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Article de revue

L'autorité

Pages 15 à 30

Notes

  • [1]
    Nous empruntons cette distinction à l’étude de P. Audi, « Sémantique de l’autorité », La lettre de l'enfance et de l'adolescence, no 50, décembre 2002, Les voies de la transmission, p. 15-22.
  • [2]
    « Cum potestas in populo, auctoritas in senatu sit », Cicéron, Discours. Tome XVI, 1 : Contre Pison, IV, trad. P. Grimal, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 96.
  • [3]
    T. Mommsen, Le droit public romain, trad. P.-F. Girard, Paris, Ernest Thorin, 1891, Livre III, tome VII, p. 232.
  • [4]
    A. Kojève, La notion de l’autorité, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 2004, p. 54.
  • [5]
    H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1954], in La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, 2006, p. 123.
  • [6]
    Ibid., p. 131.
  • [7]
    Sur ce point voir M. Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil (La Couleur des idées), 2006, p. 56-66.
  • [8]
    L. de Bonald, Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, 2e éd., Paris, A. Leclère, 1826, tome I, chap. 1, p. 110-111.
  • [9]
    Lamennais, Défense de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, in Œuvres complètes, vol. I, Bruxelles, Hauman & Cie, 1839, p. 458.
  • [10]
    É. Durkheim, L’Éducation morale, Paris, Alcan, 1925, p. 10.
  • [11]
    Ibid., p. 11.
  • [12]
    Ibid., p. 33.
  • [13]
    Ibid., p. 38.
  • [14]
    E. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 1993, p. 96.
  • [15]
    J.-J. Rousseau, Émile, Livre II, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1969, p. 320.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid., Livre V, p. 362.
  • [18]
    Citons ainsi, parmi les travaux les plus récents : B. Robbes, L’autorité éducative dans la classe, Paris, ESF, 2010 ; E. Prairat, L’autorité éducative : déclin, érosion ou métamorphose, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010.
  • [19]
    J.-J. Rousseau, Émile, Livre I, p. 263.
  • [20]
    Citons parmi les plus anciennes Abbotsholme (1899), Bedales (1893) ou King Alfred’s (1898).
  • [21]
    H. Arendt, « La crise de l’éducation », in La crise de la culture?, p. 229.
  • [22]
    A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, trad. M. Laguilhomie, Paris, La Découverte (Folio essais), 1992, p. 221.
  • [23]
    Ibid., p. 30.
  • [24]
    A. S. Neill, La liberté, pas l’anarchie. Réflexions sur l’éducation et l’expérience de Summerhill, trad. M. Laguilhomie, Paris, Payot, 1970, p. 53.
  • [25]
    A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, p. 371.
  • [26]
    « A Go-as-you-please School », A. S. Neill, That dreadful scholl, Londres, Herbert Jenkins, 1937, p. 7.
  • [27]
    A. S. Neill, Peau de mandarine, trad. M. Millon, Paris, Hachette, 1980, p. 204.
  • [28]
    « The gardner knows what sort of roses or apples he wants, whereas the teacher does not know what sort of human being should be produced, and indeed, should not know », A. S. Neill, Hearts not Heads in the School, Londres, Herbert Jenkins, 1945, p. 101-102.
  • [29]
    Article issu du journal The New Era (organe anglophone de la ligue internationale pour l'éducation nouvelle) cité par Ray Hemmings dans Cinquante ans de liberté avec Neill, trad. M. Millon, Paris, Hachette, 1981, p. 56.
  • [30]
    M. Gauchet, « L’École à l’école d’elle-même », in La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard (Tel), 2002, p. 119.
  • [31]
    Dans l’optique de la critique sociale, une telle pédagogie du soupçon s’est notamment trouvée alimentée en France par les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. On se reportera sur ce point aux très éclairantes analyses de D. Kambouchner dans L’École, question philosophique, Paris, Fayard, 2013, p. 75-78.
  • [32]
    M. Gauchet, « L’École à l’école d’elle-même »?, p. 121.
  • [33]
    Ibid., p. 122.
  • [34]
    Ibid., p. 153.

Introduction

1 L’autorité fait partie de ces notions dont la charge polémique est telle qu’elle menace à tout instant de faire écran à la pleine compréhension des enjeux de ce dont il est question.

2 Le champ éducatif offre sans doute à cet égard une illustration particulièrement vive de la difficulté à penser l’autorité en dehors du cadre d’un affrontement binaire entre prétendus adversaires de la liberté et partisans supposés de l’anarchie mais il constitue aussi par excellence le lieu où se trouvent nécessairement ressaisis dans leur convergence la série des questionnements spécifiques aux divers ordres de manifestation de l’autorité : épistémique, politique, moral, social, religieux.

3 C’est l’ensemble de ces dimensions qu’il importe de garder à l’esprit lorsqu’on s’efforce de saisir les tenants et aboutissants du thème de la « crise de l’autorité », expression dont le caractère galvaudé ne doit pas conduire à sous-estimer la profondeur du malaise auquel elle renvoie au sein de la communauté éducative. Prenant donc au sérieux un tel diagnostic, on s’efforcera de discerner ce qui relève des difficultés et des résistances rencontrées dans l’exercice de l’autorité et ce qui procède d’une mise en question pédagogique de celle-ci par ceux-là même qui sont supposés en être les détenteurs. Quoique convergents ces deux phénomènes appellent bien deux questionnements distincts. Il s’agit d’une part d’identifier les facteurs, multiples et complexes, d’une érosion de l’autorité dans le cadre d’une approche sociale, historique et institutionnelle de l’éducation ; il importe d’autre part de mettre au jour les fondements d’une pensée critique de l’autorité et ses conséquences en termes de projet éducatif. Sans exclure quelques incursions du côté du premier de ces deux champs de problèmes, notre propos se concentrera pour l’essentiel sur le second.

Les deux pôles de l’autorité

4 Qu’on en déplore la perte ou qu’on en dénonce les méfaits, l’autorité demeure empreinte d’une ambivalence fondamentale que traduit bien le langage : marquée du sceau de la légitimité lorsqu’elle est invoquée pour caractériser le respect qu’inspire à ses élèves le maître expérimenté ou charismatique, l’autorité devient synonyme de soumission aveugle chez celui qui renonce à l’exercice d’une pensée en première personne pour s’en remettre au « principe d’autorité » ; quant à l’adjectif « autoritaire », il renvoie à une forme d’exercice du pouvoir fondé sur la crainte bien plus que sur la libre reconnaissance.

5 L’autorité semble ainsi se déployer selon deux modes : un mode “auctorial” et un mode “autoritaire” [1]. Dans sa première acception, elle enveloppe un pouvoir instituant qui suscite la reconnaissance ; dans la seconde, elle tend à se confondre avec la plus extrême hétéronomie. Loin de constituer deux ordres de phénomènes radicalement étrangers l’un à l’autre, ces deux facettes antagoniques de l’autorité traduisent plutôt la double polarité d’une relation qu’il s’agit de penser d’abord dans son irréductibilité au pouvoir.

Auctoritas et potestas

6 Étymologiquement, le terme d’autorité s’enracine dans la langue juridique latine. Dérivant du verbe augere, qui signifie « augmenter », l’auctoritas désigne en droit privé comme en droit public l’opération qui confère validité et garantie à un acte dont le porteur n’est pas en mesure d’assurer à lui seul l’entière effectivité. L’auctoritas du pater familias est ainsi requise pour donner pleine valeur juridique au mariage du fils, celle du Sénat pour confirmer les décisions des magistrats. L’auteur se distingue ici de l’acteur en ce que sans être lui-même l’agent et le porteur de l’acte, il apporte à celui-ci une augmentation spécifique et décisive.

7 Le rôle de l’institution sénatoriale dans l’économie de la vie publique romaine offre de ce point de vue un exemple tout à fait éclairant pour comprendre ce qui distingue l’autorité du pouvoir stricto sensu. Ainsi que l’énonce Cicéron, « le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au Sénat » [2] ; alors que les magistrats qui représentent le peuple détiennent la potestas, c’est-à-dire la possibilité d’imposer une décision en recourant à la contrainte, le mode d’action du Sénat relève de l’auctoritas. Organe consultatif, le Sénat romain ne possède pas de pouvoir exécutif ; il dispose en revanche du droit de donner un conseil obligatoire. Les tribuns sont en effet tenus de consulter le Sénat, mais les avis qu’énonce ce dernier ne s’imposent en vertu de nulle force contraignante. Ils n’en disposent pas moins d’une remarquable efficace dont le mode opératoire relève de l’influence et du prestige. Ainsi que la caractérise Theodore Mommsen :

8

Moins qu’un ordre et plus qu’un conseil, [l’auctoritas est] un conseil qu’on peut malaisément se dispenser de suivre, comme celui donné par l’homme de métier au profane, par le chef de parti parlementaire aux membres de son groupe [3].

9 Excluant l’usage de moyens extérieurs de coercition, l’autorité se distingue de la force comme du droit positif (qui enveloppe toujours la possibilité de la sanction) en ce qu’elle implique nécessairement la reconnaissance de celui sur lequel elle s’exerce. Le droit resterait le droit quand bien même il s’appliquerait à des individus qui le subiraient sans le reconnaître ; il n’en va pas de même de l’autorité : légitime par définition, celle-ci cesse d’exister au moment même où elle cesse d’être reconnue. Contrairement à la domination, l’autorité constitue une puissance qui n’agit que moyennant la participation de celui sur lequel elle s’exerce : elle s’institue dans et par le mouvement même de sa reconnaissance.

Le fondement de l’autorité et la logique de la reconnaissance

10 Dans l’essai qu’il lui consacre, Alexandre Kojève définit en ce sens l’autorité comme « la possibilité qu’a un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre), sans que ces autres réagissent sur lui, tout en étant capables de le faire » [4].

11 L’existence de l’autorité apparaît ainsi suspendue à la possibilité toujours maintenue quoique non actualisée d’une résistance, virtualité qui la situe dans le champ des manifestations de la liberté. Par sa dimension consciente et volontaire, la relation d’autorité se démarque en effet, non seulement de la contrainte, mais aussi des phénomènes relevant du conditionnement ou de la pure et simple manipulation : on ne saurait par exemple parler d’une quelconque autorité de l’hypnotiseur sur l’hypnotisé.

12 Un tel schéma s’applique au reste à la sphère intellectuelle tout aussi bien qu’à la sphère pratique, l’adhésion à une proposition en vertu du principe magister dixit pouvant tout à fait être décrite comme l’absence de réaction à l’ascendant exercé par un tiers sur les actes de pensée d’un patient. On s’installe ici dans le régime de la croyance et de la confiance : il y a autorité, à partir du moment où je consens à aligner mon jugement sur celui d’un autre sans avoir moi-même tenté de me faire ma propre idée sur la question.

13 Que la reconnaissance de l’autorité soit par essence volontaire n’implique pas cependant qu’une telle volonté soit éclairée ni que les motifs qui conduisent cette volonté à s’incliner soient de nature principalement rationnels. Le type charismatique de l’autorité théorisé par Max Weber atteste bien à cet égard du poids des logiques affectives et plus ou moins inconscientes qui entrent dans le processus de la reconnaissance. On ne saurait notamment sous-estimer parmi elles la part de l’opinion et du préjugé. Il peut ainsi sembler raisonnable que je m’en remette à mon médecin pour définir le traitement le plus adapté à la pathologie dont je souffre, mais le crédit que je pourrais être amené à lui accorder dans d’autres domaines du savoir ou de l’existence obéit-il à un motif du même ordre ? Se dévoile ici une pente dangereuse de l’autorité que les Lumières et à leur suite toute une tradition libre penseuse n’ont cessé de combattre en prônant l’examen et la culture du sens critique. En tant qu’elle confine à l’absence de pensée, l’autorité risque en effet d’induire une forme de domination d’autant plus complète qu’elle se passe de l’usage de la force et se réclame du consentement de ceux qui s’y trouvent soumis.

La hiérarchie au cœur de l’autorité

14 Si l’autorité peut trouver son fondement dans les préceptes d’une raison paresseuse, c’est qu’elle est par essence étrangère au processus d’argumentation et de discussion.

15 « Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté », remarque Hannah Arendt dans la Crise de la culture :

16

Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique [5].

17 La reconnaissance à l’œuvre dans la relation d’autorité procède en effet d’une tout autre logique que la reconnaissance du bien-fondé d’une décision collective ou du consensus résultant d’un débat mené entre individus statutairement égaux. On s’installe ici d’emblée dans un rapport asymétrique qui consacre la supériorité du détenteur de l’autorité.

18 Au-delà de ses traductions dans l’ordre des relations interpersonnelles, Arendt analyse l’expérience politique historiquement constituée par un tel principe hiérarchique.

19 Étranger à l’égalité démocratique, le régime autoritaire n’en est pas pour autant, remarque-t-elle, assimilable à la tyrannie qui revêt elle aussi une structure égalitaire :

20

le tyran est le dirigeant qui gouverne seul contre tous, et les « tous » qu’il oppresse sont tous égaux, c’est-à-dire également dépourvus de pouvoir [6].

21 Alors que le tyran domine la masse depuis une position surplombante qu’aucun échelon intermédiaire ne relie à la base, le politique fondé sur l’autorité se laisse modéliser sous la forme d’une pyramide dans laquelle supériorité et légitimité se répercutent en cascade depuis un foyer originel de sens qui confère à tout l’édifice un caractère sacré. S’enracinant dans l’expérience latine de la fondation de Rome, la matrice théologico-politique de l’autorité se perpétue en régime chrétien : l’Église se définit ainsi comme dépositaire d’une tradition dont elle fait la pierre angulaire de la foi et le fondement de son organisation [7]. C’est cette collusion de la religion, de la tradition et de l’autorité qui s’est trouvée peu à peu érodée par la modernité au profit d’un projet d’auto-fondation rationnelle et d’auto-institution politique.

22 Prenant acte du déficit politique engendré par la disparition du style de monde dont l’autorité était historiquement la clef de voûte, Arendt laisse entendre que le procès intenté à l’autorité par les modernes a eu pour effet de rendre problématique une dimension essentielle du lien social assumée jusque-là par la tradition et la religion.

La force liante de l’autorité et le pouvoir dissolvant de l’individualité

23 La critique conservatrice de la modernité est à cet égard intéressante car, dans son effort pour réhabiliter une configuration particulière et historiquement datée de l’autorité, elle met particulièrement bien en relief la fonction cohésive qui en est le cœur. Sous la plume d’un Lamennais ou d’un Bonald, la défense de l’autorité passe ainsi par la dénonciation de l’esprit dissolvant des Lumières accusées d’avoir consacré les prétentions exorbitantes du jugement individuel ; ainsi écrit Bonald :

24

L’homme qui examine avec sa raison ce qu’il doit admettre ou rejeter de ces croyances générales, sur lesquelles a été fondée la société générale du genre humain, et repose l’édifice de la législation générale, écrite ou traditionnelle, se constitue par cela seul, en état de révolte contre la société ; il s’arroge, lui simple individu, le droit de juger et de réformer le général, et il aspire à détrôner la raison universelle pour faire régner à sa place sa raison particulière [8].

25 Héritière du principe d’examen protestant dans lequel les polémistes catholiques voient moins la substitution de l’autorité de l’Écriture à celle de la tradition que la négation de toute autorité au profit du sens privé, la raison dont se réclament les Voltaire et les Diderot apparaît comme un principe éminemment subjectif. S’opposant au dépôt sacré de la révélation conservé par la tradition de l’Église, la raison des réformateurs et des philosophes est une raison livrée à elle-même et ne donnant à l’homme « d’autre règle de vérité que ses propres jugements » [9]. Prétendre substituer l’autorité du livre à celle du ministère, c’est en effet livrer la détermination de son sens à l’appréciation du jugement ou du sentiment particulier. En érigeant chaque fidèle en interprète de l’Écriture et en niant le partage des clercs et des laïcs, la Réforme a fait de l’arbitraire individuel le principe de l’organisation ecclésiastique et sapé les bases mêmes de la société chrétienne.

26 Se trouve ainsi soulignée en creux la vertu sociale essentielle de l’autorité, à savoir sa capacité à tenir sous contrôle les énergies centrifuges de l’individualité : au ferment dissolvant de la subjectivité, l’autorité de l’Église oppose la résistance d’un ordre universel inscrit dans la durée et s’originant dans la volonté divine. L’autorité, on le voit, ne se distingue pas seulement du pouvoir en ce qu’elle est un pouvoir d’obliger qui s’exerce en l’absence de contrainte, mais bien en ce qu’elle instaure une extériorité fondatrice du lien social auquel elle confère une stabilité spécifique.

27 Que la modernité ait ébranlé la tradition ne signifie pas qu’elle ait résorbé l’excès de l’autorité par rapport au pouvoir ni qu’elle ait renoncé à assumer la dimension de l’existence sociale à laquelle répondait cette dernière. Il s’en faut de beaucoup par exemple que l’entreprise de laïcisation engagée sous le règne de Jules Ferry puisse être caractérisée comme une entreprise de simple destruction de l’autorité. L’anticléricalisme républicain se trouve en effet lui-même travaillé par la conscience aiguë de la nécessité de ne pas laisser vacante la place traditionnellement occupée par l’Église dans l’économie des rapports sociaux. Dans son cours de 1902-1903 publié post mortem sous le titre L’Éducation morale, Durkheim se démarque ainsi nettement d’une conception purement négative de l’éducation laïque. Ce serait, explique-t-il, s’exposer à n’avoir plus qu’une « morale appauvrie et décolorée » que de concevoir la morale rationnelle comme le résultat d’une simple soustraction consistant à retirer de la discipline morale tout élément religieux, sans rien remplacer. Aussi faut-il aller chercher « au sein même des conceptions religieuses, les réalités morales qui y sont comme perdues et dissimulées » pour les exprimer en un langage rationnel [10].

28 Il n’est pas anodin qu’en réalisant un tel programme, Durkheim ait précisément été amené à dégager comme éléments constitutifs de la moralité l’ensemble des caractères que nous avons identifiés comme étant ceux de l’autorité : transcendance et extériorité des impératifs moraux lesquels définissent un ordre indépendant de la volonté des individus, action régularisatrice des tendances anomiques, sacralité des valeurs morales leur conférant « une dignité particulière, qui les élève au-dessus de nos individualités empiriques » [11]. Outre l’idée de régularité, l’idée de règle enveloppe en effet la notion d’autorité comprise comme « l’ascendant qu’exerce sur nous la toute-puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous » [12].

29 L’individu moralement sain, c’est-à-dire apte à la vie en société mais aussi capable d’adopter une conduite un tant soit peu cohérente, est un individu « constitué de manière à sentir la supériorité des forces morales dont la valeur est plus haute que la sienne, et à s’incliner devant elles » [13]. De là le caractère inévitablement suspect du type anarchiste défini par une impuissance pathologique à percevoir la réalité des supériorités morales. Aux yeux d’un tel sujet, le monde social se trouve pour ainsi dire dépossédé de toute consistance propre n’ayant à opposer aux assauts du caprice individuel que la contrainte extérieure.

30 En tant qu’elle est une entreprise de socialisation méthodique des nouvelles générations, l’éducation ne saurait se dispenser de cultiver le « sens de l’autorité » sous peine de favoriser l’anomie. Telle que la conçoit Durkheim, la contestation moderne de l’autorité traditionnelle ne recouvre pas une opération de destruction mais de sécularisation de l’autorité morale qui s’était historiquement incarnée dans la religion. Consistant en une réappropriation par la raison de la transcendance du social, la logique de la sécularisation assigne à l’éducation la tâche délicate de mettre les individus en état de subir l’ascendant des valeurs morales sans préjudice pour la formation du jugement.

L’adulte face à l’enfant, l’autorité corollaire de la responsabilité

31 Que l’éducation se laisse appréhender comme une préparation à l’existence sociale ne préjuge pas de l’isomorphie entre autorité politique et autorité pédagogique. Parce que l’enfant diffère du citoyen par son état naturel de minorité, la hiérarchie constitutive de la relation éducative s’entend avant tout comme responsabilité de l’adulte à l’égard d’un sujet en devenir et actuellement dépendant.

32 Fondée en nature et ayant pour matrice la relation des parents à leur progéniture, l’autorité éducative enveloppe le devoir de veiller au bien-être présent de l’enfant et à l’accomplissement de l’humanité en lui tout autant que la légitime prétention à s’en faire obéir. Une telle prétention ne vaut en outre que de manière conditionnelle et provisoire : dans la mesure où elle supplée à l’incapacité du sujet éduqué à faire usage de sa propre raison, l’autorité du père ou du maître travaille par définition à se rendre superflue.

33 C’est au reste la marque distinctive d’une éducation authentiquement libératrice que de permettre la constitution de l’autonomie quand une éducation « autoritaire » vise la perpétuation de l’état de minorité du sujet éduqué. Le caractère virtuel de l’autonomie chez l’enfant a toutefois une conséquence de taille quant à la forme de l’autorité pédagogique : à la différence de l’autorité politique, l’autorité du maître ou du père se distinguera de la pure et simple domination non pas tant en raison de la reconnaissance effective dont elle fait actuellement l’objet de la part de l’enfant que parce qu’elle est supposée se confondre avec l’autorité de la raison. Étant au service de la liberté future du sujet éduqué, la reconnaissance de l’autorité pédagogique apparaît ainsi à son tour comme largement virtuelle dans la mesure où elle s’adresse au sujet qu’il s’agit justement d’instituer.

La discipline

34 Il est à cet égard tout à fait remarquable que dans sa typologie des formes de l’autorité, Kojève ait été amené à laisser de côté la question de la relation de l’adulte et de l’enfant. Un tel silence se laisse sans doute expliquer par le caractère impur de l’autorité pédagogique si l’on s’en tient à la définition kojévienne. Force est en effet de constater qu’en matière d’éducation, l’autorité de l’adulte ne revêt pas principalement le caractère de libre reconnaissance dont Kojève fait la marque distinctive de l’autorité. Si elle n’exclut pas la dimension de la reconnaissance et si elle travaille bien à rendre celle-ci possible, l’éducation demeure indissociable du pouvoir de contraindre. C’est ce que mettent assez clairement en évidence les développements que consacre Kant à la question de la discipline dans ses Réflexions sur l’éducation : parce qu’il y a en tout homme une part d’animalité sauvage demandant à être domestiquée, l’éducation ne peut pas ne pas comporter une dimension de contrainte extérieure dont la finalité avouée est de soustraire l’enfant, pour le présent et pour l’avenir, à l’arbitraire de ses propres penchants :

35

C’est ainsi que l’on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution [14].

36 Dans la mesure où le processus d’apprentissage ne peut s’engager que sous certaines conditions de calme et d’attention dont la réunion ne s’avère rien moins que spontanée, la formation proprement dite sera nécessairement précédée d’un moment coercitif. Le recours à la coercition ne constitue toutefois une discipline au sens plein du terme qu’en tant qu’il permet d’amener le sujet vers un état de contrôle progressif de son penchant naturel à n’en faire qu’à sa fantaisie, et le prépare, ce faisant, à l’intériorisation de la contrainte des lois.

La dépendance des choses

37 Partant lui aussi du constat de l’immaturité de la raison puérile et de la nécessité du passage par la contrainte, Rousseau met pour sa part les éducateurs en garde contre la tentation d’exiger de l’enfant le respect de l’autorité au sens où les adultes en sont capables.

38

Ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui [15].

39 Avant l’adolescence, où se développe chez le sujet la capacité à s’identifier à autrui, une telle exigence ne peut en effet selon Rousseau que rendre l’enfant tyrannique, car son point de vue nécessairement limité le conduit à n’envisager les relations morales qu’à travers les notions d’empire et de servitude :

40

On doit être sûr que l’enfant traitera de caprice toute volonté contraire à la sienne, et dont il ne sentira pas la raison. Or, un enfant ne sent la raison de rien dans tout ce qui choque ses fantaisies.

41 Il ne s’agit pas sans doute de permettre à ce dernier de faire absolument tout ce qu’il veut, ce qui serait proprement déraisonnable, mais de ne lui jamais opposer d’obstacles que revêtus de la forme de la nécessité physique. À la différence de la volonté humaine, la résistance des choses se présente comme un ordre absolument inflexible devant lequel on ne peut que se résigner. L’enfant ne comprend que le langage de la force, et c’est donc ce langage qu’il faut lui parler :

42

Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes ; tel est l’ordre naturel.

43 Et Rousseau de recommander :

44

Qu’il sente de bonne heure sur sa tête altière le dur joug que la nature impose à l’homme, le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie ; qu’il voie cette nécessité dans les choses, jamais dans le caprice des hommes ; que le frein qui le retient soit la force, et non l’autorité [16].

45 L’inscription de l’enfant dans la seule dépendance des choses se traduira jusque dans son vocabulaire dont on prendra soin de proscrire tous les termes évoquant des relations de nature morale : aux mots « obéir », « commander », « devoir » et « obligation » on préférera ceux de « force », de « nécessité », d’« impuissance » et de « contrainte ». N’ordonnant ni n’interdisant jamais rien, n’affrontant jamais ouvertement la volonté de l’enfant, le sage précepteur devra ainsi renoncer à exercer son autorité au sens habituel du terme. En dissimulant sa volonté propre, il n’abdique cependant nullement sa responsabilité d’éducateur et se ménage une infinité de moyens d’amener l’enfant où il le désire. Façonnant l’environnement de son élève de façon à anticiper chacune de ses actions, il modèle en coulisses le contenu de sa volonté intérieure : « Sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse », telle est la maxime de l’Émile[17].

Le conflit des volontés

46 Pour fascinante que soit l’entreprise pédagogique imaginée par Rousseau, on ne se défera pas du sentiment qu’en disposant son élève à penser comme lui, le précepteur a pour ainsi dire escamoté la dimension conflictuelle du moment de la reconnaissance de l’autorité. Dans la mesure où l’objectif poursuivi est de conduire le sujet vers l’autonomie, il vient en effet nécessairement un temps où l’éducateur ne peut plus se satisfaire d’un mode de gouvernement coercitif mais où il peut à bon droit attendre de l’enfant qu’il reconnaisse le bien-fondé de son autorité. Parce qu’il a affaire cependant à une raison juvénile encore imparfaitement éclairée, il est fort à parier qu’une telle exigence ne sera pas satisfaite sans rencontrer un certain nombre de résistances. Si l’adolescence peut apparaître comme le moment par excellence de la contestation de l’autorité des adultes, il serait toutefois bien naïf de croire qu’avant cet âge le processus d’institution de l’autorité pourrait se déployer en dehors de toute mise à l’épreuve. C’est sans doute en effet sous-estimer la perspicacité des enfants que d’espérer pouvoir leur dissimuler longtemps l’existence de l’ordre flexible de la volonté, et il semble en cela inévitable que l’effort des maîtres ou des parents pour asseoir leur autorité ne revête pas de temps à autre l’allure d’une guerre psychologique dans laquelle les enfants ne sont assurément pas démunis de ressources.

47 Peu thématisée par Kant, désamorcée par Rousseau, cette dimension conflictuelle de la reconnaissance semble aujourd’hui devenue prépondérante dans le champ de la réflexion consacrée à l’autorité pédagogique [18]. Un tel intérêt tient à n’en pas douter aux mutations sociétales relatives à la condition des enfants et des adolescents comme aux transformations de l’institution scolaire mais il apparaît aussi comme le contrecoup d’un développement, au sein même de la pensée pédagogique du XXe siècle, d’un soupçon sans précédent à l’égard de l’adulte éducateur.

Critique pédagogique de l’autorité et crise de l’éducation

48

Comment se peut-il qu’un enfant soit bien élevé par qui n’a pas été bien élevé lui-même [19] ?

49 C’est en ces termes que Rousseau soulève la question de l’imperfection de fait des éducateurs, question si redoutable que l’auteur de l’Émile l’a résolument écartée en se dotant par imagination d’un précepteur pourvu de toutes les qualités nécessaires à la conduite d’une bonne éducation. L’autorité du maître, avons-nous dit, lui vient de ce qu’il a vocation à incarner pour l’enfant la voix de la raison, mais son jugement est-il toujours éclairé et ses intentions louables ? Loin de disqualifier toute entreprise d’éducation, la méfiance qu’une telle interrogation conduit à nourrir à l’égard de l’adulte s’est trouvée à la base d’un élan de réflexion pédagogique qui s’est traduit dès l’extrême fin du XIXe siècle par la création de nombreuses écoles nouvelles [20] auxquelles fait manifestement référence Hannah Arendt dans l’article intitulé « La crise de l’éducation », lorsqu’elle reproche aux théories modernes sur l’éducation d’avoir contribué à saper les fondements de l’autorité prépolitique présidant aux relations entre adultes et enfants par la promotion d’un « monde de l’enfance » voué à fonctionner selon ses propres normes [21].

50 Nul doute qu’aux yeux de Arendt une telle déconstruction ne procède d’un profond contresens quant à la fonction de l’institution éducative, conviction qui la conduit à faire bon marché des fondements intellectuels sur lesquels peut s’édifier une critique pédagogique de l’autorité.

51 Qu’une telle critique mérite cependant d’être prise au sérieux, c’est ce que nous voudrions à présent montrer en nous attachant à l’une de ses mises en œuvre les plus extrêmes : l’expérience conduite par A. S. Neill à Summerhill.

L’imperfection de l’adulte et l’arbitraire de l’éducation

52 Héritier d’une tradition pédagogique libérale soucieuse de contrer les effets inhibiteurs de l’activité et de la personnalité enfantines que ne manque pas d’induire la dissymétrie constitutive de la relation éducateur-éduqué, Neill constitue sans doute l’un des détracteurs les plus acharnés des prétentions des adultes à former la jeunesse. Se livrant à une sorte de généalogie nietzschéenne des valeurs constitutives de l’autorité pédagogique, il s’attache ainsi à débusquer les mobiles inavouables et bien souvent inconscients qui orientent l’entreprise éducative.

53 Si l’institution scolaire n’est à cet égard pas exempte de travers, la famille revêt un caractère particulièrement pathogène en raison de la précocité de son emprise comme de l’engagement affectif caractérisant la relation de filiation. Neill ne cesse par exemple de dénoncer la tendance des parents à faire porter aux enfants le fardeau de leurs aspirations personnelles inassouvies. En mettant un point d’honneur à ce que leurs fils ou filles apprennent le piano ou prennent des cours de danse, le père qui regrette de ne pas avoir reçu d’éducation musicale et la mère qui a abandonné une carrière pour le mariage empêchent l’enfant d’accéder à ses propres désirs, le condamnant à la frustration et à la haine de soi.

54 Dans l’économie de la perpétuation du ressentiment, l’autorité de l’adulte, bientôt relayée par celle de la tradition, apparaît comme le simple masque d’une domination intériorisée. Loin de procéder d’une libre reconnaissance, le respect de l’autorité s’enracine dans la peur éprouvée par un être dépendant à l’égard d’un bienfaiteur sévère et tout-puissant, disposition qui se perpétue à l’âge adulte sous la forme du « complexe du père » dans lequel Neill voit, à l’instar de Freud, la matrice de la religion.

55 Si le respect de l’autorité est fondamentalement peur de l’autorité, il faut bien mesurer tout ce qui distingue un tel sentiment de la crainte produite par une simple supériorité de force : la grosse voix du père participe sans doute de sa capacité à en imposer à l’enfant mais la figure paternelle n’en vient à incarner l’autorité qu’à partir du moment où elle s’insère dans un ordre moral qui excède la relation interindividuelle. La position de Neill relativement à la question des châtiments corporels est ainsi particulièrement intéressante :

56

Je tiens à répéter que frapper un enfant ne lui donne de la crainte que si le geste est associé avec un jugement moral, une idée de bien et de mal. Si un gamin dans la rue lançait une pierre sur mon chapeau pour le faire tomber, je l’attraperais et lui tirerais les oreilles ; le gamin trouverait certainement ma réaction naturelle. Mais si j’allais voir le principal de son école pour demander que le coupable soit puni, la peur introduite par la punition serait très mauvaise pour l’enfant [22].

57 En revêtant la dimension morale du châtiment, une telle sanction agit de manière beaucoup plus insidieuse que ne l’est la force brute, car elle installe l’individu dans une logique humiliatrice qui consacre son infériorité à l’aune des principes sacrés du bien et du mal. À travers la dénonciation de la logique disciplinaire, Neill ne se fait pas l’apôtre d’une éducation permissive car il n’est, rappelle-t-il, « pas grave de se fâcher contre un enfant lorsqu’on est à égalité avec lui » [23]. La question n’est donc pas de renoncer à opposer à l’enfant la résistance d’une autre volonté mais de dépouiller celle-ci du coefficient de sacralité dont elle se pare lorsque l’adulte s’érige en représentant de l’ordre moral. C’est bien ici la hiérarchie et son fondement transcendant qu’il s’agit d’abolir pour lui substituer un rapport horizontal d’égalité.

La déconstruction de l’autorité de l’adulte et la promotion de la communauté des égaux

58 La réputation scandaleuse que s’est attirée dès sa création, dans les années 1920, l’école de Summerhill tient pour beaucoup à l’énergie déployée par son directeur pour détricoter les principes traditionnellement admis comme constituant les bases de toute éducation digne de ce nom, à commencer par l’assiduité en classe et le respect des adultes. Pour briser la supériorité de l’adulte en tant qu’adulte, Neill s’est ainsi employé à la destruction systématique de tous les attributs dont se pare traditionnellement l’autorité. Un tel projet se traduira entre autres par une grande liberté de ton accordée aux élèves lorsqu’ils s’adressent aux professeurs (et particulièrement au directeur), mais aussi par l’aptitude de ces derniers à faire preuve, jusque dans la salle de classe, d’un solide sens de l’humour.

59 Parce qu’il instaure une situation de rire partagé, remarque Neill, l’humour adresse à l’enfant un signe d’égalité et une « marque d’amitié qui le libère de l’obligation du respect et de la crainte » [24]. Au-delà de la désacralisation des personnes, Neill vise l’ordre des valeurs lui-même dont il dénonce la transcendance en prenant à rebours la logique traditionnelle de la punition : en donnant un shilling par vol à un voleur invétéré, ou en se joignant à l’enfant briseur de vitres, il entend faire éclater « la conscience imposée par l’éducation et qui n’aboutit qu’à la haine du moi » [25].

60 La disparition de l’autorité de l’adulte n’implique pas cependant l’absence de régulation, la vie en communauté exigeant que soient imposées certaines limites à l’exercice de la liberté. À Summerhill, de telles limites sont instaurées par la collectivité elle-même sur la base du principe libéral de la réciprocité des droits. L’arbitrage des conflits comme l’élaboration du règlement intérieur incombent ainsi à la collégialité des membres de l’école se prononçant dans le cadre d’assemblées générales au cours desquelles le vote d’un enfant de six ans a autant de poids que celui du directeur. Il s’agit en somme d’instaurer un gouvernement de type démocratique fondé sur le principe de la délibération collective.

61 Nous laisserons de côté la question des potentielles dérives despotiques d’une république des enfants pour nous concentrer sur le sens du transfert de responsabilité opéré à Summerhill. Si l’on accorde en effet qu’une communauté d’individus égaux puisse se constituer en autorité indépendamment de toute référence à un principe transcendant, la communauté summerhillienne pourra bien être qualifiée d’autorité au sens politique du terme ; elle ne saurait en revanche fonder une autorité pédagogique car se trouve bel et bien ici abandonné ce qui fait la spécificité de cette dernière, à savoir l’ambition d’orienter un tant soit peu le devenir de l’individu qu’il s’agit d’éduquer. Chez Neill la critique de l’autorité de l’éducateur aboutit à la promotion d’une forme d’indétermination qui rend pour le moins problématique la notion même de transmission.

Au-delà de la crainte et de la manipulation bienveillante, l’épanouissement du désir propre

62 Assumant non sans fierté le titre de directeur d’une école à la « va comme je te pousse » [26], Neill rappelle dans son autobiographie ce qui distingue l’expérience pédagogique de Summerhill de toute entreprise de transmission :

63

Beaucoup d’auteurs ont essayé d’évaluer mon travail en partant trop souvent du point de vue que je suis un professeur. On me critique parce que je ne fais rien pour aider pratiquement les professeurs, parce que je ne propose aucune solution au problème de la surcharge des classes ou de la violence à l’école, parce que je ne m’intéresse pas aux questions d’organisation, ni aux examens, ni aux méthodes d’enseignement. Et la critique serait juste si j’étais professeur, c’est-à-dire celui qui transmet un savoir, façonne les caractères et sert de guide à la jeunesse. Je refuse, moi, d’être classé dans la catégorie des professeurs [27].

64 En refusant ainsi le titre de « professeur », Neill ne manifeste pas seulement son désintérêt pour les questions d’enseignement ; il récuse l’idée même d’un savoir supérieur en vertu duquel certains hommes pourraient se trouver fondés à conduire ces êtres mineurs que sont les enfants :

65

Le jardinier sait quelle sorte de roses ou de pommes il veut alors que l’enseignant ne sait pas quelle sorte d’êtres humains il conviendrait de produire et à la vérité, il ne devrait pas le savoir [28].

66 Face à l’indétermination des fins de l’existence, le plus sage est de s’en remettre à la capacité des individus à poursuivre leur propre bien, et de leur permettre d’accéder autant que possible à la vérité de leur désir propre. L’enfant apparaît dans ces conditions comme un faisceau de potentialités également valables qu’il importe de laisser ouvertes sans préjuger de leur issue.

67 Une telle modestie fait manifestement défaut à ceux que Neill nomme les « façonneurs de caractères », catégorie dont relèvent également à ses yeux bon nombre de pédagogues soi-disant amis de la liberté. En tant qu’elles participent d’une forme de manipulation bienveillante, la plupart des méthodes anti-autoritaires en usage dans les écoles excentriques, ne représentent en effet, estime Neill, qu’une nouvelle manière, plus subtile, d’imposer à l’enfant les fins de l’adulte. Dans de telles écoles,

68

les enfants dont le goût naturel les porte vers Charlie Chaplin sont entourés d’œuvres d’art, de portraits de Walt Whitman et de Blake ; ils entendent la musique de Schumann et de Beethoven – alors qu’ils préféreraient écouter un fox-trot –, et ils subissent des discours moralisateurs sur le bon goût [29].

69 Au-delà de la promotion des méthodes actives ou du rejet de la discipline coercitive, un renoncement authentique à l’autorité en matière d’éducation implique la reconnaissance du droit de l’enfant à déterminer son propre système de valeurs tant culturelles que morales, même si ce système ne peut s’élaborer durablement que dans un environnement social, en interaction avec les valeurs des autres. Il est à cet égard remarquable que les qualités que Neill prête à l’homme sain, telles que la tolérance ou la sociabilité soient avant tout fondées sur la reconnaissance de l’impossibilité de fonder une conception universelle du bien et du mal.

70 Parce qu’elle procède d’une mise en œuvre particulièrement conséquente de la critique pédagogique de l’autorité, une telle posture relativiste met ainsi en évidence l’étroite solidarité unissant autorité et visée normative. Le refus de la transmission auquel aboutit le fondateur de Summerhill offre en cela une illustration, extrême sans doute mais néanmoins symptomatique, de la mauvaise conscience des éducateurs de l’âge démocratique dont Marcel Gauchet a montré qu’il se caractérisait par une difficulté extrême à penser conjointement l’inscription sociale et l’affirmation du droit des individus [30].

La consistance de la culture, la transcendance du savoir et la construction de la liberté

71 Si ainsi que le souligne Durkheim, l’autorité du maître a ceci de commun avec celle du prêtre qu’elle doit beaucoup à l’intensité de la conviction de celui qui l’incarne, le développement d’une pensée du soupçon à l’égard de l’autorité éducative [31] ne saurait être considéré comme tout à fait étranger aux difficultés de l’institution scolaire contemporaine. Traitant plus particulièrement de la question de la prise en charge de la diversité culturelle, Marcel Gauchet prend ainsi acte d’un ébranlement irréversible de la confiance que les enseignants et la société en général avaient placée dans la vertu civilisatrice de l’école :

72

Il est clair que nous n’aurons plus jamais la bonne conscience et la foi du charbonnier dans les valeurs universelles de la nation France et de la civilisation européenne qui ont fait la force assimilatrice incomparable de la machine scolaire de la IIIe république […]. Nous manquons de conviction dans l’imposition pour faire de bons Français avec de petits Sénégalais sur le mode où l’on a réussi dans le passé avec de petits Polonais [32].

73 Il ne s’agit pas seulement en cela de mesurer l’érosion progressive de l’universalisme républicain mais d’appréhender une modalité plus générale de la conscience éducative contemporaine désormais placée sous le signe de l’inquiétude. Au-delà de la question ethnique et religieuse, se trouve en effet mise en exergue la part de violence symbolique que revêt pour l’individu toute entreprise d’inculcation et de transmission de savoirs. Qu’elles émanent de la société civile ou qu’elles soient formulées par les pédagogues, la multiplication des injonctions à valoriser les singularités, à partir des intérêts de l’élève ou à se mettre à son niveau peuvent à cet égard être lues comme l’indice d’un malaise et d’une difficulté de l’État éducateur à assumer son autorité constitutive.

74 En tant qu’il procède d’un souci de lucidité à l’égard des présupposés du projet éducatif qu’elle met en œuvre, le scrupule de l’institution à exercer une action normative sur les individualités dont elle a la charge témoigne sans doute d’une disposition louable. Dans la mesure cependant où il porte atteinte au sens même des apprentissages, un tel scrupule s’avère être à double tranchant car il pourrait fort bien se retourner en ce que Marcel Gauchet n’hésite pas à nommer une « malfaisante irresponsabilité » [33].

75 Parce qu’elle est souvent lue comme une invitation à rendre les armes devant l’épreuve irréductible qu’implique la confrontation avec l’ordre contraignant du savoir, et qu’elle alimente par là même une culture de la facilité, l’exigence d’autonomie dans la différence et de respect des individus « tels qu’ils sont » joue en définitive contre la liberté au nom de laquelle elle s’était déployée. Dans sa dimension scolaire, la crise de l’autorité pédagogique n’a ainsi pas seulement pour effet de mettre en péril la durabilité du monde par l’ébranlement de la tradition ; elle est aussi lourde de conséquences pour les individus eux-mêmes qu’elle tend à enferrer dans leurs appartenances immédiates et leurs handicaps.

76 La confiance exorbitante que place Neill dans les vertus de la spontanéité le conduit manifestement à sous-estimer les vertus émancipatrices de l’acculturation éducative comprise en son sens le plus large : l’imperfection des adultes qui en sont les agents ne suffit pas en effet à réduire celle-ci à l’imposition d’un arbitraire répressif car l’extériorité de la culture scolaire est aussi ouverture d’un horizon de possibles qui resteraient sans elle inaccessibles à la plupart. Renoncer à envisager l’intervention pédagogique comme une « entreprise de médiation avec une norme expressément posée et reconnue », c’est en cela « abandonner l’entrée dans la culture constituée au hasard des rencontres interpersonnelles et par conséquent, pour l’essentiel aux mécanismes du privilège social » [34].

77 Il serait, on le voit, bien réducteur de ramener l’opposition de l’éducation libérale et de l’éducation autoritaire à la simple alternative « pour ou contre l’autorité ». Si assumer l’autorité pédagogique c’est incontestablement reconnaître la part d’extériorité imposée qu’enveloppe toute démarche d’éducation, on peut regretter une certaine crispation des débats publics autour de la dimension autoritaire d’une telle extériorité au détriment de sa fonction auctoriale. En tant qu’elle se trouve au cœur de la question du sens des apprentissages, la dimension instituante et fondatrice de l’autorité demande en effet à être prise en charge par une pensée de l’éducation soucieuse d’aborder dans sa plénitude le problème de la constitution de la liberté.


Date de mise en ligne : 20/06/2013

https://doi.org/10.3917/tele.043.0015

Notes

  • [1]
    Nous empruntons cette distinction à l’étude de P. Audi, « Sémantique de l’autorité », La lettre de l'enfance et de l'adolescence, no 50, décembre 2002, Les voies de la transmission, p. 15-22.
  • [2]
    « Cum potestas in populo, auctoritas in senatu sit », Cicéron, Discours. Tome XVI, 1 : Contre Pison, IV, trad. P. Grimal, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 96.
  • [3]
    T. Mommsen, Le droit public romain, trad. P.-F. Girard, Paris, Ernest Thorin, 1891, Livre III, tome VII, p. 232.
  • [4]
    A. Kojève, La notion de l’autorité, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 2004, p. 54.
  • [5]
    H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1954], in La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, 2006, p. 123.
  • [6]
    Ibid., p. 131.
  • [7]
    Sur ce point voir M. Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil (La Couleur des idées), 2006, p. 56-66.
  • [8]
    L. de Bonald, Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, 2e éd., Paris, A. Leclère, 1826, tome I, chap. 1, p. 110-111.
  • [9]
    Lamennais, Défense de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, in Œuvres complètes, vol. I, Bruxelles, Hauman & Cie, 1839, p. 458.
  • [10]
    É. Durkheim, L’Éducation morale, Paris, Alcan, 1925, p. 10.
  • [11]
    Ibid., p. 11.
  • [12]
    Ibid., p. 33.
  • [13]
    Ibid., p. 38.
  • [14]
    E. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 1993, p. 96.
  • [15]
    J.-J. Rousseau, Émile, Livre II, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1969, p. 320.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid., Livre V, p. 362.
  • [18]
    Citons ainsi, parmi les travaux les plus récents : B. Robbes, L’autorité éducative dans la classe, Paris, ESF, 2010 ; E. Prairat, L’autorité éducative : déclin, érosion ou métamorphose, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010.
  • [19]
    J.-J. Rousseau, Émile, Livre I, p. 263.
  • [20]
    Citons parmi les plus anciennes Abbotsholme (1899), Bedales (1893) ou King Alfred’s (1898).
  • [21]
    H. Arendt, « La crise de l’éducation », in La crise de la culture?, p. 229.
  • [22]
    A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, trad. M. Laguilhomie, Paris, La Découverte (Folio essais), 1992, p. 221.
  • [23]
    Ibid., p. 30.
  • [24]
    A. S. Neill, La liberté, pas l’anarchie. Réflexions sur l’éducation et l’expérience de Summerhill, trad. M. Laguilhomie, Paris, Payot, 1970, p. 53.
  • [25]
    A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, p. 371.
  • [26]
    « A Go-as-you-please School », A. S. Neill, That dreadful scholl, Londres, Herbert Jenkins, 1937, p. 7.
  • [27]
    A. S. Neill, Peau de mandarine, trad. M. Millon, Paris, Hachette, 1980, p. 204.
  • [28]
    « The gardner knows what sort of roses or apples he wants, whereas the teacher does not know what sort of human being should be produced, and indeed, should not know », A. S. Neill, Hearts not Heads in the School, Londres, Herbert Jenkins, 1945, p. 101-102.
  • [29]
    Article issu du journal The New Era (organe anglophone de la ligue internationale pour l'éducation nouvelle) cité par Ray Hemmings dans Cinquante ans de liberté avec Neill, trad. M. Millon, Paris, Hachette, 1981, p. 56.
  • [30]
    M. Gauchet, « L’École à l’école d’elle-même », in La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard (Tel), 2002, p. 119.
  • [31]
    Dans l’optique de la critique sociale, une telle pédagogie du soupçon s’est notamment trouvée alimentée en France par les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. On se reportera sur ce point aux très éclairantes analyses de D. Kambouchner dans L’École, question philosophique, Paris, Fayard, 2013, p. 75-78.
  • [32]
    M. Gauchet, « L’École à l’école d’elle-même »?, p. 121.
  • [33]
    Ibid., p. 122.
  • [34]
    Ibid., p. 153.

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