Notes
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[1]
J.M. de Gérando, De la génération des connaissances humaines, Paris, Fayard (Corpus des œuvres de philosophie en langue française), 1990.
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[2]
Voir l’article que lui consacre le Nouveau dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson.
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[3]
Voir Le Télémaque, n° 49.
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[4]
J.M. de Gérando, Le visiteur du pauvre, Paris, J.-M. Place, 1997.
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[5]
J.M. de Gérando, Du perfectionnement moral ou de l’éducation de soi-même, Bruxelles, Société belge de librairie Hauman et Cie, 1839.
1 Joseph Marie de Gérando (1772-1842) est un philosophe qui reste méconnu en France, malgré la réédition contemporaine de ses textes par Georges Navet [1]. Son œuvre pédagogique est importante : il est l’un des fondateurs de la Société pour l’instruction élémentaire (1815), qui prône l’enseignement mutuel et l’instruction des adultes. Il en devient le président dès l’origine et en fixa le règlement [2]. De Gérando interprète un concept néo-stoïcien de perfectionnement de soi, tiré du cura sui, qu’il relie à une théorie philosophique de la connaissance pour poser la notion d’éducation spontanée, source d’une éducation tout au long de la vie, et proche de l’éducation diffuse [3]. C’est elle qui est le ressort secret de toute « éducation d’emprunt », familiale ou scolaire. C’est par elle que l’individualité se construit. Cette perspective a, outre-Atlantique, fortement influencé Emerson ; il y est par ailleurs reconnu comme l’initiateur en ethnologie de la méthode de l’observation participante, par son ouvrage Le visiteur du pauvre (1824) [4]. Le texte présenté est le premier chapitre de son ouvrage de 1824 : Du perfectionnement moral ou de l’éducation de soi-même [5].
Du perfectionnement moral ou de l’éducation de soi-même, Livre I, Chapitre 1
2 La grande œuvre de l’éducation de l’homme commence sous les auspices les plus sacrés et les plus doux : la Providence semble s’être chargée elle-même de ses premiers débuts, en les confiant au cœur d’une mère : c’est le bienfait de la vigilance et de l’amour. Que l’enfance se félicite de son impuissance et de sa faiblesse, puisqu’elles lui obtiennent le bonheur d’entrer dans le premier âge sous une protection si parfaite et si tendre. Pour un grand nombre d’individus, il n’y a guère d’autre éducation que cette éducation maternelle ; pour d’autres, elle se prolonge longtemps encore par l’influence salutaire et profonde qu’une mère vertueuse exerce toujours sur ses enfants, et qui est la plus puissante de toutes. Bénies soient les mères qui, en effet, comprennent cette belle prérogative dont elles furent investies ! Heureux les enfants qui sont longtemps admis à en recueillir les bienfaits ! Tous les âges pourraient trouver dans cette éducation du berceau un modèle, un sujet d’études pour les directions dont ils ont besoin, et cependant songe-t-on à l’étudier ? Elle enseigne à l’élève l’usage de ses sens et l’essai de ses facultés : elle lui enseigne les deux choses qui lui serviront ensuite à apprendre toutes les autres : elle lui donne sa langue, et lui révèle son cœur en l’instruisant à aimer. Plus tard, survient, sous la direction des instituteurs, cette éducation artificielle qui ne devrait être que la continuation de la précédente, mais qui, le plus souvent, est trop peu fidèle à en conserver l’esprit. Avec les instructions directes des maîtres concourent d’autres instructions moins aperçues, et cependant plus puissantes peut-être et plus durables, celles que l’adolescent reçoit de son commerce, chaque jour plus étendu, avec les autres hommes, particulièrement avec ses camarades, celles qu’il reçoit de toutes les circonstances. Cette seconde éducation devient d’autant plus fructueuse, qu’elle