Notes
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[1]
Jean Paul, Levana ou Traité d’éducation, A. Montandon (éd.), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, Préface, p. 15.
-
[2]
P.O. Runge, Les enfants Hülsenbeck, Kunsthalle, Hambourg, 1805-1806. Runge avait soumis à Goethe les esquisses de son projet qu’il conserva dans sa collection personnelle : « […] malgré des réserves de principe touchant à son inspiration romantique [il] en livre un compte rendu amplement favorable ». M. Bertsch, « La série des Heures du Jour », in L’Allemagne romantique, 1780-1850, Catalogue de l’exposition au Petit Palais, Paris, 2019, p. 99. On comprendra plus loin les réserves de Goethe.
-
[3]
C.D. Friedrich, Paysage au soleil levant, collection de Goethe, Goethe National Museum, Weimar.
-
[4]
R.W. Emerson, La confiance en soi, Paris, Payot Rivages, 2000, p. 88.
-
[5]
P.O. Runge, Les parents de l’artiste, Kunsthalle, Hambourg.
-
[6]
P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978.
-
[7]
W. Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik, Berne, Franke, 1920, p. 35. Traduction de P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, p. 67.
-
[8]
G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968.
-
[9]
J.G. Herder, Dieu, quelques entretiens, Paris, PUF, 1996.
-
[10]
Voir D. Moreau, « Jean Paul, lecteur de Jean-Jacques : l’approche herméneutique de l’éducation », Le Télémaque, n° 27, 2005, p. 95-120.
-
[11]
P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, p. 68. L’usage par les auteurs de la parenthèse est ici remarquable : elle situe une proposition majeure de l’ouvrage au rang d’une évidence apodictique.
-
[12]
Voir D. Moreau, « Jean Paul, lecteur de Jean-Jacques… ».
-
[13]
Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990.
-
[14]
G. Espagne, Les années de voyage de Jean Paul Richter, Paris, Cerf, 2002.
-
[15]
Jean Paul, Levana ou Traité d’éducation, Paris, Classiques Garnier, 2012.
-
[16]
Jean Paul, La loge invisible, Paris, José Corti, 1965 (traduction G. Bianquis).
-
[17]
Voir R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979.
-
[18]
G.E. Lessing, Dialogues maçonniques, Paris, Aubier, 1946.
-
[19]
Jean Paul, Vie de Fixlein, régent de cinquième, in Romantiques allemands, t. I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1963, p. 122.
-
[20]
Jean Paul, La Loge, p. 40.
-
[21]
Ibid., p. 42.
-
[22]
Ibid., p. 49.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid., p. 154.
-
[26]
Ibid., p. 111. On se souvient cependant de l’intérêt puissant que Jean Paul accorde aux abécédaires. Voir D. Moreau, « Le jeu des lettres. Pour une philosophie de l’abécédaire », Le Télémaque, n° 50, 2016, p. 95-102.
-
[27]
Jean Paul, La Loge, p. 111.
-
[28]
Ibid., p. 112.
-
[29]
Eckhardt, Traité de l’homme noble, Paris, Aubier-Montaigne, 1942.
-
[30]
J.G. Herder, Dieu, quelques entretiens.
-
[31]
Jean Paul, La Loge, p. 41.
-
[32]
Jean Paul, Choix de rêves, A. Béguin (éd.), Paris, José Corti, 1964, p. 21.
-
[33]
Ibid., p. 27.
-
[34]
Jean Paul, Siebenkäs, t. I, Paris, Aubier, 1963, p. 449.
-
[35]
Jean Paul, La Loge, p. 15.
-
[36]
Jean Paul, Levana, § 26.
-
[37]
Ibid., § 157.
-
[38]
H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989.
-
[39]
Jean Paul, Levana, p. 75.
-
[40]
Ibid., p. 237.
-
[41]
Cité par P. Jalabert, Préface à J.-P. Richter, Siebenkäs, Paris, Aubier, 1963, p. 8.
-
[42]
Jean Paul, Levana, p. 110 ; il déclare plus loin que la réflexion philosophique scolaire, « comme développement artificiel », détruit les facultés de l’âme que seul préserve le développement de la vivacité d’esprit. L’inventivité seule « donne l’amour et la maîtrise des idées » (p. 118).
-
[43]
G. Espagne, Les années de voyage…
-
[44]
J.G. Herder, Die älteste Urkunde des Menschengeschlechtes, in Sämmtiche Werke, Band 6, Berlin, Weidmann, 1883.
-
[45]
Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, § 2, p. 35-36.
-
[46]
Parmi les « voisins » de ces poètes, Jean Paul nomme Novalis.
-
[47]
Jean Paul, Cours, p. 38.
-
[48]
C’est nous qui soulignons.
-
[49]
Jean Paul, Cours, p. 180. Le Geist a ici, comme on le verra, le double sens d’Esprit et de fantôme.
-
[50]
Voir supra.
-
[51]
Jean Paul, La Loge, p. 211-214.
-
[52]
Ibid., p. 213.
-
[53]
Ibid., p. 214.
-
[54]
La formule est citée par P. Slöterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Fayard, 2000.
-
[55]
Voir Cours, IXe programme.
-
[56]
Jean Paul, Cours, p. 180.
-
[57]
Jean Paul, Préface à La Loge, 1821, cité par G. Bianquis, p. 9.
-
[58]
Jean Paul, La Loge, p. 179.
-
[59]
Ibid., p. 176.
-
[60]
Jean Paul, Levana, p. 20.
-
[61]
Ibid.
-
[62]
Jean Paul, Cours, p. 238.
-
[63]
A. Béguin, Préface à Jean Paul, Choix de rêves.
-
[64]
J.W. Goethe, Wilhelm Meister, in Romans, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954.
-
[65]
F. Nietzsche, Schopenhauer éducateur, 3e Considération intempestive, Paris, Aubier, 1966.
-
[66]
« Ses yeux [ceux de Gustave] étaient ce ciel ouvert qu’on trouve dans mille regards de cinq ans pour dix regards de cinquante » (Jean Paul, La Loge, p. 56).
-
[67]
Jean Paul, Choix de rêves, Sur la magie naturelle de l’imagination [1796], p. 26.
-
[68]
Ibid., p. 29.
-
[69]
Jean Paul, Levana, § 1.
Il n’y a pas un seul livre de trop sur le vaste champ de la pédagogie ; là où les fragments seuls sont possibles, le tout ne se compose que de la totalité des fragments [1].
2Il existe une représentation de l’image que la pensée romantique aurait constituée de l’enfant. Mais, comme l’on s’en aperçoit si l’on est quelque peu attentif, il ne s’agit que d’une pure Phantasie dont on peine à saisir la genèse dans la critique littéraire de l’après-Romantisme. Le constat étrange qui s’impose après la lecture minimale des œuvres à laquelle la réflexion doit se résoudre pour être pertinente, est que la pensée romantique n’a constitué aucune image de l’enfant dont les amateurs de catégorisations historiques positives pourraient se saisir pour démontrer que, à coup sûr, nous avons progressé dans nos savoirs sur l’enfance pour répudier désormais, comme une curiosité du passé, ces rêveries d’un autre âge.
3Il n’y a pas d’image de l’enfance, pour les penseurs romantiques, parce que l’enfance n’est pas un âge qui passe : l’enfance est l’impossibilité même de toute image, de la Nature, du Monde, de l’Esprit, de toutes les catégories métaphysiques qui nous encombrent toujours et que les Romantiques ont tenté de penser, en échouant et en comprenant que leur échec est la clef même de leur recherche : l’inachèvement devient un principe ontologique, ce qui détruit la possibilité même d’une ontologie des essences : inachèvement de l’homme, de ses systèmes de savoir, de ses organisations politiques.
