Couverture de TELE_046

Article de revue

La famille au risque de la souffrance psychique et de la déscolarisation

Pages 73 à 85

Notes

  • [1]
    D. Glassman, F. Œuvrad, La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2011 ; P. Huerre, L’absentéisme scolaire. Du normal au pathologique, Paris, Fayard, 2010.
  • [2]
    Centre national d’éducation à distance.
  • [3]
    Les Sapad sont des services de l’Éducation nationale qui visent à accompagner les enfants scolarisés à domicile pour des raisons de santé ou d’impossibilité physique. En dehors de ce service départemental, plusieurs associations existent selon les régions.
  • [4]
    Plusieurs d’entre ces jeunes disent même ne s’y être jamais intéressés et être seulement allés à l’école par obligation, ce qui explique, toujours d’après eux, leur niveau moyen.
  • [5]
    Ce point a évolué récemment si l’on considère les recommandations du ministère de la Santé publiées en 2010 : « le hikikomori est un phénomène psychosociologique dont les traits caractéristiques sont le retrait des activités sociales, le fait de rester à la maison quasiment toute la journée pour plus de six mois et le fait qu’il apparaisse chez des enfants, adolescents et adultes de moins de trente ans. Bien que le hikikomori se définisse comme un état non-psychotique, il est préférable de penser que les patients avec schizophrénie puissent être inclus dans la catégorie de hikikomori jusqu’à ce qu’ils reçoivent le diagnostic de psychose » (MSTS, 2010, traduit et cité par N. Tajan, Le retrait social au Japon. Enquête sur le hikikomori et l’absentéisme scolaire (futoko), Thèse de doctorat de l’université de Toulouse, 2014).
  • [6]
    En France, le refus scolaire et la phobie scolaire sont également des thèmes devenus très étudiés et sujets à un intérêt institutionnel majeur (J.-P. Benoît, « Phobie scolaire et autres causes de déscolarisations », Adolescence et médecine, 2, octobre 2011, p. 42-44).
  • [7]
    Dans beaucoup de mangas ou autres fictions, l’image du plateau-repas déposé par la mère devant la porte du hikikomori revient fréquemment.
  • [8]
    M.-P. Julien, « Des situations commensales adolescentes : entre pluralités normatives, conflits et construction de soi », in La juste mesure : une sociologie historique des normes alimentaires, T. Depecker et al. (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
  • [9]
    F. de Singly, E. Ramos, « Moments communs en famille », Ethnologie française, 40, 2010, p. 11-18.
  • [10]
    N. Diasio, « Comment l’enfant fait-il la famille ? Ou : Les enfants, objets et sujets du désir de famille », Revue des sciences sociales, 41, 2009, p. 8-13.
  • [11]
    I. Théry, « Différence de sexes et différences de générations. L’institution familiale en déshérence », Esprit, 227, 1996, p. 65-90 ; « Peut-on parler d’une crise de la famille ? Un point de vue sociologique », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 49, 8, 2001, p. 492-501 ; S. Cadolle, « Les mutations de l’autorité familiale », Les sciences de l’éducation. Pour l’Ère nouvelle, 3, 42, 2009, p. 55-80.
  • [12]
    Tous constituent des lieux d’accueil, d’écoute et de soin avec des intervenants divers, médecins, psycho-thérapeutes et d’autres qui peuvent assurer une rééducation fonctionnelle.
  • [13]
    S. Cadolle, « Les mutations de l’autorité familiale ».
  • [14]
    A. Fine, « Qu’est-ce qu’un parent ? Pluriparentalités, genre et système de filiation dans les sociétés occidentales », Spirale, 1, 21, 2002, p. 19-43.
  • [15]
    R. Sirota, « L’enfance au regard des Sciences sociales », AnthropoChildren, 1, 2012, http://popups.ulg.ac.be/2034-8517/index.php?id=893.
  • [16]
    J. Delalande, « Étudier les enfants d’ailleurs et d’ici : initier des étudiants de sciences de l’éducation à l’altérité culturelle et leur montrer les possibilités d’agir des enfants », AnthropoChildren, 3, 2013, http://popups.ulg.ac.be/2034-8517/index.php?id=1714.
  • [17]
    L. de Lajonquière, Figures de l’infantile. La psychanalyse dans la vie quotidienne auprès des enfants, Paris, L’Harmattan, 2013.

1Louis est un garçon sans histoires. Il a des amis, est un fils et un frère agréable, ses résultats scolaires sont entre moyens et bons, l’école primaire se passe sans encombre, tout comme le début du collège jusqu’à ce que soudain, des maux de ventre surgissent et l’impossibilité de se rendre à l’école s’installe. La mère de Louis s’inquiète, consulte, interprète, fait des liens. Les sœurs condamnent, s’énervent, abandonnent. Le père essaie de l’emmener de force mais l’école rappelle vite pour qu’on vienne le chercher : Louis a fait un malaise. Après le tremblement de terre familial que provoque la déscolarisation de Louis, c’est un chaos silencieux qui s’installe dans cet appartement familial de la banlieue lyonnaise. Les sœurs viennent de passer leur bac l’une après l’autre et quittent le foyer, laissant Louis et leur mère dans un huis clos quasi quotidien. Le père travaille beaucoup, il part tôt, rentre tard et est souvent obligé de travailler le week-end. La mère de Louis ne travaille plus depuis sa naissance, même si elle est investie dans des activités associatives. Elle peut s’occuper pleinement de son enfant resté au domicile.