exerce l’élève à agir par lui-même, qu’elle favorise ainsi l’essor progressif et régulier des dons qu’il a reçus de la nature. Elle ne lui enseigne réellement qu’autant qu’elle le forme à étudier et à produire ; elle ne lui donne point la science et la vertu, elle le met en état de découvrir l’une, et d’aimer l’autre : elle appelle donc le concours de sa propre coopération, concours qui devient de jour en jour plus important, à mesure que ses forces croissent, et que son expérience s’étend. Enfin les instituteurs se retirent ; et, aux yeux des hommes superficiels, l’éducation entière paraît terminée. Cependant elle ne fait alors que changer de moyens, et, sous sa forme nouvelle, elle acquiert encore, dans cette troisième période, une gravité et une utilité singulières. À l’éducation d’emprunt, succède l’éducation spontanée ; ou plutôt, l’éducation intérieure et spontanée qui, en secret, secondait plus ou moins l’éducation reçue du dehors, qui seule prêtait à celle-ci son principe d’efficacité, demeure seule et, désormais, va occuper le reste de la vie. Cette libre activité, qui devait coopérer jusque-là avec les instructions des maîtres, livrée désormais à elle-même, reconnaît, invoque un guide nouveau, la réflexion. Sans doute le jeune homme, alors qu’il entre sur la scène du monde, peut s’abandonner à l’empire des circonstances, à celui de ses passions, et se fier aux habitudes qu’il a pu contracter ; alors la carrière du perfectionnement sera déjà achevée pour lui, il en aura, non pas atteint le but, mais posé malheureusement pour lui-même la limite relative, d’une manière prématurée ; mais il aura abdiqué les prérogatives de la jeunesse, il n’en connaîtra que les écarts, livré qu’il est à des forces divergentes, dont il ne sait ni discerner les effets, ni régler l’influence. Puisse, alors, une voix amie et sincère l’arracher un instant au tourbillon qui l’entraîne, l’avertir de son erreur, lui faire reconnaître que, responsable désormais de son bonheur futur, de grands devoirs naissent pour lui de cette liberté qu’il acquiert, et lui enseigner l’importance de cette époque décisive, de laquelle va dépendre toute la suite de sa destinée ! Que si, au contraire, à cette même époque, en devenant l’arbitre de son propre sort, il rentre profondément en lui-même, quelle perspective inattendue s’ouvre devant lui ! Comme la vie, qu’il avait jusqu’alors à peine essayée, lui apparaît sous un aspect nouveau ! Il s’arrête, il hésite ; étonné, il interroge l’univers, il interroge sa destinée, il s’interroge lui-même. Mille obscurs mystères se présentent à lui, l’agitent, l’effrayent ; il veut cependant en sonder la profondeur. Plus le cercle des idées qu’il avait acquises a d’étendue, plus ces problèmes se multiplient. En même temps il sent aussi la nécessité de quelques fondements certains sur lesquels puisse s’appuyer sa raison. Plus son cœur est honnête, plus aussi est énergique le besoin qu’il éprouve de puiser dans sa conviction propre les maximes qui doivent présider à sa conduite et assurer son bonheur. Dans le nombre des questions que ce dernier ordre d’investigation fait naître, il n’en est pas de plus naturelle, il n’en est pas de plus grave que celle-ci : “Pour quel but ai-je été placé sur la terre ? Quels sont les moyens que j’ai pour y tendre, quelle est la route que je dois suivre pour y parvenir ?”. Dans cette carrière, où il entre plein d’ardeur, avec le sentiment de ses forces, mais qui demeure encore couverte à ses yeux d’un nuage, il cherche ce qu’il peut se promettre, il se demande l’emploi qu’il doit faire de cette activité qui le dévore. Puisse alors un père, un bon père, placé à ses côtés, lui offrir un livre instructif dans les exemples de sa propre vie ! Puisse le jeune homme sincère obtenir, dans un homme mûri par l’expérience, un ami qui, sans lui tracer des préceptes, reçoive ses confidences, entre en commerce avec lui, et prête quelque appui à sa droiture !
