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Article de revue

Le libertinage érudit et la formation de l’homme : le caractère paradoxal de François de La Mothe Le Vayer

Pages 147 à 162

Notes

  • [1]
    R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Genève – Paris, Slatkine, 1983.
  • [2]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard, 2004.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Ibid., p. 119-124.
  • [5]
    Ibid., p. 106-108.
  • [6]
    Ibid., p. 97.
  • [7]
    G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2012, p. 107.
  • [8]
    F. de La Mothe Le Vayer, La géographie et la morale du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1651.
  • [9]
    F. de La Mothe Le Vayer, L’œconomie du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1653.
  • [10]
    F. de La Mothe Le Vayer, La politique du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1653.
  • [11]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la connoissance de soy-mesme, Paris, Louis Billaine, 1669, p. 57.
  • [12]
    S. Gouverneur, Prudence et subversion libertines. La critique de la raison d’État chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris, Honoré Champion (Libre pensée et littérature clandestine ; 25), 2005.
  • [13]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1658, p. 238-239.
  • [14]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la connoissance de soy-mesme, I, XXXVII, p. 52.
  • [15]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, p. 20.
  • [16]
    D. Carabin, Les idées stoïciennes dans la littérature morale des XVIe et XVIIe siècles (1575-1642), Paris, Honoré Champion (Études et essais sur la Renaissance ; 51), 2004, p. 872.
  • [17]
    F. de La Mothe Le Vayer, La géographie et la morale du Prince, p. 1-2.
  • [18]
    Ibid., p. 1.
  • [19]
    Ibid., p. 12.
  • [20]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, p. 251.
  • [21]
    F. de La Mothe Le Vayer, La logique du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1658.
  • [22]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, p. 50.
  • [23]
    F. de La Mothe Le Vayer, La géographie et la morale du Prince, p. 3.
  • [24]
    M. Foucault, L’origine de l’herméneutique de soi, Paris, Vrin (Philosophie du présent. Foucault inédit), 2013.
  • [25]
    S. Gouverneur, « Scepticisme et libertinage politique chez La Mothe Le Vayer et Samuel Sorbière », Littératures classiques, vol. 55, no 3, 2004, p. 43-51.
  • [26]
    F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, Paris, Fayard (Corpus des œuvres de philosophie en langue française), 1988, p. 433.
  • [27]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, Paris, Klincksieck (Le génie de la mélancolie ; 5), 2012, p. 29.
  • [28]
    M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard – Seuil, 2001.
  • [29]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 9.
  • [30]
    F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 46-47.
  • [31]
    Sénèque, Savoir donner, Paris, Arléa, 1995.
  • [32]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers et autres petits traités sceptiques, Paris, Desjonquères, 2003, p. 270.
  • [33]
    D. Moreau, « De l’hypnotiseur à l’herméneute », in Figures de la magistralité. Maître, élève et culture, P. Billouet (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009.
  • [34]
    F. de La Mothe Le Vayer, La science de l’histoire avec le jugement des principaux historiens tant anciens que modernes, Paris, Louis Billaine, 1665, p. 27.
  • [35]
    M. de Montaigne, Essais, Paris, Vrin, 2009, p. 87-88.
  • [36]
    F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 304.
  • [37]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 256.
  • [38]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 43.
  • [39]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 256.
  • [40]
    F. de La Mothe Le Vayer, Considérations sur l’éloquence françoise de ce tems [1638], 2e éd., Augustin Courbé, 1647.
  • [41]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 254.
  • [42]
    F. de La Mothe Le Vayer, La science de l’histoire…, p. 180.
  • [43]
    Ibid., p. 188.
  • [44]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 44.
  • [45]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 272.
  • [46]
    Sénèque, Apprendre à vivre. Lettres à Lucilius, Paris, Arléa, 2001, p. 210.
  • [47]
    Cette idée du philosophe artisan se retrouve dans les Petits traités en forme de Lettres, Lettre LXII : « De la méditation », et dans la Prose chagrine.
  • [48]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la connoissance de soy-mesme, seconde partie, « Qui contient les moyens de l’acquerir », p. 95-96.
  • [49]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 43.
  • [50]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 69.
  • [51]
    D. Moreau, Éducation et théorie morale, Paris, Vrin (Philosophie de l’éducation), 2011, p. 307.
  • [52]
    Voir R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit (Arguments ; 72), 1979.
  • [53]
    J. Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 37.
  • [54]
    D. Moreau, « Sénèque. L’éducation métamorphique et l’émancipation », Rassegna di pedagogia. Pädagogische Umschau, vol. LXXII, no 1-2, 2014, p. 151-170.

1Les libertins érudits du XVIIe siècle sont des auteurs qui ont été dévalorisés deux fois : une première fois dans le mouvement même qui les nommait ainsi comme tels, mouvement porté notamment par le Père Garasse et Mersenne. Une seconde fois par l’histoire de la philosophie et de la littérature qui les ont relégués aux marges du Grand Siècle comme autant d’auteurs mineurs. Même ceux comme René Pintard – le père des recherches sur le libertinage érudit au XXe siècle [1] – qui les ont étudiés, ne leur ont pas reconnu de véritable consistance théorique. Ces dernières années, les spécialistes de l’histoire de la philosophie et de la philosophie moderne se sont intéressés à la structure même de leur pensée et ont parfaitement analysé cette période, mais il n’y a pas de travaux significatifs du libertinage érudit en philosophie de l’éducation. Il s’agit ici d’aborder le thème qui relève de la philosophie et de l’anthropologie de l’éducation, la formation de l’homme, ceci à travers le libertin érudit François de La Mothe Le Vayer (1588-1672), précepteur de Louis XIV entre 1652 et 1661. Quelle est pour nous l’actualité de François de La Mothe Le Vayer ?

Le personnage de Le Vayer s’est imposé pour trois raisons majeures

2À un moment politique crucial de la constitution des États-nations, son statut de précepteur royal et de libertin en fait une figure intéressante qu’il convient de questionner. Il s’agit de montrer le rôle de La Mothe Le Vayer dans la naissance d’un despotisme éclairé. Cet axe politique autour de la notion de despotisme éclairé peut nous permettre de situer la pensée de Le Vayer dans une problématique plus générale, celle de la gouvernementalité chez Foucault, et de souligner le caractère paradoxal de la pensée politique du précepteur royal.

