Couverture de TF_053

Article de revue

Du coup de foudre à la crise conjugale

Quelques hypothèses de travail

Pages 299 à 313

Notes

  • [1]
    Professeur de psychologie clinique à l’Université de Lausanne. Responsable de l’Unité d’Enseignement – CEF au Département de Psychiatrie du CHUV à Lausanne.
  • [2]
    J’utilise ce terme pour définir la rencontre amoureuse, moins dans son aspect événementiel subit, tel qu’il a été étudié par exemple par Schurmans et Dominicé (1997), que dans l’effet qu’elle opère : une rencontre où ce qui « tombe » dessus produit un tel ébranlement intérieur que le sujet y est marqué profondément, consciemment et inconsciemment. Souvent cet effet est perceptible dans les comportements sociaux de la personne, mais pas nécessairement. De ce point de vue, le coup de foudre s’entend aussi de ce qui s’est joué, par exemple, à la naissance d’un lien conjugal entre un homme et une femme qui se connaissaient depuis l’enfance.
  • [3]
    Dans ses ouvrages ultérieurs, de veine plus systémique, en particulier Psychologie der Liebe (2002), Jürg Willi insiste sur la valeur positive que peuvent revêtir les reproches que s’adressent mutuellement les conjoints (cf. infra, pp. 304-305).
  • [4]
    Dans ce contexte, il faut mentionner également les travaux méconnus mais tout aussi pionniers de Leopold Szondi (1886-1983), psychiatre-psychanalyste hongrois, établi à Zürich dès 1949. Son article de 1937 – texte qui inaugure son œuvre consacrée à l’analyse du destin à partir des choix d’existence (Schicksalsanalyse) – est d’une richesse étonnante. Il pose les bases de ce qu’il appelle « érologie ». Le choix du conjoint amoureux est étudié à partir de la dynamique psychopulsionnelle qui anime chaque partenaire, chacun d’eux trouvant en l’autre l’explicite de lui-même.
  • [5]
    Il faut bien saisir qu’une communication paradoxale n’est pas nécessairement pathologique. Une bonne partie des productions créatrices et artistiques de l’homme repose sur le paradoxe. La dimension pathologique d’une telle communication est due au fait qu’il y a impossibilité de métacommuniquer sur la confusion des contextes engagés dans la communication. Je réserve donc le terme de double contrainte (double-bind) à une communication de nature paradoxale ayant des effets pathogènes (cf. Bateson et al., 1956).
  • [6]
    On lira la présentation de ce cas dans Elkaïm (1989, pp. 119-133). Je le résume ici et modifie quelque peu le schéma qu’il propose.
  • [7]
    On sait que le fantasme se construit à partir du trauma psychique, constitutif de l’appareil psychique. A ce sujet, et appliquée à la relation amoureuse, on lira l’intéressante étude d’Assoun (1998). Le statut psychanalytique du fantasme y est bien défini.
  • [8]
    Il faudrait développer ici l’importance que prend le masochisme du sujet à se soumettre à son destin – plaisir très secret qui nourrit fortement le non-changement.
  • [9]
    On peut faire ici un certain rapprochement avec la méthode thérapeutique de l’américain Hendrix (1992), Imago Relationship Therapy, qui commence à se faire connaître en Europe.
  • [10]
    Un prochain article présentera les techniques thérapeutiques liées à cette approche paradoxale du couple.
  • [11]
    Ce terme, pour exprimer aussi bien ce qui est aimé chez l’autre que ce qui l’anime et le fait désirer lui-même comme agent. Par exemple, la mère en tant que désirable pour son enfant est objet d’amour pour lui, mais en même temps objet désirant, c’est-à-dire demandant à l’enfant de se comporter – plus justement de désirer – en réponse à son désir à elle.

1Cet article cherche à mettre en évidence ce qui œuvre dans le lien conjugal. Et cela particulièrement à partir de trois moments-clés de son évolution : le coup de foudre, le moment de la crise avec son cortège de reproches et, dans le meilleur des cas, le dépassement de cette crise. On peut faire l’hypothèse qu’une même dynamique de sens travaille et anime ces trois moments. Le coup de foudre porterait en lui-même les germes de la crise; celle-ci serait maintenue par les reproches qui ravivent en creux et nostalgiquement le temps du grand amour; le dépassement de la crise s’amorcerait dans une redéfinition de ce qui cause le lien conjugal.

Une hypothèse sur la causalité du lien conjugal

2Le thérapeute peut essayer d’articuler ces trois moments à l’aide d’une hypothèse construite au fur et à mesure de ses rencontres avec le couple. Cette hypothèse, dont la portée autoréférentielle n’est pas à négliger, peut l’aider à se représenter le lien qui unit les conjoints. Inspirant autant son écoute, ses questions que ses attitudes de thérapeute, elle est en quelque sorte sa « carte de visite » auprès du couple qui consulte et qui peut l’accepter ou non. D’où évidemment la nécessité de toujours la retravailler pour s’approcher d’une formulation qui corresponde au mieux à la dynamique autoorganisationnelle du couple. Bien formulée, cette hypothèse est donc censée objectiver la même causalité amoureuse à l’œuvre à différents moments de sa vie. Dans le coup de foudre [2], le lien conjugal prend le visage de la passion, qui tend à consumer la complexité du lien amoureux dans une sorte de folie à deux. Dans le moment de la crise, la complexité du lien amoureux se révèle et s’impose, mais les conjoints résistent à en prendre acte grâce aux reproches qu’ils se font. Enfin, dans le dépassement de la crise, la complexité est alors reconnue : la création d’un ordre nouveau est possible grâce à une redéfinition, au sens systémique, du lien amoureux.

3En d’autres termes, et comme les trois exemples cliniques qui vont suivre l’illustreront, on peut dire que dans le coup de foudre le partenaire fait toujours trop bien; dans la crise, il ne le fait jamais assez, et quand la crise est dépassée, il le fait suffisamment bien, parce qu’il devient pour le conjoint qui le désire un catalyseur privilégié de son travail identitaire.