4Mais pourquoi alors écrire sur cette impossibilité ? Pourquoi, après eux, reprendre l’échec des Romantiques à penser l’enfance, et ne pas plutôt analyser la structure des savoirs contemporains constitués sur l’enfance ? Sans tomber sous le charme des catégories historiques “négatives”, on peut cependant être mû par une intuition intellectuelle selon laquelle un mouvement de longue durée prend, dans le moment romantique, une figure (Bild) particulière qui nous interpelle avec insistance pour nous écarter de nos évidences contemporaines, et des pratiques assurées qu’elles prétendent fonder. S’intéresser au Romantisme, c’est faire un saut au-dessus de ce qui nous enserre aujourd’hui.
Une image romantique
5Parmi les projets des Romantiques allemands en direction de l’enfance, celui de Philipp Otto Runge mérite d’être rappelé à l’attention. Runge conçoit à l’orée du XIXe siècle un cycle à la fois pictural, musical et poétique, intitulé Les heures du jour, qui est un hymne à l’enfance, engagé par tous les moyens artistiques accessibles, selon le programme d’une expression totale. Sa mort prématurée achèvera ce cycle définitivement (mais il n’est pas exclu qu’il y ait renoncé auparavant) par cette toile unique et singulière : Les enfants Hülsenbeck [2].
6Cette première – et ultime – grande toile du cycle représente des enfants dans leur monde. L’enfance est à elle-même son propre âge, divisé en 3 moments : 3 enfants, 3 tournesols, 3 jeux. Un jardin clos d’une barrière blanche, mais qui s’ouvre en arrière-plan sur la droite par un passage sur une maison aux larges fenêtres, abritée sous la frondaison de grands arbres, est son théâtre. Le plus jeune des enfants, qui ne marche pas encore, est assis dans une petite charrette, sous le regard attentif de l’aîné, lorsque le troisième frère brandit un petit fouet en houspillant un attelage imaginaire que son aîné, absorbé par sa surveillance, néglige momentanément. Cette toile suscite un fort sentiment d’étrangeté, qui ne doit rien à une composition demeurée encore classique, contrairement, par exemple, au dessin de Caspar David Friedrich, Paysage au soleil levant (1804) [3], qui, lui, marquera une rupture en ouvrant la perspective picturale romantique. Cette étrangeté nous vient du regard des trois enfants, qu’on pourrait le mieux exprimer par cette expression d’Emerson : « Esprit intact, regard invaincu qui nous déconcerte » [4]. En effet, ce regard semble à la limite de la représentation, dans la mesure où il ne s’inquiète pas du fait d’être croisé par celui du spectateur extérieur, et ne cherche pas à saisir une intention, un sentiment ou un reproche d’adulte ; pris dans leurs jeux, les enfants ne regardent pas, ils voient en totalité, comme cette totalité poétique, musicale et picturale qui, pour Runge, était la seule présentation capable de saisir ces heures de l’enfance. Les enfants ne croisent pas leurs propres regards, et si l’aîné veille sur le petit dernier, c’est qu’il commence sans doute à quitter le monde de l’enfance. Les enfants nous regardent sans nous interroger, et c’est cette indifférence qui nous inquiète, nous les adultes : d’où leur vient cette confiance radicale dans l’être ? Du jeu, probablement, mais le jeu lui-même ne peut s’exercer librement que dans cette confiance assurée. Cette confiance, postule Runge, leur vient du futur. Confiance en la vérité de leur expérience du monde construit selon des structures ludiques et oniriques, confiance dans la transparence (rousseauiste) qui éclaire leurs relations mutuelles, sentiment, non de puissance, mais d’attente accueillante de ce qui va advenir, et qui est déjà, comme l’allée vers la maison, derrière soi. Pour s’en convaincre un peu plus, il faut se reporter à une autre toile de Runge, de l’année suivante (1806) mais beaucoup plus sombre : Les parents de l’artiste [5]. Ce sont deux fillettes jouant avec des fleurs qui se tiennent en avant-plan d’un couple d’adultes âgés mais qui ne sont pas encore des vieillards. La femme a dans la main une petite rose qui l’embarrasse, vraisemblablement cueillie par une des fillettes, tandis qu’elle tient son mari par le bras. La plus âgée des fillettes regarde le couple, comme l’aîné Hülsenbeck son plus jeune cadet précédemment, lorsque la plus jeune regarde le spectateur du même « regard invaincu ». Ce qui frappe ici est un contraste violent établi entre les regards enfantins et celui des adultes, emplis d’une amertume radicale, d’une aversion manifeste pour tout ce qui les soutient encore dans leur vie personnelle et sociale. C’est une défaite existentielle dont il est question ici et la voie que Runge suggère est celle qui s’ouvre dans les yeux de la dernière née, « invaincue » dans l’attente d’un futur déjà présent. L’année suivante, Runge peindra encore un portrait de son épouse Pauline portant dans ses bras son fils Sigismund de deux ans, dans la pose manifeste d’une Madone du Quattrocento, dont la religiosité est subvertie par le regard “romantique” de l’enfant qui retire au visage maternel toute bienveillance et dans lequel se lisent à la fois le reflet de l’étrangeté qui nous envahit et, finalement, une espérance de salut né de la confiance en la confiance de l’enfant. Il n’y a plus de fleur désormais mais un fruit que l’enfant agrippe de sa main gauche lorsque la droite se pose, avec résolution, sur le sein de sa mère.
Bilden und Bildung
7Runge disparaît avant la réalisation du cycle total de “l’installation”, pour user d’un terme contemporain, qu’il envisageait et accentue ainsi tragiquement son caractère romantique. Les Parents du peintre ont été entraînés trop loin dans les âges de la vie pour apercevoir encore quelque chose de l’enfance qu’ils ont oubliée. Runge lui-même travaille aux limites de ce ressouvenir (Erinnerung) avant d’être emporté par la “consomption”. Peut-être ce projet nous semblera-t-il irréalisable, pour nous, héritiers du Romantisme, qui nous sommes engagés dans ce rêve de la totalité poétique. Mais ce qui importe le plus est que ce projet ait été conçu, que sa possibilité s’en soit imposée à ce point que sa réalisation ait été mise en chemin.
8Si le rêve de la totalité de Runge se heurte à la mort, car son support structurant était la surface, l’écriture quant à elle se préserve de la visibilité de l’échec. Qu’est-ce qu’un texte achevé ? Qu’est-ce qu’une écriture qui réaliserait son projet ? Comme l’écriture du Nom de la totalité, elle s’effacerait aussitôt. C’est, selon Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, une des clefs majeures du Romantisme allemand [6]. S’appuyant sur une remarque de Walter Benjamin relative à Schlegel, ils écrivent :
À l’époque de l’Athenaeum, l’absolu était en tout cas le système dans la figure de l’art. Mais il ne cherchait pas cet absolu de façon systématique, il cherchait bien plutôt à l’inverse à saisir le Système de façon absolue [7].
10Ils argumentent que le Romantisme est bien une pensée du Système, aux antipodes de tout systématisme, qui ne peut saisir la totalité que sous l’individualité singulière du fragment, et son savoir que dans l’écriture du chaos. Chaque fragment est une image de la totalité, qui ne s’y reflète pas dans un schème ordonné, comme dans le monde leibnizien, mais qui la subvertit de l’intérieur dans la désorganisation radicale du chaos. Chaque fragment possède ainsi une vérité plus radicale que ne le ferait un système total de la science, mais cette vérité est bien ce qui rend impossible sa communication avec la vérité des autres fragments. On peut penser à Spinoza, échappant, comme le montre Deleuze, à la métaphysique de la substance par son concept d’expression, et ce rapprochement ne serait pas erroné [8]. En effet, Herder avait introduit la lecture de l’Éthique à Weimar [9], et Schlegel lui-même se réfère à Spinoza à de multiples occurrences dans l’Athenaeum. Mais ce qui nous importe ici est de saisir d’emblée que l’enfance est ce fragment de la totalité qui ne nous donne accès à la vérité de l’être que sur le mode du chaos. D’où venait la cohérence du projet de Runge. On a pu penser qu’il s’agissait d’un problème herméneutique – et nous y avons adhéré autrefois [10]. Mais la difficulté est plus radicale : aucun fragment ne peut ouvrir l’accès à la totalité, car une telle ouverture la subvertit aussitôt en chaos. L’enfance en est le paradigme : nous ne pouvons nous rapporter à notre propre enfance que sur la mode de l’Erinnerung, de la remémoration fragmentaire et lacunaire dont chaque fragment ressurgi dissout aussitôt l’illusion de la conscience totale d’un moi qui s’y abriterait. Nous ne sommes que des enfants, plongés dans l’incapacité de nous apercevoir nous-mêmes.
