Notes
-
[1]
Voir J.-F. Dupeyron, À l’école de la Commune de Paris. L’histoire d’une autre école, Dijon, Éditions Raison et Passions, 2020.
-
[2]
J. Duvignaud, La solidarité, Paris, Fayard, 1986.
-
[3]
U. Beck, La société du risque, Paris, Flammarion (Champs essais), 2008.
-
[4]
« Nous sommes comme sur le Léviathan dont une vague avait arraché le gouvernail et un coup de vent brisé le mât. Il était perdu dans l’océan, de même que notre terre dans l’espace. Il alla ainsi au hasard, poussé par la tempête, comme une grande épave portant des hommes ; il arriva pourtant. Peut-être notre terre, peut-être l’humanité arriveront-elles aussi à un but ignoré qu’elles se seront créé à elles-mêmes ». J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, Alcan, 1921, p. 252.
-
[5]
Voir J. Riba, « Anomie et solidarité : les mots du politique chez Jean-Marie Guyau », in J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, J. Riba (éd.), Paris, Payot, 2012.
-
[6]
H. Arendt, La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 2000.
-
[7]
Ibid., p. 243.
-
[8]
J.-M. Guyau, L’irréligion de l’avenir, Paris, Alcan, 1904, p. 438.
-
[9]
H. Arendt, La philosophie de l’existence…, p. 246, note 25.
-
[10]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 252.
-
[11]
H. Blumenberg, Naufrage avec spectateur, Paris, L’Arche, 1997.
-
[12]
« Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué », B. Pascal, Pensées, in Œuvres complètes, t. II, § 451, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 1213.
-
[13]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 161.
-
[14]
J.-M. Guyau, L’irréligion…, p. 438.
-
[15]
M. Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012, p. 142.
-
[16]
Voir le Monument Fouillée-Guyau, square Raspail à Lyon (7e).
-
[17]
V. Hugo, La légende des siècles, t. 2, Paris, Hetzel, 1859, p. 210.
-
[18]
Aristote, Rhétorique III, 10, 1410b 13-14.
-
[19]
C. Lefort, « La question de la démocratie », in Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil (Esprit), 1986, p. 29.
-
[20]
G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 196.
-
[21]
J. Duvignaud, La solidarité, p. 81.
-
[22]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 165.
-
[23]
Ibid., p. 47.
-
[24]
G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 239.
-
[25]
Ibid., p. 9.
-
[26]
J.-M. Guyau, L’irréligion…, p. 109-111.
-
[27]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 168 et L’irréligion…, p. 103-116.
1Lors d’un séminaire à Rio, auquel j’avais assisté, Patrice Vermeren avait présenté son travail sur la Commune et avait signalé que son intention initiale était d’écrire sur les philosophes l’ayant soutenue, mais que, par la suite, il avait conclu qu’ils n’existaient pas. Cette affirmation m’avait amené à réfléchir sur l’état de la philosophie en France en 1871.
2La contribution de Michèle Cohen-Halimi à l’occasion d’un colloque sur le même sujet avait renforcé, avec des arguments solides, ma vision de ce qu’il était arrivé à la philosophie pendant ladite période. Cette communication indiquait comment des écrits philosophiques d’inspiration communale sont apparus au fur et à mesure que les faits se sont produits et après, pendant l’exil de certains des communards. Elle parlait concrètement d’Arthur Arnould et de son ouvrage L’État et la révolution, devancier du texte de Lénine. J’ai retenu à cette occasion le concept de « plagiat par anticipation », que l’on doit à François Le Lionnais.
3Pourquoi ce détour pour parler de Jean-Marie Guyau ? Ce jeune et précoce philosophe français, âgé de 17 ans seulement en 1871, réunit deux caractéristiques sur les effets philosophiques de l’événement communal dans son œuvre. Tout d’abord, il n’avance pas d’idées favorables à la Commune et ensuite, il illustre d’une manière significative le cas du « plagiat par anticipation ». Guyau a, pour cette raison, été surnommé le « Nietzsche français » alors que, bien sûr, Nietzsche lui était inconnu, et que Guyau est tombé ensuite dans l’oubli en dépit de ce surnom.
