1Depuis la crise des années 2007-2008 toujours en cours, la question du rôle économique des assureurs et des réassureurs est entrée dans la réflexion des dirigeants et des milieux académiques par la petite porte des « risques systémiques », qui est une préoccupation majeure du G20, de l’IAIS ou encore des réunions de Jackson Hole entre banquiers centraux.
2L’industrie de l’assurance et de la réassurance est passée du statut de prestations de services aux particuliers et à quelques grandes entreprises transnationales (plus ou moins annexes ou supplétives des systèmes publics du Welfare State), à celui d’activité économique majeure, et donc potentiellement menaçante, dans un système financier mondialisé. La première décennie du XXIe siècle a confirmé ce nouveau statut lorsque, après la tragédie du World Trade Center, les catastrophes naturelles et les ouragans cumulés Katrina, Rita et Wilma, les tremblements de terre en Chine et au Chili, le cumul dans l’année du tsunami sur Fukushima et des inondations thaïlandaises ont fait entrer les réassureurs sur la scène mondiale de la réparation des grandes catastrophes.
3La réassurance joue donc un rôle économique majeur et celui-ci s’exerce dans le sens de la contribution au (re)développement des activités victimes de sinistres. Il est donc légitime de demander des comptes à la réassurance : que peut-elle faire - ou que fait-elle déjà - pour favoriser le développement des économies moins avancées et émergentes, notamment en Afrique ?
Le rôle économique de la réassurance
4Il faut d’abord clarifier le rôle économique de la réassurance sur un plan théorique général, car en réalité, ce rôle est multiple, et surtout très différent de celui de l’assurance. C’est un des aspects aberrants des réglementations organisant le contrôle de ces activités, de confondre assurance et réassurance, jusque d’ailleurs dans les modalités de définition du caractère systémique des acteurs.
5Sur le plan théorique, le réassureur remplit diverses fonctions, qui toutes concourent au développement de l’activité d’assurance, quel que soit son point d’application, particulier ou entreprise, Vie ou Non Vie.
6La réassurance assume la fonction sommitale du système assurantiel, celui qui est dévolu à la banque centrale dans le système bancaire, le « prêteur en dernier ressort ».
7Cependant, cette fonction n’est pas institutionnalisée, contrairement à la banque, ce qui explique l’inquiétude « systémique » des dirigeants mondiaux, notamment après le World Trade Center qui posait la question de la capacité des réassureurs à faire face à l’indemnisation du sinistre.
8Cette fonction n’est pas seulement majeure en cas de catastrophe de grande ampleur ; elle s’applique tout aussi efficacement à chaque entité d’assurance dans son activité quotidienne de prise de risque. La réassurance garantit la solvabilité de l’assureur, et donc sa pérennité. On en mesure immédiatement l’intérêt pour une stratégie de développement économique : les clients, particuliers ou entreprises d’un pays (d’Afrique par exemple) ne sont pas menacés par la faillite d’un acteur de l’assurance imprudent ou mal géré, pour peu qu’il soit correctement réassuré. C’est d’ailleurs ce que vérifient les structures étatiques de contrôle des assurances.
9La réassurance « loue » des fonds propres aux assureurs. On dit souvent, en termes plus prétentieux, qu’elle « fournit de la capacité » de souscription aux assureurs.
10Cette activité est déterminante de la possibilité donnée aux assureurs locaux de faire leur métier pour les plus grands risques situés dans le pays, comme pour le cumul de risques individuels sur grande échelle. La capacité d’assurance (les fonds propres des assureurs) croît souvent moins vite que le parc automobile des particuliers d’un pays en « décollage économique ». Il est pourtant indispensable de garantir la responsabilité civile des automobilistes et des transporteurs routiers, voire des diverses catégories de motocyclistes.