11La formation de l’homme, la Bildung, est plutôt pensée comme une formation d’images sans cesse effacées et recomposées. L’absolu littéraire développe ainsi cette intuition fondamentale à travers – il faut le souligner – une grande parenthèse, dont la fonction textuelle est alors parfaitement explicite :
(D’où le motif si constant et capital dans tous les fragments de la Bildung dans ses deux valeurs de formation-mise en forme et de formation-culture. L’homme comme l’œuvre d’art ne sont ce qu’ils sont que gebildet, ayant pris forme et figure de ce qu’ils doivent être. Le motif de l’« éducation du genre humain » s’épanouit et se transfigure à Iéna, par-delà Lessing, Herder et Schiller, dans le motif de la mise en forme totale d’une humanité absolument essentielle et absolument individuelle, dans laquelle « tout individu infini est dieu » et « il y a autant de dieux que d’idéals » (Ath. 406) : ce qui revient à dire, à la fois que l’achèvement de la Bildung est la manifestation-en-forme de l’idéal (lequel n’est pas l’« inaccessible », mais la réalité de l’idée, cf. Ath. 412), ou l’idéal comme œuvre, et que l’idéal, comme l’individu, est aussi nombreux que le fragment – ou que c’est l’idéalité qui fait la pluralité fragmentaire) [11].
13On saisit là la trame de tous les romans de formation, de la Loge invisible de Jean Paul à la Recherche proustienne, dans cet effacement perpétuel de toute subjectivité qui tenterait de se clore dans une collecte enfin cumulative de ses propres fragments [12]. L’enfance dissout toute subjectivité qui se poserait dans la présence à soi apaisée. C’est pourquoi l’éducation formelle tente d’institutionnaliser une telle présence, comme garantie d’un assujettissement pacifié.
14Une seconde conséquence qui transparaît désormais avec force est que l’accès à cette enfance de la formation, ou formation de l’enfance, ne peut s’engager qu’à travers une écriture singulière : le roman impossible, le roman inachevable, le roman de formation comme formation du roman. C’est ce que nous nous proposons d’aborder à travers la lecture de la Loge invisible.
Roman et formation : La loge invisible
15Le choix de lire Jean Paul Richter peut sembler paradoxal ; les auteurs de L’absolu littéraire ne l’incluent pas dans le mouvement romantique, pour des motifs assez factuels. En réalité, la publication en 1990 du Cours préparatoire d’esthétique a permis de resituer Richter à sa véritable place : comme initiateur de la pensée romantique – aux marges du mouvement littéraire – telle qu’elle influencera ultérieurement Nietzsche et Benjamin [13]. En effet, la lecture « systématique » de Jean Paul est rendue très difficile par le foisonnement de son écriture romanesque et la dissémination singulière de ses textes théoriques, dont le Cours d’esthétique et le Traité d’éducation constituent les axes majeurs. Mais, à la racine du Romantisme, ce qui est remarquable chez Jean Paul est qu’il s’oriente résolument vers l’enfance, comme question et problème. Mis à part le travail de Geneviève Espagne [14] qui a incité sans doute Alain Montandon à publier une nouvelle traduction et édition critique de Levana ou Traité d’éducation [15], les travaux sur Jean Paul semblent paralysés par cette « systématicité du chaos » dans laquelle se déploie son écriture. Geneviève Espagne use quant à elle d’une clef organisationnelle en articulant la biographie de Jean Paul autour de ses “séjours” ou Voyages à Leipzig et Bayreuth. C’est dire que nous ne tenterons pas de construire une théorie éducative jeanpaulienne, ni d’en extraire une philosophie de l’enfance. Mais nous prendrons ses écrits à la lettre en posant comme principe initial que l’écriture, pour Jean Paul, est une invention de soi à travers la dissolution d’un moi factice que toute enfance a déjà fragmenté de l’intérieur.
Naissance(s) de Jean Paul
16Il y a principalement trois repères que Jean Paul indique à ses lecteurs aventureux pour se guider dans son œuvre. Ce sont ces trois “naissances”. La première est la découverte du moi-enfant, la seconde, son épreuve métamorphique du 15 novembre 1790, la troisième, son entrée dans le roman, trois ans plus tard, par l’écriture de la Loge. Mais il faut placer au centre la nuit du 15 novembre ; elle permet de signifier l’entrée dans l’enfance, et constitue l’origine du projet “total” de la Loge. Jean Paul la nomme sa Transfiguration. Cependant, notre lecture rencontre nécessairement au préalable la naissance de l’auteur-Jean Paul et commence alors par La loge invisible.
17Johann Paulus Richter choisit son pseudonyme Jean Paul, écrit en caractères latins et non en Fraktur, pour en forcer en quelque sorte la prononciation à la française comme signature de La loge invisible en 1793 [16]. La Loge devient ainsi une réponse à l’Émile, et Jean Paul-auteur y tente d’y assumer la fonction de Jean-Jacques. Ce qui anime conjointement Jean-Jacques et Jean Paul est le sentiment d’une éducation manquée dont ils ne purent s’échapper que par l’autodidaxie d’une écriture insatiable, ce que certains biographes ont nommé une “graphomanie”, ce qui ne dénote que leur difficulté à le lire. Ce creusement de l’écriture par elle-même, que l’auteur tente de colmater par des collages d’appendices, de suppléments, d’appendices aux suppléments, montre plutôt comment c’est l’écriture elle-même qui se métamorphose dans la quête impossible d’un sujet. Les Essais de Montaigne l’avaient expérimenté, à l’entrée de la Modernité. Et dans le même champ, précisément : l’éducation de soi-même.
L’éducation comme formation de soi-même
18Jean Paul assume donc de relever le projet de Rousseau : favoriser une formation de soi-même en neutralisant les forces de coercition sociale qui conduisent à l’échec de la vie libre. Le roman, tel qu’on peut le retracer à travers les ébauches et la prolifération des manuscrits, est conçu initialement pour mettre en scène l’éducation d’un héros animé par l’idée républicaine, devenant chef de son pays où il fera enfin régner la justice. Un roman où Émile, en quelque sorte, pourrait devenir un libérateur-éducateur du Genre humain. Mais rien ne va se passer comme prévu car la Révolution française avance, inexorable, paradoxale et destructrice. Si la Loge désigne une communauté secrète, sur le paradigme basedowien illuministe [17], ou encore plus explicitement sur celui des Dialogues maçonniques de Lessing [18], l’œuvre à sa publication ne doit plus rien à cette orientation initiale et reçoit, mystérieusement au premier abord, ce sous-titre : Les momies. C’est alors cette société secrète qui prendra soin de l’enfant après son éducation, à son insu, comme une providence immanente, que la communauté politique des hommes ne saura jamais organiser pour leur bonheur. Ce retournement enregistre l’échec du grand rêve de la Révolution française d’une éducation des adultes rattrapant le “retard” historique d’une génération sur celle des enfants que l’on instruirait en vue de l’émancipation, dont la Terreur sera le paraphe qui clôt ce projet d’une éducation des adultes restés enfants à cause du despotisme, de l’ignorance et de la superstition. L’éducation bourgeoise, analysera Jean Paul, prépare l’infantilisme des adultes et sera le frein principal à l’organisation d’une communauté politique libre :
Ce n’est pas l’étroitesse de la situation mais l’étroitesse du regard, ce n’est pas une science favorite mais une âme étroitement bourgeoise qui rendent pédants, âme qui ne peut mesurer et distinguer les cercles concentriques du savoir et des actes humains. À cause de la distance locale qui confond le foyer de toute vie humaine avec toute paire de faisceaux lumineux convergents, qui ne voit pas tout et doit tout subir ; bref, le véritable pédant est l’intolérant [19].