4Il faut encore ajouter un troisième élément de singularité de ce philosophe et de cette période : la transformation, l’évolution, si on préfère, de la pensée du jeune Guyau en raison de ce qu’il avait vécu pendant les jours de la Commune. Par la suite, Guyau dut faire face à une opposition, pendant la période dite de « l’Ordre moral » des premières années de la Troisième République, une réponse aux effets émancipateurs des acquis éducatifs de la Commune [1].
5Je suis donc convaincu que la transformation des idées philosophiques et pédagogiques de Guyau (kantisme institutionnel et positivisme) n’est pas étrangère à ce qu’il a vécu durant cette période révolutionnaire, et qu’elle est renforcée par l’aversion que le philosophe éprouve ensuite envers les morales excessivement dirigistes et autoritaires mises à l’œuvre après la Commune. Les présupposés rigoristes et métaphysiques de ces dernières étaient incompatibles avec la mentalité du jeune Guyau : il avait ainsi observé avec perplexité comment les promesses de progrès indéfini du positivisme avaient été balayées après 1871 par un fort vent de régression.
6Les événements vécus par Guyau, depuis 1871, échappaient aux prédictions des positivistes. Aucune loi n’en rendait compte, car ils étaient inédits sur tous les plans. On vivait, en même temps, l’établissement de tendances et de mobiles contradictoires et inconciliables. Guyau, confronté à une situation aussi trouble, s’est cru en mesure d’apporter une réponse aux esprits inquiétés par ces contradictions, en ébauchant les contours d’un terrain d’entente où les pensées pourraient à nouveau se rencontrer.
7Il le fait dans son œuvre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, où il qualifie sa théorie “d’anomique” pour la distinguer de l’autonomie kantienne, vue par les philosophes opposés à la Commune comme la morale capable de renverser les idées anomiques sorties de cette période. C’est à cet effet que Jean Duvignaud affirme dans son livre sur l’anomie que l’événement communal est le seul fait anomique du XIXe siècle [2].
8En raison de la proximité des philosophes républicains avec le kantisme moral, l’idée d’anomie développée par Guyau est complètement différente de celle de Durkheim. Pour ce qui nous occupe, l’anomie telle qu’elle est conçue par Guyau définit la singularité du commandement que nous nous donnons à nous-mêmes et qui ne nous contraint pas au nom d’une norme, mais au nom d’un principe supérieur à toute obligation. Ce principe, par conséquent, dépasse l’idée de discipline, de loi et de règle. La seule règle valable est celle qui prend en compte les faits ; c’est-à-dire que nous sommes des êtres doués de sens et de pensée et que telle est la spécificité, la réalité et l’essence de notre nature.
9Guyau développe sa théorie anomique à partir de deux postulats. Le premier est l’affirmation d’un moi individuel, seul juge de sa propre vie. Guyau, d’après Fouillée, avait imaginé une société en voie de transformation dont l’individu constituerait le principal agent d’évolution. Kropotkine, qui se considérait comme un disciple de Guyau, avait cru trouver dans cette idée de Guyau la raison d’une société sans obligation ni sanction. Sans doute, la Commune avait été la première, et peut être l’unique expérience de ce type au XIXe siècle, comme le soutient Duvignaud. En tout cas, il est vrai que Guyau conçoit l’idée selon laquelle la part sociale présente en chaque individu le lie indissolublement à l’espèce humaine : une solidarité que, sans doute, il avait vécu dans son expérience personnelle pendant les journées de la Commune.
10Enfin, Guyau éprouve le sentiment que l’histoire est une suite d’actes qui permettent parfois de vaincre l’adversité, mais obligent aussi, en d’autres occasions, à accepter l’inévitable. C’est ce qui est arrivé assurément à la Commune.
11Mais, apparemment, bien qu’il fût un auteur prolifique, il semble qu’il avait renoncé à écrire une œuvre sur le politique. Essayer de répondre à cette question énigmatique nous mène à ce que nous avons énoncé dans les premières lignes de ce texte, à savoir qu’il faisait partie des philosophes proches des idées développées par la Commune.
12D’abord, il y a une raison personnelle et politique à la fois, relevant des rapports de Guyau avec son beau-père, Alfred Fouillée. Celui-ci fut un des fondateurs de la Troisième République : il aurait pu avoir une certaine influence sur la non-publication d’une œuvre consacrée au politique, d’autant que cette dernière aurait pu révéler la distance politique qui sépare ces deux philosophes.