Cadre de pensée

4Avant de présenter la clinique de trois couples en crise, je précise le cadre théorique à partir duquel je pense la psychologie de l’amour et cherche à construire des hypothèses sur la dynamique de la causalité amoureuse. Je me réfère essentiellement à la pensée psychanalytique et systémique-communicationnelle. A partir du désir inconscient qui, selon la psychanalyse, travaille tout être humain, celle-ci a forgé un concept qui nous semble très utile pour penser le choix amoureux, celui d’identification projective. D’origine kleinienne, il désigne un mécanisme de défense qui consiste pour le sujet à projeter à l’extérieur de soi quelque chose qui lui est insupportable et qui doit être méconnu. Mais la projection a une dimension identificatoire, parce le sujet tend à s’identifier à ce qui a été projeté en l’autre dans le but de le contrôler. Si l’amoureux dépose en la personne aimée quelque chose qui lui est très intime mais relevant d’une pensée psychique non élaborée, on peut s’attendre à ce qu’il soit particulièrement attentif à ce que l’autre n’en fasse pas n’importe quoi. D’où cette notion de contrôle présent dans toute identification projective. Henry Dicks (1967) de la Tavistock Clinic de Londres et Jürg Willi (1975) [3] de Zürich, pionniers dans l’étude des interactions fantasmatiques entre conjoints, ont respectivement parlé d’identification projective croisée et de collusion, pour rendre compte du processus d’identification projective des deux partenaires dans la relation amoureuse naissante [4]. Cette dernière thématisation nous rapproche de la pensée systémique qui introduit une circularité dans l’interaction conjugale.

5En effet, en fonction du principe de non-sommativité qui régit tout système, le lien conjugal ne peut se réduire à l’addition de deux désirs. Dans leur articulation mutuelle, ces deux désirs produisent une émergence. Comme Caillé (1991) aime à le dire : « Un et un font trois ». De ce point de vue, il parle souvent de l’« absolu du couple ». Dans l’approche systémique communicationnelle, c’est essentiellement à ce niveau-là que l’on travaille. Mony Elkaïm, dans son célèbre ouvrage Si tu m’aimes, ne m’aime pas (1989), nous donne des éléments précieux à ce sujet. En parlant de la « demande paradoxale à double-contrainte réciproque », qui réunit les deux partenaires d’un couple, Elkaïm propose l’idée suivante : dans ce type de lien conjugal, chaque conjoint demande à son partenaire quelque chose d’essentiel pour lui-même, mais en même temps, il refuse de le recevoir. Sa demande est donc paradoxale. Quoi que le partenaire fasse, il a tort. De plus, cette demande peut devenir pathologique ou à double-contrainte, si elle persiste et se rigidifie [5]. Enfin, il s’agit d’une demande « réciproque », parce que la demande du partenaire a la même structure. Dès lors, cette demande croisée vient renforcer la paradoxalité du lien conjugal.

6Avant d’entrer dans le vif de la clinique, je donne une dernière précision que le lecteur pourrait souhaiter : tous les couples se constituent-ils sur la base d’une telle demande paradoxale ? J’aurais tendance à penser que les couples qui ont cette structure de paradoxalité sont ceux qui se sont constitués suite à une rencontre où les conjoints, en tombant amoureux, ne se relèvent plus tout à fait comme avant. Ils se sont en effet demandé et offert l’impossible à leur insu. Une sorte de séisme intérieur s’est opéré en chacun d’eux au point que la présence de l’autre est devenue indispensable. Un autre signe distinctif des couples au lien paradoxal est leur manière de vivre la crise après l’expérience du coup de foudre. Chez eux, la crise tend à persister et s’avère difficile à dépasser. Et si un projet de séparation est en cours, l’issue sera plus conflictuelle que dans les couples au lien moins complexe.

7Les trois vignettes cliniques que je vais maintenant présenter devraient permettre de mieux comprendre tour à tour la constitution du couple, le temps de la crise et sa reprise évolutive. La première est proposée par Elkaïm (1989), la seconde provient d’un roman de Huston (1998), et la troisième de ma propre clinique.

L’autre m’offre ce que j’ai toujours cru impossible pour moi

8Un couple arrive en consultation. Marie exprime à l’égard de son partenaire le reproche suivant : il s’intéresse aux autres femmes et pas uniquement à moi (infidélité conjugale). Celui de Pierre est le suivant : elle n’est jamais contente de moi, elle ne cesse de me critiquer. A partir de ces reproches mutuels et sur la base d’une investigation de leur histoire de couple, ainsi que de l’histoire personnelle et familiale de chaque conjoint, Elkaïm [6] essaie de construire le programme officiel (PO) et la carte du monde (CM) de chacun d’eux. Le programme officiel renvoie aux comportements visibles et aux attentes explicites et conscientes de chaque conjoint. En termes plus psychanalytiques, on pourrait dire : les manifestations conscientes de son désir inconscient, porté par les fantasmes organisateurs de son identité [7]. Elkaïm parle alors de carte du monde pour cerner la croyance construite par le sujet à partir de son histoire familiale et personnelle, qui constitue le fond de son identité. Il s’agit en quelque sorte du mythe fondateur, constitutif de l’identité aussi bien d’un individu que d’un groupe. Et comme nous l’a appris la psychanalyse, le fantasme inconscient va s’exprimer dans l’insistance de la répétition; élaboré psychiquement, il va donner lieu à de nouvelles formes de désir.

