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Article de revue

Femmes et alcoolisme : du manque à l'ivresse des ressources

Ressources, compétences et stéréotypes de genre

Pages 385 à 398

1L’alcoolisme des femmes est aujourd’hui sous-estimé et ignoré de l’imaginaire social. Les valeurs traditionnelles liées à la maternité et à la féminité s’apparentent mal à la consommation d’alcool. La culpabilité amène souvent les femmes à dissi~muler leur consommation en buvant seules. Cet isolement les rend plus difficile~ment repérables par les réseaux de soutien et de soins.

2Les femmes alcooliques en institution semblent avoir de multiples ressources et compétences par rapport à des aspects spécifiques. Elles sont souvent empathiques, prêtes à protéger les autres, à accepter leurs confidences, même si celles-ci peuvent les mettre en porte à faux à l’égard des règles institutionnelles. Dans les groupes mixtes, elles adoptent parfois des positions de cothérapeute. Ce positionnement les maintient dans un paradoxe puisqu’il reproduit des modèles de fonctionnement familial et social liés au développement de l’alcoolisme. Par exemple, la femme qui a eu recours à l’alcool pour supporter une situation de soumission peut adopter une position maternelle dans un groupe d’hommes, position qui l’amène à être valorisée pour le soin qu’elle donne aux autres, mais parallèlement, à oublier ou repousser à plus tard ses objectifs d’autonomie.

3En dehors du cadre institutionnel, un autre élément intéressant, statistiquement confirmé, est le fait que les couples dans lesquels l’alcoolodépendant actif est l’homme sont très stables et durables tandis que si l’alcoolodépendant actif est la femme, un divorce intervient assez rapidement.

4Ces constats nous ont amené à nous interroger sur le lien entre les rôles attribués généralement aux femmes et la dynamique de l’alcoolisme. L’institution doit cons~tituer, pour elles, un contexte apte à découvrir des ressources nouvelles, en même temps qu’elles laissent de côté des comportements qui entretiennent la situation~problème. Notre construction du monde participe certainement au maintien de ces modèles, c’est pourquoi il nous paraît important de donner relief à la question du genre, dans le but d’effectuer un tri parmi les ressources et les compétences.

5Dans ce sens, nous allons dans un premier temps présenter notre cadre de tra~vail, le concept de genre et son application alcoologique et systémique. Nous met~trons en relief les ressources et les compétences directement en lien avec l’alcoo~lisme et, ensuite, nous décrirons quatre situations de femmes qui illustrent nos propos. Pour terminer, nous ouvrirons le débat sur quelques questions et pistes de travail liées au genre.

I. Le cadre de travail : la Maison de l’Ancre

6Avec un mandat de réinsertion socioprofessionnelle, la maison de l’Ancre accueille des personnes alcoolodépendantes pour une durée de 2 mois à 2 ans.

7Une première partie du séjour comporte un programme de désaccoutumance à l’alcool proposant des activités qui favorisent une réflexion sur soi, tel que des grou~pes de parole, d’informations alcoologiques, de relaxation ou encore d’art-thérapie. Dans une deuxième partie du séjour, nous travaillons autour d’un projet personna~lisé axé autour de la réinsertion sociale. De par son mandat de réinsertion, l’Institu~tion accueille des personnes en grande détresse sociale, en majorité sans logement ni travail, qui pour près de 60 % ont déjà effectué plusieurs séjours dans d’autres établissements.

8Les femmes constituent 30% des pensionnaires et, depuis une dizaine d’années, ce nombre a tendance à augmenter.

II. Le concept de genre et son application alcoologique et systémique

9Dans leur article « Identité sexuelle, féminisme et thérapie familiale », C. Ram~page et J. Myers présentent le point de vue des thérapeutes de famille féministes. « Les féministes pensent que l’identité sexuelle est une catégorie irréductible de l’expérience humaine » (8). Cette vision « n’est pas un nouveau modèle de thérapie familiale, mais un filtre critique à travers lequel tous les modèles sont vus en fonc~tion de la place qu’ils font aux questions d’identité sexuelle et de pouvoir ». Si cette optique correspond bien à notre questionnement, nous préférons utiliser la catégorie « genre » que celle d’« identité sexuelle ». En effet, le genre est un construit social. Cette approche suppose que la catégorie « sexe » est pertinente et nécessaire dans l’analyse d’une situation, et qu’il est important de traiter la différence entre sexes dans son aspect social, et non seulement dans son aspect biologique. Selon la socio-logue Marianne Modak, lors d’une conférence donnée à l’Institut Suisse de Préven~tion de l’Alcoolisme à Lausanne en 2003, ce qui importe n’est pas tant la diffé~rence, mais plutôt la hiérarchie qu’elle véhicule. Le genre est donc l’organisation sociale de la relation entre les sexes.

