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Article de revue

Génération Grande Guerre : expériences enfantines du premier conflit mondial

Pages 75 à 86

Notes

  • [1]
    Voir S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
  • [2]
    Voir M. Pignot, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Seuil, 2012.
  • [3]
    S. Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants. 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993 (rééd. 2004).
  • [4]
    Cf. le fonds de dessins de Montmartre : M. Pignot, Quand les petits Parisiens dessinaient la Grande Guerre, Paris, Parigramme, 2004.
  • [5]
    J. Courmont, L’odeur de l’ennemi : l’imaginaire olfactif en 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2010.
  • [6]
    S. Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants
  • [7]
    J. Combarieu, Les jeunes filles françaises et la guerre, Paris, Armand Colin, 1916, p. 26.
  • [8]
    J. Lavabre, journal de la directrice de l’école de filles de la rue des Alouettes (Paris 19e) (INRP 3.2.01/1995.1603 [2]).
  • [9]
    S. Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants
  • [10]
    J. Combarieu, Les jeunes filles françaises
  • [11]
    S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 30.
  • [12]
    F. Dolto, Correspondance, Paris, Hatier, 1991, p. 84. Toutes les citations enfantines respectent l’orthographe originale des documents.
  • [13]
    S. de Beauvoir, Mémoires…, p. 32.
  • [14]
    F. Dolto, Enfances, Paris, Seuil, 1986, p. 28 (nous soulignons).
  • [15]
    J.-P. Sartre, Les mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 177.
  • [16]
    J. Galzy, La femme chez les garçons, Paris, Payot, 1919, p. 36-38.
  • [17]
    Copie de Marcelle Lefebvre, cours moyen, école Pierre Bertrand, Boulogne-sur-Mer, février 1916 (BDIC, F°? 1126 / 8 Cx 001).
  • [18]
    Témoignage de Simone Pissis tiré de l’enquête orale menée dans les années 1980 par Albert Ratz pour la préparation de son livre Potiers et mineurs de terre. L’histoire d’un village de l’Uzège : Saint-Victor-des-Oules, Pont-Saint-Esprit, Éditions de la Mirandole, 2002.
  • [19]
    Nous limitant aux relations avec le père absent mais vivant, nous ne traiterons pas ici la vaste question du deuil de guerre ; pour une étude complète, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à des travaux antérieurs, notamment : M. Pignot, « Expériences enfantines du deuil pendant et après la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, www.histoire-politique.fr, n° 3, novembre-décembre 2007.
  • [20]
    Voir E. Cronier et M. Pignot, « Les liens familiaux, un ressort de l’endurance civile et combattante », in Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, N. Beaupré, H. Jones et A. Rasmussen (dir.), Paris, Les Belles Lettres, à paraître en 2013.
  • [21]
    J. Moreau, 1914-1918. Nous étions des hommes, Paris, La Martinière, 2004 (textes de B. Fontanel et D. Wolfromm).
  • [22]
    Voir A. Vincent-Buffault, Histoire des larmes XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Payot-Rivages, 2001.
  • [23]
    M. Perrot, Le journal intime de Caroline B., Paris, Montalba, 1985, p. 140.
  • [24]
    Lettre du lieutenant Gibbons à son fils Philip, 17 mars 1917 (Imperial War Museum, 86 / 36 / 1).
  • [25]
    Lettre de Léon Lasson au directeur de l’école de son fils, 30 mai 1915 (BDIC, F°? 1126 / 1b A1-2. 123).
  • [26]
    Carte postale de Madeleine de Gieysz à son père prisonnier de guerre, 4 octobre 1916 (Historial de la Grande Guerre).
  • [27]
    Correspondance Butling (Imperial War Museum).
  • [28]
    E. Cronier et M. Pignot, « Les liens familiaux… ».
  • [29]
    M. Meyer, Mal partie, bien arrivée. Souvenirs, tapuscrit, s. d., p. 7-8 (Association pour l’Autobiographie, APA 666).
  • [30]
    Les propagandes nationales, en France tout particulièrement, font largement usage de la figure de l’enfant-héros, sorte d’enfant-soldat héroïque et sacrificiel. S’il y a bien, en 1914-1915, un phénomène indéniable d’enrôlement volontaire précoce, il s’agit en réalité d’adolescents qui profitent justement de leur apparente virilité pour surmonter les obstacles du recrutement. Nous renvoyons à une première synthèse récente : M. Pignot, « Entrer en guerre, sortir de l’enfance ? Les “ado-combattants” de la Grande Guerre », in L’enfant soldat. XIXe-XXIe siècle. Une approche critique, M. Pignot (dir.), Paris, Armand Colin (Le fait guerrier), 2012, p. 69-89.
  • [31]
    Voir Y. Galupeau et A. Prost, Dessins d’exode, Paris, Tallandier, 2003.
  • [32]
    Voir P. Nivet, Les réfugiés français de la Grande Guerre (1914-1920). Les « Boches du Nord », Paris, Economica, 2004.
  • [33]
    J. Horne et A. Kramer, German Atrocities, 1914. A History of Denial, New Haven – Londres, Yale University Press, 2001 (trad. française : Paris, Taillandier, 2005).
  • [34]
    Y. Congar, Journal de la guerre 1914-1918, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 30.
  • [35]
    A. Becker, Les cicatrices rouges, 14-18, France et Belgique occupées, Paris, Fayard, 2010 ; P. Nivet, La France occupée 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011.
  • [36]
    Cahier de Fernand Enard, « Mon histoire pendant la guerre », école de Landres et Saint-Georges (BDIC, F°? 1126 / 7 D 693).
  • [37]
    L. Weill, Journal, 1914-1920, manuscrit inédit (APA 190).
  • [38]
    Entretien avec Mme S., réalisé le 21 juillet 2004 à Étretat.
  • [39]
    M. Pignot, « 1918-1919 : retour des hommes et invention des pères ? », in Retour à l’intime. Au sortir de la guerre, B. Cabanes et G. Piketty (dir.), Paris, Tallandier, 2009, p. 37-50.