11Cette fonction d’apport de capacité est également importante pour le développement, en ceci qu’elle permet de compenser l’insuffisance (ou la mauvaise allocation) de l’épargne dans un pays en développement, par l’apport d’épargne étrangère, mobilisée à travers les réassureurs, sans peser sur l’endettement des entités ou de l’Etat local. Pour positiver, cela permet, au niveau macro-économique, de mobiliser l’épargne nationale ou la capacité d’endettement pour d’autres emplois, plus immédiatement nécessaire au développement, tels que les infrastructures et, en cas de catastrophe, de libérer les finances publiques d’une partie du poids de la reconstruction. Cela vaut à la condition, bien sûr, que les Etats aient fait le choix de confier aux marchés d’assurance et de réassurance le soin de couvrir les risques. Nous reviendrons sur ces tentations, dont sont victimes tous les Etats, d’engager coûteusement les ressources rares des finances publiques, plutôt que de recourir aux marchés, pourtant souvent bien plus solvables et efficaces.
12Cette fonction d’apport de capacité donne au réassureur la fonction de mesure du coût du risque, par confrontation entre l’appréciation actuarielle de sa fréquence et de son coût moyen du prix attendu par les marchés financiers de l’immobilisation du capital résultant de la prise de risque (rentabilité de l’octroi de capacité) et de la possibilité pour le réassureur de mutualiser ce risque (fût-il « de pointe ») dans le temps et dans l’espace.
13Le réassureur apporte donc une aide précieuse à la tarification du risque, puisqu’il fournit la possibilité de diversification (dispersion, mutualisation) du risque que ne pourrait pas réaliser le client assureur par ses propres moyens.
14Contrairement à l’image de « coût de souscription sans contrepartie » que voudrait en donner certains assureurs, la réassurance réduit le prix actuariel du risque pour l’assureur et le client.
15Pour des pays où le niveau de vie des clients particuliers est bas, il est intéressant de faire en sorte que le prix de l’assurance ne soit pas pour eux dirimant, afin qu’ils puissent non seulement dégager des fonds pour financer d’autres besoins (nourriture, logement, formation) éventuellement plus cruciaux, mais aussi s’assurer et qu’ainsi soient réduites les probabilités de ruine liée à la non assurance (non protection contre les conséquences d’un sinistre dont le responsable n’est pas assuré).
16Le prêt de capacité et l’aide à la tarification conduisent à faire du réassureur le véritable arbitre de l’assurabilité du risque.
17Or, la théorie du risque reste encore confuse sur ce sujet. On lit trop souvent qu’un risque n’est assurable que si l’on en a une expérience statistique, historique ou s’il est mutualisable. Ces théories sont vieillissantes. Les deux seuls obstacles à l’assurabilité sont l’existence d’un aléa (la réalisation du risque est soumise à probabilités) et le contrôle du « hasard moral », étrange traduction d’une expression anglaise, elle-même bizarre, signifiant essentiellement l’anti-sélection (l’assureur se voit confier les risques dont la réalisation est la plus probable) ou, plus brutalement, la fraude. Tout le reste est faux-semblant. Le réassureur fournira expérience, statistiques, diversification/mutualisation dans le temps et dans l’espace et capacité de couverture. Evidemment, il demandera aussi un prix pour cet ensemble de services garantissant l’assurabilité, lequel peut être élevé, ce qui donne parfois lieu à une mauvaise communication sur « l’absence de capacité de réassurance » signifiant que le prix de cette capacité est trop élevé.
18Le gardien de l’assurabilité, qui en est naturellement le promoteur, exerce à ce titre, deux fonctions dans une économie en développement.
19Pourfendeur du « hasard moral », il est l’appréciateur de la qualité de l’Etat de droit local. Il n’y a pas d’assurance possible sans l’organisation d’une indemnisation équitable et une efficace prévention juridique et judiciaire de la fraude ou de la mauvaise gestion de l’asymétrie d’information au détriment de l’assureur. Cette remarque s’applique dans tous les Etats. Ainsi, on pourrait dire que l’application unilatérale et extraterritoriale des sanctions internationales par le Département de la Justice des Etats-Unis (et non par les Cours de Justice) donnant lieu à des sanctions considérables et fixées arbitrairement ou par marchandage, font douter de la solidité de l’Etat de droit dans la plus ancienne démocratie du monde.
20Le maintien d’une très grande asymétrie d’information sur la santé individuelle des assurés au détriment des assureurs, par le système public de santé en France, peut mettre en péril l’assurabilité dans des conditions financières acceptables, de certaines catégories de population non couvertes par l’Accord National Interprofessionnel de 2014.