3La pensée novatrice de Le Vayer se situe également sous l’angle pédagogique, autour de l’émergence d’une éducation vouée, non à la conversion pastorale selon le concept foucaldien, mais à la formation de soi. Il s’agit plus précisément de réintégrer le libertin érudit dans l’histoire des idées pédagogiques comme étant un précurseur d’une éducation émancipatrice. Son rapport aux stoïciens et à leur théorie de l’affranchissement met en exergue une conception émancipatrice et non coercitive de l’éducation. En insérant le courant de pensée des libertins érudits et plus particulièrement la pensée de François de La Mothe Le Vayer dans une fresque plus large de l’histoire intellectuelle à travers le thème de l’éducation et de l’émancipation, il est possible de souligner l’intérêt philosophique de cette pensée qui reste généralement aux marges de l’histoire des idées.

4Bien qu’à première vue, le rôle politique du libertin (protégé de Richelieu entre 1633 et 1642 et précepteur du Roi-Soleil) puisse sembler paradoxal avec celui du précurseur pédagogique, la lecture attentive des œuvres de Le Vayer fait apparaître en filigrane, derrière la grande culture des anciens, une pensée critique qui constitue son actualité. La duplicité du statut de son discours, qui se traduit tant dans l’écriture de ses œuvres que dans la vie même de l’auteur, lui permet de conduire, dans l’apparente obéissance aux coercitions institutionnelles, un processus d’émancipation personnelle.

Les transformations de la gouvernementalité au XVIIe siècle

5Entre le siècle de Montaigne et celui des Lumières, La Mothe Le Vayer se situe dans cette période prépondérante, à la croisée des époques entre la fin du gouvernement pastoral et la mise en place d’une autre forme de gouvernementalité centrée elle sur les territoires et constituant les États-nations [2]. À partir du XVIIe siècle, en ce qui concerne l’art de gouverner, il ne s’agit plus de s’approcher du modèle d’un gouvernement qui répondrait aux exigences d’un code absolu situé au-dessus de lui. On passe à un art de gouverner selon les principes traditionnels de justice, de bienveillance, de sagesse mais on y intègre un art de gouverner selon une autre forme de littérature qui encourage l’habileté, la prudence, la réflexion, la connaissance de l’histoire, l’entourage de bons conseillers, inspirée de la conception machiavélienne. L’art de gouverner se déploie dans un champ de lutte, un champ de force. Et c’est dans cette optique que notre libertin érudit va nous intéresser. En devenant précepteur de Louis XIV, Le Vayer écrit de nombreux livres à l’usage de l’éducation du prince dans lesquels il fait valoir une pensée modérée qui montre la diversité des jugements tout en se rangeant du côté du pouvoir royal. Et se mettre du côté du pouvoir royal, au XVIIe siècle, n’est pas anodin. Pour comprendre les changements institutionnels qui s’opèrent au XVIIe siècle, nous allons nous référer aux analyses de Michel Foucault, dans son livre Sécurité, territoire, population[3], concernant le gouvernement pastoral, la construction de soi et les techniques de spiritualité.

Le gouvernement économique de Le Vayer : un souverain formé aux humanités

6Entre le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle s’est constituée ce que Michel Foucault nomme une « gouvernementalité » politique [4]. Au XVIe siècle, il constate une mutation du gouvernement de la souveraineté à l’art de gouverner. C’est à cette période que va s’opérer un passage de la pastorale des âmes au gouvernement politique des hommes. Ce changement est dû à l’essor d’une littérature de l’art de gouverner, de l’Institution du Prince, c’est-à-dire toute une série de traités entre conseils au prince et traités de science de la politique que Michel Foucault nomme et qui se présentent comme arts de gouverner [5]. En d’autres termes, avant que la population ne devienne la cible principale de la gestion gouvernementale, l’art de gouverner concevait, jusqu’au XVIIe siècle, la famille comme modèle du gouvernement. Les grandes questions autour de la conduite – comment se conduire, conduire sa famille, conduire ses enfants, son État – réapparaissent avec la résurgence de l’humanisme antique. Avec Le Vayer, on va introduire l’économie – qui signifie au XVIIe siècle le gouvernement de la famille – comme science du gouvernement. Dans les livres pédagogiques destinés au prince, Le Vayer envisage certes une certaine forme de paternalisme étatique mais qui, néanmoins, se sépare peu à peu du dogmatisme moral. Dans cette optique, le rapport du souverain à Dieu ne se rompt pas mais le pouvoir royal se détache du pastorat. On tente de définir une autre forme de conduite des gouvernements des hommes, mais cette conduction s’est développée en étant détachée de l’autorité religieuse. Tout l’enjeu de cette littérature destinée au prince selon les analyses de Michel Foucault dans son livre Sécurité, territoire, population, répond à la question : comment introduire l’économie – c’est-à-dire le gouvernement de la famille – dans l’art de gouverner, à l’intérieur de la politique ? Comment ce rapport du père de famille peut-il être introduit à l’intérieur de la gestion de l’État ?

7Michel Foucault fait référence [6] aux textes pédagogiques que La Mothe Le Vayer destine au Dauphin et qui exposent trois formes de gouvernement. Celui de soi-même par la Morale, l’art de gouverner une famille qui relève du gouvernement “économique” et la science de bien gouverner l’État qui relève de la politique. Et comme l’explique Gilles Deleuze qui analyse le gouvernement grec, « assurer la direction de soi-même, exercer la gestion de sa maison, participer au gouvernement de la cité sont trois pratiques du même type » [7]. Cette relation entre les différentes formes de gouvernement est le propre du gouvernement à l’antique. L’art de gouverner suppose une continuité ascendante et une continuité descendante. Chez La Mothe Le Vayer, la ligne ascendante caractérise toutes ces pédagogies du prince. Dans les textes destinés au prince, Le Vayer écrit un livre de morale [8], d’économie [9] et un traité de politique [10]. La ligne ascendante est permise par la pédagogie du prince. Savoir bien se gouverner, se maîtriser, gouverner sa famille ou gouverner correctement son État revient au même ; on part du gouvernement de soi, par la morale, qui suppose la maîtrise des passions, au gouvernement de la famille, l’économie, pour arriver au gouvernement politique des hommes. Mais pourquoi envisager la maîtrise des passions ?

8Un homme prudent est un homme qui maîtrise ses envies de gloire et de possession. C’est ce qui est énoncé dans la première partie du traité De la connoissance de soy-mesme.

9

Car la plupart des entreprises mal concertées et des desseins temeraires viennent de la presomption de ceux qui les forment, et cette presomption vient de l’aveuglement où ils sont à l’égard d’eux-mêmes [11].

