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Article de revue

La parentalité comme élément, expression et conséquence d'une culture démocratique

Pages 225 à 237

Notes

  • [*]
    Professeur, Docteur en médecine et en philosophie.
  • [1]
    « Un peuple, un empire, un guide ».

1Lorsque on parle de culture démocratique, il est difficile de ne pas penser à la première démocratie, celle de l’Athènes antique. L’avènement de cette démocratie représente une nouveauté extraordinaire dans l’histoire de l’humanité reflétant et provoquant des changements les plus divers au sein de la société. « Il est difficile de concevoir la dimension du fossé qui, à l’époque, séparait le passé du présent », écrit l’historien Christian Meyer « la constitution fut profondément remaniée et il advint une chose inouïe. Cette ville, la plus importante de Grèce, introduit la démocratie avec beaucoup de rigueur. Les décisions gouvernementales importantes (comme d’ailleurs bien d’autres) sont dorénavant prises lors d’assemblées populaires, for~mées en majorité de petites gens, inexpérimentés et incultes ». Dès lors, l’on peut parler de l’émergence de structures et de qualités relevant d’une culture démocra~tique toute nouvelle.

2Ce qui saute aux yeux, c’est la construction d’une qualité de vie et de qualités relationnelles toutes nouvelles pour l’époque, partagées par tous les citoyens d’Athènes. C’est dans le discours de Périclès, dédié aux morts de la guerre du Pélo~ponnèse, qu’elle s’exprime le mieux aujourd’hui encore. L’historien Thucydide nous a transmis ce fragment « nous vouons le même soin aux affaires domestiques qu’aux affaires de l’Etat et si chacun d’entre nous s’adonne à ses propres affaires, il sait néanmoins faire preuve d’un sain discernement en ce qui concerne la vie de l’Etat. Chez nous, seul celui qui n’y participe pas est qualifié, non d’inactif, mais d’inutile. Nous seuls décidons des affaires de l’Etat et y réfléchissons profondément, car à notre avis, ce ne sont pas les paroles qui nuisent aux actes mais bien plus le fait de ne pas se laisser instruire par la parole avant de passer à l’action nécessaire. En ras~semblant courage et réflexions judicieuses dans tout ce que nous abordons, nous nous distinguons des autres, que l’ignorance rend téméraires, et la réflexion, hési~tants. Nous attribuons, à juste titre, la plus grande force d’âme à ceux qui reconnais~sent clairement, tant l’horreur que l’agréable, et qui, pour cette raison, ne se déro~bent pas face au danger. Nous seuls sommes habitués à offrir notre aide à autrui, non par calcul d’un quelconque avantage, mais forts de notre inébranlable confiance en notre liberté. Pour résumer, je dirai que notre ville est une école pour Hellas où, c’est ce que je crois, chaque citoyen peut développer à sa façon et avec grâce, sa propre particularité ».

3Nous retenons de ces quelques phrases que la démocratie n’est pas seulement une manière de gouverner, mais aussi une forme de culture au sein de laquelle l’individu peut précisément exprimer sa propre particularité. L’énergie de l’individu ainsi libérée n’est pas seulement utile à lui-même mais tout autant à la communauté ou encore au système humain dans lequel il vit et dont il dépend. Ceci étant, l’indi~vidu est aussi bien en droit, qu’en mesure, d’avoir recours aux ressources que ce système peut offrir. Cet échange entre l’individu agissant en particulier et cet envi~ronnement démocratique a libéré des énergies créatives qui, aujourd’hui encore, cherchent leur pareil dans le champ de l’architecture, par exemple, des arts, du récit historique, du drame et également de la philosophie où il donne naissance à des impulsions étonnantes dans le domaine de la pensée.

4Cependant, au sein de cette démocratie athénienne apparaissent déjà quelques ten~sions liées aux contradictions (réelles ou apparentes) et aux imperfections qui, aujourd’hui encore, caractérisent plus ou moins les démocraties. Les femmes, les esclaves ainsi que les métèques, qui formaient la majorité de la population d’Athènes, étaient exclus des assemblées populaires qui se tenaient quatre fois l’an. Et Thucy~dide, déjà, rappelait à plusieurs reprises l’instabilité de la démocratie athénienne et, en particulier, la versatilité de la foule s’exprimant à ces occasions, et qui, finalement, a contribué à la défaite d’Athènes, face à Sparte et face à Philippe de Macédoine, ainsi qu’à la perte de son influence en tant qu’Etat.