13Mais, plus important que les éventuels différends avec Fouillée, même en prenant comme hypothèse une possible dissimulation, après sa mort, de l’œuvre de Guyau par Fouillée (il faut rappeler que Guyau était décédé à l’âge de 33 ans), il faut prendre en compte que personne, en son temps, n’aura mieux que Guyau montré les possibilités offertes par la réflexion philosophique, ni commencé à ouvrir avec autant de rigueur, de jugement et d’intransigeance les voies à venir d’une morale et d’une politique accordées à la variabilité vivante, dégagées des déterminations absolues ou impératives. En employant le mot d’anomie pour marquer l’exigence d’individualité, Guyau prenait parti pour le procès de singularisation que l’humanité poursuit. Il prônait une inspiration philosophique assez forte pour s’écarter des propos convenus sur la cité, pour tenir compte des réalités en cours et se consacrer à un travail soigneux sur les conséquences produites par les formes de dépérissement de la politique.
14Ces axes de réflexion, heureusement, n’ont pas été négligés par une partie de la pensée contemporaine du politique. La métaphore mobilisée par Guyau à la fin de l’Esquisse n’est pas seulement un bon exemple de ce que Ulrich Beck nomme la « modernité réflexive », mais révèle de surcroît la crise du normatif décelée notamment par « l’absence de repères », comme l’a mentionné Claude Lefort dans ses œuvres. Dans un monde dominé par l’incertitude et la crise permanente (Guyau, Lefort, Beck), on est conduit à vivre en acceptant le risque et en essayant de le gérer [3], tout en cherchant des “chemins” qui, conduisant à des certitudes précaires pour les unes, incomplètes pour les autres, prennent acte de cette crise permanente.
15Comment trouver des repères stables au sein d’une incertitude généralisée ? Entre l’architecture conceptuelle de l’argumentation de Guyau et sa problématisation telle que nous pouvons la reconstituer, on trouve une pensée dont l’ouverture est sans égale concernant la totalité des questions d’ordre philosophique.
16Y aurait-il, donc, chez Guyau, par exemple, une méfiance à l’égard de l’idée républicaine incarnée par Fouillée ? Cela ne veut pas dire qu’il y ait renoncement à l’idée républicaine : Miguel Abensour parle à ce sujet du « retour des choses politiques ». Mais peut-être ces « choses politiques » sont-elles conçues tout autrement que dans le républicanisme de Fouillée, voire en opposition – Fouillée qui, par sa proximité avec Guyau, a sans doute connu ses idées directement, dont on retrouve la version réduite dans la métaphore située à la fin de l’Esquisse [4]. Cette métaphore reste comme un legs énigmatique dont on peut penser qu’elle servirait non à montrer mais plutôt à cacher. Sa fonction serait alors tout autre. Et, si tel est le cas, qu’est-ce que Guyau aurait voulu cacher dans cette métaphore ?
17Mais avant, il faudrait explorer l’hypothèse que l’Esquisse est déjà un livre politique [5]. En effet, c’est bien son aspect politique – au sens donné par Hannah Arendt à ce mot dans son texte « L’intérêt pour la politique dans la pensée philosophique européenne aujourd’hui » [6] – qui est le plus à même de réinsérer ce texte dans les réflexions philosophiques contemporaines. Arendt écrit ainsi qu’il est d’une importance fondamentale de parcourir la signification politique de la pensée, soit le sens profond de l’acte de penser chez un être qui n’existe jamais au singulier et dont la pluralité essentielle est loin d’avoir été analysée [7]. Arendt interroge ce qui fait de l’existence humaine une existence politique, non par accident, mais en raison même de la condition humaine – de manière analogue, Aristote établissait que les hommes sont par nature destinés à vivre dans la cité politique. Arendt montre que les humains existent dans la mesure où ils honorent la condition de pluralité qui en fait des êtres politiques appelés à agir de concert.
18Ainsi, un tournant anthropologique émane du vitalisme de Guyau, conçu du point de vue de l’individualité qui va vers l’autre – « l’individualité, par son accroissement même, tend-elle à devenir socialité et moralité ? » [8] – et ce tournant nous met face à une pensée qui correspond à l’affirmation de Hannah Arendt, selon laquelle « tous les problèmes de la philosophie politique commencent là où la philosophie traditionnelle, avec son concept de l’homme au singulier, s’arrête » [9].