20La structure de la Loge invisible se présente comme un roman d’éducation qui sépare deux temps : la première et la seconde enfance de Gustave, l’enfant qui est le héros du roman, et le “demi-frère littéraire” d’Émile. Mais on ne parviendra pas à discerner, à travers le roman, “qui” est Gustave, dans un subtil jeu croisé entre enfant légitime princier enlevé à ses parents et enfant naturel de ce même prince, demi-frère peut-être de la jeune fille dont il tombera amoureux, comme Kaspar Hauser. Comme pour celui-ci, la première enfance de Gustave va se dérouler dans une grotte souterraine, en compagnie d’un personnage dont on ne sait rien : le Génie, et d’un caniche, qui a le comportement, apprend-on, d’un « éminent piétiste » [20] et qui exercera la même fonction dans la Vie de Fixlein. Cette éducation souterraine (un ancien souterrain d’un château) a une double fonction : comme la Caverne platonicienne, préparer à la contemplation de la réalité extérieure, comme l’éducation d’Émile, et d’autre part permettre la mise en suspens des relations de l’élève avec la vie sociale et, singulièrement, avec ses parents : ceux-ci ne pourront avoir de contact avec lui que la nuit, dans le silence, alors qu’il est endormi, les yeux bandés… Cette première éducation consiste pour le Génie à :
[…] régner seul sur l’enfant dont il recourbait les branches bourgeonnantes, à la mesure d’une haute stature humaine. […] Il s’y prenait fort bien, sans jamais commander, il se contentait d’accoutumer et de raconter. Il ne contredisait jamais l’enfant ni lui-même, il possédait pour le rendre sage le plus grand arcane – lui-même [21].
22Dans cette caverne, comme dans la communauté platonicienne des Lois, ce sont les récits qui sont formateurs lorsqu’ils préparent à la seconde éducation, expérientielle et sensible, au cœur du monde réel. Mais ces récits sont puisés – lecture de Rousseau – à partir de la propre formation du maître. Cette éducation-dans-le-monde s’accomplira sur le thème d’un véritable acquiescement à l’être, d’une adhésion parfaite à la réalité, comme ultime vérité du monde. Le Génie prépare ainsi son élève à sa sortie hors de la grotte, du « Paedagogicum souterrain » [22] :
Si tu es bien sage et patient, si tu aimes bien le Caniche et moi, tu pourras mourir. Quand tu seras mort, je mourrai aussi et nous irons au Ciel (il voulait dire à la surface de la terre) […] Oh ! Quand mourrons-nous ? disait l’enfant… [23]
24Cette sortie de Gustave est « la résurrection qui le tire de son Saint-Sépulcre » :
[…] alors les hautes vagues d’un océan de vie refluent sur Gustave – haletant, ébloui, l’âme comblée. Il contemple l’incommensurable visage de la nature. Mais quand, la première stupeur passée, il ouvrit son âme à ces effluves, – quand il sentit l’âme sublime de l’univers l’étreindre de ses mille bras – […] quand enfin son regard appesanti se confia aux ailes blanches d’un papillon qui naviguait solitaire et sans bruit sur des fleurs diaprées […] alors tout le ciel, consumant l’ourlet traînant du manteau de la nuit fugitive, et sur les confins de la terre, se posa, comme une couronne tombée du trône divin, le soleil. Gustave s’écria : “c’est Dieu qui est là !” et s’affaissa, les yeux éblouis, ému de la plus grande ferveur qu’ait jamais ressenti un cœur puéril de dix ans [24]…
26Certes, le prisonnier platonicien préférait orienter son esprit vers les mouvements mathématiques des astres et ne se serait jamais fié à l’errance d’un papillon ; c’est que le platonicien accédait à un monde supra-sensible épuré de ce qui façonne l’unité du monde réel de Gustave, le pneuma cosmique, qui dirige le papillon avec la même nécessité qu’il oriente le regard de connaissance de l’enfant. Jean Paul est un Stoïcien en ce sens ou herdérien si l’on veut, lorsqu’il rend inutile pour l’homme l’accès à une réalité supérieure : « […] c’est Dieu qui est là », comme Cosmos auquel nous appartenons. Mais cette appartenance n’est pas rationnellement donnée, et nous ne l’entrevoyons qu’en nous fragmentant. Cette fragmentation est ce creusement de l’être vers ce qui nous menace, l’Angoisse que Jean Paul distingue radicalement de la crainte à travers une phénoménologie de la présence spectrale :
La peur des fantômes est un singulier phénomène de notre nature, d’abord à cause de sa domination universelle, secondement parce qu’elle ne tient pas à l’éducation, car l’enfant a peur non seulement des fantômes mais aussi du gros ours qui est derrière la porte ; si l’une de ces peurs disparaît, pourquoi pas l’autre ? – et troisièmement à cause de son objet : quand on craint les fantômes, ce n’est pas la mort que l’on redoute, mais la présence d’un être totalement inconnu ; un habitant de la lune, un indigène d’une autre planète ne nous causerait pas plus d’émoi qu’un animal exotique ; mais il semble que dans l’homme habite la terreur de maux que la terre ignore, d’un monde tout autre que ceux qui gravitent autour des soleils, de choses limitrophes du moi [25].
28La seconde éducation de Gustave sera une éducation par le monde. L’auteur Jean Paul s’y insère insensiblement comme un personnage central : il devient le précepteur de Gustave, boiteux ou unijambiste, mal assuré sur cette terre. Et Jean Paul peut se métamorphoser en Jean-Jacques en insérant dans sa pédagogie les préceptes de l’éducation négative corrigés cette fois vers une socialité bienveillante. S’il n’y a toujours pas de « livres pour les enfants » [26], c’est que l’enfance n’est pas la préparation de l’âge adulte, mais son trésor de joies futures :
Au demeurant l’enfance n’est-elle que la pénible préparation au voluptueux dimanche de l’âge mûr, ou n’en est-elle pas plutôt la vigile, avec ses joies bien à elle [27] ?
30Ainsi, l’éducation de l’enfance doit être une formation de soi – ferme et orientée, insiste Jean Paul, en vue d’une éducation tout au long de la vie :
Instruire en jouant ne signifie pas qu’on épargne tout effort à l’enfant ou qu’on l’en décharge, mais que l’on éveille en lui une passion qui lui impose et lui allège les plus grands efforts. À cet effet, les passions tristes ne conviennent pas – par exemple la crainte de la réprimande, de la punition, etc. [28]
32La tonalité de ce passage, spinoziste autant que stoïcien, montre que le projet éducatif jeanpaulien s’articule constamment sur ce rapport rétrospectif à l’enfance comme technique de vie : un enfant qui n’a pas appris à se former, ou qui a été éduqué dans la crainte et la soumission, n’accédera jamais à une existence libre.
33Dans la troisième phase, Gustave incorporera, pour sa plus grande souffrance, une école de Cadets. Or c’est précisément dans ce glissement insensible que le roman échappe à son auteur, comme l’éducation elle-même échappe à ses directeurs, naturels et institutionnels. L’auteur y devient acteur et témoin de ses propres actions. La forme classique explose – il s’y ouvre ce qui deviendra chez Jean Paul l’inventivité littéraire même : le roman poétique : roman dans le roman, fragments épars qui se rassemblent et qui se perdent – au plus près de la conception jeanpaulienne de l’écriture. Dans la Loge invisible apparaît la figure du double, sous la forme d’un médaillon que reçoit au début du roman Gustave, de la femme qui l’a enlevé quelque temps après sa sortie du souterrain, tant il ressemble à son fils perdu, le petit Guido.