Premières amorces d’une culture familiale démocratique

5Malgré ces avatars, l’exemple d’Athènes continue à influencer l’Histoire. Sans son exemple les acquis de la république romaine tels que la sécurité par le droit, la séparation des pouvoirs gouvernementaux n’auraient pas été possible. Et ceci est encore plus vrai en ce qui concerne la démocratie des Etats-Unis d’Amérique où s’exprimaient, en 1787 déjà, nombre de valeurs et d’idéaux qui se rejoignent dans la notion de la démocratie d’aujourd’hui. Ainsi la reconnaissance de la dignité et des droits de ceux qui « pensent autrement », la séparation des pouvoirs, la transparence des processus de décision, l’effort fourni pour que règne la justice par le droit, la liberté de la presse, comme la résolution des conflits où – dans l’évitement de la vio~lence – les différences de vues et d’intérêts sont prises en compte et sont même per~çues comme éléments enrichissants. On peut parler ici d’une culture démocratique à la fois due à la conduite gouvernementale démocratique et qui, tout autant, porte cette forme de gouvernement. Dans ses deux volumes « De la démocratie en Amé~rique » (1834-1840), Alexis de Tocqueville nous a familiarisés avec cette culture. Elle lui apparaissait dans bon nombre d’aspects de le vie quotidienne américaine. Dans le chapitre huit du deuxième volume, il introduit la famille en tant qu’élément d’une culture démocratique. Il démontre comment une communauté régie démocra~tiquement influence finalement la famille, et reconnaît que ce qui s’y déroule pro~duit, à son tour, un effet sur la pratique et la compréhension sur le fait de gouverner démocratiquement.

6Tocqueville, par exemple, fait ressortir le rôle et la signification différents du père dans une famille aristocratique comparés à une famille démocratique. « Dans une famille démocratique » écrit-il, « le père n’exerce pas d’autre pouvoir que celui qui lui est conféré par l’amour qui lui est porté et qui lui revient en fonction de son expérience. L’on s’oppose peut-être à ses ordres, mais on respecte son avis, son conseil. Si l’on compare la correspondance des membres d’une famille de type aris~tocratique à celle d’une famille de type démocratique, on constate, chez la première, un style si correct, cérémonial, rigide et si froid, qu’il ne permet aucune expression chaleureuse et spontanée. Dans les pays démocratiques, par contre, le langage qu’utilise le fils pour s’adresser à son père témoigne toujours d’un mélange de liberté et d’intimité, signe qu’un nouveau type de relation s’est développé dans la famille ». De plus, dans une famille aristocratique et plus généralement dans une société de type aristocratique, la place de chacun est déterminée par avance. Le père occupe un rang privilégié alors que les enfants ne disposent pas des mêmes droits. Leur âge et leur genre déterminent quels vont être leurs droits. « Dans une démocra~tie », argumente Tocqueville, « de telles différences perdent de leur importance, voire disparaissent complètement ». Le regard qu’il porte sur la famille et sur les relations sociales lui permet, pense-t-il, de constater que « la démocratie assouplit les liens sociaux traditionnels et rend plus intenses les liens naturels. Elle rapproche les membres de la famille alors qu’elle a tendance à éloigner les citoyens les uns des autres ».

7Dans la culture familiale démocratique décrite par Tocqueville, un nouveau rôle et une nouvelle importance – ce qui pour mon thème se révèle très important – revien~nent aux femmes, particulièrement aux jeunes femmes : bien plus que dans une société de type aristocratique, elles ont droit et sont invitées à développer leurs propres initia~tives, à ne pas se limiter au rôle de mère et ménagère, mais à participer, avec leur sin~gularité, à la construction de la société démocratique. Ce qui, encore une fois, revient à dire que ce n’est pas seulement la culture démocratique qui façonne la culture fami~liale, mais qu’une culture familiale démocratique respectueuse en particulier des droits et des potentiels de la femme, contribue, voire est indispensable, au maintien et au développement d’une culture politique démocratique.

Questions en regard de l’histoire allemande récente

8S’il existe une relation intime entre une culture politique démocratique et une culture démocratique familiale, alors, ce qui s’est passé au cours du siècle dernier, nous interroge. Ce siècle est marqué du sceau de guerres et de dévastations, de régimes totalitaires, en particulier celui du national-socialisme allemand. Se pose à moi – qui, jeune homme, ai vécu dans ma propre chair ce régime, pour devenir plus tard thérapeute de famille – la question de savoir dans quelle mesure les catas~trophes provoquées par le régime hitlérien sont aussi à rechercher dans l’absence d’une culture familiale démocratique. Et cette question se pose, en fin de compte, au vu du comportement de psychothérapeutes et penseurs allemands éminents qui – c’est ce que je pense – se préoccupent trop peu de la famille en tant qu’instance médiatrice des valeurs démocratiques.