1 Premier conflit à inaugurer aussi radicalement la déshumanisation de l’affrontement et l’idée de se battre jusqu’à la mort, la Grande Guerre marque un tournant dans l’histoire européenne des conflits, qui est aussi un tournant culturel dont la place nouvelle accordée aux enfants peut témoigner. C’est sans aucun doute l’une des particularités de la Grande Guerre que de provoquer un effort immédiat, massif et délibéré pour mobiliser les masses enfantines. Cette mobilisation culturelle s’inscrit dans le processus de totalisation qui se met en place dès le début de la guerre dans tous les pays belligérants [1]. Partout, on constate l’élaboration rapide d’un discours de guerre souvent brutal, spécifiquement adapté au public juvénile, dans ses vecteurs de diffusion comme dans ses exigences. Les enfants constituent donc non seulement un ressort discursif essentiel dans l’entreprise de mobilisation des adultes – comme le montrent les très nombreuses affiches des différents emprunts de guerre – mais ils sont aussi, et c’est ce qui nous intéressera ici, des acteurs à part entière du front domestique, au même titre que les autres catégories de civils. Majoritairement non combattantes, même si des cas d’enrôlement précoce existent dans tous les pays, les expériences enfantines du premier conflit mondial n’en sont pas moins des expériences de guerre. Des disparités importantes existent – notamment géographiques et sociales – qui peuvent faire varier les modalités de l’expérience. Il est néanmoins possible d’envisager les enfants de la Grande Guerre en termes de “génération” et d’interroger, à travers elle, quelques-uns des éléments clefs qui constituent le socle de l’expérience de guerre enfantine : la mobilisation culturelle, la brisure des équilibres familiaux et la confrontation à la violence [2].

Expérimenter l’endoctrinement : modalités et réception de la « culture de guerre » enfantine

2 Loin de les faire disparaître, le contexte de guerre contribue fortement à renforcer les normes sociales. C’est particulièrement visible dans le discours de guerre adressé aux enfants qui durcit nettement les barrières du genre et exhorte la morale enfantine. Il repose en effet sur quelques thèmes très clairs, largement analysés par Stéphane Audoin-Rouzeau dans son ouvrage fondateur, La guerre des enfants : au centre du dispositif discursif réside en effet « la thématique obsédante d’une guerre faite “pour les enfants” » [3]. Les soldats défendent leur patrie mais aussi, et surtout, leurs foyers, leurs enfants : ils font le sacrifice de leur vie à la génération suivante. On comprend dès lors que la culpabilisation soit le ressort principal de ce discours de guerre : les enfants sont invités à se montrer dignes du sacrifice suprême consenti pour eux. L’exigence des adultes semble sans limite : enseignants, parents, romanciers… tous incitent la jeune génération au dévouement et au sacrifice « à leur échelle ». Dans une vision de la guerre où chacun doit être à son poste, la place de l’enfant est au pupitre, comme la femme est à l’usine et l’homme au front : l’école devient, dans ce discours de guerre, le terrain où se gagnent les « batailles » de l’enfance, et notamment celle du certificat d’études [4]. Dans ce contexte sacrificiel, l’argumentaire repose sur deux thèmes centraux : l’exaltation patriotique et la haine de l’ennemi. Loin d’être préservés de la violence des mots et des images, les enfants sont donc volontairement plongés dans un climat guerrier extrêmement concret : la guerre est expliquée, justifiée et idéalisée : c’est le combat du Bien contre le Mal, de la Civilisation contre la Barbarie. Mais idéalisée ne veut pas dire édulcorée : le discours de guerre adressé aux enfants est souvent brutal, parfois très violent – notamment dans la presse enfantine. L’ennemi est violemment stigmatisé, dans son attitude militaire bien sûr mais aussi dans ses mœurs, dans ses coutumes et jusque dans son corps : couard, pillard, brutal, traître, l’Allemand est également vorace et malodorant [5]. Il en va de même dans la culture de guerre allemande, où le Barbare a cette fois les traits du Slave.