10L’idée de genre appliquée à l’alcoologie nous amène à constater que l’alcool a des connotations différentes lorsqu’il est consommé par des hommes ou par des femmes. Pour l’homme, la consommation d’alcool peut représenter un signe de viri~lité, de résistance ou un terrain de compétition. Chez beaucoup d’hommes, la quan~tité d’alcool bu sans perdre le contrôle dénote la force et la puissance.

11Initiée souvent par son partenaire, la femme qui boit est en général considérée péjorativement comme sexuellement disponible. Si elle exagère sa consommation d’alcool et perd le contrôle au niveau langagier ou comportemental, elle sera sévère~ment considérée, alors que la perte de contrôle de l’homme alcoolisé est, jusqu’à un certain point, tolérée et qualifiée d’amusante. La mauvaise image sociale de la femme alcoolodépendante l’est davantage si celle-ci est mère, rôle qui la rend socia~lement visible, ajoutant à la honte et à la culpabilité le besoin de cacher sa problé~matique.

12Souvent, la littérature présente la problématique de l’alcoolisme en se référant à des situations relatives aux hommes et en les généralisant à celles des femmes. Il est intéressant de constater que l’on commence à s’intéresser aux différences entre hommes et femmes dans l’application de concepts tels que celui de résilience, uti~lisé actuellement en alcoologie.

13Des études longitudinales ont montré que la notion de résilience s’appliquait dif~féremment aux hommes et aux femmes. Les études de Rutter montrent que l’évolu~tion entre hommes et femmes, qui ont vécu une partie de leur jeunesse en milieu institutionnel, avec de graves carences parentales, était différente. « En général les femmes se marient jeunes et ont rapidement un enfant, ensuite elles rencontrent des problèmes de maternage (avec placement de l’enfant) et font face à l’échec de leur couple. De leur côté les hommes se marient plus tard et choisissent des compagnes qui assurent un rôle d’encadrement et de soutien. » Sur le plan psychosocial, les hommes s’en sortent donc mieux grâce à un facteur qui est le choix du conjoint.

III.Ressources et compétences : l’alcool comme ressource

14Dans son article « Explorer les solutions ou les problèmes », Marie-Christine Cabié définit les ressources comme « tous les moyens dont dispose une personne ou un système pour résoudre ses difficultés ».

15Pour l’alcoolodépendant, l’alcool a été une ressource parce que, d’une part, il a favorisé l’expression de certaines potentialités grâce à son utilisation comme cal~mant, euphorisant et désinhibant. D’autre part, l’alcool a pu prendre la fonction de filtre physique et psychique entre la personne et son entourage. Il a aussi rendu pos~sible la coexistence des forces et des désirs conflictuels. Bien entendu, l’actualisa~tion de ces potentialités reste indissolublement liée à la présence du toxique.

16Quant aux aptitudes apprises, la dépendance à l’alcool nécessite le développe~ment des compétences liées à la gestion du manque et aux stratégies d’approvision~nement et constitue donc un « boulot à plein-temps ».

17Mais à mesure que la dépendance se développe, la solution « alcool » devient trop coûteuse, provoque trop de souffrance, que ce soit sur le plan somatique, psychologique ou social, et l’entrée en institution devient nécessaire.