9Nous devons nous souvenir : la démocratie qui s’est constituée en Allemagne après la défaite de la première guerre mondiale, reflétait, et a permis, comme l’on sait, l’avènement d’une culture que l’on peut qualifier de démocratique et qui, pour moi, s’associe immanquablement à la culture de l’Athènes démocratique. Les arts étaient florissants en de nombreux endroits, et notamment dans la capitale, Berlin. Pour bien des amateurs d’arts, des hommes de lettres et réalisateurs de film, la fin des années 20, les « Roaring Twenties », furent des années dorées. La musique, le théâtre et la littérature recherchaient et mettaient à l’épreuve, maintes nouveautés. Les femmes se révoltaient contre les rôles que leur attribuaient les hommes et prô~naient la liberté sexuelle. Au sein des universités se développaient intensivement la recherche et l’enseignement, la presse rendait compte de la multitude des opinions. La publication des œuvres majeures de philosophes du rang d’un Jaspers ou d’un Heidegger, fait grande impression. Et de même – ce qui dans le cadre de ma contri~bution vaut la peine d’être souligné – des psychothérapeutes participaient à cette effervescence intellectuelle, et ainsi, à l’aube d’une culture démocratique. Ces psy~chothérapeutes étaient des psychanalystes d’obédience freudienne, jungienne ou adlérienne ou encore des personnalités telles Johann Heinrich Schultz, précurseur en Allemagne, avant Milton Erickson, de l’hypnothérapie, et dont le livre consacré au training autogène a atteint plusieurs rééditions.

10Mais cette culture démocratique se révéla fragile et de brève durée. Et ceci, d’autant plus qu’en raison de la défaite, et de la crise économique mondiale et de la montée du chômage, de plus en plus de citoyens étaient en plein désarroi, sans espoir et désespérés. Au début des années 30, le philosophe Karl Jaspers – qui fut un temps mon maître et mon directeur de thèse – donna un cours consacré à la désespé~rance et au désespoir, cours qui, sous le titre « La situation spirituelle de ce temps », fut publié dans le volume 1000 de la collection Goeschen et ainsi rendu accessible à un large public.

11Dans ce texte, Jaspers remarque : « une opinion s’est répandue : tout se délite, rien n’existe plus, qui ne soit remis en question, rien d’essentiel ne se maintient; c’est un tourbillon infini, fait d’idéologies, trompant les uns et les autres y compris soi-même. La conscience de l’époque s’est détachée de toute Existence et ne se pré~occupe plus que d’elle même. Qui pense ainsi, se perçoit en même temps comme inexistant. Prendre conscience de la fin revient, pour chacun, à prendre conscience de son propre néant. La conscience, détachée du temps, se perd ».

12Cette sorte de nihilisme ambiant a permis à un orateur de parti autrichien du nom d’Adolf Hitler d’attirer et de rassembler de plus en plus d’auditeurs lors de meetings séduisants, au cours desquels il a su se les rallier grâce à une logique émotionnelle qui réduisait la complexité des choses au schéma simpliste « ami – ennemi ». Dans ce schéma, l’ennemi représente tout ce qui, aujourd’hui, correspond à la culture démocratique et à la démocratie. Ainsi, martelait- il, les élus du peuple à qui l’on avait confié le gouvernement de la jeune république sont tous inexpérimen~tés et incapables, mais également des traîtres et des arrivistes, soumis aux puis~sances victorieuses, le rebut humain propulsé vers le haut par les troubles d’après guerre. Infatigable, il ne cessait de fustiger l’incapacité et le verbiage des parlemen~taires à Berlin.