19Car il y a bien un tournant politique dans l’Esquisse, au sens où Arendt conçoit la pensée contemporaine. Guyau l’aurait-il abandonné ? On peut en douter : pourquoi n’a-t-il pas approfondi cette idée, sous la forme, notamment, d’un ouvrage consacré à cette problématique ? Pour des raisons inconnues, Guyau n’a pas prolongé la métaphore finale de l’Esquisse, il l’a seulement exposée, sans nous donner d’explication :
Nulle main nous dirige, nul œil ne voit pour nous ; le gouvernail est brisé depuis longtemps ou plutôt il n’y en a jamais eu, il est à faire : c’est une grande tâche, et c’est notre tâche [10].
21Il propose une toute nouvelle version de la métaphore du naufrage telle qu’elle a été décrite par Blumenberg dans son livre Naufrage avec spectateur [11]. Suivant la proposition de Guyau, nulle tempête ne met en danger la navigation ; c’est l’absence de gouvernail qui fait dériver le navire. Avec ou sans gouvernail, selon Guyau, il n’y a aucune possibilité de rejoindre la terre ferme ou un refuge. Le « nous sommes embarqués » de Pascal [12] a désormais valeur de condition perpétuelle : il n’est plus de système définitif du monde, qui se trouve donc irrémédiablement révolu ; nous sommes condamnés à constater la disparité des points de vue, d’après une logique interprétative qui dépasse les logiques anciennes.
22À la manière leibnizienne, comme l’a souvent fait remarquer Deleuze dans ses écrits, Guyau affirme que, contrairement à ces logiques qui se croyaient arrivées à bon port, l’on se trouve rejeté en pleine mer. Dans un mouvement permanent, la mer est l’image de l’humanité faisant face au grand problème de l’absence de repères, lesquels, dans la métaphore de Guyau, sont représentés par le manque de gouvernail pour guider le navire. Et qui peut construire un tel gouvernail ? Seules les individualités qui font preuve de solidarité en sont capables. Telle est la manière dont les deux concepts guyautistes, « anomie » et « solidarité », trouvent leur accomplissement en s’articulant. Telle est la grande intuition de Guyau, dont l’effet serait alors tout autre que celle des vitalismes classiques : y joindre l’idée de la fécondité morale.
23Guyau introduit par là même la détermination, surgie de la vie, qui transforme le spectateur en acteur. Tel est l’aspect anthropologique que nous avons auparavant mentionné. La mission des individualités ne sera pas seulement technique – conduire le navire pour éviter le naufrage –, elle sera aussi sociale – échapper à la dérive à laquelle semble vouée l’humanité en l’absence de principes directeurs. « L’agent moral », signale Guyau, « joue ici le même rôle que l’artiste : il doit projeter au dehors les tendances qu’il sent en lui, et faire un poème métaphysique avec son amour » [13]. Pour employer les termes repris par Foucault : faire de sa vie une œuvre d’art.
24Selon Guyau, le noumène, au sens moral, c’est nous qui le faisons ; il n’acquiert de valeur morale qu’en fonction de la manière dont nous nous le représentons : c’est une construction de notre esprit, de notre imagination métaphysique. En effet, dans la pensée de Guyau, la fécondité vitale vient à remplacer les discours déterministes et finalistes antérieurs. L’humain est doté d’une énergie qu’il lui faut dépenser. C’est grâce à l’expansion vitale, intuition que l’on doit à Guyau, que l’humain peut et doit se battre contre la dérive, état dans lequel il se trouve originairement. Que la vie soit expansion signifie qu’elle est aussi sociabilité, essentiellement altruisme. Guyau écrit à ce propos, dans L’irréligion de l’avenir :
En même temps que la vie tend ainsi à prendre possession de soi par la conscience, elle cherche à se répandre par l’action, par une action toujours plus envahissante. Vie, c’est fécondité [14].