18Dans son livre Historias infames : los maltratos en las relaciones, M.C. Ravaz~zola développe l’idée d’un lien entre l’abus de substances et les abus dans les rela~tions. Ravazzola commence par examiner la position de la compagne du toxico~mane. Alors que dans la littérature alcoologique, on parlerait de « codépendance » de la part de la femme, Ravazzola s’attache à montrer que, au moins en partie, les attitudes codépendantes sont en lien avec le processus de socialisation des femmes dans notre société, processus qui les entraîne à devenir des mères inconditionnel~les et à se voir comme des moyens utiles aux fins d’un autre. Ces femmes auraient tendance à excuser les comportements négatifs de leur proche, en invoquant sa maladie ou sa fragilité. La femme va ainsi décharger l’autre de la responsabilité de son comportement, et l’assumer elle-même : « Je n’aurais pas dû le laisser seul », « J’aurais dû me rendre compte… »

IV. Quatre femmes en institution

19A travers les situations de quatre femmes vivant en institution, nous souhaitons illustrer l’incidence de leur rôle féminin sur le développement ou le maintien de la dépendance. Ensuite, nous voulons mener une réflexion autour de la manière dont nous pouvons accompagner ces femmes pour qu’elles puissent, dans un premier temps, reconnaître et prendre conscience de leurs ressources et compétences, et dans un deuxième temps, qu’elles arrivent à agir sur celles-ci pour sortir d’une spi~rale de dépendance.

20

Johanna : la femme « indépendante » La cinquantaine, elle en paraît quarante. Elle est belle, bien entretenue et a tout pour plaire.
En effet, Johanna pourrait bien correspondre aux descriptions des agences de rencon~tres. Elle est l’opposé même de l’image de la femme alcoolique dans la déchéance.
Non seulement sa présentation est impeccable, mais son comportement est aussi très adapté, d’une parfaite compliance envers les règles institutionnelles.
Très vigilante à son apparence, elle est capable de changer quatre fois par jour de tenue vestimentaire pour aller faire quelques courses chez l’épicier du coin.
Au sein de l’institution, elle devient rapidement indispensable aux autres, car elle se charge spontanément de toutes les tâches ménagères.
Hermétique malgré son éternel sourire, elle nous révèle très peu de son histoire per~sonnelle, et le peu qu’elle nous livre ressemble a un tissu troué : elle a été mariée et a un fils de 29 ans, mais son mari est parti un jour sans qu’elle en connaisse la raison.
Elevant seule son enfant, elle a commencé à consommer beaucoup d’alcool pour endormir la fatigue due à son travail d’ouvrière et pourtant, dit-elle, « ça allait bien… ». Bien qu’elle ait perdu son emploi, son logement et qu’elle croule sous les dettes, pour Johanna « ça va. ».
Au niveau de son réseau social, Johanna n’a plus de contact avec ses amies. Elle attend d’avoir une meilleure situation financière pour les recontacter.
Elle n’a pas d’autre relation que celle, très étroite, avec son fils. Bien qu’il vive avec son amie, Johanna passe tous ses week-ends avec lui, dans son studio. Ces seuls pro~jets s’axent autour de son fils : faire son ménage, promener son chien et passer des vacances avec lui.
Quant à la position du fils concernant la problématique alcoolique de sa mère, sa vision est aussi hermétique : « tout va très bien ».

Fonction de l’alcool

21Il lui permet de se relâcher lorsque les exigences de performances personnelles et les attentes qu’elle imagine que son entourage a envers elle deviennent trop importantes.

Compétence et ressources

22En apparence très indépendante, elle déborde de ressources lorsqu’il s’agit de subvenir aux besoins et aux demandes de son entourage. Elle se sent rapidement indispensable, ce qui lui donne une place et un rôle. Paradoxalement, elle se plaît dans ce rôle qui est gratifiant lorsqu’elle est perçue comme « la sauveuse », mais qui devient lourd lorsqu’elle n’est pas en mesure de l’assumer. Les stratégies et les solu~tions qu’elle adopte entretiennent et deviennent une partie du problème. Elle garan~tit la survie et l’homéostasie du système.

Liens institutionnels

23Elle est distante et reste très mystérieuse au sujet de son emploi du temps et de son histoire personnelle. Les rares fois où elle accepte de se poser, ne serait-ce que pour nous contenter, elle se retranche derrière un « tout va bien » massif, unique~ment nuancé par une fatigue qui semble toujours présente.

24Sans vraiment sembler impliquée dans une démarche de désaccoutumance à l’alcool, elle est si respectueuse des règles et si discrète que l’on pourrait presque l’oublier. Elle crée peu de liens et lorsqu’elle en tisse, ils sont éphémères car ils n’apparaissent que dans une relation d’aide aux autres.

Motivation du séjour

25Etre indépendante financièrement et trouver un logement.

Phrase type

26« Tout dépend de moi »; « Si je ne le fais pas, personne ne le fera »; « Mon fils a besoin de moi ».

27

Jacqueline : la femme alcoolique en couple et en famille Jacqueline est une femme de 60 ans, à l’image « propre en ordre » de la bonne ména~gère. Mère et grand-mère, elle ne parle que d’une possible reprise des relations avec son mari et ses enfants interrompues en raison de ses alcoolisations.
Au sein du groupe, elle rend souvent des menus services. Elle crée un climat chaleu~reux et familial. Elle est la cible de blagues aussi gentilles qu’infantilisantes de la part des autres. Elle est très adaptable, dit « oui » à toute demande, anticipant souvent les attentes des autres.
Jacqueline attend avec impatience les week-end pour rentrer chez elle. Mais les alcoolisations de son mari, ses propos violents « tu aurais dû mourir » et son attitude irrespectueuse en la considérant comme une « boniche », la rendent très vulnérable.
Lors de ses séjours en institution, elle maintient l’abstinence pendant plusieurs mois.
Durant ces périodes, Jacqueline souffre de toutes sortes de maladies : virus, bronchi~tes, cystites, parfois des infections graves, qui la font vivre sous menace. Son corps exprime-t-il une révolte qui ne peut se dire en mots ?
L’histoire familiale de Jacqueline est marquée par l’alcoolisme de sa propre mère et la violence du père.
Fille mère, Jacqueline a épousé par la suite un homme « fort », qui l’a protégée et a adopté sa fille. Jacqueline a cessé de travailler au moment de son mariage pour s’occuper du foyer et des enfants. Mais, lorsque leurs enfants devenus adultes, quit~tent le domicile familial, les deux conjoints augmentent leur consommation et dété~riorent de plus en plus leurs relations.
Sous une apparence calme et douce, Jacqueline devient dangereuse pour elle-même et son entourage lorsqu’elle est alcoolisée en multipliant les tentatives de suicide et en met~tant en danger la vie de ses proches. Pour ces raisons, elle risque des mesures tutélaires.

Fonction de l’alcool

28L’alcoolisme de Jacqueline lui facilite la soumission aux règles : elle supporte l’emprise et le pouvoir patriarcal de son mari et parfois, en état d’alcoolisation, exprime sa révolte – une prise de pouvoir qui reste « pseudo », car, se produisant sous alcool, elle perd sa crédibilité.

29L’alcool est la ressource qui permet de conserver l’unité familiale : lorsque l’un des conjoints arrête sa consommation, l’autre l’invite à reconsommer. Les problè~mes réciproques d’alcool sont le point de convergence du couple. L’alcool permet d’étouffer l’attitude ambivalente entre le désir de changer et de s’émanciper et le souhait de garder le statu quo.

Compétences et ressources

30En apparence, elle semble s’adapter à toutes les situations. Elle dit toujours « oui » et anticipe les attentes des autres. Très soucieuse de faire plaisir et de ne sur~tout pas créer d’histoire, elle est très à l’écoute de son entourage.

31Depuis l’âge de 8 ans, Jacqueline n’a plus fait de vélo. Elle souhaite en refaire depuis plusieurs dizaines d’années, mais son mari ne l’autorise pas car il craint qu’elle puisse se faire mal. « Faire du vélo » devient alors un véritable argument de tension et un enjeu de pouvoir pour le couple. Récemment, une amie lui propose d’en faire et elle réussit du premier coup sans tomber.

Liens institutionnels

32Jacqueline crée de bons liens avec l’institution, mais il reste difficile de savoir si ceux-ci sont authentiques ou s’il s’agit d’être conforme et accepté.

33D’autre part, Jacqueline se pose souvent en victime. Elle a besoin de partager son intimité et répand son histoire sans privilégier un interlocuteur.

34Les problèmes somatiques sont une porte d’entrée à la relation. En dehors de ceux-ci, Jacqueline fait peu de demandes. Très « obéissante », elle respecte scrupu~leusement le cadre et les règles de vie.

Phrase type

35« C’est à cause de lui ».

Motivation du séjour

36Restaurer sa relation à ses enfants et à son mari.

37

Cécile : la femme en situation de précarité Lorsqu’elle entre dans l’institution, Cécile est une présence calme et silencieuse. Elle passe de longs moments à fumer assise sur un canapé du salon. Elle porte des lunettes noires qui cachent mal un œil au beurre noir. Elle a un plâtre à la jambe et marche avec l’aide de béquilles. Recroquevillée sur elle-même, sa voix est à peine audible, son regard n’est jamais direct. Cécile a 42 ans mais il est difficile d’évaluer son âge car elle semble parfois fatiguée et prend des postures de vieille femme. A d’autres moments, son apparente fragilité lui confère des airs de petite fille. La religion a une place impor~tante dans sa vie et, en cas de difficulté, Cécile invoque Dieu et se réfugie à l’église.
Cécile est souvent malade et se plaint régulièrement de violentes douleurs au niveau du bas-ventre. Ces maux l’empêchent d’avoir des activités régulières, bien que dans le passé elle ait pu exercer des petits boulots en tant que coiffeuse, serveuse dans un bar à champagne et employée de bureau.
Cécile est veuve d’un premier mari qui s’est suicidé il y a plusieurs années. Son second mari l’a quittée. Elle a 2 enfants, de pères différents, dont les gardes parentales lui ont été retirées.
Depuis que son fils aîné a atteint l’âge de la majorité, il est allé vivre avec Cécile dans un petit appartement. Mais la cohabitation devient particulièrement difficile lorsque son fils commence à la frapper.
Cette situation de grande précarité et de souffrance semble n’être que le prolonge~ment de son histoire familiale.
En effet, Cécile a plusieurs frères et sœurs, enfants de pères différents. Elle a souvent vécu avec les nombreux compagnons de sa mère, parfois avec deux à la fois. L’un de ceux-ci était violent, un autre a abusé d’elle sexuellement. Bien que sa propre mère soit au courant des nombreux sévices qu’elle subissait, Cécile devait se taire.
Actuellement, Cécile manifeste des limitations cognitives et des difficultés à faire des liens entre son passé et sa situation présente. Ces difficultés pourraient être le reflet des barrières de protection qu’elle utilise pour maintenir un équilibre psychique fait de déni et d’évitement, ou plutôt le produit des traumatismes et des alcoolisations.

Fonction de l’alcool

38Pour Cécile, consommer de l’alcool a été un moyen de survie pour faire face à des situations de violences multiples, y compris du point de vue professionnel.

Compétence et ressources

39Elle a une force passive qui incite l’entourage à décider pour elle. Ces maux sont des mots pour exprimer son désaccord, ses peurs et ses incertitudes. Sa forte croyance en Dieu lui permet d’avoir un interlocuteur et un soutien permanent. Le pardon est important et les valeurs judéo-chrétiennes sont un idéal à atteindre.

Liens institutionnels

40La mise en confiance a duré plusieurs mois. Cécile avait très peur du jugement que l’on pouvait porter sur elle.

41Beaucoup de résistances qui se manifestent à travers de fortes somatisations et des limitations cognitives. L’équipe socio-éducative serait tentée de « faire à sa place » pour la « protéger ».

Motivation du séjour

42Reprendre son rôle de mère.

Phrase type

43« C’est pas moi »;« Dieu protège les faibles ».

44

Sylvie : la femme polytoxicomane Sylvie a 35 ans, elle est sociable, joyeuse, séductrice avec une grande sensibilité. En apparence, elle a un aspect soigneusement négligé et elle fait plus jeune que son âge.
Sylvie se définit comme « chanteuse », ayant enregistré un disque, bien qu’elle soit au chômage depuis des années.
En raison d’une importante consommation de drogues et d’alcool, Sylvie a effectué plusieurs séjours en établissement psychiatrique ou spécialisé en dépendances. Ces séjours ont dû être à plusieurs reprises interrompus à cause du non respect du cadre institutionnel (reconsommations ou relations amoureuses avec d’autres patients).
Son histoire familiale est aussi bien jalonnée par les disparitions et les retours du père au foyer familial que par l’attitude ambivalente de sa mère à son égard.
Le décès de sa grand-mère maternelle, figure ressource, l’a plongée dans un profond désarroi et a accentué sa consommation de psychotropes en tout genre.
Mère d’un adolescent, elle a dû confier son fils à sa propre mère. Le fils devient sou~vent l’objet d’enjeu et de tension entre les deux femmes.
Actuellement, Sylvie souffre de troubles alimentaires et d’agoraphobie. Elle ne peut pas sortir seule et a toujours besoin d’être accompagnée. Elle a peur la nuit et dort avec une lumière allumée.
Sylvie passe beaucoup de temps devant la TV. Elle connaît des répliques de scénario par coeur. Chaque film est l’objet de fortes émotions, un peu comme si elle vivait une vie par procuration.

Fonction de l’alcool

45L’alcool s’ajoute à et remplace d’autres drogues dans l’expression d’une révolte qui fait probablement partie d’un cheminement vers l’autonomie. En s’alcoolisant, Sylvie pénètre dans un monde adulte et parfois sordide, et en même temps, elle reste dans une position d’enfant qui réclame une attention exclusive.

Ressources et compétences

46Sylvie est très expressive et joyeuse, mais est parfois piégée car elle n’est pas souvent prise au sérieux.

47Extrêmement compétente pour gérer des situations de crise, elle a un important pouvoir de négociation pour obtenir ce qu’elle veut, parfois même à son détriment.

Liens institutionnels

48Sylvie sait prendre sa place par son comportement jovial et parfois exubérant. Son apparente bonne humeur cache une grande méfiance contre toute autorité et une difficulté à accepter les règles institutionnelles qu’elle remet constamment en ques~tion. Le rapport reste ambivalent, à la fois proche et rejetant.

Motivation du séjour

49Veut prendre soin d’elle.

Phrase type

50« Ça m’est tombé dessus », « Ça n’arrive qu’à moi ».

V. Caractéristiques qui se dégagent de ces quatre situations

51Ces femmes expriment leur sentiment de solitude. Elles semblent vivre une opposition entre le souhait d’avoir une sécurité matérielle et affective et la pauvreté de liens sociaux qui est la conséquence de leur alcoolisme.

52Par ailleurs, depuis plusieurs années elles ont quitté la vie professionnelle soit pour se consacrer à la vie de famille, soit parce que leur état de santé ne leur permet~tait pas de conserver leur activité.

53Leurs problèmes d’alcool font intervenir par la force des choses un tiers qui est représenté par l’Institution et qui leur permet à la fois une prise de distance face à l’alcool et à leur famille, mais aussi de reconstituer un réseau social temporaire. Par~fois, ces femmes n’arrivent pas à demander de l’aide, mais leurs multiples maux obli~gent les professionnels de la santé et du social à intervenir en urgence sans qu’une demande de leur part soit formulée. La maladie apparaît souvent à la suite de l’arrêt d’alcool et elle peut avoir d’importants bénéfices. D’une part, elle permet à ces fem~mes de faire une pause légitime qu’elles n’auraient pas pu revendiquer avec des mots. D’autre part, la maladie permet aussi à la personne de se sentir entourée et protégée. Mais elle peut constituer un piège lorsqu’elle devient le seul moyen pour trouver du soutien et du réconfort.

54Au niveau de notre accompagnement sociothérapeutique, la maladie peut être un écran et une entrave au travail d’introspection, en devenant la préoccupation princi~pale. On pourrait se demander si ces manifestations somatiques ne constituent pas une forme de protection pour garder le statut quo en évitant une remise en question personnelle et du système familial.

55La fonction de l’alcool a permis de préserver les liens sans les remettre en ques~tion malgré les situations conflictuelles et violentes que ce soit au niveau conjugal, familial ou professionnel. Jacqueline se différencie des autres puisque la prise de produits favorise l’expression de sa révolte, bien qu’elle soit inefficace puisqu’elle devient dépendante des réseaux de soin.

56Au niveau du lien institutionnel, la plupart de ces femmes se soumettent aux règles et au cadre. Souvent, leurs attitudes répondent aux attentes de l’entourage mais en fait les empêchent d’identifier leurs propres besoins. Par contre, Sylvie ren~verse cette tendance en remettant en question les règles et le cadre institutionnel.