13Cette vision des mœurs politiques comme d’un art du verbiage m’était aussi transmise par mon professeur d’histoire au lycée de ma ville natale Stettin (située aujourd’hui en Pologne). La fin du cours ressemblait à une action de grâce lorsqu’il nous confiait, à nous, ses élèves : « Grâce à Dieu ce tapage parlementaire c’est du passé. Nous avons maintenant notre Führer : Adolf Hitler, un homme d’action. »

14Cet homme d’action a décrit dans « Mein Kampf » ses intentions telles qu’il les a finalement réellement mises en œuvre. « La masse populaire indécise » y lisons nous, « se voyant en lutte contre trop d’ennemis, recherchera l’objectivité et se posera la question de savoir si, vraiment, tous les autres sont dans leur tort et si, avec ses aspirations, seul, son peuple est dans le vrai ? Mais ces sortes d’hésitations sont de nature à paralyser ses propres forces… c’est pourquoi un homme doit émerger de la foule de millions de citoyens, pour affirmer avec une force apodictique des prin~cipes granitiques, et entamer une lutte incessante pour en prouver la justesse; et ceci jusqu’à ce que les vagues d’hésitations, issues du monde libre des idées, se transfor~ment en un roc d’airain, de croyances et de volonté communes. » Et toujours et encore, Hitler exalta l’image d’une famille populaire germanique liée par ces croyances et cette volonté communes.

15Ce que cet homme d’action a provoqué, est bien connu. Avec ses principes gra~nitiques, il réussit à contrebalancer la conscience de leur inexistence propre à de nombreux contemporains, décrite par Jaspers. Ce qui est cependant moins connu, c’est la propension d’innombrables citoyens allemands, et aussi autrichiens, à adhé~rer à des slogans tels que « Führer, ordonne et nous suivrons » ou encore « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » [1]. Ils renoncent ainsi à leur propre réflexion et, par là même, à leur capacité de mettre en cause l’idéologie nazie sans regretter la perte de la culture démocratique et des mouvements que permet la liberté de penser.

16Cependant la question demeure : quelle était cette culture familiale qui, ainsi frappée, renonçait avec si peu de regrets à la liberté de penser ? Comment a pu se développer une culture familiale qui n’avait plus rien à faire avec la culture fami~liale démocratique de Tocqueville ? Mais aussi : qu’est-ce qui a empêché les psycho-thérapeutes de reconnaître l’importance d’une culture familiale démocratique pour le développement de l’individu dans la société. Un demi siècle après l’effondrement du régime nazi il m’est encore difficile de répondre à cette question.

17Un point est certain : entre-temps, bien des chercheurs et, parmi eux, de plus en plus de psychothérapeutes se sont intéressés à la question de savoir de quelle nature devraient être les relations parentales et familiales pour permettre à un enfant de bénéficier des meilleures conditions de survie dans notre monde démocratique moderne d’aujourd’hui. Nombre de ces travaux se sont intéressés aux implications de la prévention et de la psychothérapie. De fait, la littérature d’aujourd’hui sur ce thème est immense. Toutefois, la question de savoir quels effets pouvait produire une culture démocratique au sein de la famille – présupposant une culture démocratique politique qui la soutient et qu’à son tour, elle soutient – n’a encore guère retenu l’attention si l’on fait abstraction des contributions d’Adorno et d’autres auteurs, trai~tant du caractère autoritaire. Ceci est dû, à mon avis, à l’absence d’un cadre de réfé~rence qui permette de mettre en perspective éléments et relations essentiels.

L’individu dans la relation

18La recherche d’un tel cadre de référence m’a conduit à développer la notion de l’individu dans la relation. Elle nous fait percevoir un processus qui, d’une manière ou d’une autre, préside à tout système relationnel humain existentiellement signifi~catif et qui, en particulier, devrait se manifester au sein de systèmes familiaux. Et ce, précisément, dans une société de culture démocratique. Oui, l’on peut presque l’affirmer : un tel processus révèle de façon exemplaire ce qu’une telle culture auto~rise et a la faculté de créer.

19Pour éclairer ce propos, nous pouvons nous attacher à ce que, désormais, l’on puisse nommer la culture précoce de la relation parents-enfant, en particulier, la cul~ture de la relation mère-enfant. Du point de vue de l’enfant, l’on peut distinguer un processus d’individuation avec la mère et un processus d’individuation contre la mère. Ces deux aspects de l’individuation doivent toujours s’équilibrer ou se réconci~lier afin de générer, à terme, de nouvelles formes d’individuation dans la relation.