3 L’heureux moment qui marque le passage de l’adolescence à la jeunesse est donc celui qui doit servir à poser les bases, à concevoir le système de l’éducation spontanée ; mais il ne fait que commencer cette éducation elle-même, car ce travail est de tous les jours, jusqu’à nos derniers jours. “La vie de l’homme n’est en réalité qu’une grande éducation, dont le perfectionnement est le but” ; vérité fondamentale qui répond à tous les problèmes dont l’incertitude agitait le jeune cœur, inquiétait la raison naissante ; vérité qui résout, explique et règle tout dans notre rapide passage sur la terre ! La voilà donc cette réponse qu’il cherchait ! Elle lui explique ses incertitudes et ses agitations elles-mêmes, en même temps qu’elle y satisfait. Toujours l’homme sera appelé, non seulement à se conduire, mais à préparer des provisions nouvelles pour les temps qui doivent suivre. Chacune de ses actions exercera une influence inévitable sur celles qui lui succéderont. Chaque pas le portera sur un nouveau point de la route. Il s’éclairera par l’expérience, il se fortifiera par l’exercice. On voit des hommes qui, sous le rapport moral, n’ont réellement grandi que dans leur maturité. On en voit qui, dans la vieillesse, deviennent jeunes pour la vertu. Tous peuvent s’enrichir, s’améliorer à chaque instant de ces deux dernières périodes. Il y a une éducation aussi longtemps qu’il y a un avenir. Le point de départ dans la voie du perfectionnement est le seul fixe ; le terme ne l’est pas. Il est tel individu pour lequel le dernier jour de la vie en devient le plus beau. Loin de nous, sans doute, toute illusion présomptueuse qui nous déguiserait notre faiblesse, qui nous ferait placer une trop grande confiance dans le succès de nos efforts ! L’épreuve habituelle que nous ferons de nos forces nous détromperait bientôt de cette erreur. Mais cette épreuve elle-même sera pour nous une lumière, et certainement l’une des plus utiles, précisément en corrigeant notre présomption, et nous donnant plus de prudence. Qui sait d’ailleurs tout ce que peut produire, même chez les êtres les moins favorisés de la nature, une volonté sincère, éclairée, si elle s’exerce avec fermeté et avec une persévérance infatigable ? On est étonné de voir que, dans de simples travaux mécaniques, une activité régulière, constamment entretenue, donne le jour à des ouvrages dont l’exécution eût paru impossible : on s’arrête avec une juste surprise devant cette espèce de chefs-d’œuvre, comme on les appelle, qui ne sont autre chose que la preuve d’une infatigable persévérance. Quels chefs-d’œuvre plus réels produirait celui qui appliquerait à son perfectionnement moral la même régularité et la même constance ! Si, à chaque heure, nous nous demandions, avant d’agir, ce qui est le meilleur, si nous nous portions à l’exécuter autant qu’il est en nous, peut-on mesurer de quoi nous deviendrions capables ? Chaque jour qui commence est un jour nouveau, portant dans son sein un avenir encore inconnu, il est une véritable création de la Providence ; pourquoi ne le rendrions-nous pas également nouveau par sa fécondité ? Combien de fois un seul jour a changé les destinées mêmes des peuples ! Combien une seule heure, une heure si rapide, ne peut-elle pas voir naître de grandes pensées, de nobles résolutions ! Sur ce sol que nous foulons aux pieds dans notre course aveugle, un autre eût fait germer les créations du génie, de la vertu. Tel homme dont le caractère nous inspire une juste admiration n’eût peut-être pas mérité notre estime, s’il n’eût pas fait plus d’efforts que nous n’en osons tenter ; tel autre, dont la dégradation nous afflige, n’a fait que se négliger lui-même, abdiquer le pouvoir qu’il avait de bien faire ; alors même qu’il est tombé dans la fange du vice, il peut, par une résolution généreuse, reconquérir encore la dignité de son être. Il y a dans chacun de nous des puissances inconnues, qui y reposent comme par une sorte de sommeil, dont peut-être nous ne soupçonnerions pas l’existence ; quelque circonstance inopinée, un grand malheur, une affliction, un grand exemple, peut-être une grande faute, une heure de méditation propice nous en révéleront subitement le mystère. Nous sommes surpris alors de découvrir à quelle hauteur il nous était permis d’aspirer. Un monde nouveau semble, au fond de nous-mêmes, se dévoiler à nos regards. Mais bientôt les distractions surviennent, le torrent nous entraîne, le voile retombe ; la grande découverte est oubliée, ou ne se retrace peut-être à notre souvenir que comme l’illusion d’un instant, peut-être comme un regret qui empoisonnerait notre vie. Oh ! Que ne l’avons-nous suivie en effet, cette inspiration sacrée ! Elle eût décidé peut-être de notre existence entière !