2Voici l’histoire d’un adolescent et de sa famille dans un contexte particulier où le « modèle de l’enfance » est que l’être enfant est concomitant avec l’être élève. Le phénomène de retrait des activités normales et obligatoires à l’âge de l’enfance, comme aller à l’école, fréquenter des amis, avoir des activités extrafamiliales, toutes ces choses qui font l’enfant aujourd’hui, met le jeune en retrait dans l’anormalité. L’autonomie de l’enfant est alors remise en question, elle qui est prônée comme l’idéal de l’individuation moderne. Or c’est justement cet idéal d’autonomie que remet en cause le cas de ces jeunes qui restent au domicile familial au lieu d’aller dans le monde des apprentissages sociaux, de l’instruction et des relations entre pairs, là où supposément se construit le rapport au savoir indispensable pour devenir un être social à part entière et un citoyen qui participe à la pérennité économique, politique et sociale.

3Le travail présenté ici est le résultat d’une enquête menée depuis plus de deux ans au sein d’une équipe de recherche pluridisciplinaire de l’université Paris Descartes et des universités de Nagoya et Temple (Japon). Les cas de retrait social en France nous ont été signalés par des partenaires au sein d’inspections académiques et de services de santé prenant en charge les soins psychiques des adolescents et des jeunes adultes. L’étude s’intéresse à la façon dont, dans des sociétés où les systèmes scolaires sont comparables en raison de leur élitisme et de la construction du modèle d’être enfant-élève, des jeunes finissent par se retrouver amputés d’une partie de cette identité et mis à mal dans leur place d’enfant. Il sera ici question de cas essentiellement français. Les histoires de vie rapportées et les verbatim sont issus d’entretiens menés auprès de jeunes (13-20 ans) et de leur famille, soit individuellement à domicile, soit dans les structures de soin.

Retrait scolaire, social ou hikikomori ? Des enfants et adolescents hors du monde

4Les jeunes interviewés sont des adolescents, donc encore des enfants dans les classifications sociales actuelles. Si certains d’entre eux ont atteint l’âge de la majorité, leur déscolarisation a, le plus souvent, commencé au collège, entre 13 et 16 ans, et leur dépendance économique et physique implique une acceptation familiale de leur charge au même titre qu’un mineur. Le retrait de l’école s’est fait sous une autre forme que ce qui est communément appelé le décrochage ou l’absentéisme scolaire [1]. Il s’agit ici d’élèves qui ne peuvent plus aller à l’école pour d’autres raisons que le désintérêt ou l’école buissonnière. Souvent une symptomatologie somatique les oblige à rester à la maison et l’absence temporaire devient permanente après de multiples tentatives de retour sur les bancs de l’école. L’institution s’intéresse alors à la façon dont ils peuvent poursuivre leur scolarité. Dans la majorité des cas de moins de 16 ans, une scolarisation à domicile est mise en place, le plus souvent par le CNED [2] et avec des enseignants qui viennent soit par l’intermédiaire du SAPAD ou d’associations [3] travaillant en collaboration avec l’Éducation nationale.

5Au moment de la mise en place de cet accompagnement, l’enjeu est de maintenir la scolarité, au moins jusqu’à l’âge obligatoire, et aussi de permettre au jeune de continuer à se sentir élève et à avoir un projet d’études. Un passage au lycée peut ainsi être envisagé, en essayant de maintenir le parcours général, et si possible en réintégrant l’institution physiquement.

6Mais là n’est pas le problème fondamental des jeunes retirés au domicile familial, que nous appelons retirants, ou hikikomori comme on les nomme au Japon. La question est de savoir comment il est possible, pour eux, de construire un projet d’avenir alors qu’ils sont dans l’impossibilité de construire un rapport au savoir scolaire ou de s’approprier les perspectives énoncées par les adultes, qui sont, de manière générale, de faire des études et avoir un travail. Ces jeunes le disent explicitement : ils ne s’intéressent plus à l’école [4] ni en tant que lieu de savoir, car ce qu’elle propose ne les passionne pas, ni en tant que lieu d’échanges entre pairs, car les affinités avec les gens du même âge, même lorsqu’ils ont un ou deux amis qu’ils fréquentent depuis l’école primaire, sont très limitées. Ce ne sont donc ni les enseignants, « qui sont soit intéressants soit ne le sont pas », ni les pairs, ni l’institution de manière générale qui seraient la cause de la déscolarisation, c’est une somme d’événements associés à une lassitude quotidienne. Une chose est certaine, la présence à l’école ne fait (plus) aucun sens : rien n’accroche l’intérêt du jeune, rien ne semble l’émouvoir, le stimuler pour surpasser ses angoisses et symptômes physiques, il s’épuise et se retire. Un événement peut parfois être énoncé comme le début du malaise : un passage dans un autre niveau, la séparation d’avec ses amis-référents, la moquerie d’un ou plusieurs camarades, un raté dans une évaluation ou dans une relation, la peur que les autres s’aperçoivent du malaise ; mais aucun de ces événements n’est avancé comme la cause du retrait, ce ne sont que des explications possibles de cette lassitude ou inquiétude. Suivent ensuite les symptômes corporels qui deviennent invalidants et obligent à se retirer.