3 L’école et les loisirs constituent les deux vecteurs principaux de la mobilisation enfantine. Dès la rentrée d’octobre 1914, « la guerre devient le substrat de l’enseignement » [6] et le travail scolaire le devoir patriotique de chaque écolier. Toutes les disciplines, tous les supports scolaires sont dès lors utilisés pour intégrer la jeunesse au conflit et à ses enjeux. Mais cette intégration n’est pas seulement intellectuelle et morale. Elle se double d’une dimension financière et matérielle tout à fait conséquente : la main-d’œuvre enfantine est réquisitionnée pour la confection de colis destinés à l’œuvre des filleuls de guerre et pour les quêtes organisées dans le cadre des « Journées » nationales, comme la Journée du Poilu par exemple. Les filles sont particulièrement mises à contribution, de la maternelle à l’Université, pour les travaux de couture ; dans les petites classes, on fabrique de la charpie ; chez les plus grandes, on tricote et on coud : d’octobre 1914 à avril 1915, le cours Spinoza de Paris a ainsi envoyé « 70 tricots, 33 gilets de flanelle, 306 caleçons, 40 ceintures de flanelle, 190 chemises, 143 paires de chaussettes, 103 passe-montagnes, 88 cache-nez, 90 plastrons, 89 paires de gants, 229 mouchoirs, 104 serviettes, 24 paires de chaussons, 41 savons, 100 ampoules d’iode » [7]. Si la participation active des enfants est d’abord le fait d’une injonction enseignante et ministérielle, force est de constater que la contrainte a été rapidement dépassée et intériorisée par les enfants eux-mêmes : la diversion que l’ouvrage apporte dans les leçons, l’émulation entre écoles ou entre lycées, la satisfaction de confectionner des vêtements complets et non plus des morceaux de patrons comme c’était le cas avant-guerre, le sentiment de servir enfin, tout cela constitue probablement l’explication de l’ampleur de la production scolaire et des sommes récoltées au cours des premiers mois de guerre : une petite école primaire comme celle de la rue des Alouettes dans le XIXe arrondissement de Paris collecte ainsi la somme considérable de 3 792 francs en deux ans [8]. Les jeux, les jouets, la littérature et la presse ne sont pas en reste et s’adaptent, comme l’école, au nouveau contexte de guerre [9]. Les vieux jeux de l’oie sont mis au goût du jour et rebaptisés « jeu de la victoire » ou « jeu du pas de l’oie renouvelé des Boches », tandis que les catalogues d’étrennes proposent de nouveaux jouets : chars, canons, panoplies exactement semblables aux uniformes des adultes. Tout le spectre de la jeunesse est concerné, des âgés aux jeunes auxquels on offre des soldats en caoutchouc et des livres en tissus, des abécédaires ou des albums de coloriage parlant de la guerre.

4 Toute la question est évidemment de savoir si cette mobilisation a été efficace. Autrement dit, si les enfants ont été réceptifs à ces injonctions sacrificielles et patriotiques. À lire les sources enfantines – journaux intimes, dessins, souvenirs, témoignages oraux – on constate d’importantes variations qui tiennent autant au milieu social d’origine (pour l’accès aux loisirs notamment) qu’à des critères géographiques, la distance au front entraînant, notamment dans les campagnes, une distance mécanique à la guerre et à ses enjeux directs. La mobilisation des enfants est, dans un premier temps, largement encadrée et suscitée par les adultes : Jules Combarieu évoque ainsi des prières ou des jeûnes collectifs organisés dans des écoles catholiques [10]. Mais, à l’échelle individuelle aussi, on observe l’intériorisation de la propagande. Les journaux intimes, où se juxtaposent les nouvelles du quotidien et celles du front, montrent bien le degré « d’absorption » des thèmes de la mobilisation. De même, les souvenirs d’enfance soulignent l’imprégnation des jeunes esprits par le climat guerrier :

5

J’avais tout de suite fait preuve d’un patriotisme exemplaire en piétinant un poupon de celluloïd “made in Germany” qui d’ailleurs appartenait à ma sœur. On eut beaucoup de peine à m’empêcher de jeter par la fenêtre des porte-couteaux en argent, marqués du même signe infamant. Je plantai des drapeaux alliés dans tous les vases. Je jouai au vaillant zouave, à l’enfant héroïque. J’écrivis avec des crayons de couleurs “Vive la France”. Les adultes récompensèrent ma servilité. “Simone est terriblement chauvine” disait-on avec une fierté amusée. J’encaissai le sourire et dégustai l’éloge. […] Il n’en faut pas beaucoup pour qu’un enfant se change en singe,

6 écrit ainsi Simone de Beauvoir, née en 1908 [11].

7 Toutefois, le caractère massif et omniprésent du discours de guerre conduit aussi à des formes autonomes de mobilisation qui, si elles ne sont pas véritablement spontanées, traduisent bien l’intériorisation de l’idée de sacrifice à l’œuvre chez les enfants. On retrouve ainsi des pratiques de privations volontaires – en apparence anodines mais hautement symboliques :

8

à Monsieur le Père Noël, Bazard de la rue de Rennes, Paris. Mon cher Père Noël, cette année est une année bien triste et je vous demandrai s’il vous plait de ne pas m’envoyeé de jouet, m’envoyer la sagesse parce que je trouve que je n’en ai pas,

9 écrit Françoise Marette (future Dolto), alors âgée de 8 ans, le 23 décembre 1916 [12]. Chez certains enfants, la privation prend un sens mortificatoire indéniable, qui souligne la dimension religieuse du sacrifice consenti volontairement :

10

J’inventai de ranger dans une boîte toutes les friandises qu’on m’offrait : quand la caisse fut pleine de gâteaux rassis, de chocolat blanchi, de pruneaux desséchés, maman m’aida à l’emballer et je la portai à ces demoiselles [du cours Désir]. Elles évitèrent de me congratuler trop bruyamment, mais il y eut au-dessus de ma tête des chuchotements flatteurs [13].

11 Assez logiquement, l’intériorisation de l’exhortation au sacrifice induit aussi, dans une certaine mesure, un sentiment de culpabilité :