4 L’éducation la plus achevée, donnée par les maîtres les plus capables, ne produit bien souvent que les sujets les plus médiocres : celle qu’on se donne à soi-même élève seule au-dessus du vulgaire ; le caractère des grands hommes est toujours en partie leur propre ouvrage. Quand nous parlons ici du vulgaire, nous n’avons garde d’entendre désigner les conditions obscures de la société ; nous espérons être mieux compris : nous désignons ce qu’il y a de vulgaire, sous le rapport moral, dans les caractères et les sentiments. Le perfectionnement moral, et ceci est une remarque fondamentale, ne consiste pas à produire des hommes extraordinaires ; la plupart de ces hommes n’achètent un tel privilège que par le sacrifice de quelque condition essentielle à l’amélioration ou au bonheur. Bien moins encore prétendons-nous exiger que les hommes élevés à cette vraie hauteur morale trouvent l’occasion d’occuper, sur le théâtre de la société, une scène éminente, du haut de laquelle ils puissent attirer les regards et exercer une puissante influence. Le vrai perfectionnement est celui qui se trouve en rapport avec la situation et la destinée de chacun ; et par conséquent il est, pour la généralité des hommes, celui qui convient aux situations les plus ordinaires : il consiste dans un ensemble harmonieux et complet des facultés intellectuelles et morales, soit entre elles, soit avec les circonstances dans lesquelles chacun est placé, et, par cette raison même, il frappe souvent moins l’attention du spectateur, il n’exalte point sa surprise : tout y paraît simple, parce que tout y est coordonné. On peut donc dire que ce perfectionnement est en partie relatif : il n’est pour chacun de nous que la conformité à la vocation qui nous a été donnée. Il y a pour toutes les conditions sociales une grandeur morale, dont le prix s’accroît encore par l’obscurité, et dont le plus haut degré réside dans les vertus les plus ignorées du monde ; de même qu’il est, pour les situations les plus élevées aux yeux du monde, une bassesse que font encore mieux ressortir l’éclat extérieur et les faveurs de la fortune. Le perfectionnement de soi-même, loin d’être une prérogative exclusivement réservée à quelques-uns, est une carrière ouverte à tous ; ouverte à l’être humble et méconnu, de préférence peut-être à celui qui est remarqué. On y parvient, non en sortant de sa condition, mais, au contraire, en sachant bien s’y conformer ; en y parvenant, on obtient d’autant plus de mérite réel, que dans le concours des circonstances, on rencontre et moins de secours et plus d’obstacles. O vous, qui que vous soyez, qui nous précédez, nous léguant l’héritage de vos beaux exemples, vous qui marchez en notre présence d’un pas assuré dans les sentiers du bien, pendant que nous languissons dans une existence molle et oiseuse, pourquoi nous aussi ne serions-nous pas appelés à suivre vos traces ? Le tableau de votre vie doit-il servir seulement à charmer vos oisives lectures, à produire de l’effet sur notre scène dramatique, ou à nous suggérer de stériles louanges ? Doués de la même nature que vous, appelés à la même fin, créatures du même Dieu, pourquoi n’aspirerions-nous pas à partager votre noble destinée ? Pourquoi ne nous demanderions-nous pas ce que nous pouvons être, ne tenterions-nous pas de le devenir ? Nous doutons, disons-nous, de nos propres forces ! Les avons-nous bien consultées ? En avons-nous fait un essai sérieux et suffisamment répété ? De même que l’homme a la faculté de grandir sans cesse, il a malheureusement celle de déchoir. Placé entre une échelle ascendante et un abîme, il dépend de lui de gravir l’une ou de se laisser plus ou moins entraîner vers l’autre. Or, les moyens qui conduisent au perfectionnement sont précisément les mêmes qui préviennent la dégradation, ou qui en retirent. Ceux donc qui, prévenus par de tristes opinions, découragés sur la destinée humaine, et doutant de la puissance de la vertu, nous accuseraient de nous livrer à de séduisantes illusions, lorsque nous adoptons les perspectives d’une perfectibilité définie, trouveront encore, dans les vues que nous présentons à leurs méditations, l’indication d’un régime dont ils ne peuvent contester l’utilité ; et l’éducation de soi-même sera, du moins à leurs yeux, le principe de conservation pour les dons que notre nature a reçus de la Providence.