7Ce phénomène de retrait est très connu au Japon et est nommé hikikomori. Il est apparu dans les années 1990 pour qualifier des cas de retrait social extrême chez les jeunes. Il a été d’abord l’objet de préoccupations gouvernementales, avant d’être rendu public par la presse et les médias. Selon la définition officielle, un hikikomori est un jeune qui s’est retiré chez lui et qui ne prend plus part à la société (études, travail, relations), depuis au moins six mois, sans qu’aucune pathologie mentale ne puisse être identifiée comme cause première [5]. Il s’agit le plus souvent d’un jeune homme, adolescent ou d’une vingtaine d’années, qui reste reclus dans sa chambre, au domicile parental. Les critères d’âge précisés dans les définitions sont dans les faits « souples », allant en général de l’adolescence jusqu’à 35 ans voire plus. Notons cependant que lorsqu’il s’agit d’adolescents scolarisés, on parle plus volontiers de fut?k? (en refus scolaire), qui est une autre catégorie ayant connu un grand succès au Japon ces dernières décennies [6]. La figure médiatique qui a été popularisée, et qui représente le hikikomori type, est un jeune homme issu de classes moyennes ou supérieures, éduqué (moyen à brillant scolairement mais jamais en échec scolaire) et maniant avec aisance les nouvelles technologies. Il est citadin et vit chez ses parents. Il est retiré de façon extrême, mutique, ne partageant plus ses repas en famille, claustré dans sa chambre.

8Dans la réalité, les cas sont bien plus variés, aussi bien au Japon qu’en France. Plusieurs de ces critères peuvent être vécus mais pas forcément tous au même moment. Lors de ses malaises, Louis rentre de l’école et reste à la maison. Les malaises répétitifs, et le fait d’avoir à justifier ses absences auprès de ses camarades, engendrent progressivement l’impossibilité de se rendre au collège, les malaises ayant lieu avant même de sortir de la maison. Pour Quentin, cela crée un stress permanent d’imaginer tomber d’un coup devant tout le monde. Olivier, lui, est pris de vomissements violents, et Armand de douleurs physiques dans tout le corps, « comme la grippe ». La plupart de ces jeunes restent d’abord sans rien faire, allongés dans l’attente que le symptôme passe. Les uns et les autres lisent, beaucoup, puis moins, se désynchronisent progressivement en inversant le rythme jour / nuit, puis, pour beaucoup, se mettent à jouer en ligne. Louis finit par ne plus pouvoir prendre ses repas en famille, tout comme les autres, soit parce qu’ils ont peur que le symptôme revienne en traversant l’appartement, soit parce que leur désynchronisation s’opère également sur l’heure des repas. La mère ou le père vient voir l’enfant, insiste, arrive parfois à le convaincre, et très souvent, finit par céder. Alors la mère apporte un repas, ou laisse des choses toutes prêtes dans la cuisine pour qu’il puisse manger la nuit ou pendant l’absence du reste de la famille [7].

9Dans ces cas de figure, la commensalité ne fait plus sens, elle est vécue comme un fardeau. Cela n’est pas propre à ces jeunes car les chercheurs travaillant sur les commensalités adolescentes [8] montrent bien les paradoxes qui entourent le partage du repas entre les adolescents et leur famille. Parfois vécu comme un moment privilégié pour se retrouver, notamment le week-end ou pendant les vacances [9], il est souvent aussi vécu comme une obligation ennuyeuse et la « malbouffe » partagée avec les pairs dans des lieux insolites est préférée. Ce paradoxe témoigne de ce sentiment d’éprouver encore le besoin d’être avec les siens, ces autres soi familiaux auprès desquels on a construit une partie de soi, et en même temps d’avoir un autre besoin : celui de se séparer d’eux pour découvrir d’autres non-soi qui, en acceptant de partager un repas, deviennent des commensaux et peuvent intégrer le cercle de l’intimité. Or pour les jeunes en retrait, ne plus manger ni en famille ni avec les amis c’est ne plus participer à cette fabrication d’un soi relationnel qui se nourrit de l’échange de nourriture et des représentations qui l’accompagnent. La privation de commensalité est aussi une privation de construction et de maintien de relations, qu’elles soient inaliénables, comme les relations familiales, ou plus intermittentes, comme les relations amicales.

La famille au prisme d’un autre modèle d’enfance

10Les cas observés en France et au Japon au sein de notre équipe de recherche ne sont ni totalement mutiques ni totalement reclus. Ils répondent souvent de manière basique à des questions, même brièvement. Ils peuvent sortir, la plupart du temps par obligation, pour aller voir un médecin par exemple. S’il y a pu avoir violence au début du retrait, notamment lorsque la famille oblige le jeune à se lever, à aller malgré tout en cours, à se rendre chez un thérapeute, etc., cette agression ne tient pas face à la résistance passive du jeune que l’on peut comparer à celle de Bartleby dans le roman de Melville, où à toute demande Bartleby répond « je préférerais ne pas », ce qui revient à ne pas s’opposer frontalement mais à ne pas non plus laisser la moindre possibilité de faire ce qui est demandé. Cette attitude laisse perplexe parents, frères et sœurs et autres membres de la famille. Ils n’ont d’autre choix que de laisser faire, ce qui peut mener à des périodes de retrait durant plusieurs années. L’intervention de tiers n’est pas toujours évidente, notamment après 16 ans. L’enfant, s’il n’est pas volontaire, s’il ne parvient pas à sortir de chez lui seul, se refuse à aller voir des thérapeutes ou répond aux intervenants à domicile qu’il n’a aucun problème, n’offre guère d’autres possibilités aux parents que de l’entretenir dans son isolement. Progressivement, ce scénario catastrophe devient une scène de la vie quotidienne. Les familles sont alors comme prises au piège d’une relation de mutuelle dépendance : elles ne peuvent l’abandonner, fermer la maison et le laisser sans rien, car il n’y a aucun moyen de mesurer le risque de laisser l’enfant seul pendant de longues périodes, comme par exemple lors des vacances. De la même manière, l’enfant dépend totalement de sa famille, de la nourriture laissée dans la cuisine, de l’espace dans l’appartement, etc. Dans plusieurs cas, les parents ont fini par construire un espace totalement indépendant : une chambre indépendante avec salle de bains individuelle dans une annexe de la maison ou à l’étage. Parfois ils achètent un appartement tout près et vont régulièrement rendre visite à leur enfant pour voir s’il se nourrit correctement et lui laisser quelques courses.