34Si Jean Paul reste, pour l’essentiel, fidèle à Jean-Jacques – l’éducation négative, le théâtre protégé de l’expérience enfantine, l’éducation par soi-même à travers la figure du double – cependant l’impossibilité de tout système d’éducation ouvre la réflexion sur une dimension proprement nouvelle, en explorant une fonction ontologique de l’enfance, radicalement inconnue de Rousseau. On peut penser que la Loge servit à étayer le projet du Wilhelm Meister de Goethe (1795) paradoxalement en tentant d’éviter cette exploration et en réinsérant l’éduqué dans l’expérience du monde social.
La fragmentation et la duplicité
35Le thème romantique du double est ce qui construit la possibilité même de toute écriture. Cette source de l’étrangeté, dont Freud saisira l’importance, permet tout d’abord d’exposer la dualité de l’homme. Jean Paul reprend dans sa pensée la distinction de Maître Eckhardt entre l’homme intérieur et l’homme extérieur [29], dans une interprétation nouvelle qu’il reprend de Herder, celle du dépassement de la dualité corps-âme que la lecture de Spinoza lui avait permis de réaliser [30]. Pour Jean Paul, l’homme intérieur correspond à la forme de l’homme : elle est auto-surgissement et déploiement de soi. L’homme extérieur est celui qui reçoit l’empreinte du monde sensible, façonnage de l’enveloppe corporelle. L’éducation traditionnelle ne se consacre qu’à l’homme extérieur : dressage, inculcations d’habitudes, érudition sans sagesse. La première éducation de Gustave consiste donc, on l’a vu, à inverser ce processus : protection contre le monde extérieur, travail de l’éducateur centré sur le surgissement d’un soi apte à se former soi-même :
Comme l’éducation est beaucoup moins apte que ne l’imaginent les précepteurs à changer quoi que ce soit à l’homme intérieur, mais qu’elle peut beaucoup sur son extérieur, on sera surpris d’observer l’inverse chez Gustave [31].
37Mais d’autre part l’enfance est le double de l’homme, parce qu’à l’enfance se produit le premier dédoublement – celui de la conscience réflexive et de ce qui lui correspond comme fragmentation et impossibilité d’une réconciliation, dont Jean Paul sera l’un des premiers à en faire une épreuve existentielle, reprise on le sait par Kant. C’est la première naissance de Jean Paul :
[…] un matin, tout enfant encore, je me tenais sur le seuil de ma maison et je regardais à gauche vers le bûcher, lorsque soudain me vint du ciel, comme un éclair, cette idée : je suis un moi, qui dès lors ne me quitta plus ; mon moi s’était vu lui-même pour la première fois et pour toujours [32].
39Être un moi et vivre les instants épars d’une vie humaine, cette contradiction est habituellement épargnée à la première enfance et Jean Paul y puisa la clef de son destin intellectuel. Mais à cette première épreuve correspondra ce qu’il appellera sa Transfiguration, du 15 novembre 1790, comme naissance centrale, on l’a dit :
Soir le plus important de ma vie : car j’y éprouvai la pensée de la mort, songeant qu’il n’y avait point de différence pour moi à mourir demain ou dans trente ans, que tous mes plans s’évanouiraient dans la mort, et qu’il me faut aimer les pauvres humains, si vite engloutis, avec leur lambeau d’existence [33].
41On ne pourra manquer d’y lire une préfiguration de l’expérience nietzschéenne de la révélation de l’Éternel Retour. Les conséquences de cette épreuve de 1790 sont cette métamorphose de Richter en Jean Paul, l’entrée dans le roman, et l’écriture de la Loge invisible. Il faut donc comprendre que l’horizon de la mort, l’être pour la mort dévoilé, renvoie Richter à une nouvelle “identité” qui se fonde dans l’écriture de l’enfance, parce qu’elle assure le pouvoir de l’autobiographie jeanpaulienne pour la genèse de soi. Le dépassement de la triple dualité : homme intérieur / extérieur, enfance / homme, moi / soi ne s’effectue pas dans une réunification harmonieuse, à travers le passage dans l’altérité qui présume l’universel, mais au contraire dans une fragmentation complexe, quasiment indéfinie. Le double n’est pas l’autre, il est le reflet fugitif du soi que l’on surprend parfois dans les choses qui nous parlent. Ce dépassement par le fragment s’appuie essentiellement sur la métaphorisation comme expérience poétique.
L’enfant, voyant du futur
42Rousseau avait déterminé l’enfance comme vérité de l’homme. Jean Paul radicalise cette proposition : l’enfance est l’être même de l’homme :
L’enfance – et ses terreurs plus encore que ses joies trouvent dans nos rêves des ailes et leur éclat ; dans la brève nuit de l’âme, ils voltigent, comme des lucioles. Oh ! n’écrasez pas ces étincelles légères ! – Laissez-nous même les rêves sombres et accablants, ce sont les exaltantes pénombres de la réalité ! Et par quoi remplacerait-on ces rêves qui nous emportent loin du tumulte de la cascade vers les hauteurs paisibles de l’enfance, où le fleuve de l’existence, silencieux encore dans sa petite plaine, semblable à un miroir du ciel, s’en allait vers les abîmes [34] ?
44L’enfance est donc ce chemin perdu vers l’être dont il nous reste les rêves et les terreurs. Freud, à nouveau, s’appuiera sur cette intuition fondamentale. Cette métaphore du miroir avait été placée originellement dans l’avant-propos de La loge invisible :
Entre ciel et terre est suspendu un grand miroir de cristal sur lequel se projettent les grandes images d’un monde nouveau et encore caché, mais seul le regard de l’enfant les aperçoit, le regard souillé de l’animal ne perçoit même pas le miroir [35].
46L’enfant est le voyant que nous avons cessé d’être, et que nous devons accueillir comme un messager du futur, puisqu’il vient de l’avenir, comme un aérolithe. Notre passé est notre futur, à la condition expresse que nous ne le compromettions pas prématurément, à travers le passé de notre enfance : c’est le thème de l’anthropolithe dans la Levana.
47Le travail de la formation de soi est pensé comme une émancipation de notre futur qui ne peut être guidé que par nous-mêmes, à partir de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre enfance ; là est la responsabilité de l’enfance, là est sa gravité, telle qu’elle s’exprime dans le regard des Enfants Hülsenbeck. C’est un passage important de la Levana, où est reprise la thématique de l’image de l’homme intérieur.
Chacun de nous a son homme idéal en lui-même dont il s’efforce en secret, à partir de son enfance, d’assurer la liberté et la tranquillité. […] Mais l’homme idéal vient au monde sous l’enveloppe d’un anthropolithe. L’œuvre de l’éducation est d’affranchir de leurs entraves certains membres, en brisant les enveloppes de pierre, afin que les autres puissent s’en délivrer eux-mêmes [36].
49Mais cette émancipation, facilitée par une éducation favorable, reste un effort sans promesse extrinsèque. Elle posséderait cependant un pouvoir immense d’interpellation :
Un seul enfant sur terre nous apparaîtrait comme une merveilleuse créature angélique étrangère, qui, peu habituée à nos manières bizarres, à notre langage, à l’air que nous respirons, nous regarderait avec une attention muette [37].
51Là est donc le véritable problème. Nous ne voyons pas les enfants, nous évitons de croiser leur regard, et l’art est nécessaire pour nous rendre attentifs. C’est cette communauté des enfants qui fait donc problème : en considérant le monde de l’enfance comme un autre monde, dont nous, adultes, nous serions enfin extraits, nous pensons trop bien les connaître et les régenter selon leurs supposées insuffisances. C’est la lecture paradoxale qu’Hannah Arendt fait du Romantisme. Elle restitue la puissance ontologique des nouveaux venus mais leur dénie la capacité de se former mutuellement [38]. Jean Paul, au contraire, affirme que : « Si les hommes sont faits pour les hommes, les enfants sont encore mieux faits pour les enfants » [39] et que dès lors, une véritable éducation des enfants se basera sur la mutualisation de leurs expériences : « Une éducation bien conduite trouve sa vraie force, non dans un enfant, mais dans un grand nombre d’enfants réunis » [40].