20Le développement du langage chez l’enfant en est une illustration. Le poupon apprend sa langue maternelle pratiquement sans effort à une période marquée par l’individuation avec la mère, caractérisée par une dépendance, une relation symbio~tique et une identification à la mère ou à son substitut. Et précisément, c’est l’acqui~sition de la langue maternelle dans le contexte de l’individuation avec la mère, qui permet au petit enfant d’exprimer de mieux en mieux et de plus en plus ses propres attentes et besoins, lesquels pourront, tôt ou tard, aller ensuite à l’encontre de ceux de la mère. Cela signifie que c’est ce même langage que l’enfant doit à l’individua~tion avec la mère, qui va devenir l’instrument majeur pour obtenir une plus grande autonomie dans la relation à la mère. Autrement dit, ce langage devient l’instrument principal de l’individuation contre la mère.

21Si la conciliation de l’individuation avec et celle contre la mère, réussit, (tant du côté de l’enfant que du côté de la mère) l’on pourra alors parler d’une nouvelle phase de l’individuation dans la relation dans la relation enfant-mère. Sous plu~sieurs aspects, cette relation apparaît désormais moins proche, moins intime qu’auparavant. Toutefois ce n’est pas la fin de la relation, mais seulement la fin d’une certaine qualité de la relation. De fait cette relation ne peut devenir plus riche et pleine, que grâce aux possibilités qu’offre un échange verbal différencié. Et ceci, à la fois en dépit, et à cause, du fait que les champs du vécu et des relations de la mère et de l’enfant s’élargissent à d’autres partenaires existentiellement significatifs tels que mari, frères et sœurs.

22Un tel élargissement de l’expérience relationnelle n’interrompt en aucune manière la progression de l’individuation dans la relation, mais la favorise au contraire.

23De nouvelles phases de l’individuation dans la relation sont inaugurées par des changements et des défis plus ou moins prévisibles en fonction du cycle vital de l’enfant. Les bornes importantes en sont le début de la scolarité, l’entrée dans la vie active, et – en ce qui concerne les parents – l’interruption de la vie active, profes~sionnelle. Peuvent s’y ajouter d’autres événements comme le chômage, une maladie grave, des séparations, le décès d’un des parents ou de proches.

24Dans le cadre de tels événements perceptibles à tous, peuvent aussi s’installer des conflits de loyautés et des délégations invisibles avec, pour effet de bloquer, voire de suspendre des étapes du développement de l’individuation dans la relation.

25Blocages et problèmes dans le processus de l’individuation dans la relation se révèlent particulièrement dans le contexte de l’accession à l’autonomie au cours de l’adolescence ou à l’âge de jeune adulte. Ils apparaissent de façon prépondérante dans des scenarii régis par ce que j’ai appelé, les modes de liaison et le mode d’expulsion (Bindungs und Austossungs modus) sous forme de blocage de l’autono~misation ou encore d’une autonomisation problématique. Aujourd’hui, je dirais que le processus de l’individuation dans la relation bloqué ou problématique, l’est dans un cas par la prédominance de forces liantes/centripètes, dans l’autre par la prédomi~nance de forces d’expulsion/centrifuges. J’ai développé cette thématique ailleurs, il y des années.

26Depuis, j’estime judicieux, de ne pas considérer la dynamique de séparation, uniquement entre parents et enfants, sous l’angle de l’individuation dans la relation. Je pense que nous pouvons considérer toute relation durable et significative sous cet angle, par exemple entre partenaires, entre amis. Et d’autant plus, si nous nous demandons si et de quelle manière une telle relation est façonnée par une culture politique démocratique et, simultanément, si – et de quelle façon – une telle relation peut se comprendre comme un des éléments qui fondent et qui autorisent une telle culture politique.

27A ce propos, souvenons-nous des éléments existentiels – de prime abord contra~dictoires – d’une telle culture, tels qu’ils se révélaient déjà au sein de la démocratie d’Athènes, et qui, d’une façon ou d’une autre, exigent une re-conciliation. Ainsi du droit de l’individu à son activité propre et du devoir d’être responsable de sa subsis~tance, tout comme de son droit et de son devoir de participer et d’être co~respon~sable du développement de son système d’appartenance significatif (que ce soit sa famille ou la communauté politique, comme ce fut le cas à Athènes). S’ajoute aux éléments de cette culture démocratique, l’effort pour une justice qui concilie les intérêts et les besoins de l’individu avec ceux des autres membres du système d’appartenance.

28Nous pouvons donc dire : dans le processus de l’individuation dans la relation réapparaît le défi de concilier, toujours et encore, à chaque nouvelle étape de ce pro~cessus, de telles positions, bien qu’elles paraissent contradictoires. De ce fait, on peut aussi considérer ce processus comme l’expression et la conséquence de la cul~ture démocratique qui se développe au sein de microsystèmes tels que la famille ou le couple. Que ce processus vienne à être bloqué ou qu’il soit bouleversé, il peut alors nous fournir des indications sur ce qui peut menacer, ou même empêcher, l’évolution d’une telle culture.