11Les frères et sœurs, lorsqu’il y en a, cherchent aussi à se positionner dans cette configuration familiale atypique. Les grandes sœurs d’Olivier sont plutôt bienveillantes, elles essaient un peu de s’intéresser à ce qu’il fait, mangent avec lui. Mais très vite la routine s’installe, et elles le laissent à son sort pour pouvoir continuer leur chemin. L’une part rapidement du domicile parental, l’autre y reste mais juste pour dormir, et dort chez des amis le week-end. C’est qu’Olivier prend beaucoup de place dans l’appartement, il ne reste pas seulement dans sa chambre car des consoles sont installées dans le salon. Et la mère d’Olivier, qui reste près de lui une grande partie de la journée, demande à ce qu’il ne soit pas contrarié afin que la situation ne s’aggrave pas.

12Comme Olivier, la plupart de ces jeunes ne se plaignent pas de la présence des personnes qui viennent les voir. Ils se déconnectent des jeux quand les parents le leur demandent et disent qu’il est temps d’aller se coucher. Ils sont polis, respectent les horaires des cours à domicile, ne refusent pas de travailler lorsque les enseignants sont là. Le rendu des devoirs reste néanmoins difficile. Le problème est qu’ils ne s’enthousiasment pas, ni en famille ni face au savoir scolaire. Ils répondent à la demande sans opposition mais ils disent ne pas comprendre l’intérêt de l’école, ni partager la plupart des intérêts de la famille. Ils se plongent ainsi dans les jeux en ligne, à plusieurs. Là il y a des rencontres, des intérêts communs avec ces personnes connectées, ils parlent ensemble, et pas seulement des jeux. Cela interpelle la famille. Ils entendent leur enfant parler avec ardeur, parfois même rire, partager des idées, entrer dans des discussions sur des sujets, comme le pourquoi de l’école, et ce pendant des heures. Mais une fois l’ordinateur éteint, Olivier, comme Louis, Armand et tant d’autres, redevient cet enfant différent, qui ne sort pas, n’élabore pas, et en même temps ne fait pas de choses répréhensibles, et en a rarement fait. Louis, Olivier, Armand et les autres sont aussi lisses en présence qu’ils sont bouillonnants en virtuel. Eux qui, pourtant, ne fréquentent plus l’école et n’ont plus d’amis, selon leurs parents.

13Et là encore la recherche de terrain se confronte à un nouveau paradoxe : ces enfants sans amis et sans vie d’enfant, selon les dires des familles en entretien, qui s’enferment et se laissent happer par l’ordinateur et la solitude, donnant l’idée que l’on ne peut ni les comprendre ni savoir ce qu’ils font, font cela au vu et au su de tous. Car la chambre est ouverte, ou bien on y circule, ou encore la console est dans une pièce commune. Alors la famille entend les conversations et a le sentiment de participer à quelque chose, ou au moins de contrôler quelque chose. Il y a là souvent une mère, un père, un frère ou une sœur, qui écoute, interrompt, questionne et s’aperçoit que le retirant parle avec d’autres. Cette nouvelle forme de faire des liens, en ligne, interpelle et laisse sceptiques parents, frères et sœurs, qui relativisent, voire se moquent un peu. Mais ils peuvent aussi demander à parler à ces amis, lorsque leur enfant se connecte sur Skype et des rencontres en présence sont organisées. C’est l’occasion pour les parents de voir leur enfant sortir de la maison pour aller retrouver ces amis ou aller les chercher à un lieu de rendez-vous afin qu’ils viennent à la maison, dans d’autres cas. Il arrive même qu’ils passent quelques jours dans la maison familiale. Pour la famille, la normalité de l’enfant refait surface, au grand soulagement général et malgré les détours qu’elle a pris.

14Lors des entretiens avec les jeunes eux-mêmes, lorsqu’il y en a, les amis rencontrés en ligne constituent le sujet qui anime le plus l’échange. Ces autres, souvent plus âgés, se rapprochent par leurs goûts, mais aussi leur manière différente d’exister autrement que par le statut d’élève qui va à l’école ou un quelconque modèle dominant. Dans leurs conversations, ils évoquent la question de la scolarité à domicile, le fait qu’il est inutile de passer par le rouleau compresseur du collège ou du lycée, et que cette liberté d’apprendre par soi-même, avec l’aide des uns et des autres, parfois d’enseignants sympathiques, est bien plus intéressante. Et puis avec cette méthode, l’objectif du passage de classe est atteint, il est donc finalement possible de prendre un peu d’espace et de liberté, d’imaginer quitter le domicile familial pour rejoindre un ami en province ou de s’investir dans une activité de conception de site…

15Ces rencontres en ligne, et aussi celles qui peuvent s’établir avec un enseignant à domicile ou un thérapeute, sont peut-être une manière pour ces jeunes de montrer aux parents qu’ils sont des personnes autonomes mais avec une autre forme que celle habituellement adoptée, notamment par les frères et sœurs.