21Malheureusement, le réassureur ne peut pas agir sur l’efficacité de l’Etat de droit local, mais peut-être pourrait-il être écouté de la puissance publique et ainsi contribuer à l’évolution de l’assurabilité dans le pays. C’est ce que craignent certains observateurs : on se souvient que Jacques Attali dessinait un futur sombre (pour lui) où les normes de la société seraient fixées par les assureurs, donc par les marchés, et non par la souveraineté populaire (et budgétaire).
22Enfin, le mentor de l’assurabilité est aussi le promoteur bienveillant de produits d’assurance nouveaux ou innovants, ce qui est un effort de coopération technique appréciable avec les pays émergents.
23Dans certains cas, le réassureur peut permettre « d’importer » purement et simplement des produits et des tarifs d’assurance, dont il promeut la réassurance, dans d’autres pays. C’est le cas des produits de « maladies redoutées » en provenance d’Asie du Sud-Est, des garanties minimales sur le capital des Assurances Vie/Epargne (GMDB) en provenance des Etats-Unis, etc. Dans d’autres cas, le réassureur peut soutenir, en traité quote-part, le « lancement » d’un produit nouveau dont il assure le refinancement dans le temps des frais initiaux de commercialisation. Le réassureur peut ainsi contribuer substantiellement à l’effort commercial de l’assureur, compensant d’ailleurs les effets négatifs de « l’absence de taille critique » de celui-ci.
24Le rôle macro et micro-économique du réassureur ne fait donc pas de doute et on a montré, chemin faisant, que celui-ci permettait de surmonter nombre de difficultés de l’assurance dans les pays émergents : insuffisance de capacité, risque de solvabilité, difficultés à promouvoir et à tarifier de nouveaux produits, promotion nécessaire de l’Etat de droit, etc.
Le rôle de l’assurance et de la réassurance dans la logique du développement économique
25Il s’agit de savoir comment l’assurance locale (en première ligne), soutenue par la réassurance, dont on a décrit les apports, contribue au développement des économies émergentes et en développement.
26Les besoins d’assurance des grandes entreprises ne sont pas, dans les pays émergents, substantiellement différents de ceux des mêmes entreprises dans les pays industriels. Ainsi par exemple, les garanties dont a besoin l’industrie du pétrole nigériane ou angolaise, ou l’industrie gazière algérienne ne sont en rien spécifiques.
27Assureurs et réassureurs savent garantir au mieux ces installations. La crue du Mékong en Thaïlande n’est pas très différente dans ses conséquences de celle de la Seine, de la Meuse ou du Danube, seuls les cumuls de valeur varient. Les assureurs locaux connaissent depuis longtemps les techniques de « fronting » pour le compte des assureurs et des réassureurs internationaux.
28Beaucoup plus importantes pour le développement sont les garanties aux entreprises individuelles, artisans et petites et moyennes entreprises (PME) du marché local, notamment en Afrique et en Inde.
29L’expérience majeure de la microassurance nous a appris qu’il s’agissait, non de verser des indemnisations, mais de conclure des contrats forfaitaires d’assurance de personne dont les versements permettent de couvrir, en cas d’accident de l’artisan, des frais d’hospitalisation et/ou des frais d’interruption de production (donc des pertes d’exploitation et de revenus) pendant une période concernée. Le réassureur apporte, dans ces cas, à un assureur mutualiste, communautaire, affinitaire, les fonds propres suffisants pour accroître sa capacité de souscription et garantir sa solvabilité.
30Il faut noter que ces démarches de création de produits permettraient sans doute de régler nombre de questions de garanties automobiles, là où le droit de la responsabilité civile ne permet pas de faire face aux besoins. Payer forfaitairement la réparation des véhicules ne vaut-il pas mieux que d’aléatoires procès en responsabilité, alors qu’il n’y a pas (ou très peu) de dommages corporels.
31Dans les pays émergents, les questions essentielles d’assurance sont, comme d’ailleurs en Europe, celles des évènements naturels et, singulièrement, de leurs effets sur l’activité agricole.
32En réalité, la question se limite aux inondations et aux effets de la sécheresse sur les récoltes. L’Europe montre l’exemple d’une intervention de l’Etat, souvent désordonnée, parce que politique et médiatique. La France a choisi la dualité du régime public des catastrophes naturelles et des garanties de marché pour les tempêtes. A l’inverse, les Etats-Unis et le Canada donnent l’exemple de collaborations des secteurs publics et privés efficaces pour gérer les questions de garanties de rendements/recettes des agriculteurs.