12

J’étais très habile de mes mains et très, très jeune, déjà bien avant le déménagement. Nous avons déménagé au cours de l’année 1913 [Pâques]. C’était donc bien avant, et je faisais de la broderie, j’aimais beaucoup faire de la broderie, du crochet, du tricot, des dessins, bref, j’étais très industrieuse de mes mains ; et quand est arrivée la guerre, on faisait des cache-nez pour les soldats, enfin, c’étaient des écharpes, on appelait ça des cache-nez […] Je faisais ça avec un “râteau”, un grand tricotin. Ça me plaisait, mais en même temps ça m’embêtait beaucoup que je sois obligée de le faire. J’en avais fait un ou deux, ou trois, pour des soldats qui étaient blessés, parce que notre institutrice et notre mère avaient pris la charge d’une salle de blessés dans laquelle elles avaient quarante soldats […] où elles se relayaient car nous étions tout de même déjà cinq enfants à ce moment-là, nous n’étions pas encore six. Leurs blessés, elles en parlaient, puis quand les blessés allaient mieux, ils sortaient, ils sortaient avec nous, ils venaient à la maison, on faisait des promenades. […] Donc moi je faisais des cache-nez parce qu’il fallait qu’ils aient de la laine, et il fallait que ça ait un mètre ou un mètre vingt, et c’était long à faire comme travail. Si bien que, la nuit, je les accrochais avec des épingles doubles ou des épingles à cheveux dans le tissu des fauteuils et je tirais dessus pour que ça s’allonge jusqu’à un mètre vingt, et je les mouillais pour que ça s’étende ; mais quand ça séchait, ça redevenait petit, ça se décrochait, ou les fauteuils tombaient […] enfin, c’étaient des malheurs. Et naturellement, j’étais très ennuyée de ça, je passais mon temps à faire du tricot, je ne pouvais même plus jouer parce qu’on me culpabilisait, ils l’attendaient soi-disant. Il y avait un pauvre poilu dans les tranchées qui attendait mon cache-nez et qui mourrait de froid si je ne finissais pas son cache-nez. Et je ne me rendais pas compte que ça amusait les gens, de me voir toute pénétrée de la valeur importante de ce qui était une corvée pour moi, à la longue. Je ne sais pourquoi, c’était un peu sadique d’ailleurs vis-à-vis d’un enfant, et j’ai compris après que, très souvent, quand les gens venaient, ils venaient me regarder comme ça, affairée à mon tricotin [14].

13 Il faut cependant nuancer l’idée que le ressort culpabilisateur du discours de guerre ait, systématiquement, fonctionné. Les sources montrent tout autant des signes d’indifférence, de lassitude, voire de rejet émanant des enfants. Le sentiment d’ennui vient sans doute d’abord du caractère redondant et monochrome de la propagande enfantine :

14

La guerre m’ennuya vite : elle dérangeait si peu ma vie que je l’eusse oubliée sans doute ; mais je la pris en dégoût lorsque je m’aperçus qu’elle ruinait mes lectures. Mes publications préférées disparurent des kiosques à journaux ; Arnould Galopin, Jo Valle, Jean de la Hire abandonnèrent leurs héros familiers, ces adolescents, mes frères, qui faisaient le tour du monde en biplan, en hydravion, et qui luttaient à deux ou trois contre cent ; les romans colonialistes de l’avant-guerre cédèrent la place aux romans guerriers, peuplés de mousses, de jeunes Alsaciens et d’orphelins, mascottes de régiment [15].

15 La banalisation de la violence, caractéristique de la Grande Guerre, explique certainement l’émergence d’une indifférence juvénile à mesure que le conflit s’enlise. C’est le constat que l’on peut tirer du récit de Jeanne Galzy, professeur remplaçante dans le midi de la France :

16

Qu’on ne dise pas en parlant d’eux : “Ceux qui n’auront pas eu d’enfance”. Il faut regarder les choses comme elles sont, sans littérature. L’irremplaçable, insouciante et insensible enfance, ils l’auront eue. Ils l’ont. La guerre n’est pour eux qu’un thème autour duquel évolue leur imagination. […] Dois-je dire l’air conquérant d’un cancre revenant un après-midi et répondant à ma question sur son absence : “J’ai été à la messe. Mon frère a été tué” avec une désinvolture qui m’a moins stupéfaite encore que la réflexion de son camarade constatant : “– Il en a de la veine. Ça lui a fait rater la composition de maths !” [16].

17 En effet, la durée de la guerre, sa violence et ses effets sur les hommes contribuent à émousser l’adhésion enfantine ; les sources scolaires le montrent – presque malgré elles : dans une rédaction consacrée à la description d’un train de soldats blessés, une écolière écrit ainsi, en février 1916 : « J’éprouve de la pitié pour ce pauvre mutilé » ; ce que l’institutrice raye à l’encre rouge et remplace par « de l’admiration » [17]. C’est assurément la découverte de la « vraie » guerre qui conduit les enfants à modifier leur regard sur le conflit. En particulier lorsqu’ils rencontrent des prisonniers de guerre, dont l’apparence est aux antipodes du « Boche de papier », de l’ennemi presque mythologique des livres d’images :

18

C’est sûrement le plus vieux souvenir gardé de mon enfance. Je devais avoir cinq ans. Tout le monde à Saint-Victor parlait des prisonniers de guerre prussiens qui travaillaient pour Monsieur Delaly. Ils élargissaient et empierraient le chemin qui va à la carrière de Rouziganet. Au début, les parents nous avaient interdit d’aller les voir ; je ne sais pas pourquoi. Je crois que cela leur faisait peur. Puis, un beau jour, c’était en hiver, cela je m’en souviens très bien parce qu’il faisait bien froid, j’entends dire que mes camarades vont descendre voir les boches. Moi, je fais la comédie pour y aller aussi ; mes copines plaident pour moi et finalement me voilà partie. Les esprits étaient survoltés : les garçons faisaient provision de pierres pour jeter sur les boches. Moi, j’avais vu dans des albums pour enfants les Prussiens qui avaient une trogne rouge à faire peur, un casque à pointe et un ventre d’ogre plein de choucroute… des monstres ! Arrivés, nous n’en avons pas cru nos yeux ! On ne pouvait pas les reconnaître et pourtant c’étaient eux avec des habits gris ou verts, je ne sais plus bien. Et puis blonds, blonds comme les filles qui venaient parfois de Paris ! Ils paraissaient très jeunes, presque des gamins, et ils étaient sales ! Leurs uniformes étaient rapetassés et tout couverts de boue ; leurs mains étaient emmaillotées dans des vieux chiffons tout sales. On voyait que ce n’étaient pas des terrassiers. Ils étaient si maigres, si pâles, ils avaient l’air si fragiles ! ça faisait pitié. On est restés ahuris quelque temps, les gars ont laissé tomber leurs cailloux et puis nous sommes retournés au village. Je crois bien qu’on était muet et on se sentait tout bête. Aussitôt arrivés, j’ai été questionnée par les femmes : “Alors, Simone ! Tu les as vus les boches ? Raconte !”. Et comme je ne savais pas quoi dire, elles insistaient : “Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne sais plus parler ? Allons parle ! Dis ce que tu as vu !” Il paraît qu’à la fin je me suis mise à pleurer. C’est la seule réponse qu’elles ont eue de moi… [18].