16Cependant, plusieurs cas de jeunes en retrait n’ont plus aucun ami depuis longtemps, ne jouent pas forcément en ligne, ou ne se lient avec personne, restant dans un grand repli social, se contentant de s’informer sur Internet et d’y passer une grande partie de la journée, à regarder des films et à visiter des sites. Les relations sont alors exclusivement familiales et thérapeutiques. Même les journées à l’hôpital de jour ne suffisent pas à stimuler la fabrique de liens qui pourraient se prolonger au-delà. Lorsque ces jeunes, par leur âge, ont encore la possibilité de fréquenter une structure de soins-études qui offre une scolarité plus suivie sur le mode de l’internat, avec d’autres jeunes en souffrance, il y a là souvent une porte qui s’ouvre vers le monde des relations extrafamiliales. L’entrée dans ces structures, bien qu’acceptée au départ, est souvent accompagnée d’un moment de crise lorsqu’arrive la lettre de confirmation car dans ces structures de soin aussi l’adolescent peut essayer de rester dans sa chambre et de manquer les cours, ce qui peut avoir comme conséquence l’exclusion de l’établissement.

17Le retour à l’échange entre pairs ne se fait pas de façon si simple. Même si chacun est dans un tel programme de soin et de re-scolarisation pour des raisons différentes, et tente de le respecter, le regard des autres pèse. Et pour les parents, les avis sont aussi mitigés. Beaucoup acceptent la proposition du thérapeute et confirment à leur enfant que c’est une bonne idée, mais les mères expriment quand même leur inquiétude. Quant aux pères, ils ont souvent laissé les mères s’occuper de cet enfant resté à domicile. Que l’enfant aille dans une pension pour se faire accompagner dans ses maux psychiques et scolaires, ils y sont plutôt favorables, percevant cet entre-soi entre pairs comme une opportunité d’émancipation. Certains d’entre eux évoquent même leurs souvenirs de pensionnaire et révèlent l’envie qu’ils ont de pouvoir partager cette expérience, y compris en montrant à quel point, les temps ayant changé, elle est matériellement différente : les contacts sont aujourd’hui possibles quotidiennement, le confort des chambres est incomparable, etc. Mais pour une mère, rien ne peut mieux protéger son enfant de la souffrance que le cocon qu’elle lui offre au domicile familial. Là, père et mère entrent pleinement dans une répartition des rôles sexués largement décrits par plusieurs anthropologues et sociologues de la famille. Comme si, par leur retrait, les enfants repliés au domicile obligeaient la redéfinition des rôles. Leur échappait-elle ? Ne parvenaient-ils pas à saisir ces rôles et à trouver leur place ?

Une redéfinition des places au sein de la famille

18Les jeunes qui vivent le phénomène de retrait confrontent la famille à un autre modèle d’être enfant et adolescent. Ils sortent des définitions classiques, y compris celle de crise d’adolescence si galvaudée dans les sociétés occidentales, qui se traduirait plutôt par le conflit déclaré. Le jeune en retrait ne s’oppose pas explicitement, comme si, d’ailleurs, il ne l’avait jamais fait, ne s’était jamais fait remarquer dans cette famille où d’autres enfants ont déjà donné la possibilité aux parents de vivre l’expérience d’élever et de voir grandir des enfants qui, en l’absence de problème de santé, ont suivi, ou suivent encore une scolarité à peu près normale, c’est-à-dire en dehors des murs de la maison, au sens levi-straussien du terme. En outre, ces autres enfants ont ou ont eu des activités extrascolaires, toujours à l’extérieur, et se sont faits des amis dans ce monde hors de l’intimité familiale. Dans leur comportement, aînés et cadets du jeune en retrait ont essayé de dépasser les limites de l’autorité et de l’autorisé en tant qu’enfant, et ont pu ainsi montrer leur évolution, leur différenciation et leur individuation tout en s’intégrant au monde. Ces enfants ont su mieux correspondre à l’idéal parental, et cette concomitance entre réponse à l’attente et construction de la personne singulière s’est faite dans une période où l’histoire familiale laissait probablement de la place à différentes expressivités. En tout cas, chacun a alors réussi à trouver une place moins problématique que celle du hikikomori.

19Le jeune en retrait fait tout le contraire de ce que l’on attend d’un enfant et en même temps son comportement donne des indications sur le fonctionnement des familles aujourd’hui, des familles arrivées à une certaine étape de leur construction, de leur histoire, des familles où le lien est trouble, se délite, où, parfois, la désaffiliation menace. Cet enfant qui, par son comportement, refuse d’être « objet et sujet du désir de la famille », « comment fait-il la famille ? » [10]. En regardant de plus près ce que le comportement de cet enfant suscite, il devient plus aisé de comprendre les questions posées par Irène Théry depuis de nombreuses années : si la crise de la famille est une conséquence de la société moderne ou si, plutôt, la redéfinition du partage des tâches sexuées et du statut d’enfant – perçu davantage comme un partenaire avec des droits et des devoirs à respecter – n’offre pas, tout simplement, d’autres manières d’être et de vivre ensemble ? Cela suppose d’autres manières d’être désigné comme père ou mère, comme enfant, adolescent ou jeune. Mais avant de parvenir à ce degré de réflexion, c’est une véritable révolution qui s’opère au sein de ceux qui se pensaient comme une famille, selon la définition « traditionnelle » [11].

20Kilian dit de son père qu’il le considère « plutôt comme un copain, il fait rien comme un père ». Il s’appuie plutôt sur sa mère pour ses devoirs à rendre et la gestion de ses rendez-vous. Le père est celui qui « me rend service pour me déposer en voiture quelque part » car il ne peut prendre les transports en commun. Pour Olivier, son père est un étranger, et il s’en méfie en conséquence lorsqu’il se rend chez lui. Armand, qui vit avec sa mère, trouve néanmoins que son père « prend une attitude de vrai père, même si ça m’énervait qu’il exige ça ou ça de moi. Ma mère, elle m’énerve parce qu’elle est trop cool ». Les frères et sœurs sont plus souvent perçus comme des aînés ou des cadets, à rejeter, comme Armand qui a longtemps refusé de voir sa demi-sœur. Dans les explications on a aussi des indications sur des frères et sœurs qui prennent le rôle de parent, ou d’ami.