26La métaphore de Guyau est de ce fait une invitation, fondée sur une hypothèse, à l’éducation permanente. C’est le “pouvoir est devoir”, ou “la volonté de puissance” nietzschéenne. Comment ne pas penser alors que dans l’idée de fécondité morale niche l’irruption du politique ? Guyau prend ses distances avec les écrits classiques pour faire observer que le fait existentiel, l’unique réalité, est d’être à la dérive. Le scandale de la pensée de Guyau consistait en ce qu’il écrivait en sociologue, c’est-à-dire qu’il proposait une analyse du réel et non des seuls principes. Il mettait la pensée à l’épreuve du présent et, dans ces conditions, la seule solution était la navigation permanente. Il percevait qu’il n’existe aucune garantie de succès dans ce projet, tel que Georg Simmel le confirmera quelques années plus tard dans ses écrits. Et Myriam Revault d’Allonnes n’oublie pas de relever ce fait à partir de deux des plus grands représentants de la pensée du XXe siècle :
Aussi bien Michel Foucault que Claude Lefort avaient repéré au tournant des années 1980 (et en dépit de tout ce qui les séparait) le changement des formes de contestation au sein de la société contemporaine. Prenant acte de leur « dissémination », de leur transversalité, de la diversité de leurs objets [15].
28En effet, Lefort, un siècle après, considérait avec une intention semblable qu’il y a nécessité d’élever la réflexion à une pratique non muette. De cette manière, l’expérience démocratique sera traversée par des expériences antagoniques. Selon Guyau, la hauteur de l’idéal à atteindre se substitue à la force donnée par la croyance spontanée. Plus l’idéal est élevé et plus le désir de l’atteindre sera intense. Afin qu’il se produise, il ne faut focaliser le regard ni sur le futur, ni sur le passé, mais sur soi-même, rassembler les forces qui demandent à être utilisées – et agir. Pensées et actions concordent dans la mesure où la pensée est conçue comme l’élargissement de l’activité. Alors que les anciens systèmes ne proposent qu’une contrainte sur l’activité intérieure, notre présent doit faire la synthèse entre le scepticisme et la foi, l’incertitude et la déclaration catégorique. L’action peut réaliser ce qui n’est présenté que comme incertain. Guyau ne demande pas de croire aveuglément à un idéal, mais d’œuvrer, ayant foi en lui, vers son édification.
29La mer est conçue par notre philosophe, à la manière dont Arendt concevait l’extérieur du jardin, à partir d’une pensée pascalienne que la philosophe allemande utilise plusieurs fois dans ses écrits afin d’établir la distinction entre deux façons déterminées de concevoir le travail philosophique : le petit Socrate qui observe représente l’image de l’humanité face à l’absence de repères, absence représentée dans la métaphore de Guyau par le manque de gouvernail pour diriger le navire.
30Il devient alors possible de concevoir l’hypothèse de l’absence d’écrit proprement politique chez Guyau, en raison d’une divergence avec Alfred Fouillée sur « les choses politiques ». On sait que Fouillée, en revanche, a longuement exposé sa conception du politique dans ses œuvres. La statue de Lyon représentant les deux philosophes ferait état de cette possible divergence : Guyau veut soulever le voile de Maya quand Fouillée voudrait le laisser baissé. Guyau serait trop radical pour Fouillée [16].
31Essayons donc d’approfondir cette hypothèse du désaccord entre les deux philosophes. Partons du goût de Guyau pour les hypothèses et cherchons dans ses écrits ainsi que dans ceux de Fouillée des références, ou plus modestement des indices pour étayer cette intuition. C’est ainsi que Fouillée, dans l’Histoire de la philosophie, écrit au sujet de Guyau qu’il n’avait aucune appétence pour le socialisme ni pour le républicanisme – bien que sa pensée ait suscité de l’intérêt dans les milieux socialistes et anarchistes. Fouillée ajoute que Guyau s’est montré, à plusieurs reprises, favorable à l’organisation du politique sous forme de petites communautés. Nous pensons qu’il ne faut pas y lire ici un désintérêt de Guyau pour le politique, mais plutôt une profonde divergence avec les orientations politiques de Fouillée et une proximité intellectuelle claire avec l’expérience de la Commune.
32Que Guyau se révèle en faveur d’une conception communautaire d’organisation politique, nous le savions déjà avec la métaphore du Léviathan. Guyau fait référence au poème de Victor Hugo, Pleine mer, dans lequel ce dernier évoque la carcasse du Léviathan, immense paquebot construit en 1853 et qui fut abandonné en mer :
34L’affrontement entre les interprétations de Guyau et de Fouillée se manifeste donc dans la métaphore du bateau à la fin de l’Esquisse – comme une bouteille jetée à la mer en attendant (en espérant ?) qu’elle soit lue par quelqu’un qui la trouvera sur une plage. Aristote disait qu’une bonne métaphore éclaire la pensée [18].