Sagesse et poésie
52Il ne peut y avoir de philosophie de l’enfance chez Jean Paul. La rupture est consommée dans son parcours biographique. Jean Paul s’est détourné de la philosophie de son temps, dès 1781, pour penser à travers des images, plutôt que des concepts : des percepts, en quelque sorte. Il écrit que « la magie naturelle de l’imagination est conçue comme le sens humain de l’infini » [41]. Mais, pour cette même raison, il n’y aura pas non plus de “philosophie pour enfants” :
Mais la philosophie est mortelle aux enfants, à tout le moins elle brise en eux pour toujours la pousse fragile de la réflexion [42].
54L’accès à l’enfance est interdit à la philosophie. Jean Paul ouvre la voie poétique, la voie d’un savoir, nouveau dans son objet et sa méthode, sur la genèse de l’homme. Ce savoir se centre sur l’enfance et ne procède que par fragments et métaphores. Il préfigure le chemin qui pensera l’homme comme enfant-perdu, chez Freud et Nietzsche. Cet accès est une régression vers un futur qui se creuse dès l’origine : origine même de la poésie dans la genèse de l’humanité, origine du soi à travers l’acte poétique de son autosaisie. Cette génétique doit beaucoup à Herder, qui pensa la philosophie à l’intérieur de l’activité poétique. Dans la biographie qu’elle nous livre de Jean Paul, Geneviève Espagne mentionne que le premier contact qu’il eût avec l’œuvre de Herder lui donna l’occasion de sa première recension littéraire [43]. Dans Le plus vieux document de l’histoire de l’humanité, Herder défend la thèse que la langue poétique est une archi-langue, infiniment plus proche de la source du vrai que la conceptualisation moderne. Herder, inspiré par Spinoza, affirme en effet que la Genèse, ce « document le plus ancien » [44], est un texte profane qui par sa forme poétique tente de rendre compte de son inspiration divine.
L’enfance et la métaphore du monde
55Cette intuition centrale de La Loge sera explorée plus “systématiquement” dans le Cours préparatoire d’esthétique de 1804. La poésie y est pensée comme l’exploration de l’ontologie de la formation de l’homme. La poésie est la praxis expressive par excellence qui produit les métamorphoses. Les ruptures de l’existence, telle celle de 1796, ne peuvent être comprises, c’est-à-dire surmontées et assumées, que par l’expression poétique. L’importance du texte de 1804 est de provoquer, en quelque sorte, un renversement au sein même de la poésie. Si la tâche de la poésie est de donner l’accès par la métaphore aux images mobiles de l’être en formation, que signifie alors cette poésie qui prétend saisir l’essence permanente du Moi ? Il s’agit pour Jean Paul du symptôme central de ce qu’il va, le premier, diagnostiquer comme le Nihilisme du Temps présent :
L’esprit de notre temps, où règne un arbitraire rebelle à toute loi, préfère sacrifier le monde et le Tout au culte maladif du Moi, pour se dégager dans le néant un libre espace de jeu […] Lorsque l’histoire d’une époque se met à ressembler à un historien, et n’a plus de religion ni de patrie, la fureur du Moi, dans son arbitraire, vient fatalement buter contre les règles dures et tranchantes de la réalité [45].
57Le nihilisme de la poésie nouvelle la retourne contre elle-même [46]. Lorsqu’elle perd sa fonction de connaissance, elle perd aussitôt sa relation au monde et se déploie dans le néant dans lequel le Moi, un Moi imaginaire, persiste comme la seule réalité, avant que de se dissoudre lui-même comme illusion. Le Nihilisme est le corrélat de la métaphysique de la toute-présence d’un Moi devenu absolu ; pour s’en libérer, il faut donc s’attaquer à ce qui l’installe comme vérité supra-sensible :
Que les séductions de la chimère achèvent d’exténuer le jeune homme, et qu’il en vienne à prendre le vide de son lyrisme inné pour un romantisme supérieur, alors, au mépris de toute réalité – sauf de celle qui se borne à lui-même – toujours, plus mince et plus inconsistant, il sera emporté par un tourbillon dans un désert privé de lois ; pareil à l’atmosphère, c’est justement à l’altitude la plus haute qu’il se perdra dans le vide informe et inerte [47].
59L’antidote contre le nihilisme est alors puisé par Jean Paul dans le statut éminent auquel il élève la métaphore ; libérée de l’arbitraire du Moi (qui s’asphyxie dans le vide), elle redevient la parole du monde et le Cours d’esthétique lui donne cette place centrale :
À l’origine, quand l’homme et le monde fleurissaient encore ensemble, greffés sur une même souche, ce double-trope [le Witz] n’en était point encore un ; le monde ne proclamait point des dissonances, il proclamait une identité ; les métaphores n’étaient, comme chez les enfants [48] que des synonymes extraits du corps et de l’esprit [Geist] [49].
61La métaphore définit le statut de l’enfance. En tant qu’être “métaphorique” en quelque sorte, l’enfant a un accès immédiat au vrai, non en vertu d’une “pureté originelle” mais en raison de la valeur de son expression : « synonymes extraits du corps et de l’esprit ». L’enfant est d’emblée geistig, et loin d’être insignifiante comme le pensent certains Modernes, son expression nous rapproche de l’origine perdue, anté- et antimétaphysique. Jean Paul détermine la place de l’enfant en tant que poète, à la rencontre des deux axes de la Bildung, ontogénétique et phylogénétique : l’enfance de l’homme et l’enfance de l’humanité se croisent dans cette position poétique. L’exploration de notre enfance par nous-mêmes nous rapproche ainsi de cette origine perdue, de cette souche commune de l’homme et du monde.
62C’est cette découverte du croisement qui va transformer Gustave. À chaque métamorphose du héros, le narrateur-précepteur Jean Paul s’efface et déclare se borner à livrer une lettre de son ancien élève. C’est le texte – qui double celui de la « résurrection » [50] – de la Lettre du secteur XXVII, lettre du « jour extasié » :
Il me semble surgir aujourd’hui pour la seconde fois du fond de ma caverne au cœur de l’univers infini. […] J’ouvris alors mes bras tout grands dans l’air fluide et vibrant qui recouvrait la terre, et toutes mes pensées s’écrièrent : « Ah ! que n’es-tu cette nature qui tient la terre sur son large sein houleux ! Que ne peux-tu comme elle étreindre toutes les âmes ! […] Que le disque blanc de la lune vous montre tous les paradis de la jeunesse passée et ceux de la jeunesse future ! » [51]
64La troisième naissance de Gustave est l’achèvement de son éducation. Elle se donne fondamentalement sur le mode de la nostalgie. Ce second “surgissement” est la découverte à la fois de l’origine commune de l’homme et du monde, à travers l’expérience de l’unité profonde de la Nature, mais aussi surtout de l’épreuve de sa perte irréversible qui condamne l’homme à l’errance et au contact fugitif avec l’être. La fusion ne peut plus être que fragmentaire, et cette dispersion ne fait que renouveler la douleur de ce qui n’a jamais pu être réellement atteint :
Hélas ! l’homme a-t-il le cœur si étroit et si fermé que de tout ce divin royaume qui l’environne il ne puisse rien aimer, rien sentir que ce que saisissent et sentent ses dix doigts [52] ?
66La fermeture du cœur est le corrélat de la prégnance d’une raison métaphysique qui nous sépare du sensible. La métaphore sera donc un geste toujours tragique, même lorsqu’elle recherche l’humour dans le Witz, parce qu’elle signe notre déréliction. Mais cette dimension tragique en assure la vérité, contre les exercices formels des poètes nihilistes. C’est pourquoi Jean Paul déclarait n’avoir plus d’horizon d’attente, « ni un jour, ni trente ans », pour être devenu lui-même, en tant que romancier, un être métaphorique, passerelle entre « les paradis de la jeunesse passée et ceux de la jeunesse future » [53]. Le romancier est celui qui « poste de grosses lettres à des amis » [54]. Il forme une communauté de lecteurs qu’il rassemble par le savoir des associations entre le passé et le présent. C’est pourquoi la métaphore, lorsqu’elle se donne à lire dans le Witz, procède de la science, car elle est le fini qui dévoile l’infini, comme l’image ou percept [55].