21

Louis : En fait, avec ma sœur, je suis allé acheter un peu d’habits. […] J’ai rien spécialement demandé.
Enquêteur : C’est votre sœur qui vous les a offerts ?
Louis : Oui.
Enquêteur : Elle vous a conseillé ou c’est vous qui avez choisi ?
Louis : Non, c’est elle ! […] Ben, j’ai pas trop de… Je sais pas… Je vais pas lui dire : « ah tiens, j’aimerais bien ça ». Non, c’est juste qu’on me propose et je dis oui ou non.
Enquêteur : Si c’est pas votre sœur, c’est qui ?
Louis : Ben, c’était ma mère avant.

22Le jeune hikikomori, dans une certaine mesure, donne l’occasion aux membres de la famille d’exprimer leurs rôles et leur place à l’extérieur. Pour la mère d’un jeune qui ne peut plus aller à l’école, l’inquiétude s’installe rapidement et elle mobilise beaucoup d’énergie à chercher des explications, à comprendre, et frappe à de nombreuses portes pour tenter de trouver une solution pour son enfant. Les premiers interlocuteurs sont le personnel de l’Éducation nationale, notamment l’infirmière scolaire qui vient accueillir le jeune qui est pris de maux de ventre ou d’autres symptômes comme les migraines ou les nausées. Mais c’est aussi le CPE, quelques enseignants, le Principal… Ces personnes sont souvent désignées comme ayant tenté de donner des pistes de prise en charge, s’étant elles-mêmes interrogées sur d’éventuels facteurs sous-jacents, au sein de l’école mais aussi dans la famille. Sur cette dernière question, il y a toujours un malaise qui surgit : l’idée que l’on puisse imaginer que quelque chose se passe mal dans la famille et que ce mal-être se répercute sur l’élève. Parfois, la mère essaie de se justifier, mais s’il n’y a pas d’événement probant (comme une séparation par exemple), c’est d’un malaise plus profond dont il faudrait témoigner. Or celui-ci n’est pas explicite, ni vraiment perçu comme perturbant puisqu’il n’a pas eu de conséquences majeures sur les autres membres de la famille.

23Cette désignation de la famille comme source du malaise permet d’éclipser l’éventuelle cause scolaire. Il n’y a alors pas forcément d’accusation des parents sur l’école et la mère va chercher d’autres interlocuteurs que ceux du cadre scolaire, pour trouver une solution à la déscolarisation de l’enfant. Cette recherche permet elle aussi de mettre de côté la problématique familiale puisque l’urgence est la re-scolarisation.

24Le médecin de famille est l’une des personnes sollicitées. Il s’agit d’abord d’être rassuré par un diagnostic médical. C’est souvent à cette occasion, après le résultat de plusieurs examens médicaux, qu’est énoncée pour la première fois une cause psycho-somatique, et aussi l’éventuel diagnostic de phobie scolaire ou sociale. Ces « révélations » permettent de ne plus désigner personne comme responsable du malaise. Le généraliste propose souvent de consulter un spécialiste, un psychologue ou un pédopsychiatre, ou de s’adresser à une structure pouvant faire le lien avec l’école, comme les centres médico-psychologiques (CMP), les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) et les maisons des adolescents (MDA) [12]. La prise en charge du jeune en retrait est alors mise en place, pour celui qui, par son âge, peut en bénéficier et s’y résout.

25Dans la grande majorité des cas, les jeunes en retrait sont accompagnés par leur mère dans toutes les visites médicales et autres rendez-vous. Les médecins de l’Éducation nationale, les psychologues et pédopsychiatres rencontrés confirment largement ce constat : leurs interlocuteurs sont essentiellement les mères. Ceci confirme les études menées sur la différence genrée dans l’accompagnement scolaire et comment les mères sont aujourd’hui encore désignées comme celles chargées de l’éducation et de la santé de l’enfant, héritage d’un partage imposé historiquement depuis au moins le XIXe siècle [13].

26À ce titre, le comportement du jeune hikikomori entérine des rôles, les met en relief, parfois jusqu’à l’épuisement des interlocuteurs concernés. C’est le cas de Francis, dont la propre mère, qui en a la garde, l’envoie vivre chez son père car elle ne peut plus supporter la présence permanente de son fils et son inertie. Pourtant Francis a des amis, ne joue pas tellement en ligne et s’intéresse à plusieurs choses du monde comme le sport de compétition et les actualités boursières. Mais il n’a aucun projet, ni d’études ni professionnel, et reste à la maison la plus grande partie de la journée pendant que ses amis sont en cours ; son retrait s’aggrave progressivement, d’autant qu’il a dépassé l’âge des prises en charge proposées habituellement. Face à cet événement, le père prend alors le relais, essayant de se rendre plus disponible, de comprendre, d’accompagner… en somme de prendre ce que l’on nommerait aisément un rôle de mère. Mais à la différence des mères, les pères qui s’impliquent dans la prise en charge du retrait de leur enfant le font explicitement pour au moins deux raisons. Si les mères expriment essentiellement de l’inquiétude, de la douleur, de l’envie que ces années ne soient pas perdues pour leur enfant, de la compassion, voire de l’apitoiement, les pères pensent à l’avenir, pas seulement celui de leur progéniture, mais le leur également. Ils voudraient que leur adolescent grandisse et trouve le chemin de sa vie afin qu’eux-mêmes puissent accomplir d’autres projets : récupérer la chambre pour faire un bureau, partir à la retraite dans leur maison de campagne et vendre l’appartement, voyager dans d’autres contrées, refaire leur vie avec une nouvelle compagne… En s’inquiétant moins de l’avenir scolaire de leur enfant et davantage du temps que leur sortie de l’enfance va prendre, l’attitude des pères provoque plusieurs réactions.