5 Jusqu’ici, en considérant la vie humaine comme une grande et continuelle éducation, nous avons concentré nos regards dans le cours même de la vie. Cette pensée acquiert une grandeur, une dignité toute nouvelle, si, envisageant la destinée de l’homme dans toute son étendue, et d’un point de vue plus élevé, nous portons les yeux sur cet immense avenir, que lui promet la philosophie, que la nature même lui annonce, que la religion lui garantit. Cette faculté elle-même d’un perfectionnement progressif, continu, indéfini, fournit, à elle seule, une induction aussi puissante que légitime en faveur d’un avenir auquel elle se réfère, et dont elle est comme le précurseur. Ce sont comme les deux termes d’un magnifique rapport, qui s’expliquent l’un par l’autre. Dès que l’homme peut toujours grandir, il y a toujours une plus haute existence qui l’attend ; puisqu’il a devant lui la perspective d’une plus haute existence, il doit toujours grandir. Les vertus acquises dans la vieillesse sont encore le germe d’une nouvelle adolescence ; elles sont comme ces fleurs préludant à un nouveau printemps, qui se font jour sous des frimas passagers. Plus on médite les nombreux mystères dont la suite compose notre rapide passage sur cette terre, et plus on reconnaît, dans chacun d’eux, comme autant d’indices qui montrent dans ce passage une véritable préparation ; et c’est pourquoi, pour la plupart des hommes, il est une longue et pénible épreuve. L’épreuve est un gage. L’éducation est d’autant plus laborieuse, qu’elle doit être et plus réelle et plus utile. Si nous donnons tant de soins à celle dont les fruits subsisteront seulement pendant quelques années, et s’évanouiront peut-être par une mort précoce ; quelle attention, quels efforts ne demande pas celle dont les fruits doivent s’étendre un jour dans un avenir sans incertitude comme sans limites ? Enfants de la terre, nous faisons d’immenses provisions pour un court et incertain voyage ; enfants du ciel, que ne devons-nous pas amasser pour le séjour de l’immortalité ! Quel prix acquièrent, dans cette perspective, et cette époque de la maturité de la vie, trop souvent considérée comme le temps de la jouissance en général si mesquine et si pauvre, et cette époque des vieux jours, trop souvent considérée comme celle d’un repos stérile et troublée par tant de cruelles infirmités ! Alors, nous ne les jugeons plus seulement par les étroits rapports avec le passé ; nous les jugeons ce qu’elles sont, dans leur corrélation avec un développement futur ; elles deviennent toujours plus fécondes ; le soir qui termine la journée prélude au lendemain.
6 Les philosophes ont justement remarqué que la seule instruction solide est celle que l’élève tire de son propre fonds ; que le véritable enseignement n’est pas celui qui transmet des notions toutes faites, mais celui qui rend capable de se former à soi-même de bonnes notions. Ce qu’ils ont dit à cet égard des facultés intellectuelles s’applique également aux facultés morales ; et de même qu’il y a pour l’esprit une culture autodidactique, il y a pour l’âme une culture spontanée, celle dont dépend tout progrès réel dans le perfectionnement. Nous observons avec une vive curiosité les procédés de ces arts ingénieux et divers, qui présentent aux besoins matériels les productions de l’industrie. Serions-nous indifférents aux procédés secrets de cet art merveilleux qui forme les hommes véritablement distingués, qui exécute la grande œuvre du bonheur et de la vertu, et qui revêt le monde de sa plus belle décoration, en élevant la nature humaine à toute sa dignité ? C’est aux gens de bien que, par un louable larcin, nous déroberons leurs plus intimes secrets ; ils deviendront notre sujet d’étude : puissent-ils, en effet, avouer nos maximes, y reconnaître le résumé de leur propre expérience, et, pendant que nous déclarons avoir borné tous nos soins à leur emprunter notre science, puissions-nous avoir mérité, en effet, de leur servir d’interprète et d’organe !