67« Chaque langue est, du point de vue de l’esprit, un dictionnaire de métaphores éteintes » [56] que le romancier-poète a le pouvoir de ressusciter. L’éducation requiert la clarté lunaire, pour que revivent les demi-présences de l’esprit.
Les Momies et la Communauté des “Esprits”
68Jean Paul expliqua ultérieurement ce sous-titre énigmatique du roman par « l’image de la fragilité des choses terrestres et de leur retour à la poussière – telles les momies d’Égypte » [57]. Cette fragilité est à la fois celle de la trace du passé mais aussi de leur communauté avec nous : les métaphores s’éteignent, les romans se disloquent.
69C’est ce qui rend toute éducation incertaine et d’autant plus nécessaire. L’éducation des enfants est une relation avec des êtres dont nous ne partageons plus la langue ni les gestes, parce qu’ils sont notre âge très ancien, qui tombe en poussière dès que l’on pense s’en emparer. Cette éducation est notre seule véritable relation à nous-mêmes.
70L’expérience du 15 novembre a effacé le rêve d’un progrès de l’humanité qui s’accomplirait grâce à la puissance de l’éducation. L’éducation est la seule façon de parler avec nous-mêmes et avec notre mort :
L’homme habite une île peuplée de fantômes [d’Esprits]. Rien n’est sans vie, rien n’est sans signification ; des voix désincarnées, des silhouettes sans voix coïncident peut-être, – et qu’il nous appartient de deviner ; Car tout transcende cette île et conduit le regard vers une mer étrange et lointaine [58].
72Ce qui a brisé l’élan initial de La Loge est l’histoire de la Révolution et son échec concret à fonder sur ses propres principes une communauté politique. Portraitiste des petites cours allemandes, fin connaisseur de leurs législations absurdes et bornées, Jean Paul, comme Jean-Jacques, ne croit pas à la vertu des Grands États à régénérer le corps politique. De nombreux obstacles s’y opposent, et le principal est le nihilisme qui pousse le Moi à la solitude absolue. Qu’est-ce que l’éducation peut encore accomplir, lorsque la forme politique devient violente et destructrice ? Il faut donc tourner son regard vers cette mer étrange que les enfants voient déjà, au-delà de notre vie spectrale. Il faut retourner la mort contre elle-même. Ce qui apparaît alors est une communauté éducative poétique où les hommes se forment par la métaphorisation de leur expérience concrète du monde. Cette “innocence” de l’enfance est une sagesse du contact immédiat avec le monde, dans lequel le jeu est plus véridique que le calcul ou l’abstraction : cette métaphorisation est la singularité de la totalité qui, certes, ne saisit que des fragments, mais dont la brisure à elle seule atteste de la véridicité. Il faut donc que l’éducation nous libère de l’universalité du Moi abstrait, nous affranchisse de l’individu moderne.
Singularité de la désubjectivation
73Si nous sommes façonnés par la langue qui nous parle plus que nous ne la parlons, si le savoir est un effort pour tendre la main vers des associations fragiles qui tombent en poussière dès que la raison moderne croit s’en emparer, il faut alors abandonner le sujet moderne de l’éducation : l’individu. C’est pourquoi un État rationnel moderne ne peut pas être éducateur sans se contredire lui-même et tendre à sa propre suppression. Le danger n’est pas “l’individualisme” mais le Nihilisme que les États font prospérer par le maintien de la représentation politique, ascendante et descendante :
Les grands et les princes ont l’habitude de représenter ou d’être représentés : ils sont rarement quelque chose ; d’autres sont chargés de manger, d’écrire, de jouir, d’aimer, de vaincre à leur place, comme eux-mêmes le font pour d’autres [59].
75L’éducation qui formera la Communauté devra se déprendre de cette fiction de former des individus séparés. Une Communauté, telle que l’éducation peut la construire, est une communauté dont la totalisation – par la raison ou par un pouvoir politique qui prétend la conduire – est impossible, en vertu de la fragmentation que Jean Paul met en lumière : fragmentation des lettres, des livres et des auteurs, parce que, comme dans les romans de Jean Paul, ils s’entre-appartiennent tous : les personnages sont les auteurs, les auteurs deviennent personnages. Et cela fonctionne dès la Loge, par le glissement de l’auteur au précepteur. Jean Paul est très vite entraîné par ses personnages qui acquièrent une vie propre et il ne peut plus prétendre diriger le destin ou même l’existence quotidienne. Ainsi en est-il de toute utopie éducative, dont la prétention à la totalisation des vies individuelles vers un modèle héroïque se révèle dans les désastres de l’histoire. Gustave lui-même, malgré son éducation proche de cette perfection utopique, connaîtra l’échec et la souffrance, avant que de rejoindre cette communauté secrète dans laquelle il trouvera un certain apaisement : La loge invisible.
Conclusion : Sagesse du futur
76Jean Paul n’a pas d’âge, il lui est indifférent de « mourir demain ou dans trente ans » ; Jean Paul est l’auteur de tous les lecteurs qui deviendront eux-mêmes peut-être des auteurs et prendront leur place dans la communauté des Amis des livres. Mais ces lecteurs du futur sont encore des anges qui seront précipités sur la terre comme des aérolithes, dans un monde qui ne pourra peut-être pas les recevoir, parce qu’« empli de poudre de guerre » [60]. L’éducation est un envoi postal ; ce sont des missives qui sont postées, les enfants vers le futur : « vous donnez à l’avenir une aumône par les enfants, comme à un mendiant, mais vous devez les envoyer (Versenden) désarmés dans un siècle orageux dont vous ne connaissez point les vents empoisonnés » [61].
77L’enseignement sera alors une activité poétique qui insistera sur la puissance de la lecture des métaphores :
Que veut dire donner un enseignement ? rien de plus que donner des signes, mais de signes, le monde et le temps tout entier sont déjà pleins ; c’est de lire dans ces lettres ce qui manque justement : nous voulons un dictionnaire et une grammaire des signes ; la poésie apprend à lire, alors que le pur enseignant appartient au chiffre, plutôt qu’au service de chancellerie du déchiffrage [62].
79C’est ce qui rend la Loge invisible si originale et la sépare radicalement du Wilhelm Meister. En tant que roman poétique, la Loge est l’abécédaire du monde, plutôt que la récollection profuse de ses signes innombrables, dont Goethe tentait la didactique parfaitement maîtrisée par la raison de l’auteur maître de soi – et de sa vie.
80Contrairement à Goethe, Jean Paul conçoit la sortie de l’enfance comme une métamorphose, inachevable, non un accomplissement. C’est ce que note Albert Béguin : ce destin de la sortie de l’enfance bifurque totalement entre Goethe et Jean Paul, même si les deux romans sont inachevés [63]. Dans la perspective de Goethe, une force en nous est capable d’y susciter ce qui doit être [64]. Si, selon Nietzsche, l’image (Bild) que Goethe fait de l’homme est celle d’une sagesse où règne la raison dans l’acceptation des limites humaines [65], Jean Paul refuse cet équilibre : c’est dans l’extase poétique que l’homme doit trouver une transfiguration de la réalité et ne pas se résigner au donné. C’est pourquoi le Rêve accède chez Jean Paul à cette valeur cognitive et créatrice de première importance. Mais ce rêve ne s’alimente que des trésors – et terreurs – de l’enfance. La sagesse de l’enfance repose dans son regard, notre ultime ouverture sur l’infini [66] :
Si les souvenirs d’enfance ont un tel charme, ce n’est point en tant que souvenirs – car nous en avons de toutes les époques de notre vie – il faut que ce charme provienne de ce que leur magique obscurité et la pensée de cette attente enfantine, où nous étions alors, d’une jouissance infinie (illusion de nos forces en leur jeune plénitude et de notre expérience de la vie) flattent davantage notre sens de l’illimité [67].