9Que savons-nous de ce couple ? Marie a deux sœurs, dont l’aînée a été la protégée du père et la cadette de la mère; elle vit avec le sentiment qu’elle n’a jamais eu un parent privilégié pour elle. Pierre a eu un père très volage; à 5 ans, il a perdu sa mère qui s’est suicidée, insatisfaite par sa vie conjugale, suicide dont Pierre dit ne jamais s’être remis. Ces éléments biographiques, avec d’autres évidemment non mentionnés ici, permettent à Elkaïm de formuler une hypothèse du lien conjugal réunissant Pierre et Marie (cf. figure 1).

10La carte du monde de Marie pourrait s’exprimer ainsi : « les autres femmes passent avant moi »; elle chercherait à la contourner défensivement dans son programme officiel, porté par cet idéal conscient : « je veux être la seule femme qui compte ». Quant à Pierre, prisonnier du sentiment de culpabilité de n’avoir pas pu sauver sa mère, il se serait construit la carte du monde suivante : « je n’ai pas contenté ceux qui étaient importants pour moi »; l’idéal qui soutient son programme officiel (« je veux qu’une femme soit contente de moi ») en serait une réaction.

Figure 1:

Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Pierre et Marie.

Figure 1:
Tu n’es pas contente de moi Pierre (reproche) PO: Je veux qu’elle soit contente PO: Je veux être la seule femme de moi qui compte CM:Je n’ai pas contenté ceux qui CM:Les autres femmes passent étaient importants pour moi avant moi Marie (reproche) Tu t’intéresses aux autres femmes et pas uniquement à moi Figure 1: Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Pierre et Marie.

Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Pierre et Marie.

11Avec cette hypothèse du lien conjugal, nous pouvons remarquer d’abord la complémentarité qui existe entre les conjoints au niveau de leurs programmes officiels lorsqu’ils se rencontrent : « je veux être la seule femme qui compte » (Marie) et « je veux qu’elle soit contente de moi » (Pierre). C’est tout trouvé pour tomber amoureux et pour que la rencontre soit vécue comme comblante ! Le conjoint perçoit à travers les comportements de l’autre une attente qui lui correspond entièrement. Mais il y a une manière encore plus rigoureuse de rendre compte du coup de foudre : mettre en relation la carte du monde de chaque conjoint avec la demande du partenaire, contenue dans son programme officiel. Le conjoint n’est-il pas alors tenté de « néantiser » sa propre carte du monde ? En effet, en rencontrant quelqu’un qui se présente à elle comme celui qui veut entièrement la satisfaire, Marie peut se dire : je croyais que jamais personne ne pourrait me préférer; j’ai enfin rencontré quelqu’un qui me prouve que j’ai tort; je peux donc tromper mon destin. De son côté, Pierre, se laissant guider par une carte du monde qui l’enferme dans la croyance de ne jamais pouvoir contenter des gens importants pour lui, fait subitement l’expérience qu’il peut vivre comme « en dehors » de sa croyance. En effet, une femme le désire en lui demandant d’être comblée.

12On pourrait donc dire qu’il y a dans le coup de foudre comme une certaine réduction, abolition des tensions psychiques en chaque conjoint et entre eux, puisqu’ils tendent à se rapprocher, un peu comme dans la folie à deux, du moment de la jouissance. En psychanalyse, particulièrement dans l’optique lacanienne, le terme de jouissance veut pointer un plaisir hors langage, abolissant la division du sujet, pourtant constitutive de son identité. Cette division est signifiée ici dans la structure de l’hypothèse par la distinction entre carte du monde et programme officiel.

Pourquoi la crise ?

13Mais comment cette hypothèse nous permet-elle aussi de comprendre le passage au temps de la crise ? Le partenaire ne va malheureusement jamais pouvoir se comporter pleinement selon la logique comblante du coup de foudre, ne serait-ce que parce que la vie l’amène à évoluer, l’obligeant à de nécessaires aménagements émotionnels face à des événements de vie, comme la naissance d’un enfant, une maladie, un deuil, des contraintes professionnelles, etc. Les comportements non escomptés du partenaire deviennent alors source de reproches qui, dans l’escalade nourrie par les cercles vicieux bien connus de la communication, ne font que les renforcer. La frustration ressentie par le conjoint ne provient pas seulement du fait que les comportements de son partenaire ne sont plus en complémentarité avec son programme officiel, mais aussi parce qu’ils viennent réactiver sa carte du monde, qu’il pensait avoir abolie définitivement grâce à la réponse de son partenaire lors de la rencontre amoureuse. Par exemple, les comportements parfois insuffisamment attentionnés de Pierre, puis ses infidélités – qu’il pourra justifier par les reproches incessants de sa femme –, vont donner raison au fantasme de Marie : « les autres femmes passent avant moi ». Et les reproches qu’elle adresse à son mari sont en lien direct avec sa carte du monde : « Tu t’intéresses aux autres femmes et pas uniquement à moi ». De même Pierre qui découvre progressivement que sa femme n’est plus seulement celle qui lui demande de la satisfaire – ne commence-t-elle pas à critiquer son incapacité à la combler ? –, se trouve confronté au destin auquel il pensait avoir échappé : « je n’ai pas contenté ceux qui étaient importants pour moi ».