10Cette supposition, appliquée à l’éducation des princes, permet d’envisager la prédominance d’un État qui ne sera pas le fruit d’une passion furieuse de domination de l’autre, qui risque de dépérir aussi rapidement qu’elle est venue, mais bien d’une « stratégie prudentielle » [12]. Dans un premier temps, pour se gouverner soi-même, Le Vayer reprend le rôle fondamental de la religion naturelle qui conduit le souverain à vivre sous l’emprise de la nature, d’accepter ce qu’il est, de reconnaître sa corporéité. C’est ce qu’il énonce au chapitre XXIII, « Des Hommes », de l’ouvrage La physique du Prince, livre pédagogique destiné au futur roi.

11

En effet, quand l’ame comme superieure exige trop du corps, ne luy accorde pas assez de choses qui luy sont necessaires, et abusant de son authorité le traitte tyranniquement, leur societé ne scauroit durer […]. Le corps, comme disait fort bien Theophrate, fait souvent payer à l’Ame trop cherement la loüage de son habitation [13].

12De ce fait, par la connaissance de soi-même et des passions, le prince apprendra à limiter son propre pouvoir. De plus, la religion naturelle a un rôle régulateur par le fait qu’elle devrait développer chez le prince de l’amour pour son peuple tout en insufflant au peuple le respect des normes monarchiques. Le Vayer reprend alors la pensée de Confucius, dans la première partie du traité De la connoissance de soy-mesme, concernant le gouvernement par l’exemple : « C’est ce qui nous fait découvrir dans le fond de nos cœurs l’impression de la loy naturelle qui nous defend de faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fissent » [14].

13Le chapitre VI, « De la Nature », dans l’ouvrage La physique du Prince, dévoile une conception de la nature sénéquéenne : « Et certes le Droit de la Nature est souvent respecté mesmes par les plus barbares des hommes, Natura iura sacra sunt etiam apud Piratas, dit Seneque dans une de ses controverses » [15].

14La conduite du prince doit se calquer sur cette nature. Dans l’ouvrage Puissance d’un Monarque, il critique l’absolutisme de la raison d’État en intégrant la religion naturelle propre au stoïcisme qui devient un moyen de limiter le pouvoir royal. Le roi se doit d’aimer et de protéger ses sujets tel un père ou un médecin. Comme le note très justement Denise Carabin, « Le droit naturel est destiné à policer la politique du prince et à l’inscrire dans une perspective divine » [16]. Il s’agit de souligner l’importance de la morale pour limiter la violence d’État. La connaissance de soi permet de se débarrasser des passions telles que la cupidité, la jalousie, et nous amène à la prudence qui implique la connaissance de soi pour bien gouverner.

15Mais quelle est donc cette morale ?

16L’ouvrage La géographie et la morale du Prince expose, par l’ordre de ses chapitres, cette continuité ascendante des modes de gouvernement. Dans cet ouvrage, pourquoi lier la morale et la géographie ? Fidèle à la pensée antique, la morale du prince n’est en aucune façon reliée à un code situé au-dessus des hommes. La morale du prince conçue comme « la science du bien et du mal » [17] ne trouve plus sa justification dans des principes métaphysiques, extérieurs à la connaissance du monde, qui viennent d’en haut, mais dans ce qui est situé ici-bas. « Le mot de Geographie, qui est Grec, veut dire description de la Terre » [18] et la morale qui encadre le gouvernement des hommes ne peut être fondée que sur cette analyse des faits humains et terrestres. Dans les premiers chapitres de La géographie et la morale qui traitent des passions en général, le conseil destiné au prince est d’apprendre à les maîtriser : « Car nous avons deux Appetits, dont l’un est raisonnable qui depent de la Volonté, et l’autre sensuel, ou sensitif, dont les bestes sont participantes aussi bien que des Passions » [19].

17Du chapitre XII au chapitre XVI, Le Vayer va ensuite s’étendre sur les vertus morales que doit mettre en œuvre le prince à savoir la prudence, la justice, la force, la tempérance. On est bien encore dans l’Art de gouverner qui passe du gouvernement de soi aux vertus à déployer pour le gouvernement des autres. Mais ce code moral que doit imposer le prince ne peut plus se détacher de la connaissance du monde. Par l’apprentissage de la géographie, le prince doit être lecteur du monde pour gouverner les autres le plus justement possible selon les contextes du lieu. Cette connaissance du monde lui permet également d’anticiper les maux qui le menacent. Il doit s’entourer de conseillers sincères et écarter les flatteurs qui tenteront d’éveiller les passions. De ce fait, dans le chapitre XXIV, « De la veuë », du livre La physique du Prince, La Mothe Le Vayer souligne le rôle essentiel de la vue qui permet de lire et d’interpréter personnellement, donc d’inventer là où l’oreille ne fait que recevoir la leçon en vue de nous discipliner.

18

Or la veuë est le sens de l’invention, et c’est pour cela qu’encore qu’Aristote ait nommé l’ouye le sens des disciplines, il ne laisse pas de reconnoistre que la veuë est celuy de tous qui nous est le plus cher, et dont la privation nous afflige davantage [20].

19De même, le chapitre VIII de La logique du Prince[21] expose des règles de logiques pour combattre la rhétorique des sophistes et apprendre au prince à les reconnaître.

20Quant à la ligne descendante, elle fait retentir jusque dans les individus le bon gouvernement de l’État. Si un État est bien gouverné, les individus s’y conduisent comme il le faut ou ont du moins un exemple à suivre. Dans le chapitre VIII de La physique du Prince, suivre la Nature, cette « bonne mère », revient à suivre les commandements naturels du père. « L’on distingue deux mouvemens, l’un naturel, et l’autre violent ; l’un qui part d’un principe interne, et l’autre d’un principe externe » [22]. Pour empêcher les sujets de ramer contre le cours de l’eau, contre les préceptes naturels et divins, le prince doit faire passer les intérêts de l’État à l’intérieur même des individus ou comme il le précise dans le chapitre II de La géographie et la morale du Prince, dans la volonté même des individus : « La Volonté est tellement un principe interne de nos actions, que sans son intervention tout ce que nous faisons ne nous peut estre imputé » [23].