33Les réassureurs sont associés depuis longtemps à ces opérations. Leur intervention dans ces domaines, aux côtés d’Etats soucieux du développement agricole, serait sans doute utile, là où pour l’instant, elle est encore très marginale. Restons cependant prudents : si les assureurs (et les réassureurs) peuvent garantir partiellement le revenu des agriculteurs, ils ne peuvent assurer l’approvisionnement des populations urbaines en denrées alimentaires et maîtriser les cours des produits agricoles tels qu’ils sont imposés au consommateur.
34La tentation est forte pour les gouvernements des pays émergents de vouloir « prendre en mains » les risques catastrophiques. Certains peuvent même considérer qu’il y va de leur responsabilité éminente. Ils se refusent donc à convoquer les marchés financiers à leur couverture. Il est important pourtant de méditer l’exemple du Japon qui cède en réassurance bien au-delà de ses besoins de capacité, demandant, de fait, à la réassurance mondiale d’épargner pour le jour où risquerait de se produire à Tokyo le tremblement de terre dit « Big One ».
35Assurances de personnes et développement
36Les pays émergents sont réputés à la fois pour la faiblesse de leurs régimes de prévoyance/retraite d’Etat et pour le niveau élevé d’épargne des ménages, et notamment celui des classes moyennes émergentes.
37L’assurance peut (et doit) collecter cette épargne pour financer le développement des infrastructures et des entreprises. C’est déjà largement le cas, mais la réassurance peut efficacement contribuer à ce développement. La réassurance Vie est surtout active en traité quote-part, pour permettre à la fois de soulager les besoins de fonds propres, donner une garantie de solvabilité aux acteurs locaux et surtout, aider à financer les frais de commercialisation, particulièrement lourds sur les résultats des premières années de collecte et meurtriers pour ces mêmes résultats, lorsque les taux de rachat sont anormalement élevés. La couverture du risque de longévité par les réassureurs est de même le facteur facilitateur principal du montage de fonds de pensions par capitalisation. On voit que les modes de contribution au développement sont, dans ces domaines de la prévoyance sociale, déterminants de la mise en place d’un salariat pérenne et d’une activité d’entreprise efficace, sans parler des possibilités offertes pour gérer les retraites et la prévoyance des fonctionnaires, sans peser sur la situation des finances publiques.
Conclusion
38Globalement, le recours aux marchés d’assurance et surtout, pour des économies fragiles, de réassurance, est nécessaire dans une perspective d’allocation optimale des ressources, malheureusement rares, lors de l’émergence de l’économie.
39La tendance des Etats est souvent d’intervenir financièrement dans les divers domaines de couverture des catastrophes, des risques d’entreprises, de la prévoyance et de la retraite. Ces interventions sont coûteuses en ressources publiques, sans parler des risques de mauvaise gestion dans une régulation politique (budgétaire), et non de marché, des indemnisations. Or, l’emploi des ressources serait économiquement amélioré si elles étaient consacrées aux infrastructures, à l’éducation et aux systèmes de santé publique.
40La réassurance permet donc, au-delà même de son rôle dans la bonne gestion de l’assurance locale, qui est en soi un facteur de développement, de dégager les moyens, en dehors de la couverture des risques, pour financer les bases du développement.
Bibliographie
Bibliographie
- KESSLER D. (2013), « La gestion optimale du capital dans l’assurance », ENASS Papers 4 / Banque et Stratégie n°310, Janvier 2013, Editions de la Revue Banque.
- LOUBERGE H. (1981), Economie et finance de l’assurance et de la réassurance, Dalloz, Paris.
- REVUE RISQUES (1992), « La réassurance », n°9, Janvier-Mars.
- REVUE RISQUES (2005), « Où en est la réassurance dans le monde et en Europe », n°62, Avril - Juin.
- REVUE RISQUES (2009), « Où en est la réassurance », n°80, Décembre.
- THOUROT P. (2013), « Assurances et gestion des risques », Journal d’HEC Montréal, Vol. 81, Mars - Avril « Réflexions sur la réassurance ».