14Quelle est au juste la fonction des reproches lors de la crise du couple ? Du fait de leur dimension éminemment projective, nous pourrions dire qu’ils cherchent à maintenir le coup de foudre, mais en négatif. Tout reproche contient en son fond cet espoir : si l’autre faisait ce que je lui demande, alors je pourrais être vraiment heureux, comme lorsque nous nous sommes rencontrés. Les reproches permettent donc de maintenir l’idéalisation du lien conjugal tel qu’il s’est instauré dans le coup de foudre. Mais Elkaïm propose une analyse encore plus subtile de la fonction des reproches, où se manifeste précisément la dynamique du lien paradoxal, souvent à double contrainte. En effet, qu’observe-t-on la plupart du temps ? Le conjoint demande au partenaire à la fois de changer de comportement et de ne pas changer. C’est la célèbre formule d’Elkaïm : « Si tu m’aimes, ne m’aime pas »! Considérons les reproches de Marie : si tu pensais plus à moi, si tu n’allais pas voir d’autres femmes, cela serait parfait. L’état de grâce du couple originaire serait restauré. En même temps, Marie se comporte de manière à ce qu’il ne prenne pas au sérieux ses reproches et donc à ce qu’il ne change pas : à chaque nouvelle infidélité, après des éclats et l’humiliation imposée à son mari implorant à ses genoux, ne cède-t-elle pas en lui pardonnant sans plus et en renonçant ainsi à toute ferme exigence pour une vie commune avec lui ? La demande est vraiment paradoxale : quoi que Pierre fasse, ses comportements seront insatisfaisants. S’il ne change pas, il lui sera reproché d’être à l’origine du malheur du couple; s’il change, il lui sera demandé d’y renoncer. Quelle est donc la fonction d’une telle demande paradoxale chez Marie ? D’une part, en demandant à Pierre de ne pas changer, elle reste certes prisonnière de sa carte du monde puisqu’il va tôt ou tard recommencer à la trahir, mais elle garde ainsi le contrôle sur ce qu’elle connaît d’elle-même (« Les autres femmes passent avant moi »). D’autre part, en demandant à Pierre de changer, Marie peut continuer à nourrir l’espoir d’une satisfaction comblante. Mais plus subtilement encore, elle se dispense de s’expliquer avec elle-même et d’opérer un changement personnel, qui dans un premier temps serait sans doute source d’une souffrance plus intense que celle générée par les comportements de Pierre.

15Quant à celui-ci, les reproches qu’il adresse à Marie pour qu’elle change lui permettent aussi de maintenir ouverte la perspective d’un retour aux origines : « cesse de me critiquer, tend-il à lui dire, et tout sera changé ». Mais en même temps, en lui demandant de ne pas changer – par le simple fait de poursuivre ses infidélités –, ne l’incite-t-il pas à le critiquer ? Ce qu’il va mal supporter au point de lui adresser à nouveau des reproches, remettant ainsi dans son camp à elle la nécessité du changement. Le vrai cercle vicieux des demandes paradoxales est ainsi bouclé. Pour Pierre également, c’est donc comme s’il n’avait pas d’autres choix que la soumission [8], dans la méconnaissance, à sa carte du monde.

16Dans le travail thérapeutique avec les couples, il est toujours frappant de constater que lorsqu’un conjoint commence à changer dans les comportements qui sont l’objet de reproches de son partenaire, celui-ci cherche souvent à le décourager, à la faveur de ces remarques apparemment réalistes, mais assassines : « Oh, c’est une fois, mais ça ne se reproduira pas !», ou « Oh, ce n’est pas ainsi que cela va marcher !», ou encore « S’il pense que ça sera suffisant… ». Comme on l’a vu, les stratégies déconcertantes destinées à décourager le conjoint à changer entretiennent à leur manière la crise qui se chronicise. Cela permet paradoxalement aux conjoints de continuer à « s’aimer à l’envers !». Le travail sur le fantasme, comme l’y invite la psychanalyse, qui permet des choix d’objet plus appropriés, tout comme le travail sur de nouvelles définitions de relation de couple, spécifique des interventions systémiques, constituent la voie longue permettant un éventuel changement.

Aimer en l’autre son ennemi intérieur

17Considérons maintenant une seconde vignette, extraite du roman de Nancy Huston (1998), intitulée L’empreinte de l’ange. Ce roman met en scène de manière assez dramatique quatre personnages : Saffie est une jeune Allemande qui débarque en France après avoir quitté Berlin à la fin de la guerre. Elle a vu les Russes libérer très sauvagement sa ville natale, particulièrement lorsqu’ils ont pillé sa maison et violé sa mère jusqu’à la tuer. Errant dans Paris, perdue et isolée, elle accepte d’aller faire le ménage chez Raphaël, un flûtiste de réputation internationale, qui s’amourache d’elle. Elle y consent, sans que cela ne la rende vraiment plus heureuse. Souvent en voyage et plus préoccupé par sa flûte que par son épouse, Raphaël lui donne un enfant, Emil, espérant ainsi la sortir de sa tristesse. Mais pour Saffie, le jour de la délivrance arrive lorsqu’elle rencontre un luthier, qui s’appelle András. Elle lui apporte la flûte de son mari pour qu’il la répare. Ils tombent amoureux l’un de l’autre; c’est vraiment le coup de foudre. András est un juif hongrois qui s’est enfui du ghetto de Budapest; il vit maintenant à Paris, communiste dans l’âme, engagé clandestinement dans le Front de Libération Nationale en Algérie. Mais le temps de la crise guette pour ce nouveau couple. Voici comment Nancy Huston en parle :

18

« Dans chaque histoire d’amour fou, il y a un tournant; cela peut venir plus ou moins vite mais en général cela vient assez vite; la plupart des couples ratent le tournant, dérapent, font un tonneau et vont s’écraser les quatre roues en l’air.
»La raison en est simple : contrairement à ce que l’on avait cru durant les premières heures, les premiers jours, tout au plus les premiers mois de l’enchantement, l’autre ne vous a pas métamorphosé. Le mur contre lequel on s’écrase après le tournant, c’est le mur de soi. Soi-même : aussi méchant, mesquin et médiocre qu’auparavant. La guérison magique n’a pas eu lieu.
Les plaies sont toujours là; les cauchemars recommencent. Et l’on en veut à l’autre de ce que l’on n’ait pas été refait à neuf; de ce que l’amour n’ait pas résolu tous les problèmes de l’existence; de ce que l’on ne se trouve pas en fin de compte au paradis, mais bel et bien, comme d’habitude, sur Terre.
»Entre Saffie et András, le tournant n’est marqué par aucun incident particulier. Il se produit de façon insensible : au cours de l’hiver 1958-1959, chacun sent se réveiller dans la grotte de son âme, tel un ours au printemps, son vieux démon. Son vieux dragon, qu’il avait cru terrassé par la lame pure et brillante de l’amour de l’autre.
»Eh ! non. Elle vit encore l’affreuse bête » (pp. 193-194).

19Dans le coup de foudre, le partenaire revêt toujours une valeur rédemptrice. Il intervient un peu comme le guérisseur d’une blessure vivante dont nous ne parvenons pas à prendre soin nous-mêmes. Nous nous en remettons à lui comme à un sauveur, même si ses marges de manœuvre sont bien restreintes. En effet, gare à lui s’il réveille en nous ce que nous voulons méconnaître de nous-mêmes. Il lui sera tôt ou tard reproché de ne pas être le bon médecin, n’ayant pas réussi, lui seul, à nous guérir, et sans nous-mêmes.

20Essayons maintenant de comprendre pourquoi Saffie et András sont tombés amoureux l’un de l’autre et comment leur fantasme identitaire à chacun s’est trouvé comme aboli dans leur rencontre, mais aussi comment à un moment donné, chacun s’écartant des comportements attendus de l’autre, la crise surgit. C’est le moment alors où chacun est invité à s’expliquer davantage avec lui-même, ou au contraire à s’enfermer dans l’escalade des reproches. Lisons ce dialogue poignant et dramatique entre András et Saffie en pleine crise. La scène a lieu dans l’atelier d’András. Saffie arrive et croise un inconnu qui quitte l’atelier. Elle s’adresse à András, peu loquace au sujet de son visiteur, dont on apprend qu’il s’agit d’un Algérien révolutionnaire, Rachid, qu’András protège.

21

– « C’était qui ?»
– « Qui c’était qui ?»
– « Arrête… Tu as promis de me dire. »
[…] Et András de poursuivre :
– « Saff, tu as ta vie, oui ?»
– « Ce n’est pas pareil !»
– « Bon, c’est pas pareil… Toi et moi c’est pas pareil, c’est OK. »
– « Moi, je ne te cache pas des choses… Dis-moi András… c’est l’Algérie ?
C’est ça ?»
« Et, peu à peu, suppliante, ardente, aimante – car, oui, Saffie sait aussi se servir des armes féminines quand une chose lui tient à cœur -, elle parvient à ses fins. Lui soutire un certain nombre d’informations. Apprend, à dire vrai, plus qu’elle n’en aurait voulu.
Apprend que l’homme dont elle est amoureuse croit au communisme, tout comme les Russes qui ont dévasté son corps d’enfant en 1945. »
Et Saffie de continuer :
– « Je croyais que tu étais contre les Russes ! C’est pour ça que tu as quitté la Hongrie !»
– « Contre les Russes chez nous. Mais, Saffie, tous les juifs sont marxistes, à part les hassidim. Et presque tous les marxistes sont juifs, à commencer par Marx !»
[…] – « Oui, Rachid a accepté András comme frère dans la lutte. »
– « Je suis une planche », dit-il, voulant dire « planque », et comme Saffie fronce les sourcils d’incompréhension, il faut qu’András lui explique :
« l’argent que les moussebilates de Barbès remettent chaque mois à Rachid transite par cet atelier de nuit. Des armes aussi, parfois. Ainsi, la toute première boutade d’András, à propos de la bombe dans le landau, était à peine une boutade. »
– « Tu aides à faire la guerre, alors ?» dit Saffie reculant. « Ces mains elles touchent des clarinettes… et des fusils ? Elles tuent, ces mains ? Je te déteste !»
– « Saffie… » – « Ne me touche pas ! Je hais la guerre ! András !» (Elle crie. Hystérique pour de vrai, cette fois). « Je vais te dénoncer à la police !»
Il la gifle. De toutes ses forces. Juste une fois. Juste pour la calmer.
Et, oui, cela la calme… Elle met ses deux mains, superposées, sur sa joue en feu.
Ahuri par cette explosion de violence entre les deux êtres qu’il adore, Emil lâche sa flûte-courge et regarde, sans pleurer, de l’un à l’autre.
En fait – ils ne se le disent pas mais tous deux le savent – ils ont enfin touché là à l’essence de leur amour, à son noyau secret et sacré. En l’autre, c’est l’ennemi qu’ils aiment » (pp. 222-227).

22« En l’autre, c’est l’ennemi qu’ils aiment ». Cet ennemi est en chacun d’eux, mais ils n’arrivent pas à vivre avec lui. Cet ennemi qu’abrite tout fantasme identitaire, construit en réponse au trauma psychique, Saffie et András n’arrivent pas à pactiser avec lui; ils le projettent sur l’autre. Commentons le destin de chacun d’eux (cf. figure 2).

23Celui que Saffie aime, tue. Elle découvre en lui un tueur, comme l’ont été les communistes qui ont violé sa mère et l’ont laissée elle, Saffie, toute seule. Disons le clairement : « il faut le faire » pour tomber amoureux d’un partenaire où sommeille secrètement un communiste, qui n’a pas renoncé à la violence. Dans son « programme officiel », Saffie ne veut plus entendre parler de guerre, ni entendre le cri des innocents. Elle est à la recherche d’une âme pacifique qui pourrait la consoler. C’est pourquoi elle est attirée par un flûtiste, d’origine juive, qui adore les enfants, et qui la prend sous son aile protectrice. Mais en même temps, elle tombe amoureuse de quelqu’un qui est aussi un guerrier forcené, qui prend le relais là où elle n’en peut plus et n’en veut plus. De quoi András prend-il le relais ? Il prend le relais de cette rage qu’elle a en elle, mais qu’elle ne veut pas assumer. C’est comme si la rencontre amoureuse avec András, le sauveur des opprimés, devait l’aider à dissoudre ou à exorciser la violence et la rage qui rugissent au plus profond d’elle.

Figure 2:

Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Saffie et András.

Figure 2:
Tu es un criminel Saffie (reproche) PO: Je suis à la recherche d’une PO: J’ai besoin de porter secours âme pacifique qui console aux opprimés CM: Ma vie crie vengeance CM:Les innocents sont toujours sacrifiés András (reproche) Tu es une lâche Figure 2: Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Saffie et András.

Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Saffie et András.

24Celle qu’András aime, est une lâche; elle incarne la lâcheté qui l’habite secrètement, lui comme ceux qui ont fui le ghetto de Budapest et qui ne supportaient plus les gémissements des enfants condamnés. Il a alors cherché à surmonter sa lâcheté envers les innocents en se jurant d’être à jamais le défenseur des opprimés. András est donc naturellement attiré par quelqu’un dont l’existence a besoin d’être pacifiée, ayant trop souffert de la guerre pour laisser sa vengeance s’exprimer et actuellement encore exploitée par un flûtiste s’illustrant sur d’autres scènes. Mais Saffie veut à ce point tout oublier qu’elle ne veut pas entendre parler de la mort des Algériens innocents. Grâce à Saffie, à sa mine candide, dont l’enfant ravit András, celui-ci peut exorciser en lui sa conviction culpabilisante de n’avoir jamais réussi à réparer l’injustice qu’il a commise en s’enfuyant du ghetto de Budapest. Mais lorsque Saffie devient excessive dans sa manière d’oublier, d’écarter tout regard et toute émotion sur la mort des Algériens innocents, au point d’être perçue comme lâche, le voilà de nouveau confronté à son sentiment de lâcheté. Au fond, Saffie serait là pour soigner András et en même temps réactiver chez lui le trauma originaire d’une injustice non réparée par lâcheté.

25Dans un lien conjugal de type paradoxal – et ces deux derniers exemples en sont une bonne illustration –, on pressent bien comment les motifs du choix amoureux portent en eux déjà les germes de la crise. Comme on l’a vu, le dépassement de celle-ci n’est possible que si chaque conjoint accepte d’interroger en lui ce sur quoi portent précisément les reproches que lui adresse son partenaire [9], comme de s’enseigner aussi des reproches qu’il adresse lui-même à celui-ci. On pourrait aller jusqu’à dire, en utilisant d’une manière un peu libre une expression de Lacan, que chaque conjoint est invité à transformer la relation qu’il entretient avec son « partenairesymptôme ». Celui-ci est ainsi qualifié, parce que le conjoint utilise la relation au partenaire comme une mise en scène de sa propre jouissance.

Plutôt mourir que de nous séparer

26Considérons, pour terminer, une troisième situation empruntée à ma clinique avec des couples. Je la présente à nouveau selon le schéma qui permet de mettre en forme une hypothèse sur la formation du couple et son évolution vers la crise. Jean et Claire, tous deux d’esprit très libertaire, se sont rencontrés il y a presque dix ans, alors que chacun était engagé avec un partenaire. Claire, insatisfaite dans sa relation, cherche à séduire son futur ami, Jean, enseignant dans un collège de campagne. Elle est très fière d’y parvenir et de réussir à le détacher de son ancienne compagne. Lui, de son côté, est heureux de pouvoir vivre cette nouvelle aventure. Bien que se mettant d’accord sur la règle que leur vie de couple n’exige pas une fidélité absolue à l’autre, ils s’engagent l’un et l’autre intensément dans cette nouvelle relation, qui ne sera jamais officialisée par un mariage. Après quelques années, la crise surgit à la faveur d’un désaccord que Jean et Claire ne parviennent pas à surmonter. Spécialement avec la naissance du premier enfant, Claire en vient à renoncer à son idéal libertaire, alors que Jean y tient toujours. Sa dernière rencontre avec une collègue de travail a été particulièrement intense et Claire l’a très mal supportée. Elle tend désormais à dresser des barrières autour de lui, en exerçant un contrôle sur ses allées et venues. De son côté, Jean se plaint de ces contrôles et affirme de plus en plus qu’il a besoin de ses aventures pour vivre. Témoin de l’escalade des reproches qu’ils se font mutuellement, je me demande évidemment pourquoi ils tiennent à tout prix à continuer à vivre ensemble. Les menaces de séparation émises par l’un et l’autre, mais à des moments différents, n’ont en effet jamais de suite. Avec Jean et Claire se vérifie une nouvelle fois cette sentence qui s’applique particulièrement aux conjoints réunis par un lien paradoxal, de nature plutôt pathologique (cf. Caillot et Decherf, 1982): « Vivre ensemble nous tue [les reproches continuels que nous nous faisons], mais nous séparer est mortel !»

27Avant de formuler une hypothèse sur ce lien conjugal, je mentionne quelques éléments biographiques. Claire vient d’une famille où sa mère s’est toujours montrée très organisée et réglée, alors que son père, la retraite approchant, s’est autorisé une vie de plus en plus fantasque. Très contrôlée dans sa famille, Claire dit avoir toujours éprouvé un sentiment d’être étouffée, lorsqu’elle cherchait à faire quelque chose d’original. Elle en vient à nous confier : « On a ficelé ma vie, ce n’est pas possible d’être respectée ». Telle serait sa carte du monde. Son programme officiel – du moins, celui qui concerne le domaine des relations affectives – serait construit en réaction à sa croyance qu’il lui est interdit de s’engager intensément dans ce dont elle a envie. « J’ai besoin d’être aimée dans le respect » pourrait être la carte de visite qu’elle présenterait à son partenaire. Jean est le fils d’un médecin autoritaire, auquel il cherche à échapper par des activités de rêverie. Son père les lui reproche continuellement, tout en lui laissant entendre qu’il l’envie. Ayant vécu son enfance et son adolescence plutôt en solitaire, Jean ne tarde pas à quitter sa famille, mû par un besoin de vivre ailleurs ses aspirations de jeune adulte. Je me suis formulé ainsi sa carte du monde : « La proximité est étouffante », croyance que son programme officiel chercherait à dissimuler : « J’ai besoin d’aimer en toute liberté ».