29En faisant apparaître les vicissitudes de l’individuation dans la relation, une telle perspective prend d’autant plus de relief tout en révélant aussi sa fragilité lorsque les conditions sociales se transforment. Ce fut le cas pour la démocratie athénienne, et c’est toujours le cas dans les Etats-providence d’aujourd’hui. A des époques recu~lées, moins marquées par les transformations, régnaient des conditions sociales essentiellement déterminées par la religion et par l’appartenance à une couche sociale. Il en résultait des contraintes qui, soit empêchaient la satisfaction de nombre de besoins, ou qui alors y répondaient de façon uniforme. Dans les sociétés modernes, la suppression de ces contraintes rend (presque) tout possible. Les besoins s’individualisent et se multiplient tout comme les possibilités de les satis~faire de façon personnelle. Il devient alors plus nécessaire encore, et plus important, de rendre aussi justice aux besoins et aux constructions de la réalité qui en découlent pour les autres membres du système d’appartenance, et de s’entendre sur une réalité partagée. Ceci est une condition pour réussir la construction d’une culture démocra~tique au sein de laquelle des vues et des besoins divergents peuvent se clarifier et se négocier donnant ainsi loisir à des actions communes.

De la manière de traiter la détresse comptable

30Les difficultés que peuvent receler de telles clarifications, négociations et actions démocratiques se révèlent lorsqu’on pose la question de savoir dans quelle mesure, dans la recherche de la justice, l’on peut partir de prémisses communes de justice, c’est-à-dire de valeurs partagées, pour établir les comptes intérieurs : comptes au sein desquels sont inscrits et comptabilisés mérites et dettes ainsi que les représentations de reconnaissance et de valorisation, voire de réparation qui nous sont dues, tout comme celles que nous devons aux autres. C’est avant tout à Ivan Boszormenyi Nagy que revient le mérite d’avoir reconnu l’importance et l’univer~salité d’une telle comptabilité, importance que je vérifie régulièrement dans ma pra~tique clinique. C’est justement à la mesure dont je considère la culture démocratique que la façon d’établir les comptes intérieurs gagne en importance. Car, plus la réalité relationnelle des personnes impliquées peut donner lieu à des interprétations et à de multiples constructions, plus croît l’espace qui autorise des prémisses et comptes intérieurs divergents. Il est alors d’autant plus nécessaire d’être clair quant à ces pré~misses et quant à la manière de faire les comptes et de s’entendre sur les valeurs qu’on va admettre avec l’obligation de les respecter.

31Si l’on n’y parvient pas, s’installe alors obligatoirement ce que j’ai nommé la détresse comptable : un état de blessure profonde, de querelles avec son partenaire par qui on se sent exploité et trahi, de bouderies ainsi que d’un besoin parfois jamais assouvis de vengeance et de représailles. Pour illustrer cette détresse comptable je veux citer le cas de cette jeune épouse qui, pour répondre au désir de son mari, un ingénieur travaillant dans l’aide au développement et amateur de voyages, a inter~rompu une grossesse attendue et désirée. Lorsqu’il s’est avéré qu’une autre grossesse était impossible, elle ne s’est plus sentie respectée, voire trahie par son partenaire. Le divorce qui s’ensuivit, pour elle inévitable, n’a pu effacer ce sentiment ni celui d’avoir été exploitée et traitée de façon injuste, ni enfin celui d’avoir été profondé~ment blessée.

De l’image du parlement intérieur

32De quelle manière s’accomplit et se reflète la conciliation nécessaire entre indi~viduation et le fait d’être obligatoirement en relation, dans la psyché de l’individu ? Pour répondre à cette question nous devons orienter notre regard vers la vie inté~rieure de chacun en particulier, sans toutefois perdre de vue que jamais nous n’avons d’accès direct à la vie intérieure d’autrui. Nous ne pouvons que nous en faire une image plus ou moins cohérente et utile. C’est pourquoi la représentation que je propose maintenant n’est qu’une des images possibles parmi d’autres. Elle me semble cependant utile car, plus que d’autres, elle nous fait voir ce qui a fait que, dans la psyché de chacun, une culture relationnelle démocratique et une individua~tion dans la relation, elle-même expression et conséquence d’une telle culture, ont pu se développer.