7 Si cet art, le premier des arts par sa générosité, comme par son importance, peut être en effet réduit en maximes pratiques, par cela même qu’il est destiné à l’usage de tous les hommes, ces maximes doivent être à la portée de tous les hommes ; dès lors, elles ne doivent pas convenir seulement à ces êtres privilégiés, que la nature a doués de facultés éminentes, qui ont peu besoin de conseils, parce qu’ils les trouvent dans leurs propres inspirations ; elles doivent être accommodées à la commune faiblesse ; elles doivent éclairer même, dès les premiers pas, qui sont souvent les plus difficiles, ceux qui entreprennent leur propre amélioration. Dès lors aussi, elles doivent reposer essentiellement sur des faits qui appartiennent à une expérience universelle. Elles s’appuieront par conséquent sur des vérités déjà familières. Loin de les rejeter, comme généralement connues ; nous devrons nous applaudir de les trouver en effet reçues et avouées de tous. Chacun pourra les vérifier, s’en constituer le juge, et il pourra d’autant mieux se les appliquer. C’est une belle prérogative pour les vérités morales, que celle de se fonder ainsi sur un assentiment général, et de n’être que l’expression de la conscience du genre humain. Gardons-nous de les en dépouiller ! elles deviendraient moins sublimes et moins utiles, en cessant d’être populaires. Dès lors, enfin, ces maximes devront se concilier avec la variété des opinions, autant du moins que ces opinions se concilient elles-mêmes avec les intérêts de la vertu ; elles doivent être dégagées, autant qu’il est possible, de toute théorie systématique ; non, sans doute, que les belles et hautes spéculations qui embrassent et les principes du devoir, et la cause de l’approbation morale, ne soient l’un des objets les plus dignes des méditations des penseurs ; mais, en liant à cet ordre de spéculations les préceptes d’un art entièrement usuel, on courrait le risque de les compromettre dans des discussions ardues, aux yeux de ceux qui n’auraient pas eu le loisir ou le courage de s’ériger en juges de ces graves controverses. Tel est, au reste, d’après le jugement de ceux qui les ont plus approfondies, tel est heureusement le résultat auquel on se trouve conduit, par l’examen comparatif des divers systèmes théoriques, que les conseils de la sagesse, tels qu’ils sont inspirés par la droiture du cœur, en reçoivent une confirmation nouvelle. […]
8 Si nos penchants et nos actions sont la matière générale qu’embrasse le perfectionnement moral, ses deux principaux renforts consistent dans l’amour du bien et dans l’empire de soi, deux puissances qui constituent tout l’homme moral, que nous nous efforcerons de caractériser et de définir ; dont l’une détermine la pureté des motifs, et repose sur le désintéressement comme sur sa condition essentielle ; dont l’autre rend capable d’agir d’après les meilleurs motifs, et suppose, comme condition essentielle, que l’homme ait non-seulement pouvoir, mais autorité sur soi-même ; dont l’une dirige au but, dont l’autre fournit l’instrument. […] Nous nous trouverons ainsi naturellement conduits à chercher quelques remèdes aux deux principales maladies morales qui affligent l’humanité, et particulièrement, peut-être, dans notre siècle : l’une, cet égoïsme qui isole les hommes, les rend étrangers les uns aux autres, relâche ou détruit tous les liens des affections, et concentre l’activité individuelle dans la recherche des jouissances ; l’autre, cette faiblesse de caractère qui livre les hommes en esclaves à une imitation aveugle, ou à leurs penchants. Heureux, si à une époque où tant de circonstances semblent appeler la société à des mœurs graves et à des destinées sérieuses, où la dignité de la nature humaine semble être mieux comprise, nous pouvons en effet coopérer, par notre faible tribut, à rehausser cette dignité, et à entretenir le feu sacré des affections nobles et généreuses.
Mots-clés éditeurs : perfectionnement moral, observation participante, enseignement mutuel, éducation spontanée, éducation tout au long de la vie
Date de mise en ligne : 01/06/2017.
https://doi.org/10.3917/tele.051.0011Notes
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[1]
J.M. de Gérando, De la génération des connaissances humaines, Paris, Fayard (Corpus des œuvres de philosophie en langue française), 1990.
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[2]
Voir l’article que lui consacre le Nouveau dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson.
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[3]
Voir Le Télémaque, n° 49.
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[4]
J.M. de Gérando, Le visiteur du pauvre, Paris, J.-M. Place, 1997.
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[5]
J.M. de Gérando, Du perfectionnement moral ou de l’éducation de soi-même, Bruxelles, Société belge de librairie Hauman et Cie, 1839.