Expérimenter l’absence des pères : brisure et recomposition des liens familiaux

19 La Grande Guerre est aussi le moment où les enfants ont été rapidement et surtout massivement confrontés à l’absence des hommes [19]. La séparation durable d’avec leur père a plusieurs conséquences sur le rapport des enfants avec le conflit : la disparition momentanée des hommes a des implications tout autant affectives et intimes que sociale, dans la mesure où elle induit une reconfiguration plus ou moins provisoire de la famille et des rôles de chacun en son sein [20]. La véritable prise de conscience, par les enfants, de la situation militaire se fait d’ailleurs souvent avec le départ des hommes : à ce moment-là, la guerre devient tangible. Dans les dessins faits pendant la guerre, comme dans les souvenirs rédigés longtemps après, reviennent ainsi les scènes d’adieu, et l’évocation des larmes versées autant par les femmes que par les hommes. La vision de ces larmes, manifestement inhabituelles, marque profondément les enfants : larmes de la mère en public, dans la rue, au retour de la gare, et surtout larmes du père, et des hommes en général. Deux clichés pris par le photographe Jacques Moreau devant la Gare de l’Est en 1914 sont à cet égard exceptionnels [21] : sur la première photographie, rien que de très banal, un ouvrier – cigarette, casquette et besace en toile – étreint sa femme et son enfant au milieu de la foule. L’image est un peu floue, on y voit peu de choses. Sur la seconde, le même couple, saisi un instant après, sous un angle un peu décalé : l’homme est en larmes et resserre encore son étreinte, tandis qu’à côté de lui un autre conscrit sourit à l’objectif. Toute la force de ce second cliché réside dans le fait que le premier existe : ils montrent l’irruption des larmes dans l’image, c’est-à-dire aussi dans l’espace public, dans l’espace social. Voir des hommes pleurer, qui plus est publiquement et en groupe, voilà qui constitue une première faille dans le dispositif social et affectif traditionnel [22].

20 Le départ des hommes, dont certains n’étaient jamais partis de chez eux, provoque une sorte de béance dans les familles, entraînant parfois une sorte de rééquilibrage des rôles et, par là, une modification au moins temporaire de la cellule familiale. Cette béance affective et sociale est partiellement comblée par les lettres, les nouvelles puis, plus tard, par les permissions. L’explosion de l’écriture familiale constatée dès le début de la guerre nous permet de parler d’une « geste épistolaire » nouvelle, inédite avec une telle ampleur et sur une telle durée. Plusieurs millions de lettres et de colis sont ainsi échangés chaque jour, écrites pour les premières aussi bien par des illettrés que par des érudits. Or, des travaux maintenant anciens sur le contrôle postal ont montré que la vie privée et familiale constitue le sujet principal des très nombreuses lettres de soldats. Aussi la correspondance joue-t-elle, pendant la Grande Guerre, pleinement son rôle de « sang des familles », pour reprendre la belle expression de Michelle Perrot [23]. Lettres et colis sont les supports essentiels des stratégies d’endurance élaborées par les familles et par les combattants pour supporter la séparation et le conflit. Du point de vue des enfants, les correspondances familiales ont d’abord pour fonction de conserver au père son statut de chef de famille, de pater familias. La lettre paternelle est ainsi un instrument de contrôle, notamment du travail scolaire :

21

Quel bon carnet de notes. Il m’a fait vraiment très plaisir. C’est agréable pour Maman et moi de penser que tu fais de ton mieux pour ton travail, aussi cela ne nous dérange pas de dépenser tout cet argent pour t’envoyer à l’école ! Beaucoup de nos sous y passent, tu sais [24] !

22 Le cas échéant, elle peut aussi être un instrument de punition ; les pères n’hésitent pas alors à écrire au directeur ou à l’instituteur de leurs enfants :

23

J’ai apprit par une carte de mon fils qu’il continuait d’aller à l’école. Je vous écrit cette petite carte pour moi vous dire que si mon fils Henri fesais la mauvaise tête pour lui apprendre n’ayer pas peur de le dresser parce que vous savez bien lorsqu’il n’a plus de père a la maison il si fit [25].