27Lorsque les parents sont divorcés, les mères dressent un tableau chaotique d’un père laxiste et égoïste, duquel, parfois, elles disent s’être séparées pour protéger leur enfant. Ne pas leur faire confiance serait le mot qui définirait la relation qu’ils ont avec leur enfant, et le retrait du jeune vient quelque part soulager mère et enfant de l’obligation de visite, de l’obligation de séjour chez le parent séparé qui critique lui-même l’attitude trop compréhensive de la mère. Ce conflit du couple parental séparé entérine là aussi des représentations du féminin enclin à la compassion et du masculin qui prône le contrôle des émotions pour affronter la vie et la volonté de s’en sortir coûte que coûte. Pour justifier leur surprotection, les mères décrivent vite les failles du père, qu’il soit toxicodépendant ou bi-polaire, ou simplement en train de refonder une famille. Parfois elles parlent de violences verbales et physiques, pas forcément à l’égard de l’enfant mais à leur propre égard. Une violence qui n’a parfois été qu’imaginée comme le souligne cette maman d’un garçon de 15 ans retiré depuis deux ans :

28

Enquêteur : Violent aussi ? (au sujet du père d’Olivier)
Mère d’Olivier : Verbalement, oui. Il aurait pu l’être physiquement. Mais en fait, il n’a jamais réussi à me faire sortir de mes gonds, ce qui fait que… En fait, c’est pas lui qui aurait frappé le premier, voyez. Fallait que ce soit la personne opposée.

29On peut alors se demander qui protège qui dans une telle configuration. D’ailleurs ce n’est pas seulement du père que l’adolescent protège la mère, mais d’un frère ou d’une sœur qui menace et devant lequel ou laquelle il s’interpose. Car même lorsque le père est là, il laisse faire, « il faut que jeunesse se fasse » dira l’un d’entre eux, avouant qu’il a laissé son épouse s’occuper de tout ce qui concerne les enfants puisqu’elle travaillait à mi-temps et que lui était extrêmement pris par le travail. Le comportement de leur enfant, plus encore que les crises clastiques du frère, oblige soudain les parents à se reparler. Il y avait un partage des rôles qui était sous-entendu et qui n’a jamais été rediscuté. Le père assure l’économie de la famille pendant que la mère s’occupe de l’éducation des enfants. Le père de Louis assure pourtant avoir essayé de l’emmener jouer au football avec lui, car c’est sa passion, avoir essayé de trouver autre chose qui lui plaise davantage. Mais rien en commun n’a permis qu’une complicité s’installe entre eux : « nous vivons dans deux mondes totalement différents », dit-il en référence à la passion de Louis pour le virtuel, « c’est sûrement un changement d’époque ». Car lui-même a le souvenir de parties de pêche avec son père, et autres jeux de plein air qu’il aurait voulu partager avec son fils. Il accepte cette différence de manière d’être jeune et d’être père, mais que peut-il être alors lorsque sa seule référence est celle d’une famille où les générations se succèdent et la transmission se fait de manière horizontale ? Là encore la situation du jeune en retrait interpelle une société où se confronte un idéal de la famille traditionnelle qui côtoie une diversité de modèles : monoparentalité, droit et devoirs égalitaires entre générations, parentification des enfants, etc. [14]. Dans ce flou de la définition de la famille aujourd’hui, le hikikomori questionne les rôles de chacun, conjoints, parents, enfants, frères et sœurs, mais aussi grands-parents et beaux-parents.

Le paradoxe de l’agency des jeunes en retrait

30En guise de conclusion, il semble intéressant d’interroger la place d’enfant que prend, ou ne prend pas, le jeune hikikomori, notamment dans les différents contextes familiaux dans lesquels ils vivent, qui sont variés, même si l’on peut, comme au Japon, proposer des récurrences comme le fait que ce soit le plus souvent des garçons, et qu’ils s’agissent fréquemment de familles où le père est absent parce qu’il vit ailleurs ou qu’il travaille beaucoup. Mais ce n’est pas fondamentalement de cela dont le jeune en retrait témoigne, mais des structures familiales complexes dans la société occidentale d’aujourd’hui. Le jeune qui reste cloîtré au domicile dit familial, dans sa passivité, engendre une masse d’actions autour de lui dont il est, ou devient progressivement, le sujet. Sans le revendiquer consciemment, cet enfant devient une personne qui oblige les autres à affirmer ses droits et devoirs, et les droits et devoirs des autres membres de la famille à son égard. Il n’est alors plus seulement un projet, il devient un individu à part entière.

31Les travaux en sociologie [15], anthropologie [16] et clinique [17] de l’enfance montrent bien que l’enfant n’est pas seulement le produit des adultes mais qu’il produit aussi l’adulte, même si c’est ce dernier qui définit et délimite les frontières de l’enfance. L’enfant est ainsi un sujet social central dans la société qui organise un lien social fondateur de l’école et de la famille. S’occuper de l’enfance c’est aussi s’intéresser à son bien-être physique et psychique et donc à penser des politiques de santé dans lesquelles l’enfant, l’adolescent et le jeune ont aujourd’hui une place importante. Enfin ils sont au centre de la question éducative, qu’elle soit de l’ordre privé ou public. On le voit dans ces exemples d’enfants qui, pour une raison ou une autre, ne grandissent pas et ne s’autonomisent pas de la manière dont les acteurs autour d’eux ont imaginé qu’ils le feraient.