33C’est à Gunther Schmidt que nous devons cette métaphore du « parlement inté~rieur ». Elle évoque un genre de complexité et de dynamique motivationnelle indivi~duelle qui se reflète aussi dans les notions de « team intérieur », « orchestre inté~rieur » ou encore « famille intérieure ». Mais je préfère celle du « parlement intérieur », car, plus que les autres, elle fait appel à la politique, plus exactement à une politique obéissant à des règles démocratiques.

34Cette représentation d’un parlement intérieur se relie pour moi à une image de fractions intrapsychiques qui, pour chacune d’entre elles, représente des intérêts dif~férents s’exprimant avec une intensité variable, développant et exigeant chacune un pouvoir différent. En même temps cependant, ces fractions sont toujours soumises à des compromis afin de permettre aux « relations extérieures » d’agir. Ceci n’est pos~sible que si, dans leurs négociations en vue d’un accord, toutes les fractions respec~tent les règles du jeu démocratique et, j’ajouterais, qu’elles partagent la même conviction du fair-play et de la justice. Un tel débat n’est guère possible sans l’exer~cice pratique de la gestion des conflits et sans la reconnaissance et le respect des positions des autres fractions, surtout minoritaires. Il s’agit aussi de respecter les fractions ou les coalitions de fractions formant une opposition au parti ou à la coali~tion au pouvoir. Cette opposition force les gouvernants à se questionner, se deman~der si les besoins et les intérêts particuliers sont également utiles et réalisables pour le bien commun. Parlant du parlement intérieur, le bien commun comprend ce qui, en commun, assure le bien-être de l’individu dans son entier.

35L’on peut dire que, dans la vie intérieure du sujet, l’opposition fournit une contri~bution irremplaçable à la conciliation de l’individuation avec et de l’individuation contre. Cette conciliation, bien sûr, se comprend aussi comme une condition à la conciliation nécessaire de l’individuation avec et de l’individuation contre dans le champ des relations à autrui existentiellement importantes.

36La métaphore du parlement intérieur nous montre encore une chose. Dans le dis~cours démocratique entre les fractions intérieures tel que nous l’avons décrit, des différences qui font la différence sont en quelque sorte accentuées, ce qui peut signi~fier qu’une fraction ou une coalition peut s’imposer avec 51% des voix seulement. D’autre part, les contrastes de ces différences peuvent s’amenuiser à des temps divers et de façons diverses. C’est ainsi que ce contraste peut se relativiser par un renversement d’opinion au sein de la coalition dominante, par un retournement de la majorité ou encore par l’action de l’opposition. Autrement dit : il est toujours pos~sible de passer d’un schéma (pat) interactionnel conduisant à l’escalade (le schéma « ou bien/ou bien ») à celui qui permet une large re-conciliation (« et/et ») tout en restant attentif aux réflexions et valeurs que proposent coalition et opposition et qu’elles ont en commun.

Les troubles alimentaires comme exemple

37La signification pratique en psychiatrie et psychothérapie de ce que nous venons de décrire peut s’illustrer par les troubles alimentaires dont souffraient des jeunes filles et jeunes femmes que nous avons rencontrées dans le contexte de thérapies familiales à Heidelberg. Gunthard Weber et moi-même avons publié quelques études à leur sujet ainsi qu’une catamnèse – en moyenne 3 ans après la fin du traite~ment – portant sur 64 femmes et familles. Le résultat a montré que dans toutes ces familles une culture démocratique, comme celle que j’ai tenté d’esquisser, faisait défaut. Dans ce sens, le comportement des parents en était la démonstration. Des conflits et des oppositions se faisaient jour, typiquement enferrés dans le schéma « ou bien/ou bien », alors que dans le même temps ils s’efforçaient de manifester à l’extérieur une façade harmonieuse. Pour cette raison, leur comportement apparais~sait contradictoire, engendrant une confusion chez l’observateur. Ces comporte~ments rendent difficile pour les enfants dans leurs relations aux parents, la concilia~tion entre l’individuation avec et l’individuation contre, en fonction de leur âge. Que l’un des parents se montre sévère, l’autre jouait l’indulgence. Si l’un des parents insistait pour que soit mangé ce qu’il y avait sur la table, l’autre s’alliait à la fille et se montrait compréhensif face au refus de s’alimenter.