24 Toutefois, l’ampleur des correspondances familiales ne peut s’expliquer uniquement par la volonté des pères de réaffirmer leur autorité à distance. Les lettres aux enfants disent aussi, et peut-être davantage, le désir d’exister comme parent, autrement dit de manifester une sensibilité et une tendresse paternelles rarement exprimées jusqu’alors. C’est dans cette « invention des pères » que réside la modernité de la Grande Guerre sur le plan familial. Dans une juste réciprocité, les lettres enfantines traduisent un sentiment de responsabilité important vis-à-vis des angoisses paternelles : l’écriture de la lettre devient une scène de la vie quotidienne parmi d’autres, comme le montrent les dessins. Les jeunes scripteurs entendent visiblement rassurer l’absent. Ils le font en lui confirmant sa fonction d’éducateur et d’arbitre – par exemple en envoyant spontanément leurs bulletins ou en lui soumettant leurs dilemmes scolaires. Mais ils le font encore en redoublant de démonstrations d’affection, qu’il s’agisse de tendres surnoms – « Mon petit papa chérie [sic] » [26] ou de formules performatives pour conjurer la hantise de l’oubli – « j’espère que tu ne croiras pas que je t’ai oublié ! » [27]. À cela s’ajoute ce qu’on pourrait appeler les « baisers de papier », rédigés en toutes lettres ou – comme dans les correspondances britanniques – représentés graphiquement par des croix en forme d’x. Toutefois, le constat d’une expressivité nouvelle entre pères combattants et enfants de l’arrière doit être nécessairement nuancé : le contexte de guerre met à mal les relations familiales et oblige à des réajustements parfois douloureux, notamment lors des permissions [28]. Bien plus, il serait illusoire de peindre ces relations familiales sous les seules couleurs de l’affection et du manque : d’autres enfants n’espèrent pas spécialement le retour de leur père. Loin d’une vision monochrome et idéalisée des rapports père-enfant, la perturbation profonde des structures familiales induite par la guerre a pu aussi être vécue comme une chance, voire comme une libération – même temporaire :

25

On aurait été bien avec notre mère, mais nous avions un père qui, dans mes premiers souvenirs, ne travaillait qu’irrégulièrement. Il avait des périodes de beuveries à l’extérieur qui le rendaient violent, des fugues d’où il rapportait de moins en moins de paye à la maison. Mais il continuait à procurer de nouvelles grossesses à une pauvre femme courageuse. […] Vint la guerre de 1914, il partit, par erreur, dès le début. Notre mère pour subsister se mit au travail, piqua à la machine les uniformes bleu horizon de nos vaillants soldats, travail harassant. […] Au bout de quelques mois, la France secourable aux familles nombreuses libéra Etienne Roux en tant que père de famille nombreuse. Hélas pour nous. Je me suis souvent dit plus tard qu’on n’avait pas eu la chance d’être ‘pupilles de la nation’. […] Malheureusement, le retour du héros permit deux naissances successives dès 1917 ; une fille, ensuite un garçon, qui chacun ne vécut que quelques mois. Heureusement ! […] Grâce au retour anticipé de notre ‘valeureux guerrier’ ma mère a eu deux naissances de plus, qui m’ont laissé peu de souvenirs [29].

Expérimenter la violence du combat : voir et représenter la guerre

26 Dès l’été 1914, nombre d’enfants sont confrontés, plus ou moins directement, à la violence des combats. Nous laisserons ici de côté la figure largement mythologique de « l’enfant-héros » (qui concerne finalement moins les enfants que les adolescents), pour nous attacher aux autres formes de confrontation à la mort [30]. Il s’agit d’abord des tout premiers endeuillés, qui perdent un père ou un frère dans les terribles combats d’août 1914. Mais on pense également aux enfants de l’exode, réfugiés venus de Belgique puis du nord de la France, fuyant l’arrivée des troupes allemandes. Largement recouvert dans la mémoire collective par celui de 1940 [31], l’exode de 1914 est pourtant un moment fondateur où se fixent durablement des représentations du conflit et des pratiques guerrières [32]. Les enfants découvrent à ce moment-là un visage inattendu de la guerre, loin de l’imagerie traditionnelle. L’exode charrie avec lui de nombreuses rumeurs dont la plus fameuse, le mythe des « mains coupées », concerne directement les enfants [33]. Pour ceux qui ne partent pas ou qui sont immédiatement rattrapés, l’expérience de l’invasion est sans aucun doute fondatrice :

27

Mardi 25 août 1914 : Ici commence une histoire tragique, c’est une histoire triste et sombre qui est écrite par un enfant qui a toujours au cœur l’amour et le respect pour sa patrie et la haine juste et énorme contre un peuple cruel et injuste. Mardi ! Mardi cruel et jour de souffrance / fait sonner doublement l’heure du maléfice / Quant-est-ce viendra le jour de la délivrance / qui pourra mettre au cœur la joie et l’artifice,

28 note ainsi le jeune Congar, 10  ans, après avoir barré d’un double trait noir son journal intime [34]. La plupart des témoignages enfantins rapportent la stupeur et la panique provoquées par la soudaineté de l’irruption allemande.

29 L’invasion marque ainsi une première vacance des hommes, et des pères en particulier, annonciatrice de l’effondrement des valeurs observé ensuite par les enfants tout au long de la période d’occupation. Après le temps de l’invasion qui est aussi celui de la violence déchaînée, vient le temps de l’arbitraire avec l’instauration d’un régime de terreur pour les populations civiles [35]. Les enfants en sont tout autant des cibles que des observateurs privilégiés : scandalisés par le pillage légal des réquisitions, directement concernés par les mesures de restrictions alimentaires et circulatoires, soumis parfois au travail forcé, les enfants de la zone occupée vivent une expérience de guerre paroxystique. Si, à l’arrière, certains ont parfois froid et faim, c’est sans comparaison avec la situation exacerbée des enfants placés sous domination allemande :

30

Nous mangions du pain noir et buvions de l’eau. Ce régime un peu dur me donnait les coliques et la diarrhée. Il fallait travailler pour les Allemands : bêcher, laver, raccommoder et nous n’en avions pas tous les jours. Je faisais mon possible pour soustraire quelque nourriture. Nous n’étions pas libres : nous n’avions le droit d’aller d’un pays à l’autre que munis d’un laisser-passer,