35Cette métaphore du Léviathan permet à Guyau d’affirmer ce que d’autres, sans doute, pensaient mais n’osaient pas soutenir. C’est une tout autre conception du politique qui se trouve ici suggérée, et à laquelle la pensée politique contemporaine, comme nous l’avons vu auparavant, fait écho. C’est grâce au courage de mener à ses ultimes conséquences le renversement de toute la pensée que Guyau parvient à opérer dans la philosophie une mutation si profonde que l’on peut affirmer que son œuvre est pionnière dans le déploiement des problématiques de la modernité.
36C’est également pour cela qu’elle a été l’objet de scandale, puis passée sous silence. Aujourd’hui, heureusement, certaines des idées mises en lumière par la pensée de Guyau, telles le pouvoir comme « place vide » ou le refus d’un pouvoir séparé de la société, qui révèlent chez lui une forte dimension politique, ne provoquent plus de scandale ni d’étonnement. Ces conceptions ne sont plus synonymes de transgression, mais sont, bien au contraire, considérées comme des concepts fondamentaux de la philosophie politique, laquelle conçoit la démocratie davantage comme un mode de vie que comme un modèle de gouvernement. Ainsi, Claude Lefort a écrit :
L’essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, la loi, et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale [19].
38Bref, les écrits de Guyau rejettent, implicitement, toute une manière de concevoir la pensée politique qui a comme enseigne la pensée hobbesienne de la peur. Face à cela, Guyau montre comment la lutte pour l’émancipation se situe du côté du risque et du courage, et combien elle est liée à une longue tradition de philosophie “abensouriennement” utopique.
39L’anomie est donc justifiée, selon Guyau, par le procès de singularisation connu par l’humanité, et le philosophe est celui qui se voit le premier « rejeté à la mer » : image du « désordre nouveau » lefortien ou, comme Deleuze a pu l’écrire, élargissement des limites. Guyau profite de cette circonstance pour écrire « en fonction d’un peuple à venir et qui n’a pas encore de langage » [20]. L’anomie, selon les écrits de Guyau, est créatrice de nouvelles formes de relations, de solidarités différentes par rapport à celles qui continuent de se référer aux normes constituées. À ce propos, Duvignaud regarde l’anomie de Guyau comme le fait par lequel l’humain se produit lui-même, moyennant des formes de sociabilité nouvelles, et échappe aux normes d’une morale définie par le respect des règles ou d’une conscience collective élevée au rang de raison, piège que Durkheim ne sut pas, d’après lui, éviter [21]. En ce sens, Guyau affirme que l’anomie n’est que « l’absence de loi fixe » [22]. Elle se trouve à la base de notre liberté et elle est l’un des fondements de la morale avec tous ses risques. La pensée chemine, devançant l’activité, en arrangeant le monde et en disposant de l’avenir. Nous croyons être les maîtres de l’infini, parce que notre pouvoir n’est équivalent à aucune quantité déterminée : plus on agit, plus on espère.
40L’anomie définit ainsi la singularité de la conception de la théorie, laquelle ne peut plus être conçue comme auparavant. Ce principe, par conséquent, dépasse, comme nous l’avons déjà signalé, l’idée de discipline, de loi et de règle. Voilà le point de départ de la compréhension et de la création d’une politique.
41Guyau a voulu exposer, au moyen de ce qu’il a appelé « les équivalents du devoir », les « chemins » qui mènent sans aucun doute à un but mais que personne ne peut avoir la certitude d’atteindre. Cette conception peut sembler utopique – « c’est pour demain » [23], écrit Guyau – mais c’est la seule capable de résister face aux ennemis de la liberté. Elle est plutôt, comme l’a observé Deleuze, la fabulation bergsonienne chargée d’un sens politique. Il s’explique : « C’est susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits » [24].
42L’humain, en tout cas, se sent poussé par son désir de lutte et de risque de la pensée. On découvre dans la pensée de Guyau l’intuition d’un espace agonistique où surgissent des hypothèses sans lesquelles le sujet pourrait difficilement se développer dans une société qui présente tant d’antinomies. C’est ce que Deleuze remarque lorsqu’il écrit : « L’acte lui-même, étant rapport, est toujours politique. La raison comme processus est politique » [25]. Guyau considère qu’il faut dépasser l’expérience et formuler des hypothèses personnelles, sans pour autant aboutir à un système qui prendrait la forme d’une doctrine métaphysique susceptible d’être imposée universellement à la raison humaine.