32Au-delà d’une quelconque revendication, qui est parfois assumée lors de la période de sortie du retrait, le phénomène du hikikomori bouscule des clichés sur la place de l’enfant. En tant qu’apprenant, d’une part, car comment l’enfant peut-il apprendre isolé dans sa chambre et loin de ses pairs ? Et pourtant tout semble indiquer que cela est possible, en prenant d’autres chemins ou plus tard. D’autre part, en tant que membre d’une famille, l’enfant, par son comportement, semble redonner une structure à des relations familiales, parfois en mettant en relief leur inconsistance, en faisant céder des liens qui n’en n’étaient plus, en en renforçant d’autres. De cette manière particulière et inhabituelle, l’enfant semble essayer de se forger de la place et du temps pour, peut-être, découvrir d’autres sources du désir, au-delà des projections parentales et sociales sur sa réussite scolaire et son avenir. L’enfant, l’adolescent, le jeune qui, de manière brusque, tant pour lui que pour son entourage, ne parvient plus à se projeter dans le paysage social qui l’entoure, à correspondre à l’image que l’on se faisait de lui, à être comme les autres enfants, adolescents ou jeunes, essaie de devenir tout simplement quelqu’un, au sein même de cette famille qui l’héberge, et afin de se sentir un jour accueilli par une société en perpétuel renouvellement.


Mots-clés éditeurs : socialisation, scolarisation, hikikomori, retrait scolaire, modèle d'enfance

Date de mise en ligne : 05/01/2015

https://doi.org/10.3917/tele.046.0073

Notes

  • [1]
    D. Glassman, F. Œuvrad, La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2011 ; P. Huerre, L’absentéisme scolaire. Du normal au pathologique, Paris, Fayard, 2010.
  • [2]
    Centre national d’éducation à distance.
  • [3]
    Les Sapad sont des services de l’Éducation nationale qui visent à accompagner les enfants scolarisés à domicile pour des raisons de santé ou d’impossibilité physique. En dehors de ce service départemental, plusieurs associations existent selon les régions.
  • [4]
    Plusieurs d’entre ces jeunes disent même ne s’y être jamais intéressés et être seulement allés à l’école par obligation, ce qui explique, toujours d’après eux, leur niveau moyen.
  • [5]
    Ce point a évolué récemment si l’on considère les recommandations du ministère de la Santé publiées en 2010 : « le hikikomori est un phénomène psychosociologique dont les traits caractéristiques sont le retrait des activités sociales, le fait de rester à la maison quasiment toute la journée pour plus de six mois et le fait qu’il apparaisse chez des enfants, adolescents et adultes de moins de trente ans. Bien que le hikikomori se définisse comme un état non-psychotique, il est préférable de penser que les patients avec schizophrénie puissent être inclus dans la catégorie de hikikomori jusqu’à ce qu’ils reçoivent le diagnostic de psychose » (MSTS, 2010, traduit et cité par N. Tajan, Le retrait social au Japon. Enquête sur le hikikomori et l’absentéisme scolaire (futoko), Thèse de doctorat de l’université de Toulouse, 2014).
  • [6]
    En France, le refus scolaire et la phobie scolaire sont également des thèmes devenus très étudiés et sujets à un intérêt institutionnel majeur (J.-P. Benoît, « Phobie scolaire et autres causes de déscolarisations », Adolescence et médecine, 2, octobre 2011, p. 42-44).
  • [7]
    Dans beaucoup de mangas ou autres fictions, l’image du plateau-repas déposé par la mère devant la porte du hikikomori revient fréquemment.
  • [8]
    M.-P. Julien, « Des situations commensales adolescentes : entre pluralités normatives, conflits et construction de soi », in La juste mesure : une sociologie historique des normes alimentaires, T. Depecker et al. (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
  • [9]
    F. de Singly, E. Ramos, « Moments communs en famille », Ethnologie française, 40, 2010, p. 11-18.
  • [10]
    N. Diasio, « Comment l’enfant fait-il la famille ? Ou : Les enfants, objets et sujets du désir de famille », Revue des sciences sociales, 41, 2009, p. 8-13.
  • [11]
    I. Théry, « Différence de sexes et différences de générations. L’institution familiale en déshérence », Esprit, 227, 1996, p. 65-90 ; « Peut-on parler d’une crise de la famille ? Un point de vue sociologique », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 49, 8, 2001, p. 492-501 ; S. Cadolle, « Les mutations de l’autorité familiale », Les sciences de l’éducation. Pour l’Ère nouvelle, 3, 42, 2009, p. 55-80.
  • [12]
    Tous constituent des lieux d’accueil, d’écoute et de soin avec des intervenants divers, médecins, psycho-thérapeutes et d’autres qui peuvent assurer une rééducation fonctionnelle.
  • [13]
    S. Cadolle, « Les mutations de l’autorité familiale ».
  • [14]
    A. Fine, « Qu’est-ce qu’un parent ? Pluriparentalités, genre et système de filiation dans les sociétés occidentales », Spirale, 1, 21, 2002, p. 19-43.
  • [15]
    R. Sirota, « L’enfance au regard des Sciences sociales », AnthropoChildren, 1, 2012, http://popups.ulg.ac.be/2034-8517/index.php?id=893.
  • [16]
    J. Delalande, « Étudier les enfants d’ailleurs et d’ici : initier des étudiants de sciences de l’éducation à l’altérité culturelle et leur montrer les possibilités d’agir des enfants », AnthropoChildren, 3, 2013, http://popups.ulg.ac.be/2034-8517/index.php?id=1714.
  • [17]
    L. de Lajonquière, Figures de l’infantile. La psychanalyse dans la vie quotidienne auprès des enfants, Paris, L’Harmattan, 2013.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions