à dénouer. Et pourtant l’intervention dans le réel social est de loin en loin nécessaire, vu les risques encourus à court et long termes. Les stratégies d’intervention reposant sur l’outil et l’analyse systémiques tentent de déjouer les exigences contradictoires, entre protection et maintien du lien.
71Plus ces premiers temps de l’intervention seront travaillés au sens d’une modélisation réfléchie, plus les chances de voir apparaître un temps thérapeutique seront présentes. C’est finalement la finalité principale de ces actions qui bouleversent l’intimité des familles, en générant des crises par l’ouverture sur le social qu’elles établissent.
72Ces interventions structurées à niveaux multiples cherchent à respecter les individus tout en les amenant au questionnement nécessaire et propice au changement d’attitude. Plutôt que d’accepter d’une part le repliement sur soi des familles, qui semble aller de pair avec le surgissement de la violence et d’autre part le cloisonnement des structures d’aide, le processus d’accompagnement ici décrit, cherche à recréer de nouveaux liens et patterns transactionnels. La référence systémique, dans le respect des personnes et des compétences, vise à interroger les liens et à poursuivre un travail de reliaison familiale et sociale.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- 25. Servais J.-F. (1998): De quelques éléments théoriques relatifs au secret professionnel, inédit.
Mots-clés éditeurs : Systémique, Protection, Evaluations, Maltraitance, Intervention
Notes
-
[1]
Psychiatre infanto-juvénile du programme SOS-Enfants St Luc. Cliniques Universitaires St Luc, place Carmoy 16, B-1200 Bruxelles.
-
[2]
Terme utilisé dans notre équipe SOS Enfants; la dyade de base réunit un professionnel du champ social et un autre appartenant au champ psychologique ou psychiatrique.
-
[3]
Certainement de proximité, mais également de façon générale, inscription dans la société comme telle. Nous sommes ainsi attentifs aux facteurs sociétaux, régulièrement analysés, mis en exergue dans les études d’ordre épidémiologique.
-
[4]
« Rencontre » doit être compris de façon large; il peut, selon les cas de figure et l’utilité dans la situation, s’agir simplement de contacts ou dialogues téléphoniques.
-
[5]
Certitude au sens où le sujet est inébranlable dans sa position. Seule, son opinion compte et ne peut s’ouvrir à d’autres lectures… Ces cas de figure sont les plus complexes à gérer !
-
[6]
Il en va de même généralement avec les « non professionnels », en soulignant toutefois que les réserves, les appréhensions (peur de représailles) sont intenses, réelles, au point de ne pas « soutenir » les questions (les constats parfois) devant les personnes concernées. A nous de respecter les limites tout en précisant qu’il est « quasi » impossible de travailler dans l’anonymat. Si la personne, qu’elle soit professionnelle ou non, souhaite cette condition, alors il est plus utile de l’orienter vers un service de police. Toutefois, on tentera d’interroger la position adoptée par la personne qui signale… parfois celle-ci acceptera de modifier son attitude. Notons que la répartition entre professionnels et non professionnels qui signalent leurs inquiétudes à une équipe spécialisée (type SOS Enfants) est, grosso modo, de 50/50 (9,23).
-
[7]
Il s’agit d’une appréciation réciproque des compétences professionnelles et humaines suffisante pour être à l’aise ensemble et « bien s’utiliser » en séance (20).
-
[8]
Rappelons que, si c’est le cas, cette piste thérapeutique sera présentée et discutée avec les responsables de l’enfant. A défaut d’obtenir leur accord, il y a lieu de ne pas les disqualifier en prenant des décisions à leur insu.
-
[9]
Temporisée dans le sens où les rencontres sont réalisées en plusieurs unités de temps, selon des formats distincts (rencontres individuelles, de famille, de couple,… concertation d’intervenants,…).
-
[10]
A nos yeux, il est capital d’être présents aux tables rondes, concertations, et de ne pas se contenter du discours des membres de la famille qui relatent ce qu’ils ont bien voulu comprendre.
-
[11]
C’est ainsi que certains individus manipulent, « endorment » certains professionnels ou encore parviennent avec une étonnante facilité à « monter » les services les uns contre les autres.
-
[12]
Quand il s’agit de questions sur les agissements d’un tiers extérieur au cercle familial, l’accord pour la rencontre parentale est plus ou moins facilement obtenu.
-
[13]
Traumatisme doit ici être compris de façon large; il s’agit des événements, de leur impact dans les différents domaines de l’existence.