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Article de revue

Janusz Korczak et Friedl Dicker-Brandeis : deux pédagogues de la liberté dans l'univers concentrationnaire nazi

Pages 87 à 101

Notes

  • [1]
    Voir en particulier F. Beiner, « La gestion du conflit dans le cadre de la “pédagogie constitutionnelle” de Janusz Korczak », Le Télémaque, n° 31, mai 2007, p. 115-122 ; Y. Jeanne, « Janusz Korczak : éduquer, tisser l’enchantement et la raison », Reliance, n° 16, 2005, p. 115-122 ; T. Lewowicki, « Janusz Korczak », Perspectives. Revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 37-49 ; I. Löwy, « L’utopie pédagogique de Janusz Korczak », Mouvements, 49, 2007, p. 104-113 ; P. Meirieu, Janusz Korczak : comment surseoir à la violence ?, Mouans-Sartoux, PEMF, 2001 ; A. Savoye, « Le mythe de l’éducation moderne au XXIe siècle : la part de Makarenko », Le Telémaque, n° 40, novembre 2011, p. 63-74.
  • [2]
    H.R. Glazer, « Children and Play in the Holocaust : Friedl Dicker-Brandeis-Heroic Child Therapist », Journal of Humanistic Counseling, Education & Development, n° 37, juin 1999, p. 194-199 ; A. Hurwitz, « Friedl Dicker : The Art Educator as Hero », Journal of Art & Design Education, n° 7, décembre 1988, p. 249-259 ; E. Makarova, From Bauhaus to Terezin : Friedl Dicker-Brandeis and Her Pupils, Jerusalem, Yad Vashem, 1990 ; Id., Friedl Dicker-Brandeis : Vienna 1898-Auschwitz 1944, Los Angeles, Tallfallow – Every Picture Press, 2001 ; D. Pariser, « A Woman of Valor », Art Education, n° 61, juillet 2008, p. 6-12 ; S. Goldman Rubin, Fireflies in the Dark : The Story of Friedl Dicker-Brandeis and the Children of Terezin, New York, Holiday House, 2000.
  • [3]
    D. Linesch, « Art therapy at the museum of tolerance : Responses to the life and work of Friedl Dicker-Brandeis », Art in Psychotherapy, n° 31, 2004, p. 57-66 ; L. Wix, « Aesthetic Empathy in Teaching Art to Children : The Work of Friedl Dicker-Brandeis in Terezin », Art Therapy : Journal of the American Art Therapy Association, n° 26, 2009, p. 152-158.
  • [4]
    Nous nous baserons pour retracer la trajectoire de Janusz Korczac sur les biographies de B.J. Lifton, The King of Children : A Biography of Janusz Korczak, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1988 ; G. Eichsteller, « Janusz Korczak – His Legacy and its Relevance for Children’s Rights Today », International Journal of Children’s Rights, n° 17, juillet 2009, p. 377-391, et T. Lewowicki, « Janusz Korczak », Perspectives. Revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 37-49.
  • [5]
    B.J. Lifton, The King of Children…, p. 11.
  • [6]
    The Story of Janasz Korczak and the Swordbearer’s Daughter de Jozef Ignacy Kraszewski.
  • [7]
    B.J. Lifton, The King of Children…, p. 15.
  • [8]
    T. Hammarberg, « Korczak – our teacher on the rights of the child », in Janusz Korczak’s Legacy Lectures on today’s challenges for children, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2009, p. 7.
  • [9]
    T. Lewowicki, « Janusz Korczak », p. 40.
  • [10]
    B.J. Lifton, The King of Children…, p. 153.
  • [11]
    Nous nous appuierons principalement sur la biographie déjà citée d’E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis, Vienna 1898-Auschwitz 1944.
  • [12]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, Paris, Fabert, 2009, p. 37.
  • [13]
    Ibid., p. 46.
  • [14]
    Ibid., p. 40.
  • [15]
    J. Korczak, cité par T. Lewowicki, « Janusz Korczak », p. 43.
  • [16]
    Sur la situation des enfants dans le ghetto de Varsovie, voir « Étude sur les enfants du ghetto et l’enseignement », in Archives clandestines du ghetto de Varsovie, t. II : Les enfants et l’enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie, R. Sakowska, J.-C. Famulicki (éd.), Paris, Fayard – BDIC, 2007, p. 305-329.
  • [17]
    I. Newerly, « Sur un document emmuré (introduction) », in J. Korczak, Journal du ghetto, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 33.
  • [18]
    J. Korczak, Journal du ghetto, p. 272.
  • [19]
    Ibid., p. 209.
  • [20]
    « Voici deux groupes de nombreux enfants qui renoncent aux jeux, aux livres faciles, aux conversations entre amis : ils apprennent, de leur propre gré, l’hébreu » (ibid., p. 102).
  • [21]
    S.E. Efron, « Moral education between hope and hopelessness : The legacy of Janusz Korczak », Curriculum Inquiry, 38, 2008, p. 53.
  • [22]
    J. Korczak, Journal du ghetto, p. 121.
  • [23]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 203.
  • [24]
    Ibid., p. 199.
  • [25]
    Sur 15 000 enfermés à Terezinstadt, 100 ont survécu.
  • [26]
    Eva Stichova-Beldova, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 213.
  • [27]
    Eva Adorian, ibid., p. 216.
  • [28]
    Helga Kinsky, ibid., p. 214.
  • [29]
    Edna Amit, ibid., p. 211.
  • [30]
    Raja Zadnikova, ibid., p. 215.
  • [31]
    L. Kapitan, « The art of liberation : Carrying forward an artistic legacy for art therapy », Art Therapy, n° 26, 2009, p. 150-151.
  • [32]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 207.
  • [33]
    Edna Amit, ibid., p. 211.
  • [34]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, p. 43.
  • [35]
    Ibid., p. 35.
  • [36]
    Ibid., p. 22.
  • [37]
    Ibid., p. 18.
  • [38]
    Ibid., p. 37.
  • [39]
    Ibid., p. 51.
  • [40]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 209.
  • [41]
    J. Korczak, Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l’enfant au respect, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 159.
  • [42]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, p. 20.
  • [43]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, cité par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 201.
  • [44]
    Ibid., p. 32.
  • [45]
    B.J. Lifton, « Who was Janusz Korczak ? », in J. Korczak, Ghetto diary, New Haven, Yale University Press, 2003, p. 7.
  • [46]
    J. Korczak, Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l’enfant au respect, p. 158.
  • [47]
    Ibid.
  • [48]
    Raja Zadnikova, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 215.
  • [49]
    D. Engel et al., Daring to resist : Jewish defiance in the Holocaust, New York, Museum of Jewish Heritage, 2007, p. 45.
  • [50]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, p. 16.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    Z. Bauman, « Childhood of human dignity », Dialogue and universalism, n° 6, 2003, p. 103.

1 On sait que les univers les plus répressifs ne parviennent jamais à étouffer tout à fait l’aspiration à la liberté de ceux qui y sont prisonniers. Certains parviennent à y aménager des espaces de liberté, qui apparaissent comme autant de défis lancés à la négation des droits élémentaires des êtres humains. Janusz Korczak (1878-1942) et Friedl Dicker-Brandeis (1898-1944) furent de ceux-là. Tous deux ont poursuivi, au sein même de l’univers concentrationnaire nazi, un objectif commun : ménager des espaces de liberté aux enfants juifs de la shoah. Korczak, célèbre pour avoir accompagné les orphelins du ghetto de Varsovie dont il avait la charge dans le train les conduisant au camp d’extermination de Treblinka, était un écrivain de renom en Pologne, pédiatre de formation et dont les idées ont inspiré jusqu’à la rédaction de la Convention des droits de l’enfant dans les années 1980. Dicker-Brandeis, une artiste autrichienne juive, formée à l’école du Bauhaus, enseigna l’art aux enfants juifs du camp de Theresienstadt où elle fut déportée en 1942 avant d’être gazée à Auschwitz avec certains de ses élèves. Si Janusz Korczak fait l’objet d’un intérêt grandissant en France ces dernières années [1], il n’existe pas, en revanche, de travaux en langue française se rapportant à Friedl Dicker-Brandeis, dont l’approche pédagogique novatrice retient pourtant de plus en plus l’attention au niveau international [2]. Elle est notamment considérée aujourd’hui comme l’un des précurseurs les plus importants de l’art-thérapie [3].

2 Pourquoi mettre ici en regard le travail que ces deux pédagogues ont mené auprès des enfants de la Shoah ? C’est que l’un et l’autre entretenaient une communauté de vue, tant dans leur approche pédagogique que dans leur conception de l’enfant. Tous deux ont développé, chacun à leur manière, dans un contexte de négation des droits humains élémentaires, une pédagogie de la liberté. Chez Korczac, cette pédagogie, élaborée bien en amont de son expérience du ghetto, s’est poursuivie dans ces conditions extrêmes tandis que, chez Dicker-Brandeis, elle a vraiment pris forme dans ce cadre, et au contact des enfants persécutés, même si elle prend par ailleurs sa source dans la philosophie du Bahaus. Pour Korczac, l’idée de liberté est étroitement liée au droit de l’enfant à faire entendre sa voix et à participer aux décisions le concernant. Pour Dicker-Brandeis, l’espace artistique aménagé clandestinement pour les enfants du camp devait leur permettre de libérer leur esprit créatif afin de stimuler leur imagination et de renforcer leur capacité à juger, apprécier, observer et surtout endurer. Il s’agissait de leur donner le courage et la confiance nécessaires pour faire face à leur vie quotidienne dans le camp.

3 Comment Janusz Korczac et Friedl Dicker-Brandeis en sont-ils venus, dans des conditions d’oppression aussi extrêmes, à défendre les droits et l’imaginaire des enfants ? Nous retracerons, dans un premier temps, leur trajectoire afin de tenter de repérer ce qui a pu les conduire à défendre la cause des enfants. Comment l’un et l’autre sont-ils parvenus à développer, dans ces conditions, une pédagogie résolument tournée vers la liberté ? Quels effets ce contexte a-t-il eu en retour sur les idées et les pratiques éducatives des deux pédagogues ? Nous répondrons à ces questions en examinant, dans un deuxième temps, les conditions de mise en place de ces espaces pluriels de liberté et leurs effets sur les enfants, à partir notamment de certains témoignages d’anciens élèves. Nous montrerons que ces espaces, bien qu’ayant pris des formes variées, sont sous-tendus par une même conception de l’enfant.

Trajectoires biographiques

Janusz Korczac

4 C’est certainement dans la propre enfance de Korczac qu’il faut d’abord chercher l’origine de son intérêt pour les enfants et la défense de leurs droits [4]. Janusz Korczac, dont le véritable nom était Henryk Goldszmit, est né en 1878 à Varsovie dans une famille bourgeoise de Juifs assimilés. Henryk fut éduqué à la maison par des gouvernantes jusqu’à ses sept ans et envoyé ensuite dans une école élémentaire russe à la fois « stricte, ennuyeuse et oppressive ». Dans cette institution, les punitions corporelles infligées aux enfants terrifièrent Henryk à tel point que ses parents finirent par l’en retirer après quelques mois. À l’âge de onze ans, sa vie commença à être bouleversée par la maladie mentale de son père, un brillant avocat. Ce dernier fit des séjours répétés en hôpital psychiatrique durant plusieurs années. Pour fuir la lourde ambiance qui régnait à la maison, le jeune Henryk se réfugia dans l’écriture de poèmes et dans la lecture : « le monde disparaissait, seulement les livres existaient » [5]. Progressivement, la famille rencontra des difficultés financières de plus en plus importantes. C’est ainsi qu’elle dut déménager dans un quartier pauvre de la ville et que Henryk fut contraint de travailler tout en poursuivant ses études pour subvenir aux besoins de sa famille. Son père mourut dans des circonstances troubles, sans doute en se suicidant, l’année où Henryk atteignait ses dix-huit ans.

5 S’agissant des études, Korczac hésita entre l’écriture et la médecine mais opta finalement pour cette dernière. Il ne rompit toutefois pas avec son goût pour l’écriture. À vingt ans, il créa sa première pièce de théâtre sous le pseudonyme de Janusz Korczac, un nom inspiré d’un personnage de roman [6], un orphelin pauvre mais courageux. Il se mit ensuite à signer tout ce qu’il écrivait de ce pseudonyme à l’exception de ses articles de médecine. Toutes les activités de Korczac, tant médicales que littéraires, étaient centrées sur les enfants et en particulier ceux des rues « qu’il voyait comme le prolétariat le plus dominé de tous car représenté par personne » [7]. Dès l’obtention de son diplôme de pédiatre, en 1905, il fut mobilisé comme médecin militaire lors de la guerre russo-japonaise. Il en revint avec l’idée

6

[qu’] avant qu’une nation parte en guerre, elle devrait marquer un temps d’arrêt pour penser aux enfants innocents qui seront blessés, tués ou orphelins. Aucune cause, aucune guerre ne mérite de priver les enfants de leur droit naturel au bonheur [8].

7 En 1912, il ouvrit à Varsovie, avec Stefania Wilczynska, une pédagogue qui fut tout au long de sa vie sa plus proche collaboratrice, « la Maison des Orphelins », un nouvel établissement destiné aux enfants juifs des périphéries des villes. C’est là qu’il commença à mettre en pratique ses idées pédagogiques. À peine installé, la Première Guerre mondiale éclata et il fut envoyé sur le front ukrainien où il s’occupa d’enfants orphelins à Kiev. De retour en Pologne, il reprit ses activités dans son orphelinat et contribua à la création d’un second établissement poursuivant le même projet pédagogique, « Notre Maison », destinée cette fois à des orphelins de guerre catholiques. En 1920, il fut de nouveau mobilisé pour participer cette fois à la guerre soviéto-polonaise, en tant que médecin hospitalier. Il y attrapa le typhus. À son retour, sa mère le soigna, contracta le virus, et en mourut. Korczak en éprouva une terrible culpabilité qui le poursuivit toute sa vie. Les années 1920 furent cependant une période intensive et fructueuse dans la vie de Korczak : l’organisation pédagogique mise en place dans ses deux orphelinats fut une véritable réussite. Son roman Le roi Mathias Premier (1922) devint un best-seller. Ses livres Le droit de l’enfant au respect et Les règles de la vie furent remarqués. Son émission de radio « Causeries du Vieux docteur » retint l’attention de nombreux auditeurs. C’est aussi durant ces années qu’il devint expert auprès d’un tribunal et avocat pour de jeunes délinquants.

8 Sur le plan personnel, Janusz Korczac semble avoir abandonné assez tôt l’idée de se marier et de fonder une famille pour se mettre au service de la cause de l’enfant. Il aurait déclaré qu’être à la fois le fils d’un fou et un Juif polonais ne l’inclinait pas à mettre au monde un enfant. Il considérait de toute façon les orphelins dont il avait la charge comme ses propres enfants. Sur le plan politique, Korczac n’appartenait officiellement à aucun parti même s’il avait des sympathies socialistes. Il n’en a pas moins développé, tant par ses actions sociales que par ses écrits, un véritable programme social. Il considérait en particulier que, pour développer un monde meilleur, il fallait repenser complètement la manière dont les enfants étaient élevés. S’il abandonna progressivement la médecine pour se consacrer à ses activités éducatives, c’est parce que « la médecine peut prévenir et guérir les maladies » mais pas « améliorer les individus » [9].

9 Korczak fit plusieurs voyages en Palestine entre 1934 et 1936 quand l’antisémitisme se fit de plus en plus virulent en Pologne. À son retour, il fut contraint de démissionner de « Notre Maison », dont il était le co-directeur, n’eut plus le droit d’exercer auprès du tribunal et perdit son émission de radio. Il projetait de partir de nouveau pour la Palestine en 1939 mais il n’en eut pas le temps : les Allemands envahirent la Pologne le 1er septembre. Il écrivit à ce propos : « si j’étais parti plus tôt, je me serais senti comme un déserteur. On doit rester à son poste jusqu’au dernier moment ». En 1940, il refusa l’opportunité qui lui était faite d’être caché par des amis dans la partie aryenne de la ville : « – Et les enfants ? » [10] ; la Maison des orphelins fut transférée dans le ghetto de Varsovie.

Friedl Dicker-Brandeis

10 Friedl Dicker, quant à elle, est née à Vienne en 1898 dans une famille juive modeste [11]. Elle perdit sa mère à l’âge de quatre ans et fut donc élevée par son père, employé dans un magasin de fournitures de bureau. Ce dernier encouragea toujours l’intérêt qu’elle manifesta très précocement pour l’art et le dessin. Il la soutint lorsqu’elle décida de suivre, à l’âge de seize ans, une école d’art graphique pour y étudier la photographie, un choix peu classique pour une jeune fille de son époque. Au même âge, elle quitta le foyer parental, lassée des querelles incessantes entre son père et sa belle-mère. En 1915, elle poursuivit ses études et entra à l’École des arts appliqués de Vienne, où elle fit la rencontre de Franz Cizek, dont les principes pédagogiques marquèrent sa pensée. Inspiré par la psychanalyse, ce dernier cherchait à promouvoir une éducation artistique basée sur la spontanéité, permettant aux individus d’extérioriser leurs complexes internes. Mais c’est surtout les cours de Johannes Itten, un des pionniers de l’École du Bauhaus, qui eut sur elle une influence décisive. Les étudiants y étaient invités à peindre en partant de leurs émotions et de leurs sentiments pour les transformer en mouvement créatif. Il y régnait une atmosphère particulière qui reposait notamment sur une compréhension mutuelle, les jeunes artistes étant invités à apprendre les uns des autres. Quand Itten partit de Vienne en 1920 pour rejoindre l’École du Bauhaus qui venait de se créer à Weimar, elle le suivit avec Franz Singer, son compagnon, étudiant en architecture. C’est là que Friedl Dicker se forma notamment auprès de Paul Klee. Elle se révéla être l’une des meilleures étudiantes de l’École, et Itten lui confia même un de ses cours de base pour débutants.

11 En 1923, elle quitta le Bauhaus pour ouvrir à Berlin avec Singer « l’Atelier d’Art Visuel », dans lequel tous deux dessinèrent et confectionnèrent des jouets, des bijoux, des créations textiles et des reliures. Singer s’était marié entre-temps à une chanteuse dont il eut un enfant. Aux yeux du monde, Friedl et Franz étaient donc à présent de simples associés mais, en dépit de ce mariage, ils entretenaient toujours une relation amoureuse. En 1926, de retour à Vienne, ils créèrent ensemble l’Atelier d’architecture Singer-Dicker qui devint l’un des lieux les plus en vogue de la ville. En 1930, l’Atelier reçut une commande d’aménagement intérieur provenant d’une école Montessori. C’est ainsi que Friedl découvrit les principes de cette pédagogie innovante. En 1931, elle commença à enseigner également l’art à des instituteurs. Elle souhaitait avoir elle-même des enfants mais Franz Singer, dont elle fut plusieurs fois enceinte, s’y opposa toujours.

12 Sur le plan politique, Dicker militait au parti communiste, considérant que c’était la seule alternative au fascisme. Elle créa des posters de propagande antifasciste dans lesquels le motif de l’enfant apparaît de façon récurrente. Sur l’un de ses posters, elle écrivit : « voilà, mes enfants, à quoi ressemble le monde dans lequel vous êtes nés… Si vous n’aimez pas ce monde, vous aurez à le changer ». En 1934, elle fut arrêtée à Vienne pour activités communistes et incarcérée. À sa libération, peu de temps après, elle décida de partir immédiatement pour Prague, encore libre du joug nazi. Là, elle fit la connaissance d’une autre réfugiée, Anne Reich, psychanalyste, avec laquelle elle entreprit un travail analytique. Cette expérience lui permit de revenir sur son enfance difficile. Elle commença également à dispenser des cours d’activités artistiques à des enfants de réfugiés. Mais elle ne se contentait pas d’enseigner : elle analysait également les dessins des enfants en en proposant une interprétation psychologique. Elle entra en relation avec la sœur de sa mère qui vivait à Prague et qu’elle n’avait encore jamais rencontrée. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance de Pavel Brandeis, le dernier fils de de sa tante, avec lequel elle se maria en 1936. Elle fut enceinte peu de temps après mais perdit l’enfant qu’elle espérait tant. En 1938, lors de la Kristallnacht, presque tout ce que l’Atelier Singer-Dicker avait construit fut détruit et notamment l’école Montessori qu’ils avaient entièrement aménagée. De Londres, Franz Singer insista auprès de Friedl pour qu’elle le rejoigne mais celle-ci voulait rester auprès de son mari qui, lui, ne pouvait obtenir de visa. En 1942, les Allemands les déportèrent au camp de Theresienstadt.

Trajectoires croisées

13 On peut supposer, à la lumière de l’une et l’autre de ces trajectoires, qu’un certain nombre d’éléments biographiques ont contribué à construire chez Janusz Korczac et chez Friedl Dicker-Brandeis un intérêt particulier pour la cause des enfants. Tout d’abord, l’un et l’autre entretenaient un rapport douloureux à leur propre enfance. Ils avaient perdu l’un de leurs parents, très jeune pour Friedl, et après une longue maladie psychiatrique pour Janusz. Cette enfance difficile éclaire probablement leur engagement, dès leur plus jeune âge, dans des activités artistiques leur permettant de se réfugier dans des mondes imaginaires. On peut noter également que leur statut d’enfant a été précocement ébranlé. L’un et l’autre ont dû très jeunes endosser des rôles d’adultes : ils durent s’assumer financièrement voire, pour Korczac, subvenir aux besoins de sa famille. Ensuite, aucun des deux ne semble avoir rompu avec l’imaginaire de l’enfance à l’âge adulte. Korczac a poursuivi tout au long de sa vie ses activités d’écriture en les destinant même aux enfants tandis que Dicker-Brandeis a tout naturellement fait de sa passion d’enfance son métier. Ce lien avec le monde de leur enfance se traduit également, chez Korczak, par le souvenir aigu des injustices subies et de l’abus de pouvoir des adultes sur les enfants.

14 L’autre point qui nous paraît important à relever est leur sensibilité commune à la question de la domination sociale. Cette sensibilité s’est certainement construite très différemment chez l’un et chez l’autre. Chez Henryk / Janusz, elle s’est manifestement élaborée à la fois à partir du brusque déclassement social que connut la famille lorsque le père tomba malade et de son expérience très concrète des conditions sociales misérables, notamment en période de guerre. Chez Friedl, elle s’ancre sans doute dans ses origines sociales modestes, dans les milieux artistiques progressistes qu’elle a fréquentés et dans son adhésion aux valeurs communistes. Il n’en demeure pas moins que l’un et l’autre liaient inextricablement l’idée d’un monde meilleur à celle d’une émancipation des enfants, considérés comme une catégorie sociale dominée. Un autre point commun à leurs deux trajectoires est la liberté qu’ils ont prise à l’égard de certaines des normes sociales en vigueur à l’époque. Korczac a décidé de ne pas se marier et Friedl a vécu une très longue histoire d’amour avec un homme qu’elle n’a jamais épousé et qui s’était marié par ailleurs. Elle a choisi également une carrière professionnelle difficile à assumer pour une femme de son temps. Mais, surtout, l’un et l’autre n’ont pas eu d’enfant tout en les côtoyant quotidiennement. Ils en ont sans doute développé un regard original sur l’enfance.

Espaces pluriels de liberté et contextes d’oppression

15 Janusz Korczac et Friedl Dicker-Brandeis partageaient tous deux l’idée que, “en temps normal”, les enfants vivent sous un régime d’oppression. Korczac n’a, en effet, pas attendu la persécution des enfants juifs pour écrire Le droit de l’enfant au respect (publié en 1928), dans lequel il dénonce notamment la dimension oppressive de l’École :

16

il faut mettre fin aux interdictions despotiques, aux règles strictes, insensées et inapplicables, à la surveillance soupçonneuse, à la bêtise malveillante, rétrograde et injurieuse des adultes [12].

17 Il dit encore à propos de l’enfant :

18

nous exigeons de lui qu’il revête un uniforme de vertu, taillé d’après nos préférences et nos modèles personnels […]. Existe-t-il dans l’Histoire une tyrannie plus cruelle [13] ?

19 Freidl Dicker-Brandeis dénonçait également le formatage de l’élève dans l’enseignement artistique – consistant à faire copier fidèlement des modèles – qui étouffait toute créativité chez l’enfant. C’est donc contre une certaine forme d’oppression qu’ils ont développé, chacun à leur manière, une pédagogie permettant aux enfants de faire entendre leur voix et de librement s’exprimer. Et c’est, très logiquement, qu’ils ont continué à défendre l’intérêt des enfants lorsque ces derniers ont été les premières victimes des persécutions nazies.

La liberté par les institutions

20 Chez Janusz Korczac, ces espaces de liberté ont pris des formes plurielles qui ont progressivement été expérimentées au sein des orphelinats dont il avait la charge. Il instaura ainsi des dispositifs dans lesquels les enfants pouvaient faire part de leur opinion par le biais d’une boîte à idées et d’un journal, la Petite Revue, co-édité par les enfants. Ceux-ci participaient activement à la vie collective en définissant les règles de vie commune de répartition des tâches et en veillant à leur bonne exécution. Ils étaient aussi invités à s’autogérer : un « tribunal des enfants » jugeait les transgressions aux règlements, y compris celles commises par le personnel de l’établissement et un « Parlement », comprenant vingt membres élus par les enfants, était chargé de confirmer ou de rejeter les propositions du Conseil pédagogique et pouvait même se prononcer au sujet de l’admission d’un enfant à l’orphelinat ou de l’expulsion de ceux qui avaient commis des fautes très graves. Korczac a ainsi tenté de promouvoir un mode d’organisation de la vie collective permettant aux enfants de « s’organiser entre eux », de faire valoir leurs droits et de devenir des personnes responsables – « si nous ne laissons pas l’enfant vivre aujourd’hui une vie consciente et responsable, comment saura-t-il le faire demain ? » [14]. Bref, il a cherché à “institutionnaliser” la vie quotidienne de la communauté éducative à des fins démocratiques. Il a aussi constamment veillé à ce que le collectif ne porte pas atteinte aux droits individuels. C’est ainsi qu’il considérait que le droit à la propriété ou le droit à l’intimité étaient des droits importants. Son programme éducatif partait de l’idée qu’« en donnant [aux enfants] le maximum de liberté, sous réserve du respect indispensable de l’ordre… on fera au moins pénétrer un rayon de soleil dans leur vie grise et morose » [15].

21 En 1940, malgré les efforts désespérés de Korczak, la Maison des orphelins fut transférée dans le ghetto, d’abord dans une ancienne école de commerce puis, avec la réduction du périmètre du ghetto en 1941, dans un bâtiment encore plus modeste et mal aménagé pour recevoir deux cents enfants : un ancien club de commerçants. Les conditions imposées aux habitants du ghetto ne pouvaient que les conduire à une mort lente : la promiscuité était indescriptible, les rations alimentaires autorisées ne permettaient pas de survivre, les massacres étaient quotidiens, toutes sortes de maladies sévissaient et le charbon manquait cruellement l’hiver. L’école était interdite et la seule éducation accessible aux enfants, dont beaucoup mendiaient dans les rues, était vouée à la clandestinité [16]. Pourtant,

22

l’organisation korczakienne de la société des enfants, le tribunal, l’autogestion, le journal, l’emploi du temps, les services, les heures de classe, tout [était] comme avant [17].

23 Comment expliquer qu’une telle organisation ait pu se maintenir dans ces conditions ? On peut y voir, tout d’abord, un mode de résistance aux Nazis. De même que Korczak a toujours refusé de porter le brassard avec l’étoile de David, il n’a rien changé aux principes de fonctionnement de son orphelinat. Ensuite, on peut supposer que l’organisation korczakienne s’est révélée particulièrement efficace pour faire face à la pénurie et à l’oppression. En effet, l’autogestion qui conduisait les orphelins à gérer, par exemple, des caisses d’entraide ou bien qui invitait les plus âgés à s’occuper des plus jeunes permettait de pallier l’absence de personnel d’encadrement. Elle conférait également une place et un rôle auquel les enfants, par ailleurs dépossédés de tout, étaient très attachés : « Comment se fait-il que je ne sois plus de garde pour prendre soin des pots de fleurs ? » s’interroge dans son journal intime un orphelin manifestement peiné que cette responsabilité lui ait été retirée [18]. Ensuite, si cette organisation s’est maintenue, c’est parce que « les enfants ont faim de spirituel » [19]. C’est pourquoi ces derniers continuaient non seulement à étudier mais également à publier leur journal, à écrire de la poésie, à s’adonner à la peinture ou à monter des représentations théâtrales [20]. De leur côté, les stagiaires de la Maison des orphelins débattaient, encore en juin 1942, de thèmes tels que l’émancipation de la femme, le libre arbitre, Napoléon ou bien Jack London. Enfin, cette organisation, en raison justement du décalage complet avec la réalité, permettait de donner espoir aux enfants :

24

l’orphelinat, un microcosme d’une société égalitaire, prévenante et démocratique mettait en exergue ce qui ‘aurait dû être’ et provoquait le désir de lutter activement pour vivre dans une telle société dans le futur [21].

25 Ce que Korczak écrit à la fin de son Journal résume à lui seul son projet et pourquoi celui-ci a perduré dans de telles conditions :

26

je voudrais mourir conscient et lucide. Je ne sais pas ce que je pourrais dire aux enfants en guise d’adieu. J’aimerais seulement leur faire comprendre qu’ils sont libres de choisir leur voie [22].

La liberté par la création

27 Freidl Dicker-Brandeis partait, quant à elle, de l’idée que « dessiner et peindre sont les premiers moyens de l’auto-expression » [23]. À la question : « Que doit-on attendre du dessin créatif ? » elle répondait : « L’expression de la liberté toute-puissante » [24]. Dès lors, l’objectif principal de l’enseignement artistique devait être, selon elle, de créer les conditions d’une expression libre permettant de stimuler la créativité des enfants, leur pouvoir à la fois d’imagination et d’observation. Dans ce processus, l’enseignant se devait d’intervenir le moins possible afin que l’enfant ne soit pas entravé dans son expression. Cette attitude avait un autre avantage : elle permettait aux enfants de moins dépendre de leur enseignant et de les pousser à chercher des réponses et des idées les uns chez les autres. De cette manière, Dicker-Brandeis parvenait à créer un groupe coopératif dans lequel les enfants s’entraidaient. Elle utilisait également certaines méthodes permettant à la fois de stimuler la créativité individuelle et de renforcer l’esprit de groupe. Elle donnait par exemple un rythme commun à la classe ou lisait à haute voix à tous les enfants une histoire à partir de laquelle ils devaient dessiner.

28 En travaillant au contact, d’abord des enfants réfugiés en Tchécoslovaquie, puis des enfants internés à Theresienstadt, Dicker-Brandeis a fait évoluer ces différents principes éducatifs vers l’art-thérapie. Il s’agissait d’aider les enfants, par la création. Les cours qu’elle dispensait dans le camp étaient organisés clandestinement, les Allemands ayant proscrit, là aussi, toute forme d’instruction pour les enfants. Ils avaient régulièrement lieu en dépit de la pénurie de matériel (peinture, papier, ciseaux, etc.) que Dicker-Brandeis cherchait constamment à se procurer. Dans ce contexte, elle parvint cependant à proposer aux enfants des enseignements de grande qualité pour leur plus grand bonheur [25]. Une de ses élèves se souvient

29

[qu’] en dépit de tout, l’année que j’ai passée là-bas fut une des meilleures années de ma vie ; elle a été très productive. Je suis convaincue que c’est grâce à nos professeurs, qui ont réussi à rendre possible l’impossible [26].

30 Car « ce n’était pas des leçons normales mais des leçons d’émancipation par la méditation » [27].

31 Les cours étaient d’une grande variété et visaient plusieurs objectifs s’inscrivant dans un projet cohérent. Certaines séances avaient pour but de faire voyager les enfants au-delà de cet univers en leur demandant, par exemple, de peindre des paysages :

32

nous vivions au dernier étage de la maison des enfants. Nous dessinions de la fenêtre – le ciel, la montagne, la nature… C’est sans doute particulièrement important pour des prisonniers : de voir le monde de l’autre côté, de savoir qu’il existe… [28].

33 D’autres cours invitaient les enfants à réaliser leurs autoportraits, leur redonnant ainsi un visage et une identité dans un contexte où ils étaient constamment niés et considérés comme des êtres interchangeables : « Tout le monde nous mettait dans des boîtes, elle nous en a sortis » [29]. Certaines séances visaient également à leur faire renouer les fils de leur histoire en leur proposant de dessiner à partir d’événements tels que « Noël » ou « les vacances ». Dicker-Brandeis proposait, en outre, aux enfants de dessiner à partir de thèmes tels que « révolte et profond silence », les autorisant ainsi à exprimer leurs angoisses et leurs peurs et à les convertir en une production artistique. D’autres fois, elle leur demandait de réaliser des natures mortes, cherchant de cette manière à transformer chez les enfants la peur des objets « morts ». Enfin, certaines séances conviaient les enfants à laisser libre cours à leur imagination en ne leur proposant pas de thèmes particuliers :

34

nous étions à moitié affamés, malades, et nous dessinions dans ces conditions… [Elle nous disait] : – ne pense à rien, dessine juste. Maintenant, tu es heureuse [30].

35 Il ne s’agissait pas pour autant de considérer l’art comme un outil de diversion face à l’inhumanité de la vie quotidienne mais comme un moyen de libération des sentiments et de confrontation aux expériences vécues [31].

36 L’artiste demandait également aux enfants de réaliser des œuvres collectives. Chacun pouvait participer à ce travail et avait un rôle à jouer dans le projet commun. Certains enfants en venaient d’ailleurs eux-mêmes à s’organiser collectivement pour faire face à la pénurie de matériel :

37

[le groupe] veut peindre. Il n’y a pas assez de pinceaux, de peinture et de blocs à dessin. Les garçons… doivent savoir que tout un chacun est accepté ici quel que soit son talent. Ils se séparent en petits groupes et attendent leur tour. Ils acceptent la supériorité de ceux qui sont passionnément intéressés par la peinture et sont prêts à se tenir derrière eux pour les aider. Préparer le bloc de papier et mélanger la peinture les satisfont complètement [32].

38 Les cours ravissaient les enfants au point qu’une ancienne élève, Helga Kinsky, se souvient de ses angoisses terribles à l’idée qu’ils se terminent. Mais les enfants n’étaient pas seulement heureux des activités qu’ils accomplissaient avec Friedl Dicker-Brandeis, ils étaient aussi fascinés par l’énergie qui se dégageait de l’enseignante :

39

jusqu’à aujourd’hui, le mystère de son sens de la liberté demeure incompréhensible pour moi. Celui-ci s’échappait d’elle à nous comme un courant électrique […]. Elle était d’une autre planète [33].

Une même conception de l’enfant

40 Les espaces de liberté aménagés pour les enfants ont pris, on l’a vu, des formes différentes chez Janusz Korczac et Friedl Dicker-Brandeis – l’un mettant surtout l’accent sur la liberté par les institutions démocratiques et l’autre par l’expression artistique. Néanmoins, les deux pédagogues partageaient une même conception de l’enfant, organisée autour de quelques grands principes.

L’enfant a le droit d’être ce qu’il est

41 Le premier de ces principes est que « l’enfant a le droit d’être ce qu’il est » [34]. Cela signifie, tout d’abord, que « l’enfant ne devient pas un homme, il en est déjà un ». En effet,

42

nous disons : c’est un futur adulte, un futur travailleur, un futur citoyen. Il ne le sera vraiment qu’après, les choses sérieuses ne commenceront que plus tard [35].

43 Avoir une telle vision de l’enfant dispense de prêter attention à sa voix :

44

[L’enfant] ne constitue pas une menace, n’a aucune revendication. Il n’a tout simplement pas la parole. […] Sa citoyenneté ne sera reconnue que plus tard [36].

45 Ce regard porté sur l’enfant conduit les adultes à mépriser ce qu’il est aujourd’hui :

46

L’attente inquiète par rapport à ce qui deviendra accentue le dédain pour ce qui est. La valeur marchande de la jeunesse est faible [37].

47 C’est également ce que dit Friedl Dicker-Brandeis quand elle affirme que l’objectif de ses cours « n’est pas de faire des enfants des artistes » mais de libérer leur créativité et d’éveiller leur imagination. Dès lors, l’enfance devient un âge de la vie intéressant en soi, dont il convient, par conséquent, de découvrir les valeurs, les peurs et les aspirations, l’imaginaire, les émotions esthétiques, etc. Korczak défendait aussi l’idée que « l’enfant a un avenir mais également un passé » [38]. Une position pleinement partagée par Dicker-Brandeis, qui travaillait avec des enfants traumatisés par ce qu’ils avaient vécu (comme, par exemple, le meurtre de leurs parents sous leurs yeux) et qui cherchait à leur faire reprendre le fil de leur histoire en leur suggérant de dessiner à partir de thèmes évoquant leur passé.

48 Dire que l’enfant a le droit d’être ce qu’il est, c’est aussi affirmer qu’il est un être à part entière et non un adulte imparfait. Korczak dénonçait ainsi

49

certains scientifiques [qui] soutiennent que l’enfant n’a pas une structure psychique différente de l’adulte, mais inférieure, plus chétive, plus pauvre. Comme si nous les adultes étions tous des savants [39] !

50 Dicker-Brandeis défend à peu près le même point de vue quand elle déclare :

51

Pourquoi les adultes veulent-ils que les enfants soient comme eux ? Sommes-nous si heureux et satisfaits de nous-mêmes ? L’enfance n’est pas un stade préliminaire et immature dans le développement de l’adulte [40].

52 Il s’agissait aussi de dénoncer ce qui se cachait derrière l’argument d’immaturité :

53

Allez donc demander à un vieillard ce qu’il pense des hommes de quarante ans : il leur reprochera de manquer de maturité. Comment donc ! Certaines classes sociales sont jugées immatures parce que pauvres. Et que dire de ces nations placées sous une protection étrangère [41] ?

Les relations entre l’adulte et l’enfant doivent être basées sur l’égalité

54 Les deux éducateurs étaient également très soucieux de développer des relations équilibrées avec les enfants. Celles-ci n’ont rien d’évident ni d’immédiat notamment parce que, pour Korczak, « le rapport de l’adulte à l’enfant est corrompu à cause du dénuement de ce dernier et de sa dépendance matérielle » [42]. Comprendre cette position – inconfortable – de l’enfant est un premier pas dans la construction d’une relation saine avec lui. Il s’agit, en effet, de ne pas adopter une position de surplomb face à l’enfant mais, au contraire, de se mettre à son niveau, de comprendre les contraintes inhérentes à sa position afin de pénétrer son univers. C’est cette position que défend également Friedl Dicker-Brandeis lorsqu’elle recommande aux enseignants d’influer au minimum sur le processus créatif des enfants sous peine de se priver d’accéder à leur monde intérieur. Il faut pour cela croire aux ressources et aux capacités des enfants. Selon Friedl, dans ce domaine, « on doit [même] faire confiance aux enfants sans restrictions » [43]. Toute relation équilibrée est également pour Korczak nécessairement basée sur la confiance et le dialogue. Elle repose notamment sur la capacité de l’adulte à faire son autocritique et à accepter d’être remis en cause par l’enfant. En effet, selon le pédagogue,

55

nous, les adultes, dissimulons nos propres défauts et nos actes répréhensibles. Les enfants n’ont pas le droit de nous critiquer, ni de découvrir nos vices, nos mauvaises habitudes, nos bizarreries. Nous passons pour des êtres parfaits. […] Seul l’enfant a le droit d’être humilié et cloué au pilori [44].

56 Or, les différences entre enfants et adultes sont-elles si grandes ? Korczak ne le croyait pas, lui qui avait tendance à « parler aux enfants comme s’ils étaient des adultes et aux adultes comme s’ils étaient des enfants » [45].

57

Dans un moment d’emportement, un enfant violent frappe, un adulte violent tue. À un enfant naïf, on soutire son jouet ; à un adulte naïf on fait signer des traites. Un enfant déraisonnable dépense en bonbons l’argent du cahier ; un adulte irresponsable dilapide son patrimoine au jeu [46].

58 Les frontières entre enfance et âge adultes étaient, en effet, selon lui, très poreuses :

59

Enfant ? Adulte ? Il y a seulement des êtres humains. Seule existe une différence d’échelle entre les idées, les sentiments, les impulsions, les expériences de chacun d’eux [47].

60 C’est très certainement un point de vue que partageait Dicker-Brandeis, elle qui venait d’une école d’art qui valorisait beaucoup les influences enfantines dans la peinture des artistes accomplis.

Les groupes d’enfants doivent être coopératifs

61 Une autre conception commune à Janusz Korczac et Friedl Dicker-Brandeis est que les enfants doivent pouvoir s’organiser entre eux au sein d’un groupe à la fois coopératif et égalitaire. Tous deux tentaient de traiter chacun de manière égale. Friedl considérait chaque enfant indépendamment de son niveau et « était certaine que tous les enfants pouvaient dessiner » [48]. Quant à Korczak, « il avait du temps pour chaque enfant. Et il aimait chaque enfant », dit Erwing Baum, un ancien pensionnaire [49]. Il avait aussi à cœur que l’égalité règne entre les enfants :

62

La faiblesse des uns fait la force des autres. Adultes et enfants abusent de leur supériorité sur les plus petits pour exprimer brutalement leur mécontentement, obtenir ce qu’ils désirent ou se faire obéir. Injustices commises en toute impunité. Notre dédain pour les faibles sert d’exemple aux autres. Cela ne présage rien de bon [50].

63 C’est ainsi qu’il fit en sorte que chaque nouvel arrivant à l’orphelinat ait un « grand frère » chargé de prendre soin de lui, réduisant ainsi les risques de domination des plus âgés sur les plus jeunes. Il s’agissait là d’un des multiples dispositifs qui, dans ces « Républiques des enfants » qu’étaient les institutions de Korczak, permettait aux orphelins de s’organiser entre eux sans nécessairement passer par la médiation de l’adulte. Pour Korczak, on ne laisse pas aux enfants les moyens de s’organiser entre eux car « nous les sous-estimons, ne leur accordons aucune confiance » [51]. Dicker-Brandeis, on l’a vu, se mettait, de son côté, volontairement en retrait pour leur permettre de se réguler dans leurs activités et de s’entraider, favorisant ainsi la mise en place d’un groupe coopératif et non compétitif.

Conclusion

64 Si Janusz Korczac et Friedl Dicker-Brandeis sont parvenus à aménager des espaces de liberté pour les enfants dans un univers aussi déshumanisant, c’est que l’un et l’autre, en se plaçant à leur hauteur, ont compris ce que les enfants pouvaient ressentir dans de telles conditions. Ils ont perçu leurs angoisses, leur désorientation, leur tristesse et saisi combien il leur était nécessaire d’être aimés, entourés et protégés. Mais ils n’ont pas vu seulement dans les enfants des êtres vulnérables. Ils ont également fait confiance à leurs ressources pour faire face à l’adversité. Friedl Dicker-Brandeis ne doutait pas que les enfants, bien que soumis à des conditions d’extrêmes privations, soient capables de suivre des cours exigeants d’arts plastiques. Janusz Korczak avait la certitude qu’ils pouvaient continuer, dans un monde aussi bouleversé, à endosser certaines responsabilités collectives. Mieux : ils savaient combien les enfants, a fortiori dans ce contexte, avaient besoin d’imaginaire, de découvertes nouvelles, d’apprentissages stimulants. Ils étaient conscients que c’était pour eux une façon de s’évader hors du camp, de convertir en réalisations artistiques leurs expériences traumatiques, de trouver du sens dans un monde devenu sans repère et de préserver une identité constamment niée. Bref, ils savaient combien ce qui pouvait sembler a priori superflu dans ces conditions extrêmes était au contraire vital pour la vie psychique des enfants. C’était aussi une façon de résister à la barbarie nazie et de défendre « la dignité humaine [qui] n’a pas d’autre enfance [que la dignité des enfants] et pas d’autre lieu pour prendre racines, se développer et s’affirmer » [52].

Notes

  • [1]
    Voir en particulier F. Beiner, « La gestion du conflit dans le cadre de la “pédagogie constitutionnelle” de Janusz Korczak », Le Télémaque, n° 31, mai 2007, p. 115-122 ; Y. Jeanne, « Janusz Korczak : éduquer, tisser l’enchantement et la raison », Reliance, n° 16, 2005, p. 115-122 ; T. Lewowicki, « Janusz Korczak », Perspectives. Revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 37-49 ; I. Löwy, « L’utopie pédagogique de Janusz Korczak », Mouvements, 49, 2007, p. 104-113 ; P. Meirieu, Janusz Korczak : comment surseoir à la violence ?, Mouans-Sartoux, PEMF, 2001 ; A. Savoye, « Le mythe de l’éducation moderne au XXIe siècle : la part de Makarenko », Le Telémaque, n° 40, novembre 2011, p. 63-74.
  • [2]
    H.R. Glazer, « Children and Play in the Holocaust : Friedl Dicker-Brandeis-Heroic Child Therapist », Journal of Humanistic Counseling, Education & Development, n° 37, juin 1999, p. 194-199 ; A. Hurwitz, « Friedl Dicker : The Art Educator as Hero », Journal of Art & Design Education, n° 7, décembre 1988, p. 249-259 ; E. Makarova, From Bauhaus to Terezin : Friedl Dicker-Brandeis and Her Pupils, Jerusalem, Yad Vashem, 1990 ; Id., Friedl Dicker-Brandeis : Vienna 1898-Auschwitz 1944, Los Angeles, Tallfallow – Every Picture Press, 2001 ; D. Pariser, « A Woman of Valor », Art Education, n° 61, juillet 2008, p. 6-12 ; S. Goldman Rubin, Fireflies in the Dark : The Story of Friedl Dicker-Brandeis and the Children of Terezin, New York, Holiday House, 2000.
  • [3]
    D. Linesch, « Art therapy at the museum of tolerance : Responses to the life and work of Friedl Dicker-Brandeis », Art in Psychotherapy, n° 31, 2004, p. 57-66 ; L. Wix, « Aesthetic Empathy in Teaching Art to Children : The Work of Friedl Dicker-Brandeis in Terezin », Art Therapy : Journal of the American Art Therapy Association, n° 26, 2009, p. 152-158.
  • [4]
    Nous nous baserons pour retracer la trajectoire de Janusz Korczac sur les biographies de B.J. Lifton, The King of Children : A Biography of Janusz Korczak, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1988 ; G. Eichsteller, « Janusz Korczak – His Legacy and its Relevance for Children’s Rights Today », International Journal of Children’s Rights, n° 17, juillet 2009, p. 377-391, et T. Lewowicki, « Janusz Korczak », Perspectives. Revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 37-49.
  • [5]
    B.J. Lifton, The King of Children…, p. 11.
  • [6]
    The Story of Janasz Korczak and the Swordbearer’s Daughter de Jozef Ignacy Kraszewski.
  • [7]
    B.J. Lifton, The King of Children…, p. 15.
  • [8]
    T. Hammarberg, « Korczak – our teacher on the rights of the child », in Janusz Korczak’s Legacy Lectures on today’s challenges for children, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2009, p. 7.
  • [9]
    T. Lewowicki, « Janusz Korczak », p. 40.
  • [10]
    B.J. Lifton, The King of Children…, p. 153.
  • [11]
    Nous nous appuierons principalement sur la biographie déjà citée d’E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis, Vienna 1898-Auschwitz 1944.
  • [12]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, Paris, Fabert, 2009, p. 37.
  • [13]
    Ibid., p. 46.
  • [14]
    Ibid., p. 40.
  • [15]
    J. Korczak, cité par T. Lewowicki, « Janusz Korczak », p. 43.
  • [16]
    Sur la situation des enfants dans le ghetto de Varsovie, voir « Étude sur les enfants du ghetto et l’enseignement », in Archives clandestines du ghetto de Varsovie, t. II : Les enfants et l’enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie, R. Sakowska, J.-C. Famulicki (éd.), Paris, Fayard – BDIC, 2007, p. 305-329.
  • [17]
    I. Newerly, « Sur un document emmuré (introduction) », in J. Korczak, Journal du ghetto, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 33.
  • [18]
    J. Korczak, Journal du ghetto, p. 272.
  • [19]
    Ibid., p. 209.
  • [20]
    « Voici deux groupes de nombreux enfants qui renoncent aux jeux, aux livres faciles, aux conversations entre amis : ils apprennent, de leur propre gré, l’hébreu » (ibid., p. 102).
  • [21]
    S.E. Efron, « Moral education between hope and hopelessness : The legacy of Janusz Korczak », Curriculum Inquiry, 38, 2008, p. 53.
  • [22]
    J. Korczak, Journal du ghetto, p. 121.
  • [23]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 203.
  • [24]
    Ibid., p. 199.
  • [25]
    Sur 15 000 enfermés à Terezinstadt, 100 ont survécu.
  • [26]
    Eva Stichova-Beldova, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 213.
  • [27]
    Eva Adorian, ibid., p. 216.
  • [28]
    Helga Kinsky, ibid., p. 214.
  • [29]
    Edna Amit, ibid., p. 211.
  • [30]
    Raja Zadnikova, ibid., p. 215.
  • [31]
    L. Kapitan, « The art of liberation : Carrying forward an artistic legacy for art therapy », Art Therapy, n° 26, 2009, p. 150-151.
  • [32]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 207.
  • [33]
    Edna Amit, ibid., p. 211.
  • [34]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, p. 43.
  • [35]
    Ibid., p. 35.
  • [36]
    Ibid., p. 22.
  • [37]
    Ibid., p. 18.
  • [38]
    Ibid., p. 37.
  • [39]
    Ibid., p. 51.
  • [40]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 209.
  • [41]
    J. Korczak, Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l’enfant au respect, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 159.
  • [42]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, p. 20.
  • [43]
    F. Dicker-Brandeis, 1943, cité par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 201.
  • [44]
    Ibid., p. 32.
  • [45]
    B.J. Lifton, « Who was Janusz Korczak ? », in J. Korczak, Ghetto diary, New Haven, Yale University Press, 2003, p. 7.
  • [46]
    J. Korczak, Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l’enfant au respect, p. 158.
  • [47]
    Ibid.
  • [48]
    Raja Zadnikova, citée par E. Makarova, Friedl Dicker-Brandeis…, p. 215.
  • [49]
    D. Engel et al., Daring to resist : Jewish defiance in the Holocaust, New York, Museum of Jewish Heritage, 2007, p. 45.
  • [50]
    J. Korczak et L. Waleryszak, Le droit de l’enfant au respect, p. 16.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    Z. Bauman, « Childhood of human dignity », Dialogue and universalism, n° 6, 2003, p. 103.
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