82La sagesse de l’enfance est une arme contre le nihilisme, sa solitude désespérée et sa destruction du monde, mais aussi un point d’appui en direction de la communauté transparente que Rousseau avait posée comme horizon de l’éducation. L’éducation reste bien une émancipation collective de l’humanité, mais elle doit se déprendre des éblouissements et des éclats fallacieux de la raison universelle des Lumières. La sagesse du futur est limitée par cette expérience que nous n’accédons à lui que par le rêve de l’enfance, qui nous préserve du saut dans le néant de l’illimité. Nous rêvons tous d’une communauté qui, peut-être, ne viendra jamais, même si nous avons fait le rêve de son existence :
Nous ne sommes point ensemble – des grillages d’os et de chair séparent les âmes humaines, et pourtant, l’homme peut soutenir follement qu’il y a sur terre un embrassement, alors que seules ces grilles se heurtent, et que, derrière elles, l’âme ne fait que penser l’autre âme [68].
84L’impossibilité de la fusion sauvegarde la singularité des êtres comme elle protège – paradoxalement – la possibilité qu’ils forment une communauté de pensée : si le nihilisme conduit à l’uniformité, l’éducation est son remède qui nous réconcilie avec ce que nous ne sommes déjà plus, elle seule permet de conserver dans le monde la sagesse du futur :
Le monde des enfants renferme tout le monde à venir : en même temps il nous reproduit rajeuni le monde des ancêtres [69].
Notes
-
[1]
Jean Paul, Levana ou Traité d’éducation, A. Montandon (éd.), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, Préface, p. 15.
-
[2]
P.O. Runge, Les enfants Hülsenbeck, Kunsthalle, Hambourg, 1805-1806. Runge avait soumis à Goethe les esquisses de son projet qu’il conserva dans sa collection personnelle : « […] malgré des réserves de principe touchant à son inspiration romantique [il] en livre un compte rendu amplement favorable ». M. Bertsch, « La série des Heures du Jour », in L’Allemagne romantique, 1780-1850, Catalogue de l’exposition au Petit Palais, Paris, 2019, p. 99. On comprendra plus loin les réserves de Goethe.
-
[3]
C.D. Friedrich, Paysage au soleil levant, collection de Goethe, Goethe National Museum, Weimar.
-
[4]
R.W. Emerson, La confiance en soi, Paris, Payot Rivages, 2000, p. 88.
-
[5]
P.O. Runge, Les parents de l’artiste, Kunsthalle, Hambourg.
-
[6]
P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978.
-
[7]
W. Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik, Berne, Franke, 1920, p. 35. Traduction de P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, p. 67.
-
[8]
G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968.
-
[9]
J.G. Herder, Dieu, quelques entretiens, Paris, PUF, 1996.
-
[10]
Voir D. Moreau, « Jean Paul, lecteur de Jean-Jacques : l’approche herméneutique de l’éducation », Le Télémaque, n° 27, 2005, p. 95-120.
-
[11]
P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, p. 68. L’usage par les auteurs de la parenthèse est ici remarquable : elle situe une proposition majeure de l’ouvrage au rang d’une évidence apodictique.
-
[12]
Voir D. Moreau, « Jean Paul, lecteur de Jean-Jacques… ».
-
[13]
Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990.
-
[14]
G. Espagne, Les années de voyage de Jean Paul Richter, Paris, Cerf, 2002.
-
[15]
Jean Paul, Levana ou Traité d’éducation, Paris, Classiques Garnier, 2012.
-
[16]
Jean Paul, La loge invisible, Paris, José Corti, 1965 (traduction G. Bianquis).
-
[17]
Voir R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979.
-
[18]
G.E. Lessing, Dialogues maçonniques, Paris, Aubier, 1946.
-
[19]
Jean Paul, Vie de Fixlein, régent de cinquième, in Romantiques allemands, t. I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1963, p. 122.
-
[20]
Jean Paul, La Loge, p. 40.
-
[21]
Ibid., p. 42.
-
[22]
Ibid., p. 49.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid., p. 154.
-
[26]
Ibid., p. 111. On se souvient cependant de l’intérêt puissant que Jean Paul accorde aux abécédaires. Voir D. Moreau, « Le jeu des lettres. Pour une philosophie de l’abécédaire », Le Télémaque, n° 50, 2016, p. 95-102.
-
[27]
Jean Paul, La Loge, p. 111.
-
[28]
Ibid., p. 112.
-
[29]
Eckhardt, Traité de l’homme noble, Paris, Aubier-Montaigne, 1942.
-
[30]
J.G. Herder, Dieu, quelques entretiens.
-
[31]
Jean Paul, La Loge, p. 41.
-
[32]
Jean Paul, Choix de rêves, A. Béguin (éd.), Paris, José Corti, 1964, p. 21.
-
[33]
Ibid., p. 27.
-
[34]
Jean Paul, Siebenkäs, t. I, Paris, Aubier, 1963, p. 449.
-
[35]
Jean Paul, La Loge, p. 15.
-
[36]
Jean Paul, Levana, § 26.
-
[37]
Ibid., § 157.
-
[38]
H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989.
-
[39]
Jean Paul, Levana, p. 75.
-
[40]
Ibid., p. 237.
-
[41]
Cité par P. Jalabert, Préface à J.-P. Richter, Siebenkäs, Paris, Aubier, 1963, p. 8.
-
[42]
Jean Paul, Levana, p. 110 ; il déclare plus loin que la réflexion philosophique scolaire, « comme développement artificiel », détruit les facultés de l’âme que seul préserve le développement de la vivacité d’esprit. L’inventivité seule « donne l’amour et la maîtrise des idées » (p. 118).
-
[43]
G. Espagne, Les années de voyage…
-
[44]
J.G. Herder, Die älteste Urkunde des Menschengeschlechtes, in Sämmtiche Werke, Band 6, Berlin, Weidmann, 1883.
-
[45]
Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, § 2, p. 35-36.
-
[46]
Parmi les « voisins » de ces poètes, Jean Paul nomme Novalis.
-
[47]
Jean Paul, Cours, p. 38.
-
[48]
C’est nous qui soulignons.
-
[49]
Jean Paul, Cours, p. 180. Le Geist a ici, comme on le verra, le double sens d’Esprit et de fantôme.
-
[50]
Voir supra.
-
[51]
Jean Paul, La Loge, p. 211-214.
-
[52]
Ibid., p. 213.
-
[53]
Ibid., p. 214.
-
[54]
La formule est citée par P. Slöterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Fayard, 2000.
-
[55]
Voir Cours, IXe programme.
-
[56]
Jean Paul, Cours, p. 180.
-
[57]
Jean Paul, Préface à La Loge, 1821, cité par G. Bianquis, p. 9.
-
[58]
Jean Paul, La Loge, p. 179.
-
[59]
Ibid., p. 176.
-
[60]
Jean Paul, Levana, p. 20.
-
[61]
Ibid.
-
[62]
Jean Paul, Cours, p. 238.
-
[63]
A. Béguin, Préface à Jean Paul, Choix de rêves.
-
[64]
J.W. Goethe, Wilhelm Meister, in Romans, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954.
-
[65]
F. Nietzsche, Schopenhauer éducateur, 3e Considération intempestive, Paris, Aubier, 1966.
-
[66]
« Ses yeux [ceux de Gustave] étaient ce ciel ouvert qu’on trouve dans mille regards de cinq ans pour dix regards de cinquante » (Jean Paul, La Loge, p. 56).
-
[67]
Jean Paul, Choix de rêves, Sur la magie naturelle de l’imagination [1796], p. 26.
-
[68]
Ibid., p. 29.
-
[69]
Jean Paul, Levana, § 1.