21Le gouvernement de l’État, dit-il dans ses livres de précepteur, doit exercer une forme de conduite sur les habitants comme le gouvernement d’un père de famille sur ceux de sa maison. La volonté du prince doit retentir dans la volonté même des individus. Mais le souverain ne peut forcer ses sujets à la discipline que s’il justifie son statut de guide sous l’argument de bienveillance ; bienveillance du prince qui se fait reconnaître comme le père naturel du peuple. Pour se faire reconnaître comme tel, cela implique l’art de gouverner, le gouvernement par l’exemple, le gouvernement de soi. Les textes de Le Vayer destinés à la pédagogie du prince assurent ainsi la continuité entre des différentes formes de gouvernement. C’est le gouvernement économique ayant comme modèle le gouvernement à l’antique avec au centre du gouvernement de soi et des autres celui de la famille.

22Il faut noter cependant que cet art de gouverner s’écarte d’une pensée politique qui avait uni depuis les débuts du christianisme le gouvernement pastoral avec le pouvoir politique. En effet, Le Vayer conçoit dans le gouvernement économique du prince une continuité ascendante. Il préconise au prince un certain retour à soi, c’est-à-dire de connaître les passions humaines pour apprendre à les maîtriser avant de prétendre au gouvernement des autres. C’est le propre de l’exemplum stoïcien. Cette rhétorique de l’exemplum propre au stoïcisme devient un moyen de limiter, de policer le pouvoir royal. Le mode de gouvernement ainsi suggéré par le libertin, en tant que précepteur royal, encourage le souverain à se former aux humanités, à ne plus suivre le code moral absolu de la gouvernementalité pastorale. Le prince ne peut prétendre gouverner les autres que s’il est capable de se gouverner lui-même, d’être formé, sage et pondéré, en d’autres termes, d’être exemplaire. Il envisage une nouvelle forme de gouvernementalité qui réactualise la forme du gouvernement antique. Pour Le Vayer, convertir le prince au stoïcisme, lui enseigner la connaissance de la loi naturelle et l’économie comme science du gouvernement semble plus raisonnable que l’absolutisme de la raison d’État qui commence à émerger et qui réintègre la forme pastorale comme stratégie de surveillance et d’assujettissement. Le souverain se doit de donner l’exemple, de protéger ses sujets selon le modèle familial. Et selon la continuité descendante, le sujet, pour être libre, se doit d’obéir aux lois du souverain.

23Néanmoins, des points de résistance émergent. Cette continuité descendante est brisée par la conception même de l’éducation libertine qui fait émerger différentes formes de vie, un droit à la métamorphose de soi. Là se trouve tout le paradoxe et la force de notre auteur. L’usage de la gouvernementalité économique de La Mothe Le Vayer permet de croiser certains itinéraires foucaldiens reliant le savoir, le pouvoir et le souci de soi. En effet, en 1980, Michel Foucault explicitait dans ses conférences au Dartmouth College [24], que la formation de soi, comme pratique de soi, ne s’effectue que dans le jeu institutionnel des coercitions qui l’orientent, la contrarient, la canalisent. Nous voyons ainsi apparaître une forme de résistance, des contre-conduites qui ne sont pourtant pas opposées au pouvoir royal ni même à l’obéissance aux lois du souverain. La position même de François de La Mothe Le Vayer, en tant que précepteur royal, fait émerger ce paradoxe entre résistance et obéissance.

Le paradoxe de la pensée politique d’un précepteur royal

24Dans sa pensée politique, La Mothe Le Vayer, par l’éducation du prince, remet en selle, contre le pouvoir pastoral, le pouvoir monarchique. Il restaure un gouvernement à l’antique et annonce l’idée de despotisme éclairé où la connaissance de l’histoire et de la culture sert de modérateur à la violence de l’absolutisme. Mais en ce qui concerne la continuité descendante qui est supposée faire retentir à l’intérieur même des individus la volonté du souverain par l’éducation des hommes, La Mothe Le Vayer pose une véritable rupture par rapport à une éducation envisagée sous l’angle de la conversion. C’est précisément dans cette continuité descendante, où la technique de formation de soi se détache des formes institutionnelles, que se situe la précursivité de l’érudit libertin, La Mothe Le Vayer.

25Dans un premier temps, le libertinage de Le Vayer envisage une « obéissance prudente » [25] vis-à-vis du pouvoir royal sans adhésion du sujet ni conversion. Il s’agit d’observer au fond ce double mouvement : premièrement, ce mouvement d’obéissance extérieure aux lois du souverain. De l’autre, cette forme de subjectivation, de désidentification et d’arrachement à une pensée pour apprendre au lecteur à se “déniaiser”, à se constituer lui-même comme un être pensant à part entière. La pensée de La Mothe Le Vayer apparaît comme une constante équilibration entre différentes tendances. Le personnage de Le Vayer est à cet égard stimulant et exemplaire car il ne reflète pas seulement la pensée de son époque, mais en fait il la crée. En effet, l’exemple de Le Vayer, son parcours paradoxal, cette désidentification entre le rôle public de précepteur royal et le rôle privé de libertin, au sens étymologique de libertinus, c’est-à-dire d’esclave affranchi, montre le processus de formation de soi en mettant au clair les paradoxes qui traversent un tel processus. Comme l’annonce La Mothe Le Vayer dans ses Dialogues, « Nous n’obéïssons pas à la loy ny au Prince parce qu’ils sont bons et justes, mais simplement pource qu’elle est loy, et qu’il est Prince » [26]. Qui plus est, dans sa Prose chagrine, il ne propose pas une émancipation de l’homme en élaborant des lois, mais au contraire en s’en désintéressant : « nous ne nous rendons tous esclaves de la Loi, que pour devenir libres » [27]. Le Vayer réactualise ici le thème exposé par Montaigne concernant la mystique des lois. En effet, dans le chapitre de ses Essais intitulé « De l’expérience », Montaigne écrit que les lois ne sont pas nécessairement justes, ce ne sont que des constructions humaines, mais nous leur obéissons pour rester libres. Cette idée libertine de la vie libre dans la sphère du privé est essentielle au XVIIe siècle. Elle rend possible une éthique individuelle qui va faire émerger un contre-pouvoir d’État. À défaut d’obéir aux lois de manière distanciée, le sujet peut, dans la sphère privée, s’émanciper. Des formes de subjectivité peuvent ainsi jouer comme des contre-conduites ou des résistances à certaines procédures de gouvernementalité. C’est dans ce contexte de dissociation entre l’obéissance à la loi du souverain et la réappropriation d’une sphère privée émancipée de toute forme de conversion, que la lutte des libertins va s’opérer.