31 résume par exemple le jeune Fernand Enard en 1920 [36]. La cohabitation journalière et durable avec l’ennemi place les enfants dans une situation d’exceptionnalité qui les distingue radicalement de ceux de l’arrière. On comprend mieux, dès lors, qu’ils revendiquent toute une série de gestes qui doivent bien être considérés – même pour les plus anodins d’entre eux – comme de véritables actes de résistance : moqueries, insultes, désobéissance, braconnage voire petite délinquance sont les armes de l’enfance occupée. C’est bien la situation particulière d’occupation qui provoque un renversement radical des valeurs, notamment pédagogiques et scolaires, où le non-respect de la consigne (allemande) est finalement approuvé, sinon encouragé, par les adultes. D’autres sources toutefois évoquent aussi les nombreux rapprochements entre ces mêmes enfants et les soldats d’occupation. Gestes de résistance et manifestations de bonne entente ne sont donc pas exclusifs les uns des autres : ils confirment seulement la complexité des rapports humains et sociaux dans cette zone, obligeant l’historien à se départir d’une vision monolithique de l’occupation.

32 Contrairement à ceux de la zone occupée, les enfants de l’arrière ne vivent pas dans une confrontation quotidienne à la violence de guerre. Pour autant, cela ne signifie pas qu’ils en soient totalement préservés. Dans les grandes villes, et notamment à Paris, les enfants font l’expérience des bombardements : zeppelins, taubes et canons matérialisent pour eux une extension de la guerre jusqu’au front domestique. Pour mesurer l’impact de cette expérience inédite, il nous faut absolument passer outre l’écran que représente la Seconde Guerre mondiale et s’affranchir des lourds bilans chiffrés auprès desquels les quelques 620 morts parisiens survenus entre 1914 et 1918 semblent dérisoires. À lire les sources en effet, le spectacle des bombardements a profondément et durablement marqué les mémoires enfantines. Les journaux intimes et les dessins décrivent avec minutie et inquiétude l’angoisse d’une attaque nocturne et la peur de mourir étouffé sous les décombres :

33

Il y avait le soir une Étoile bizarre. J’ai peur des zeppelins […] [ils] ne peuvent pas viser. Ils jettent au hasard leurs bombes. C’est une question de chances,

34 note ainsi Louise Weill dans son journal en février 1916 [37]. Les enfants observent aussi l’affolement des adultes lors des alertes et la panique générale qui pousse la population vers les abris collectifs, vers les caves et les stations de métro. Quelques quatre-vingt ans après, les témoignages oraux reprennent les mêmes mots pour décrire les mêmes images :

35

On avait les gothas, les zeppelins, la grosse Bertha. Ça, la grosse Bertha, ça me… On avait un grand couloir et je courais toujours d’un bout à l’autre parce que ça me rendait folle [38].

36 La concordance, sur ce point, est totale, au-delà de la barrière du temps.

37 Comme pour les bombardements, c’est d’abord en ville que les enfants sont le plus souvent confrontés au spectacle des combattants blessés. Leurs représentations de la blessure et de la mort s’inscrivent ainsi dans le cadre contraignant et en partie intériorisé du discours de guerre évoqué plus haut ; pour autant, le souci du réalisme porte les enfants à représenter d’abord ce qu’ils voient : leurs dessins s’affranchissent donc aussi partiellement du carcan idéologique pour aboutir à une vision personnelle du combat et de ses conséquences. On constate par exemple qu’unijambistes et culs-de-jatte occupent une place centrale dans les dessins des garçons de Montmartre ; et pour cause : les blessures aux membres inférieurs sont statistiquement les plus nombreuses, les amputations constituant un véritable phénomène social. De la même manière, les dessins des plus jeunes reproduisent à leur façon l’antagonisme entre Bien et Mal : consciemment, ils font ce que l’école leur demande en montrant que les « gentils » (les Français) tuent les « méchants » (les Allemands). Mais ils disent aussi le choc de la découverte de la dimension interpersonnelle de la violence de guerre. La plupart des combats représentés sont en effet des duels : la réduction de l’affrontement à un entre-deux induit une levée de l’anonymat de la mort.

38 La très grande responsabilité dont les enfants se trouvent investis par le discours de guerre ne s’éteint pas avec l’armistice ; pour beaucoup, le retour aux normes de paix ne constitue pas un retour à la normale. Ainsi le retour des pères est-il la source d’expériences une fois encore contrastées : très attendu pour la plupart, vécu généralement comme un épisode familial heureux, il peut aussi être un moment de drame, ou simplement d’incompréhension et de « méconnaissance » [39]. De même, l’élaboration d’un discours commémoratif contribue à ralentir encore la sortie de guerre de la génération enfantine en lui assignant une tâche fondamentale : porter la mémoire de la guerre et, par là même, le souvenir de ses morts. Pourtant, à entendre les témoignages postérieurs, on est loin de l’image d’une génération entière d’enfants traumatisés. La fracture est nette, ici, entre enfants orphelins et enfants épargnés par le deuil : si la guerre a eu un impact sur les vies de ces derniers, celui-ci n’est pas forcément négatif. Tandis que tous les témoignages d’orphelins soulignent la marque durable du deuil de guerre et sa fonction déterminante dans leur construction sociale et politique. Événement déterminant pour la génération enfantine, la Grande Guerre n’est donc pas, en soi, une expérience traumatique.