43Pour Guyau, la création d’hypothèses constitue le risque métaphysique de la pensée. L’incertitude qui nous enveloppe est notre seule certitude et le fondement de notre liberté. L’humain, que sa seule expérience guide, demeurera ignorant et doit par conséquent se risquer à formuler des hypothèses métaphysiques. C’est ainsi que l’humanité a procédé lorsqu’elle a inventé les dieux et les idéologies, mais elle n’est pas restée fidèle à la fécondité qui vivifie ces constructions fictives. L’humain n’a cessé d’abolir le caractère hypothétique de ces constructions et les a érigées en dogmes. L’attitude religieuse, répondant à un principe de conservation, transforme ainsi le spéculatif en dogmatisme et supprime, par là même, le souffle spirituel que l’activité hypothétique manifestait [26]. L’esprit dogmatique, dominé par sa propre certitude, cherche de surcroît à imposer ses idées à tous ses semblables, ce qui conduit au dogmatisme social, à l’intolérance et au gouvernement fanatique des esprits [27].
44Guyau exprime son désaccord absolu envers cette façon dogmatique de comprendre la connaissance et propose une solution susceptible, d’une part, de dépasser l’ignorance naturelle, et d’autre part, de prévenir la chute dans l’intolérance et le fanatisme. Mais en l’absence de dieu ou de principes métaphoriquement représentés par le gouvernail du navire, Guyau n’est-il pas en train d’indiquer qu’une fois la métaphysique dogmatique disparue, sans l’abri des « grands récits », il ne nous reste que la philosophie devenue politique, qui accède aussitôt au statut de philosophie première ? N’est-ce pas, en définitive, l’intuition du vide dont parle Claude Lefort à propos de la démocratie qui se dévoile dans la pensée de Guyau ?
Notes
-
[1]
Voir J.-F. Dupeyron, À l’école de la Commune de Paris. L’histoire d’une autre école, Dijon, Éditions Raison et Passions, 2020.
-
[2]
J. Duvignaud, La solidarité, Paris, Fayard, 1986.
-
[3]
U. Beck, La société du risque, Paris, Flammarion (Champs essais), 2008.
-
[4]
« Nous sommes comme sur le Léviathan dont une vague avait arraché le gouvernail et un coup de vent brisé le mât. Il était perdu dans l’océan, de même que notre terre dans l’espace. Il alla ainsi au hasard, poussé par la tempête, comme une grande épave portant des hommes ; il arriva pourtant. Peut-être notre terre, peut-être l’humanité arriveront-elles aussi à un but ignoré qu’elles se seront créé à elles-mêmes ». J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, Alcan, 1921, p. 252.
-
[5]
Voir J. Riba, « Anomie et solidarité : les mots du politique chez Jean-Marie Guyau », in J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, J. Riba (éd.), Paris, Payot, 2012.
-
[6]
H. Arendt, La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 2000.
-
[7]
Ibid., p. 243.
-
[8]
J.-M. Guyau, L’irréligion de l’avenir, Paris, Alcan, 1904, p. 438.
-
[9]
H. Arendt, La philosophie de l’existence…, p. 246, note 25.
-
[10]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 252.
-
[11]
H. Blumenberg, Naufrage avec spectateur, Paris, L’Arche, 1997.
-
[12]
« Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué », B. Pascal, Pensées, in Œuvres complètes, t. II, § 451, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 1213.
-
[13]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 161.
-
[14]
J.-M. Guyau, L’irréligion…, p. 438.
-
[15]
M. Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012, p. 142.
-
[16]
Voir le Monument Fouillée-Guyau, square Raspail à Lyon (7e).
-
[17]
V. Hugo, La légende des siècles, t. 2, Paris, Hetzel, 1859, p. 210.
-
[18]
Aristote, Rhétorique III, 10, 1410b 13-14.
-
[19]
C. Lefort, « La question de la démocratie », in Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil (Esprit), 1986, p. 29.
-
[20]
G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 196.
-
[21]
J. Duvignaud, La solidarité, p. 81.
-
[22]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 165.
-
[23]
Ibid., p. 47.
-
[24]
G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 239.
-
[25]
Ibid., p. 9.
-
[26]
J.-M. Guyau, L’irréligion…, p. 109-111.
-
[27]
J.-M. Guyau, Esquisse…, p. 168 et L’irréligion…, p. 103-116.