57La motivation du séjour institutionnel est le plus souvent en lien étroit avec les attentes de l’entourage « si je suis ici, c’est pour que ma fille ne s’inquiète plus ».

58Pour Sylvie, la motivation de son séjour est centrée sur elle-même et son propre rétablissement.

59Leurs ressources sont très rapidement mobilisées et ces femmes savent se montrer très compétentes dans des domaines spécifiques : elles prennent en charge des responsabilités, des tâches que d’autres devraient effectuer. Elles ont une attitude souvent bienveillante et protectrice envers leur entourage. Elles déploient des straté~gies impressionnantes pour supporter et maintenir des situations familiales ou conjugales très tendues.

60Cependant, ces ressources et ces compétences ne sont pas mobilisables lorsqu’il s’agit de prendre en considération leurs propres besoins. Ces stratégies très coûteu~ses sont mises en place pour conserver les liens conjugaux et familiaux au détriment de leur survie individuelle.

V. Etre femme, épouse, mère, travailleuse… un paradoxe ?

61La question des ressources et des compétences des femmes doit s’inscrire dans un contexte général aussi bien individuel et historique que social. Depuis plusieurs dizaines d’années, le statut de la femme est en mutation et des changements à plu~sieurs niveaux en sont le reflet. Dans son ouvrage Fausse Route, E. Badinter s’inter~roge sur l’évolution de la condition des femmes ces 15 dernières années. Si, comme le dit Badinter, « le féminisme a bien gagné la bataille idéologique et se trouve aujourd’hui doté d’un pouvoir moral et culpabilisateur considérable », les hommes « font mine d’oublier qu’ils conservent jalousement le pouvoir qui conditionne tous les autres, à savoir le pouvoir économique et financier » (2).

62En ce qui concerne le domaine familial, les rôles traditionnels de la femme au foyer se sont modifiés. Déjà en 1987, la journaliste M. Fitoussi brossait un tableau drôle et décapant de celles qu’elle appelait les « wonder women »: « Nous, toutes ces Superwomen, dont le mot d’ordre obligé est de tout concilier. Nous essaimons de partout. Dans toutes les sphères. Des femmes qui travaillent par obligation, avec des métiers pénibles ou peu valorisants et qui slaloment entre enfants, chefaillons, maison, etc. Et qui se retrouvent dans le même temps coincées elles aussi par leur métier de femmes. » L’identité d’épouse et de mère inscrite dans l’espace privé a dû laisser place à l’identité professionnelle et l’identité de femme en conciliant aussi un espace public.

63Les modèles sociaux étant en plein changement, les femmes peuvent se servir de l’alcool pour s’affirmer face à l’autorité. Mais cette affirmation n’est qu’apparence car elle perd de sa crédibilité en état d’alcoolisation. Pour s’affirmer vraiment en tant que sujets, elles ont besoin d’apprendre à se différencier et cela ne se fait pas sans faire face à la peur et aux difficultés.

64L’idée qu’un changement dans la dynamique familiale est nécessaire pour le maintien de l’abstinence est un acquis en alcoologie. L’alcool est souvent la res~source qui permet de maintenir le couple. Couple et alcool sont indissociables car si l’un des conjoints renonce à sa consommation, cela peut entraîner la rupture.

65Ces femmes se retrouvent souvent dans un paradoxe à plusieurs niveaux : leurs compétences et leurs ressources sont aussi bien appropriées dans certaines situa~tions qu’inadéquates dans d’autres. Elles veulent changer et redoutent les consé~quences du changement. Pour la plupart, elles autant peur de briser une image qui les rendait socialement conformes, que de ne plus être le pilier affectif de la famille.

66Malgré leur désir de devenir des femmes actives, les circonstances de leur vie les empêchent de poursuivre. « Insatisfaction, ambition, indépendance et autonomie sont, toutefois, des sentiments qui, chez les femmes, s’accompagnent souvent de culpabilité. Cette culpabilité que l’échec vient sanctionner […] la réussite semble aux femmes plus hasardeuse que l’échec. Celui-ci rassure, celle-là inquiète, dans la mesure où l’affirmation de l’autonomie et de l’indépendance menace l’équilibre familial, affectif et psychique […] Féminité et réussite apparaissent comme deux pôles souhaités mais mutuellement exclusifs » (7).

67Judith Bardwick introduit une autre dimension explicative : l’angoisse que les femmes ressentent vient du fait que leur comportement leur apparaît comme déviant, c’est-à-dire qu’il ne correspond pas aux attentes basées sur les normes et stéréotypes sexuels.

68En présence de ces situations, pouvons-nous nous appuyer sur des compétences socialement valorisées telles que l’hyperempathie, la compréhension, la serviabilité, qui ont eu un effet homéostatique certain ?

VII. Comment l’institution peut-elle favoriser une meilleure utilisation des ressources et des compétences ?

69L’institution représente le foyer dans lequel certaines attitudes et certains compor~tements se rejouent dans les interactions comme à la maison. L’enjeu dans notre tra~vail est de pouvoir accueillir cette répétition mais en proposant des réponses différen~tes de celles inconsciemment attendues. Le recadrage peut permettre une lecture différente s’il intègre une vision critique, non naïve, passant aussi au crible ce que femmes et hommes ont intégré de leur histoire et de leur fonction, à travers les attentes sociales et familiales.

70Le travail avec les proches nous fournit des occasions d’apprécier certains com~portements qui peuvent être considérés comme des ressources mais qui contribuent au maintien de l’alcoolisme. Ainsi, des comportements considérés « nobles » peu~vent avoir une fonction de maintien du symptôme.

71Par exemple, valoriser le rôle d’une femme chef de famille qui s’occupe effica~cement de ses enfants malgré les alcoolisations de son conjoint ou accepter que la femme alcoolodépendante se positionne en victime et vouloir la « sauver » d’un mari qu’elle signale comme cause de ses alcoolisations, ne font que confirmer un fonctionnement stéréotypé dans les rôles traditionnels masculin et féminin.

72Au niveau institutionnel, on remarque que certaines situations de grande précarité nous invitent à tolérer des comportements déviants au-delà de notre cadre de travail habituel. Nous ne faisons alors que repousser la rupture de contrat. C’est de nouveau le piège et il est essentiel de pouvoir travailler sur nos propres résonances, y compris par rapport au genre, afin de donner sens à la problématique de la personne.

73On peut terminer en se questionnant autour du rôle de l’institution, en tant que tiers séparateur : peut-elle s’épargner une réflexion sur les genres tout en restant aussi utile pour la minorité de femmes que pour la majorité masculine ? Quels modèles l’institution véhicule-t-elle sans le savoir ?

74Mais nous pouvons élargir notre questionnement aux hommes en institution, car si les femmes sont prisonnières d’une vision du monde, les hommes le sont aussi et l’alcool a parfois été pour eux la ressource utilisée pour maintenir des performances impossibles et garder un pouvoir hiérarchique dont ils étaient aussi esclaves.

75L’Office Fédéral de la Santé Publique (OFSP), organisme suisse de coordination des politiques de la santé, recommande aux institutions qui s’occupent de dépendan~ces de mettre en place des programmes spécifiques pour les femmes. Nous nous demandons si c’est là la bonne manière de faire pour casser des stéréotypes. Nous pensons qu’une démarche de prise de conscience de nos stéréotypes de genre devrait impliquer femmes et hommes, plutôt que de les séparer artificiellement, sauf dans des situations bien précises, dans lesquelles une démarche séparée pourrait être le préalable nécessaire à une mise en commun mixte.

76Il s’agit d’une part d’aider ces femmes à éliminer certaines réponses automa~tiques, d’autre part de trier et de doser leurs ressources et leurs compétences en fonction des situations. Cela pourrait permettre l’émergence de nouvelles ressour~ces et compétences dans une dynamique créative.

77Finalement, nous pensons que, de par la fonction sociale et symbolique de l’alcool, l’alcoologie pourrait être un terrain de choix pour mettre en place et expéri~menter des programmes de prise de conscience systématique de tout ce qui est en rapport aux genres.

78Au-delà de toute technique psychothérapeutique, notre capacité en tant que pro~fessionnels, femmes ou hommes, qui plus est, membres d’une équipe, à supporter la remise en question subversive des valeurs liées au genre pourrait être une des res~sources fondamentales pour mieux aider et mieux nous aider.

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