Notes

  • [1]
    Voir S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
  • [2]
    Voir M. Pignot, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Seuil, 2012.
  • [3]
    S. Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants. 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993 (rééd. 2004).
  • [4]
    Cf. le fonds de dessins de Montmartre : M. Pignot, Quand les petits Parisiens dessinaient la Grande Guerre, Paris, Parigramme, 2004.
  • [5]
    J. Courmont, L’odeur de l’ennemi : l’imaginaire olfactif en 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2010.
  • [6]
    S. Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants
  • [7]
    J. Combarieu, Les jeunes filles françaises et la guerre, Paris, Armand Colin, 1916, p. 26.
  • [8]
    J. Lavabre, journal de la directrice de l’école de filles de la rue des Alouettes (Paris 19e) (INRP 3.2.01/1995.1603 [2]).
  • [9]
    S. Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants
  • [10]
    J. Combarieu, Les jeunes filles françaises
  • [11]
    S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 30.
  • [12]
    F. Dolto, Correspondance, Paris, Hatier, 1991, p. 84. Toutes les citations enfantines respectent l’orthographe originale des documents.
  • [13]
    S. de Beauvoir, Mémoires…, p. 32.
  • [14]
    F. Dolto, Enfances, Paris, Seuil, 1986, p. 28 (nous soulignons).
  • [15]
    J.-P. Sartre, Les mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 177.
  • [16]
    J. Galzy, La femme chez les garçons, Paris, Payot, 1919, p. 36-38.
  • [17]
    Copie de Marcelle Lefebvre, cours moyen, école Pierre Bertrand, Boulogne-sur-Mer, février 1916 (BDIC, F°? 1126 / 8 Cx 001).
  • [18]
    Témoignage de Simone Pissis tiré de l’enquête orale menée dans les années 1980 par Albert Ratz pour la préparation de son livre Potiers et mineurs de terre. L’histoire d’un village de l’Uzège : Saint-Victor-des-Oules, Pont-Saint-Esprit, Éditions de la Mirandole, 2002.
  • [19]
    Nous limitant aux relations avec le père absent mais vivant, nous ne traiterons pas ici la vaste question du deuil de guerre ; pour une étude complète, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à des travaux antérieurs, notamment : M. Pignot, « Expériences enfantines du deuil pendant et après la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, www.histoire-politique.fr, n° 3, novembre-décembre 2007.
  • [20]
    Voir E. Cronier et M. Pignot, « Les liens familiaux, un ressort de l’endurance civile et combattante », in Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, N. Beaupré, H. Jones et A. Rasmussen (dir.), Paris, Les Belles Lettres, à paraître en 2013.
  • [21]
    J. Moreau, 1914-1918. Nous étions des hommes, Paris, La Martinière, 2004 (textes de B. Fontanel et D. Wolfromm).
  • [22]
    Voir A. Vincent-Buffault, Histoire des larmes XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Payot-Rivages, 2001.
  • [23]
    M. Perrot, Le journal intime de Caroline B., Paris, Montalba, 1985, p. 140.
  • [24]
    Lettre du lieutenant Gibbons à son fils Philip, 17 mars 1917 (Imperial War Museum, 86 / 36 / 1).
  • [25]
    Lettre de Léon Lasson au directeur de l’école de son fils, 30 mai 1915 (BDIC, F°? 1126 / 1b A1-2. 123).
  • [26]
    Carte postale de Madeleine de Gieysz à son père prisonnier de guerre, 4 octobre 1916 (Historial de la Grande Guerre).
  • [27]
    Correspondance Butling (Imperial War Museum).
  • [28]
    E. Cronier et M. Pignot, « Les liens familiaux… ».
  • [29]
    M. Meyer, Mal partie, bien arrivée. Souvenirs, tapuscrit, s. d., p. 7-8 (Association pour l’Autobiographie, APA 666).
  • [30]
    Les propagandes nationales, en France tout particulièrement, font largement usage de la figure de l’enfant-héros, sorte d’enfant-soldat héroïque et sacrificiel. S’il y a bien, en 1914-1915, un phénomène indéniable d’enrôlement volontaire précoce, il s’agit en réalité d’adolescents qui profitent justement de leur apparente virilité pour surmonter les obstacles du recrutement. Nous renvoyons à une première synthèse récente : M. Pignot, « Entrer en guerre, sortir de l’enfance ? Les “ado-combattants” de la Grande Guerre », in L’enfant soldat. XIXe-XXIe siècle. Une approche critique, M. Pignot (dir.), Paris, Armand Colin (Le fait guerrier), 2012, p. 69-89.
  • [31]
    Voir Y. Galupeau et A. Prost, Dessins d’exode, Paris, Tallandier, 2003.
  • [32]
    Voir P. Nivet, Les réfugiés français de la Grande Guerre (1914-1920). Les « Boches du Nord », Paris, Economica, 2004.
  • [33]
    J. Horne et A. Kramer, German Atrocities, 1914. A History of Denial, New Haven – Londres, Yale University Press, 2001 (trad. française : Paris, Taillandier, 2005).
  • [34]
    Y. Congar, Journal de la guerre 1914-1918, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 30.
  • [35]
    A. Becker, Les cicatrices rouges, 14-18, France et Belgique occupées, Paris, Fayard, 2010 ; P. Nivet, La France occupée 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011.
  • [36]
    Cahier de Fernand Enard, « Mon histoire pendant la guerre », école de Landres et Saint-Georges (BDIC, F°? 1126 / 7 D 693).
  • [37]
    L. Weill, Journal, 1914-1920, manuscrit inédit (APA 190).
  • [38]
    Entretien avec Mme S., réalisé le 21 juillet 2004 à Étretat.
  • [39]
    M. Pignot, « 1918-1919 : retour des hommes et invention des pères ? », in Retour à l’intime. Au sortir de la guerre, B. Cabanes et G. Piketty (dir.), Paris, Tallandier, 2009, p. 37-50.
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