28La mise en relation des deux programmes officiels et des deux cartes du monde de Jean et de Claire, ainsi que les reproches qu’ils s’adressent, permettent de construire une hypothèse sur la dynamique de leur lien conjugal (cf. figure 3).

29La complémentarité des deux programmes officiels apparaît suffisamment forte pour sceller l’attirance amoureuse entre Jean et Claire. La manière dont ils se sont rencontrés témoigne bien de cette complicité. Elle fait tout pour décrocher Jean de son ancienne relation. Lui éprouve un immense plaisir dans la ténacité de Claire à lui faire quitter son ancienne compagne. Chacun semble décoder l’autre en fonction de ce qu’il lui donne à voir dans son programme officiel. A un autre niveau, on remarquera comment la carte du monde de chaque conjoint semble pouvoir céder devant le programme officiel du partenaire. Du côté de Jean, pour qui la proximité est toujours vécue comme étouffante, la rencontre d’une partenaire qui s’adresse à lui en lui demandant : « j’ai besoin d’être aimée dans le respect », ne l’incite-t-elle pas à croire qu’il peut exister des proximités génératrices de vie ? Oui, jusqu’au moment où Claire se montrant plus exclusive que prévu et se mettant à dresser des barrières, il refasse l’expérience d’une proximité étouffante, en conformité avec sa carte du monde. Du côté de Claire, elle s’est engagée en espérant avoir enfin trompé sa croyance : ne sera-t-elle pas sûrement respectée puisqu’elle se lie à quelqu’un qui a besoin d’aimer en toute liberté ? Mais Jean prenant toutes ses libertés, elle va être confrontée à ses vieux démons pour éprouver à nouveau ce qui l’a tellement fait souffrir dans son histoire : ne pas être l’objet de considération et de respect.

Figure 3:

Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Claire et Jean.

Figure 3:
Claire Je n’accepte pas ses aventures et son insensibilité à ma souffrance (reproche) PO: J’ai besoin d’être aimée PO: J’ai besoin d’aimer en toute dans le respect liberté CM:On a « ficelé» ma vie; ce CM:La proximité est étouffante n’est pas possible d’être respectée Jean (reproche) Les barrières qu’elle m’impose m’étouffent Figure 3: Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Claire et Jean.

Hypothèse sur le lien conjugal paradoxal entre Claire et Jean.

30Un travail sur la carte du monde de chaque conjoint a permis dans ce cas une avancée thérapeutique importante, dont il est impossible de retracer ici les étapes, comme d’ailleurs les moyens thérapeutiques utilisés à cet effet. Il s’en est suivi également une modification du programme officiel de chacun, avec une diminution des reproches et de leur charge projective [10].

Le lien paradoxal, source d’autonomie

31On pourrait comparer le lien conjugal de type paradoxal à un nœud trop compact, dur et résistant, qui gagnerait beaucoup à acquérir la souplesse d’un nœud coulant. Le fait d’être relié à un autre être humain se révèle éprouvant pour un individu, mais constitue aussi une chance pour son évolution personnelle.

32S’il est des crises qui se dénouent par la séparation des partenaires – parfois dans un processus malheureusement plus agi que pensé –, il y en a d’autres qui permettent aux conjoints de se retrouver, mais dans une définition nouvelle de la relation. Cela est rendu possible parce que chacun, dans le meilleur des cas, a saisi que le partenaire est quelqu’un qui lui permet de mieux désirer, dans le sens d’interroger son désir et de le mobiliser. Qu’est-ce à dire ? Désirer l’autre, c’est faire l’expérience pour l’amoureux d’être perturbé par le désirable [11] de l’autre. En effet, lors du coup de foudre, l’autre touche parce qu’il porte en lui un désirable qui tout à la fois sollicite, attire et paraît combler. C’est comme si ce désirable de l’autre collait tellement à son fantasme, qu’il se trouve sidéré dans son désir, mis en quelque sorte hors tension. Mais le désirable perçu dans le désir de l’autre va prendre d’autres figures au cours du temps, qui ne vont plus être pour lui objet de totale satisfaction. Ces nouvelles figures de comportement deviennent même objection à son propre désir, source des reproches qu’il va alors adresser à son partenaire. A moins que, comme on l’a vu et dans le meilleur des cas, elles puissent l’interpeller et le confronter à ce qui résiste en son désir.

33Pourquoi le désirable du partenaire peut-il avoir un tel impact sur notre vie, et même nous fasciner, quand bien même il nous malmène ? C’est qu’il vient faire vibrer dans notre propre désir la voix de l’Autre, plus précisément, le désir de l’Autre originaire auquel nous avons répondu et à partir duquel nous nous sommes mis à désirer. Ce désirable de l’Autre ne nous laisse pas indifférents; il est à la source même de notre désir de reconnaissance. Il permet de mieux nous connaître, dès le moment où nous nous sommes constitués comme cause ou objet de son désir, selon la formule de Lacan. Sans cet éclairage sur la construction du désir humain, marqué du sceau de l’Autre, on serait en droit de penser que plus nous nous réapproprions, dans un mouvement antiprojectif, ce que nous avons déposé en l’autre, plus nous devenons nous-mêmes, au point finalement de nous dispenser du lien à l’autre. Comme si nous allions pouvoir maîtriser une fois pour toutes ou mettre à plat le désir inconscient qui nous travaille. On touche là au paradoxe de l’autonomie : c’est grâce à l’autre que nous devenons nous-mêmes et sommes invités à ne pas céder sur notre désir. En ce sens, il m’arrive parfois d’inviter les conjoints à accueillir les comportements répréhensibles du partenaire, source de reproches, comme des provocations qui sont autant de convocations au lieu de leur désir, là où le travail sur soi est sans fin. Paradoxalement, on pourrait imaginer que dans leurs meilleurs moments les conjoints parviennent à remercier leur partenaire pour ces comportements qui leur permettent précisément de grandir là où leur évolution s’est arrêtée.