38Chez ces jeunes filles et ces jeunes femmes, individuellement, nous avons constaté que des présuppositions et valeurs de base contradictoires, régissaient des comportements, qui m’ont fait penser à une culture démocratique défaillante dans leur parlement intérieur. Plus récemment, Camillo Loriedo a souligné de telles contradictions chez ses patientes souffrant de troubles alimentaires. Par exemple, dans leur attitude face à leur corps que, soit elles glorifiaient soit elles mortifiaient, ou encore qu’elles dissimulaient ou au contraire exhibaient. De telles attitudes contradictoires se révélaient à l’égard de leurs proches, en particulier de leurs parents. Elles faisaient des efforts pour s’adapter harmonieusement, pour cependant tout vomir par la suite. On pourrait presque dire que toutes ces contradictions indi~quent à nouveau une opposition fondamentale entre deux fractions de leur parle~ment intérieur que l’on peut définir comme une fraction de réalisation de soi et une fraction d’appartenance. Cette opposition empêchait l’obligatoire équilibre échu de longue date entre l’individuation contre et l’individuation avec.

39Ce qui nous permet de dire : par son refus de manger, la fille pousse à l’extrême l’individuation contre les parents, ce qui – pour eux qui préparaient les repas avec amour – signifiait le rejet de l’amour ainsi exprimé. La grève de la faim de la fille, se révèle ainsi une stratégie des plus efficace pour définir ses propres limites et jus~tement s’individuer par rapport à leur système de valeur. Mais sans culture démo~cratique qui aurait permis à la fille de satisfaire son besoin d’individuation avec, l’individuation dans la relation de mise est restée bloquée. Ceci indique un scénario typique, aboutissant – malgré ou en raison de l’individuation contre manifestée par le refus de nourriture – à un resserrement des liens émotionnels avec les parents. Jour et nuit les parents se font du souci pour leur fille amaigrie et souvent en danger de mort, se demandant quelles ont été les erreurs qui ont fait d’eux des coupables envers elle, alors que de son côté, la fille, ne connaissant pas de répit, est occupée jour et nuit à penser avec émotion à ses parents. Rien d’étonnant, dans ces circons~tances, à ce que les comptes relationnels entre tous les membres – tant les parents que les enfants – se déséquilibrent étant donné la non-communication faute d’une culture démocratique, qui immanquablement, renforce l’intrication des liens et le blocage de l’individuation dans la relation entre parents et fille.

Une dernière question

40Dans l’ensemble, la mise en œuvre d’une culture démocratique au sein de la famille moderne nous paraît, à bien des égards, plus nécessaire, mais aussi plus dif~ficile, que jamais. Car plus notre monde et notre société se transforment, plus devient nécessaire et difficile la conciliation d’une individuation qui englobe le droit et le devoir de responsabilité envers soi-même, ainsi que le lien avec autrui qui nous sensibilise à tout ce que nous recevons mais aussi à tout ce que nous devons à notre système d’appartenance. En ces temps de globalisation, plus que jamais nous devons élargir la notion de système d’appartenance étant donné que l’on parle main~tenant d’une humanité entière économiquement interdépendante.

41Ceci me conduit à clore mon exposé avec une question que posait déjà le philo~sophe Georges Friedrich Hegel alors que, recteur du lycée de Jena, les bouleverse~ments sociaux et politiques dus à Napoléon l’impressionnaient. Voici cette question que Hegel se posait à lui-même ainsi qu’à ses auditeurs : « Si les lois et institutions censées représenter un fondement stable aux éléments en transformation, se mettent elles-mêmes à changer, alors à quoi peuvent se référer ces éléments susceptibles de changements ?» Ce qui aujourd’hui nous apparaît sujet aux transformation se révèle être, précisément la famille, en tant que principale instance de socialisation des enfants qui grandissent dans un monde en transformation de plus en plus rapide, un monde qui exige de plus en plus la conciliation de l’individuation avec et de l’indi~viduation contre. Cependant, il est aussi plus facile pour le chercheur et le clinicien systémique de reconnaître cette exigence que d’y répondre, ceci, malgré ou à cause des connaissances croissantes que nous devons tant à une littérature en rapide exten~sion qu’à celles que nous a réservées ce congrès.

42Traduction : Daniel Masson, Yves Colas

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : Individuation, Parentalité, Culture démocratique familiale

https://doi.org/10.3917/tf.033.0225

Notes

  • [*]
    Professeur, Docteur en médecine et en philosophie.
  • [1]
    « Un peuple, un empire, un guide ».
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