26Dans un second temps donc, tout en défendant le pouvoir monarchique, Le Vayer, par les formes d’éducation qu’il met en exergue, n’assure plus la conversion intérieure des individus à la volonté du prince. C’est ainsi que l’émancipation de soi-même se heurte à l’acceptation du pouvoir monarchique. On peut résister à des formes de gouvernement, à l’exercice du pouvoir, en mettant en avant d’autres subjectivités, un autre rapport à soi par l’éducation de soi-même.

L’éducation émancipatrice chez La Mothe Le Vayer

27Le XVIIe siècle est une époque charnière qui fait émerger un conflit éducatif. C’est l’époque du renouveau de l’augustinisme et du jansénisme de Port-Royal, du modèle du maître pasteur qui tente de contrôler les individus par la confession pour ensuite convertir les consciences à la vérité. En effet, depuis les débuts du christianisme, le but de l’éducation dans les institutions de conversion est de préparer les âmes à rentrer dans l’attente d’un Salut qui vient des institutions extérieures. Pour assurer la conversion des consciences, le christianisme primitif va détourner deux techniques de spiritualité stoïcienne, à savoir la direction de conscience et l’examen de conscience [28]. Les techniques de spiritualité stoïcienne vont donc, dans la direction chrétienne, servir l’obéissance conçue comme un écrasement total du sujet devant cet autre qui détient la Vérité. Les pédagogues de Port-Royal, Saint Cyran, De Sacy et La Rochefoucauld reprennent les éléments du renoncement à soi et la nécessité de la metanoïa. Dans cette optique, l’augustinisme et le jansénisme de Port-Royal s’opposent fermement à la renaissance de Sénèque.

28Mais parallèlement, un projet d’émancipation se forme. La position de François de La Mothe Le Vayer fait émerger ce conflit. Par opposition à l’appropriation d’une vérité extérieure qui a souvent été le mode d’agir institutionnel, les textes de Le Vayer reprennent la tradition antique de la formation de soi par opposition à la conversion éducative prônée par le gouvernement pastoral. Il met en évidence, dans le siècle de Louis XIV, la question de l’émancipation éducative que l’on obtient de soi-même, par soi-même, et non pas celle que l’institution promet facticement aux sujets qui se soumettent à elle. La Mothe Le Vayer va publier de nombreux textes subversifs qualifiés de textes “sceptiques” qui posent la question de l’affranchissement comme reprise du projet de l’humanisme ancien, notamment de l’affranchissement stoïcien formulé par Sénèque.

L’herméneutique des anciens : mimesis, meditatio et création

29Durant l’âge classique, prédomine une conception de l’enfance selon laquelle l’éducation du plus jeune âge est inutile puisque la nature de l’enfant est considérée comme corrompue. Les parents ou la nourrice en assument le gardiennage pour le remettre ensuite soit à un précepteur, soit à l’institution, c’est-à-dire au Collège. Mais, concernant l’éducation scolastique, Le Vayer fait le constat suivant :

30

À peine sommes-nous entrés dans l’âge capable de quelque instruction, qu’on nous jette inconsidérément dans l’apprentissage des Arts ou des Sciences, sans discerner ce qui a le plus de rapport avec notre tempérament. Et certes le peu de fruit qu’on en retire ordinairement, témoigne bien la faute qui se commet dans ce commencement [29].

31Ces formes éducatives institutionnelles exercent une violence brutale sur les jeunes enfants par la vaine accumulation de savoirs qu’elles valorisent. De ce fait, les enfants oublient aussi vite que possible ce qu’ils apprennent parce que l’éducation ne prend pas suffisamment en compte leur tempérament. Le Vayer dénonce cette forme d’instruction qui inculque la soumission à des disciplines insignifiantes pour l’enfant et inhibent chez celui-ci l’intelligence créative. L’institution développe ainsi la violence par le mode d’apprentissage dans lequel elle jette ses enfants dès la naissance.

32Cette violence institutionnelle n’est que la continuité logique de la violence du pater familias. Dans le dialogue De la philosophie sceptique, La Mothe Le Vayer dénonce fortement la violence des pères envers leurs enfants qui provoque en contrepartie le refus de la tradition.

33

Que s’il n’y a ny obligé, ny obligeant avec intention, ny chose qui puisse obliger, sur quel fondement se trouvera establie cette grande redevance des enfans envers leurs peres, laquelle ceux-cy ont inventée […] pource qu’ils croyent que de leur seule naissance ils les tiennent de tout poinct obligez et redevables. Ce qui les rend souvent si iniques et desnaturez envers eux [30].

34Cette idée fait écho au Traité des bienfaits dans lequel Sénèque s’attaque à la domination inconditionnelle du père sur ses enfants, du maître sur son esclave, du « client » sur « l’obligé » [31]. Cette injustice subie par les enfants se traduit par la volonté de tuer symboliquement le père et donc la filiation avec les prédécesseurs, les maîtres et la transmission de la culture. Notre libertin fait ici le constat du problème de la tradition au sein de la modernité émergente, avec pour conséquence le risque de rupture de ce dialogue avec les anciens au profit d’une arrogante raison. En effet, l’idée d’une raison pure qui fait table rase du passé et l’idée d’un “homme nouveau” commence à émerger, notamment avec le tournant cartésien. Le Vayer ironise d’ailleurs quant aux penseurs qui prétendent tout créer d’eux-mêmes, tout sortir de leur cogito : « l’affectation de n’exposer au jour que ce qui est nouveau et de son cru est fort ridicule, rien ne pouvant être dit […] qui ne l’ait été auparavant » [32].

35Comment alors instituer les enfants ?

36Dans les Temps modernes et après Montaigne, Le Vayer a dénoncé le risque d’une rupture de l’autorité de la transmission dans l’éducation de soi-même. Il va donc reprendre la pensée montanienne et faire figure de « maître herméneute » [33] qui transmet un savoir dialogique avec le passé. La pédagogie de la répétition est remplacée par la lecture des livres puisque lire consiste à transmettre cette herméneutique éducative entre les générations. Face au déni d’héritage, les libertins consacrent alors tout leur esprit à la citation, à l’étude des œuvres du passé pour former leurs propres œuvres. Les multiples citations dans les Essais et dans les œuvres de Le Vayer reflètent ainsi la correspondance avec les autres, la conversation herméneutique entre les différents auteurs qui se répondent. On pourrait se poser la question de l’utilité de cette redondance permanente entre les auteurs. Cette tradition dialogique venue de l’Antiquité sera reprise par le libertin, comme son ouvrage majeur l’indique, grâce au Dialogues faits à l’imitation des Anciens. Ce dialogue préconisé par Le Vayer est avant tout spirituel, celui que chacun effectue dans la retraite, dans une lecture lente permettant une méditation sur soi. Cette technique de spiritualité n’a rien à voir avec une quelconque approche confessionnelle. Elle suit, pour Le Vayer, une logique formative et permet une émancipation face à une norme absolue qui voudrait imposer, avec force, une forme de solution, de leçon, de loi préétablie. Ce dialogue s’accomplit lorsque nous nous trouvons confrontés à des problèmes, Le Vayer parlerait de Problèmes sceptiques, que nous pose la vie. La relation aux anciens permet alors de trouver des éléments de réponses qui constituent le logos, avec lesquels chacun va pouvoir former la solution qui est la sienne.

37D’une part, pour Le Vayer, l’éducation est légitime lorsqu’elle envisage la loi des anciens comme herméneutique et non absolue. Désormais, il ne s’agit plus d’injecter de la moralité, mais la lecture des textes devient un moyen de faire découvrir d’utiles vérités. La lecture des anciens sert alors de guide dans le présent. Comme il le souligne, l’histoire « des hommes illustres grecs et romains […] est le flambeau de l’Histoire et la guide asseurée pour empescher de s’y égarer » [34]. Par la connaissance des anciens, il s’agit de s’opposer aux éducations coercitives, qui contraignent avec force, qui privent au lieu de nourrir.

38Mais d’autre part, la culture érudite des libertins est une technique qui va à l’encontre du scepticisme radical. Le Vayer réactualise la mystique des lois de Montaigne dans le domaine pédagogique. Comme le souligne l’auteur des Essais dans le chapitre « De l’affection des pères aux enfants », « nous devons bien prêter un peu à la simple autorité de nature : mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations » [35]. Tout comme le défendait Montaigne, si le langage est privé de toute valeur de vérité, tout ne serait qu’une question d’opinion et non de jugement. La mystique des lois interdit le scepticisme radical entraînant un subjectivisme dans lequel chacun se replie sur lui-même et agit selon ses propres lois. De même, par le dialogue avec les anciens, La Mothe Le Vayer tente d’établir le cadre d’une recherche de la vérité pour ne pas tomber dans le « torrent de la multitude » [36] où toutes les opinions, même les plus abjectes, se valent. Le scepticisme libertin, bien qu’ouvert à différentes voies, comme l’expose les Dialogues de Le Vayer, pose un cadre normatif nourri par les anciens et fait le pari que chaque lecteur pourra, à travers ce cadre, trouver une réponse juste en fonction de ce qu’il est, en rapport avec sa subjectivité. Il s’agit d’attaquer le dogme sans renoncer à l’héritage de la tradition.

39Dans le chapitre « De la lecture des livres et de leur composition », Le Vayer propose un programme d’éducation à l’usage des précepteurs. Par les citations qu’il choisit, il encourage indirectement le lecteur à se diriger vers certains anciens. « Le grand chemin des sciences se trouve dans les auteurs classiques dont on a fait de tout temps élection, et qui vous conduiront sûrement par le ciel et par la terre, sans que vous couriez fortune de vous perdre » [37].

40Mais dans la Prose chagrine, il note qu’il existe quelques modernes qui mériteraient d’être lus : « Il n’y a rien quand j’écris que je me propose plus expressément que d’imiter les anciens Auteurs, et pour en parler franchement, que de m’éloigner de ceux de nôtre tems, encore qu’il y en ait quelques-uns dont j’estime grandement les ouvrages » [38].

41De fait, il faut avant tout sélectionner les ouvrages qui nous forment. Il prend alors l’image de l’autruche qui sépare les œufs stériles des autres. Selon les conseils de Le Vayer qui s’inspire de Sénèque ou de Montaigne, il vaut mieux maîtriser ses connaissances que d’en avoir une multitude inutile : « Ne vous proposez pas de savoir plus que les autres, mais seulement de savoir mieux qu’eux, si faire se peut, ce que vous étudierez » [39]. Il reprend les idées de son livre qui lui a valu l’entrée à l’Académie française, Considérations sur l’éloquence françoise de ce tems[40]. Contre le pédantisme, il vaut mieux être clair et intelligible car nous ne communiquons que pour être entendus et compris. À la manière des vers à soie qui se nourrissent de feuilles avant de concevoir leur filet, il faut s’approprier les auteurs pour ainsi acquérir l’émancipation intellectuelle. Le savoir est ensuite une interprétation de ce que l’on a appris dans le but de le transmettre. Les expériences de la vie sont ici tout aussi formatrices que les leçons du maître : « Ce n’est pas moins faillir de trop étudier, que trop peu. On a dit autrefois d’un homme excessivement adonné à la chasse, qu’il ne vivait pas mais qu’il chassait ; nous pouvons assurer que beaucoup étudient de même plutôt qu’ils ne vivent » [41].

42Mais avant d’avoir la capacité de formuler sa propre interprétation et de constituer sa propre thèse, nous imitons nos pères. Il prend les auteurs de la Renaissance en exemple. Après la chute de Constantinople, « Ce qui réveilla particulièrement les Historiens et les fit parler ou escrire mieux qu’auparavant, et si ce ne fut pas l’égal de l’Antiquité, ce fut au moins à son imitation » [42].

43Nonobstant, il ne s’agit pas de l’imitation servile des anciens. Le savoir encyclopédique est inutile s’il ne permet pas l’invention. Le Vayer nous invite par la lecture des livres au travail herméneutique. Il s’agit de revisiter les propositions, valoriser ainsi le pouvoir créateur des individus, et répondre à des exigences que nous pose notre présent. Fidèle à la tête bien faite de Montaigne, il ne sert à rien d’avoir la mémoire si les connaissances ne sont pas assimilées et réactualisées. Seule cette réappropriation personnelle de la pensée antique permet de créer des données nouvelles. La diversité des citations dans l’œuvre de notre libertin n’est pas source de pédantisme, elle permet uniquement à la réflexion d’être féconde :

44

un curieux de l’Histoire universelle n’est pas obligé pour la bien sçavoir de lire tous les Livres qui en traittent, lesquels par leur grande quantité ne feroient que luy apporter dégoust et de la confusion, mais bien de faire un choix des meilleurs en chaque partie de l’Histoire universelle et de la Chronologie pour estudier en toutes les deux avec plaisir, et avec profit […] pour desennuyer son esprit [43].

45Le droit d’auteur commence à apparaître au XVIIe siècle et avec lui l’interdiction du plagiat. Mais Le Vayer relativise cette accusation, étant lui-même accusé de copiage littéraire, puisque nous nous servons toujours de ce qui a précédé pour constituer notre propre pensée. C’est ce qu’il énonce dans le livre Prose chagrine. « Une bonne pensée même, de quelque endroit qu’elle parte, vaudra toûjours mieux qu’une sottise de son crû, n’en déplaise à ceux qui se vantent de trouver tout chez eux, et de ne tenir rien de personne » [44].

46Le dialogue avec les anciens permet ici d’échapper à la contingence et à l’absolutisme, de déconstruire l’idée de Vérité sans encourager le repli sur sa propre raison car cette dernière ne peut se suffire à elle-seule. L’homme découvre le vrai par lui-même, en étant guidé par ses prédécesseurs. Cette formation de soi est un travail minutieux, un travail d’insecte selon Le Vayer qui, à long terme, crée du nouveau : « la mouche à miel tient la voie moyenne qui doit être suivie, quand elle choisit sa matière au dehors, qu’elle transforme ensuite, rendant son travail utile et à elle et à tout le genre humain » [45]. La métaphore de la ruche est une constante stoïcienne et Le Vayer reprend en ce cas la Lettre LXXXIV de Sénèque qui souligne cette relation entre l’écriture et la lecture, entre l’imitation et la création.

47

Tout ce que nous avons accumulé dans nos différentes lectures, il faut le classer […]. Ensuite, appliquer tout notre effort […] à confondre en une seule saveur tous ces prélèvements divers. De cette façon si l’origine de l’emprunt saute aux yeux, le travail de transformation aussi [46].

48La connaissance ne peut ainsi constituer une matière figée que nous ingurgitons pour ne plus y toucher. Elle subit des modelages successifs. Le Vayer compare alors la méditation philosophique au travail de l’artisan, du potier [47]. Il brouille ainsi les sphères entre savant et ignorant, entre lecteur et auteur lorsqu’il rejoint les deux figures traditionnellement opposées de la pensée platonicienne : le philosophe et l’artisan. Le savoir philosophique est une matière à modeler et prend les différentes formes que nos mains façonnent. La formation devient un modelage que l’on crée, au même titre que l’artisan crée son moule, son œuvre. Comme le formulera Paul Valéry, l’artiste travaille sur lui-même en travaillant sur son œuvre. De ce fait, le savoir philosophique, par la lecture des autres, devient ce que nous formons et ce qui nous forme. C’est ce qu’il expose dans le traité De la connoissance de soy-mesme : « En un mot il faut agir à peu près dans cette étude comme si on avoit entrepris de travailler toute sa vie à faire son portrait ; c’est à dire qu’il faut y donner tous les jours quelque coup de pinceau, sans effacer ce qui en est déja tracé » [48].

49L’apprentissage est perçu par notre libertin comme une forme d’expérience esthétique où l’objectif est bien de faire tomber le Sage philosophe ou le Maître qui possède la Vérité de son piédestal. La formation s’effectue par la lecture des histoires de vie en formation, et la lecture des autres, dit-il dans le livre Prose chagrine, devient le matériel de l’artisan philosophe. « Qui est l’Artisan qui ose entreprendre un édifice de considération, qu’il n’ait ses materiaux amassés de longue main, et préparés pour cela ? » [49].

50Ainsi, l’homme en formation ne tourne plus son regard vers le maître de la teknê qui détient la Vérité, mais il le tourne vers les livres, la technique elle-même, pour devenir son propre interprète, pour éprouver ce qui est bon et ce qui est à rejeter dans ce monde. Cette lecture des anciens nous guide à comprendre ce que nous sommes car les problèmes des philosophes du passé ne sont jamais totalement éloignés de notre quotidien. Ce regard en arrière pose des repères et s’oppose à la transcendance inébranlable qui a pris, à travers l’histoire, différentes formes.

51Par la réactualisation des Dialogues faits à l’imitation des Anciens, La Mothe Le Vayer a mis en place un projet subversif, inspiré aussi du stoïcisme, qui consiste à rendre accessible au sujet la technique de la formation de soi-même. Dans la forme même de ses textes, il consacre ainsi tout son esprit à la citation, à l’étude des œuvres du passé pour former son œuvre et nourrir ses lecteurs. En faisant raisonner les différentes voix du passé, le dialogue avec les anciens de François de La Mothe Le Vayer entreprend de déconstruire les absolus moraux qui prétendent véhiculer un sens pur que tout le monde partage naturellement. Il s’agit, pour lui, de détruire les institutions de conversion en mettant en place une formation dialogique avec les anciens plutôt que de se servir de ces anciens pour convertir à une philosophie de la Vérité. Il fait valoir une pédagogie de l’inclusion d’une pensée étrangère – étrangère du point de vue du lieu dans lequel on parle et du temps dans lequel on parle. Comme il l’énonce dans son œuvre De la patrie et des étrangers : « Cessez donc, je vous supplie, de juger si mal des étrangers et vous souvenez de cette pensée d’un sophiste, que la plupart des fleuves sont étrangers dans les terres qu’ils rendent fertiles » [50].

52En incluant cette pensée étrangère, il ne s’agit pas d’argumenter en faveur du vrai ou d’éliminer celui qui a un autre mode de pensée. À travers les œuvres sceptiques de Le Vayer, ce n’est plus la convergence des protagonistes qui est mise en avant mais une société tournée vers la différence, la tolérance et l’accueil des autres voix, des autres opinions voire des autres temps. Il utilise ce que Didier Moreau nomme la « spectralité éducative » [51], ce processus qui envisage un devenir libre du sujet cherchant sa propre vérité pour devenir lui-même. Le Vayer va penser la connaissance en tant qu’elle est vécue et non pas en tant que connaissance vraie : c’est le propre de la meditatio. Désormais, il est question de faire ressortir l’impression ressentie quand nous lisons un livre. La meditatio, la lecture des livres dans un entretien de soi à soi, devient un organon pour établir sa propre vérité, pour s’émanciper des injonctions du dehors. Ses Dialogues faits à l’imitation des Anciens encouragent notre pensée à s’ouvrir à l’autre – l’ancien, l’étranger ou celui en soi que la conversion a contraint au silence – au lieu de rechercher le même en soi chez l’autre et le même que soi chez soi. La formation de soi devient alors une dynamique métamorphique à travers l’effort des résistances, des contre-conduites et des rébellions, à demi affirmées, à demi secrètes qui constituent d’une nouvelle manière le mode de subjectivation propre au processus d’émancipation dont les Lumières seront l’acmé [52].

Épilogue

53À travers cette analyse du parcours et du caractère paradoxal de La Mothe Le Vayer, il est possible de conclure que l’érudit libertin est un exemplum privilégié pour la formation de soi. Le Vayer réalise le premier moment de l’émancipation. Dans la sphère du privé, il met en pratique la possibilité de « déflécher les voies » [53], pour reprendre les mots de notre contemporain Jacques Rancière. Le libertin érudit dessine les contours de cet apprentissage. La connaissance des anciens devient un organon de l’émancipation privée et permet l’extraction de la folie – au sens exposé par Sénèque qui avait établi, comme l’a souligné Didier Moreau [54], une phénoménologie impressionnante autour du terme de stultitia. Apprendre à se “déniaiser” se trouve être le moment précurseur du processus d’émancipation qui prendra véritablement son essor au siècle suivant. D’ailleurs, Denis Diderot écrira à la fin de sa vie l’Essai sur les règnes de Claude et Néron. Par opposition à l’Encyclopédie qui conçoit une forme de disciplinarisation des savoirs, l’Essai de Diderot est un exercice personnel de meditatio autour de l’œuvre de Sénèque à la manière d’un dialogue fait à l’imitation des anciens. Sous l’aide des commentaires de Juste Lipse, de Montaigne ou de La Mothe Le Vayer, Diderot s’adresse à ses contemporains en réactualisant Sénèque et met en exergue dans les dernières années de sa vie – et face au dogmatisme des “Lumières éblouissantes” – les techniques de spiritualité stoïcienne qui encouragent la formation de soi-même à partir des prédécesseurs.


Mots-clés éditeurs : institution de conversion, pouvoir royal, libertin érudit, formation de soi, stoïcisme, éducation émancipatrice

Mise en ligne 26/06/2019

https://doi.org/10.3917/tele.054.0147

Notes

  • [1]
    R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Genève – Paris, Slatkine, 1983.
  • [2]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard, 2004.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Ibid., p. 119-124.
  • [5]
    Ibid., p. 106-108.
  • [6]
    Ibid., p. 97.
  • [7]
    G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2012, p. 107.
  • [8]
    F. de La Mothe Le Vayer, La géographie et la morale du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1651.
  • [9]
    F. de La Mothe Le Vayer, L’œconomie du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1653.
  • [10]
    F. de La Mothe Le Vayer, La politique du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1653.
  • [11]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la connoissance de soy-mesme, Paris, Louis Billaine, 1669, p. 57.
  • [12]
    S. Gouverneur, Prudence et subversion libertines. La critique de la raison d’État chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris, Honoré Champion (Libre pensée et littérature clandestine ; 25), 2005.
  • [13]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1658, p. 238-239.
  • [14]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la connoissance de soy-mesme, I, XXXVII, p. 52.
  • [15]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, p. 20.
  • [16]
    D. Carabin, Les idées stoïciennes dans la littérature morale des XVIe et XVIIe siècles (1575-1642), Paris, Honoré Champion (Études et essais sur la Renaissance ; 51), 2004, p. 872.
  • [17]
    F. de La Mothe Le Vayer, La géographie et la morale du Prince, p. 1-2.
  • [18]
    Ibid., p. 1.
  • [19]
    Ibid., p. 12.
  • [20]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, p. 251.
  • [21]
    F. de La Mothe Le Vayer, La logique du Prince, Paris, Augustin Courbé, 1658.
  • [22]
    F. de La Mothe Le Vayer, La physique du Prince, p. 50.
  • [23]
    F. de La Mothe Le Vayer, La géographie et la morale du Prince, p. 3.
  • [24]
    M. Foucault, L’origine de l’herméneutique de soi, Paris, Vrin (Philosophie du présent. Foucault inédit), 2013.
  • [25]
    S. Gouverneur, « Scepticisme et libertinage politique chez La Mothe Le Vayer et Samuel Sorbière », Littératures classiques, vol. 55, no 3, 2004, p. 43-51.
  • [26]
    F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, Paris, Fayard (Corpus des œuvres de philosophie en langue française), 1988, p. 433.
  • [27]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, Paris, Klincksieck (Le génie de la mélancolie ; 5), 2012, p. 29.
  • [28]
    M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard – Seuil, 2001.
  • [29]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 9.
  • [30]
    F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 46-47.
  • [31]
    Sénèque, Savoir donner, Paris, Arléa, 1995.
  • [32]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers et autres petits traités sceptiques, Paris, Desjonquères, 2003, p. 270.
  • [33]
    D. Moreau, « De l’hypnotiseur à l’herméneute », in Figures de la magistralité. Maître, élève et culture, P. Billouet (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009.
  • [34]
    F. de La Mothe Le Vayer, La science de l’histoire avec le jugement des principaux historiens tant anciens que modernes, Paris, Louis Billaine, 1665, p. 27.
  • [35]
    M. de Montaigne, Essais, Paris, Vrin, 2009, p. 87-88.
  • [36]
    F. de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 304.
  • [37]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 256.
  • [38]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 43.
  • [39]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 256.
  • [40]
    F. de La Mothe Le Vayer, Considérations sur l’éloquence françoise de ce tems [1638], 2e éd., Augustin Courbé, 1647.
  • [41]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 254.
  • [42]
    F. de La Mothe Le Vayer, La science de l’histoire…, p. 180.
  • [43]
    Ibid., p. 188.
  • [44]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 44.
  • [45]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 272.
  • [46]
    Sénèque, Apprendre à vivre. Lettres à Lucilius, Paris, Arléa, 2001, p. 210.
  • [47]
    Cette idée du philosophe artisan se retrouve dans les Petits traités en forme de Lettres, Lettre LXII : « De la méditation », et dans la Prose chagrine.
  • [48]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la connoissance de soy-mesme, seconde partie, « Qui contient les moyens de l’acquerir », p. 95-96.
  • [49]
    F. de La Mothe Le Vayer, Prose chagrine, p. 43.
  • [50]
    F. de La Mothe Le Vayer, De la patrie et des étrangers…, p. 69.
  • [51]
    D. Moreau, Éducation et théorie morale, Paris, Vrin (Philosophie de l’éducation), 2011, p. 307.
  • [52]
    Voir R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit (Arguments ; 72), 1979.
  • [53]
    J. Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 37.
  • [54]
    D. Moreau, « Sénèque. L’éducation métamorphique et l’émancipation », Rassegna di pedagogia. Pädagogische Umschau, vol. LXXII, no 1-2, 2014, p. 151-170.
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