34Assumer son destin d’être humain, c’est continuellement avancer dans son travail d’humanisation. A travers la crise, et au-delà, le désirable de l’autre nous y invite.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • 1. Assoun L. (1998): Le trauma amoureux. Le « complexe de Werther, Le Journal des Psychologues, juillet-août, 159,28-34.
  • 2. Bateson G. et al. (1956): Vers une théorie de la schizophrénie, Vers une écologie de l’esprit, t. II, 9-34, trad. fr. (1980) Seuil, Paris.
  • 3. Caillé P. (1991): Un et un font trois – Le couple révélé à lui-même. ESF, Paris.
  • 4. Caillot J.P., Decherf, G. (1982): Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel : deux aspects métapsychologiques de la paradoxalité familiale, Dialogue, 78,98-103.
  • 5. Dicks H.V. (1967) (rééd. 1993): Marital Tensions. Clinical Studies towards a Psychological Theory of Interaction. Karnac Books, London
  • 6. Elkaïm M. (1989): Si tu m’aimes, ne m’aime pas. Approche systémique et psychothérapie. Seuil, Paris.
  • 7. Hendrix H. (1992): Getting the love you want : A guide for couples. Simon & Schuster, New York.
  • 8. Huston N. (1998): L’empreinte de l’ange. Actes Sud, Paris.
  • 9. Schurmans, M.N., Dominice, L. (1997): Le coup de foudre amoureux : essai de sociologie compréhensive. PUF, Paris.
  • 10. Szondi L. (1937): Analyse des mariages : Une contribution à l’analyse du destin. Trad. fr., L’Evolution Psychiatrique, 56, 1991,503-523.
  • 11. Willi J. (1975): La relation du couple. Trad. fr. (1982). Delachaux et Niestlé, Paris.
  • 12. Willi J. (2002): Psychologie der Liebe. Ed. Klette-Cotta, Stuttgart.

Mots-clés éditeurs : Double-contrainte réciproque, Thérapie, Désir, Choix conjugal, Autonomie, Crise

https://doi.org/10.3917/tf.053.0299

Notes

  • [1]
    Professeur de psychologie clinique à l’Université de Lausanne. Responsable de l’Unité d’Enseignement – CEF au Département de Psychiatrie du CHUV à Lausanne.
  • [2]
    J’utilise ce terme pour définir la rencontre amoureuse, moins dans son aspect événementiel subit, tel qu’il a été étudié par exemple par Schurmans et Dominicé (1997), que dans l’effet qu’elle opère : une rencontre où ce qui « tombe » dessus produit un tel ébranlement intérieur que le sujet y est marqué profondément, consciemment et inconsciemment. Souvent cet effet est perceptible dans les comportements sociaux de la personne, mais pas nécessairement. De ce point de vue, le coup de foudre s’entend aussi de ce qui s’est joué, par exemple, à la naissance d’un lien conjugal entre un homme et une femme qui se connaissaient depuis l’enfance.
  • [3]
    Dans ses ouvrages ultérieurs, de veine plus systémique, en particulier Psychologie der Liebe (2002), Jürg Willi insiste sur la valeur positive que peuvent revêtir les reproches que s’adressent mutuellement les conjoints (cf. infra, pp. 304-305).
  • [4]
    Dans ce contexte, il faut mentionner également les travaux méconnus mais tout aussi pionniers de Leopold Szondi (1886-1983), psychiatre-psychanalyste hongrois, établi à Zürich dès 1949. Son article de 1937 – texte qui inaugure son œuvre consacrée à l’analyse du destin à partir des choix d’existence (Schicksalsanalyse) – est d’une richesse étonnante. Il pose les bases de ce qu’il appelle « érologie ». Le choix du conjoint amoureux est étudié à partir de la dynamique psychopulsionnelle qui anime chaque partenaire, chacun d’eux trouvant en l’autre l’explicite de lui-même.
  • [5]
    Il faut bien saisir qu’une communication paradoxale n’est pas nécessairement pathologique. Une bonne partie des productions créatrices et artistiques de l’homme repose sur le paradoxe. La dimension pathologique d’une telle communication est due au fait qu’il y a impossibilité de métacommuniquer sur la confusion des contextes engagés dans la communication. Je réserve donc le terme de double contrainte (double-bind) à une communication de nature paradoxale ayant des effets pathogènes (cf. Bateson et al., 1956).
  • [6]
    On lira la présentation de ce cas dans Elkaïm (1989, pp. 119-133). Je le résume ici et modifie quelque peu le schéma qu’il propose.
  • [7]
    On sait que le fantasme se construit à partir du trauma psychique, constitutif de l’appareil psychique. A ce sujet, et appliquée à la relation amoureuse, on lira l’intéressante étude d’Assoun (1998). Le statut psychanalytique du fantasme y est bien défini.
  • [8]
    Il faudrait développer ici l’importance que prend le masochisme du sujet à se soumettre à son destin – plaisir très secret qui nourrit fortement le non-changement.
  • [9]
    On peut faire ici un certain rapprochement avec la méthode thérapeutique de l’américain Hendrix (1992), Imago Relationship Therapy, qui commence à se faire connaître en Europe.
  • [10]
    Un prochain article présentera les techniques thérapeutiques liées à cette approche paradoxale du couple.
  • [11]
    Ce terme, pour exprimer aussi bien ce qui est aimé chez l’autre que ce qui l’anime et le fait désirer lui-même comme agent. Par exemple, la mère en tant que désirable pour son enfant est objet d’amour pour lui, mais en même temps objet désirant, c’est-à-dire demandant à l’enfant de se comporter – plus justement de désirer – en réponse à son désir à elle.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions