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Article de revue

La condition naturelle d'orphelin et son spectre pédagogique : le mythique enfant sauvage

Pages 75 à 90

Notes

  • [1]
    L. Strivay, Enfants sauvages, Paris, Gallimard, 2006.
  • [2]
    Référence à l’expression « enfants du placard » proposée par Strivay.
  • [3]
    Rappelant la pertinente analyse de L. Gavarini et F. Petitot dans La fabrique de l’enfant maltraité – un nouveau regard sur l’enfant et la famille, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1998, on peut dire que tout comme on fabrique aujourd’hui l’enfant maltraité, on fabriquait l’enfant sauvage en ces temps-là.
  • [4]
    Né en 1774, il meurt célèbre, célibataire et fortuné en 1838.
  • [5]
    Le cinéaste n’a d’ailleurs pas hésité à incarner Itard à l’écran.
  • [6]
    T. Gineste, Victor de l’Aveyron – dernier enfant sauvage, premier enfant fou [1981], Paris, Hachette, 1993 (édition revue et augmentée), p. 16. Voir aussi : Itard inédit : il y a 150 ans, l’enfant sauvage, A. Brauner (dir.), Lieux de l’enfance, n° 14-15, 1988 ; O. Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Paris, Seuil, 1969.
  • [7]
    J. Itard, Victor de l’Aveyron [1801-1806], Paris, 10-18, 1994, p. 11.
  • [8]
    Le deuxième rapport adressé au ministre de l’Intérieur date de 1806.
  • [9]
    Cité par T. Gineste, Victor…, p. 217.
  • [10]
    J. Itard, Victor…, p. 3.
  • [11]
    Cité par T. Gineste, Victor…, p. 223-224.
  • [12]
    C. Rosset, L’anti-nature – Éléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, 1973.
  • [13]
    J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation [1762], Paris, Garnier, 1969, p. 407-408.
  • [14]
    Ibid., p. 285, 311, 324, 323 et 358.
  • [15]
    J. Itard, Victor…, p. 24.
  • [16]
    Sur l’idée du rendez-vous manqué entre l’adulte et l’enfant, voir L. de Lajonquière, « Vieux enfants, nouveaux infanticides », Cliopsy. Revue électronique (France), no 1, 2009, p. 95-100.
  • [17]
    J. Itard, Victor…, p. 86.
  • [18]
    Ibid., p. 99.
  • [19]
    M. Mannoni, Éducation impossible, Paris, Seuil, 1973.
  • [20]
    C. Rosset, L’anti-nature…, p. 17.
  • [21]
    L. de Lajonquière, « Vieux enfants… ».
  • [22]
    M. Mannoni, Éducation impossible.
  • [23]
    L. de Lajonquière, Figuras do Infantil, Petrópolis, Vozes, 2010.
  • [24]
    J. Itard, Victor…, p. 36.
  • [25]
    Ibid., p. 43-44.
  • [26]
    Ibid., p. 32.
  • [27]
    Ibid., p. 39.
  • [28]
    J. Lacan, La relation d’objet [1956-1957], in Le Séminaire n° 4, Paris, Seuil, 1994.
  • [29]
    L. de Lajonquière, « Vieux enfants… ».
  • [30]
    S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » [1921], in Œuvres complètes, t. XVI, Paris, PUF, 1991 ; J. Lacan, L’identification – Le Séminaire n° 9, inédit, 1961-1962.
  • [31]
    Voir le deuxième rapport rédigé par Itard, tout particulièrement la partie intitulée « Développement des fonctions intellectuelles ».
  • [32]
    J. Lacan, « Position de l’inconscient » [1960], in J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
  • [33]
    L. Banks-Leite, R.M. Souza, « O (Des)Encontro entre Itard e Victor », in A Educação de um selvagem, L. Banks-Leite, I. Galvão (dir.), São Paulo, Cortez, 2000, p. 80.

1 Il y a deux siècles, un jeune garçon abandonné à lui-même fut capturé dans l’Aveyron au bout de plusieurs tentatives. Il était recherché par les paysans de Saint-Sernin-Sur-Rance pour ses méfaits dans les poulaillers, fait anodin, s’il n’eût été qu’il gagna, à Paris, une place dans l’histoire sous le nom de Victor – l’enfant sauvage de l’Aveyron.

2 Il n’était pas le premier enfant isolé du contexte social dont on entendait parler, ni le dernier. Selon le recensement de L. Strivay [1], la liste des « sauvages » vivant isolés ou en compagnie d’animaux s’étend jusqu’à nos jours.

3 Mais Victor est entré dans l’histoire. Son cas fait encore école en médecine, pédopsychiatrie et pédagogie en France et au-delà de ses frontières. L’enfant sauvage reparaît régulièrement à la télévision dans des reprises cinématographiques. On pourrait même dire que c’est grâce au beau film de François Truffaut en 1969 qu’il est encore dans nos mémoires. Cependant, les raisons pour lesquelles Victor occupe une place sûre dans nos foyers trouvent probablement leurs racines dans l’insistance d’un désir voyageur dans le temps.

4 Victor ne fut pas trouvé par hasard errant dans la nature ou enfermé dans un placard [2], puisqu’il était déjà recherché. Non seulement ses traqueurs le recherchaient depuis quelque temps, mais il était fondamentalement attendu par les idées d’une époque et de ses intellectuels. À la charnière entre les XVIIIe et XIXe siècles, ces hommes de science fondèrent, avant même d’avoir connaissance de son existence réelle, la Société des Observateurs de l’Homme, pour préparer sa probable apparition [3].

5 Quand l’enfant sauvage fut capturé, les intellectuels de la capitale réclamèrent son transfert. Parmi les membres de cette société parisienne se distinguait Jean-Marc-Gaspard Itard, étudiant en médecine fatigué d’exercer dans l’armée [4]. Il décida alors de partir de l’observation de l’homme pour en faire l’ingénieuse éducation d’un enfant sauvage. Ce fut lui qui prit à son compte le désir anonyme qui animait la recherche de l’homme sauvage. Désir qui ne cesse de se relancer à chaque fois que nous allumons le téléviseur pour regarder le film de Truffaut et ainsi capturer nous-mêmes Victor [5].

6 L’idée même d’enfant sauvage résulte d’un croisement d’attentes. L’abandon d’enfants à l’époque était « en quelque sorte la règle naturelle » [6] ; même si l’on trouve excessive l’idée d’une « indifférence » envers l’enfant sous l’Ancien Régime, on peut accorder à Philippe Ariès d’avoir montré la relativité des conduites jugées socialement acceptables dans le domaine de l’éducation des enfants. Il fallait donc s’attendre, dans ces conditions, au retour fantasmé de l’abandon. Plus encore, la civilisation des Lumières réclamait son propre opposé sauvage comme une confirmation de soi.

7 Toutefois, il est probable que, bien que beaucoup en rêvassent, sans le pas en avant de Jean Itard, Victor de l’Aveyron n’aurait pas eu sa place dans l’histoire, pas plus qu’Itard n’y aurait eu la sienne sans le garçon. Son dévouement à l’éducation de l’enfant fit de lui un des médecins de la riche bourgeoisie parisienne. Ceci étant, de même que l’argent ne fait pas le bonheur, il ne garantit pas le voyage d’Itard à travers le temps en tant que modèle. Si ce dernier occupe encore une place dans nos mémoires, c’est parce que sa saga pédagogique met en scène ce qu’il ne faut pas faire dans l’éducation d’un enfant.

8 Une éducation se déploie éventuellement quand l’adulte décide de ne pas abandonner l’enfant que la vie a placé entre ses mains. Cependant, ce geste ne lui dit rien sur comment s’impliquer subjectivement dans son éducation.

9 Si l’éducation de Victor mérite sa place dans l’histoire, c’est parce que le médecin ne recula pas face à un rêve prométhéen singulier, à savoir, détenir le contrôle méthodique de la fabrication de l’homme. Toutefois, ce rêve pervertit les conditions permettant toute éducation, et auquel tout adulte – père, mère ou professionnel – doit renoncer pour qu’un enfant puisse conquérir son propre lieu d’énonciation dans une histoire.

De la nature, des simulacres et des enfants

10 La Société des Observateurs de l’Homme fut éphémère. Fondée en 1799, elle disparut en 1804, peu avant qu’Itard ne considérât comme achevée la rééducation. Son objectif était d’établir sur les plans psychologique, intellectuel et moral les caractères inhérents à l’homme, outre ses particularités selon les temps et les latitudes. Pour cela, il visait à l’étude des usages et coutumes des peuples anciens, mais aussi à l’observation « scientifique » des peuples lointains par les voyageurs de l’époque.

11 Dans ce contexte, l’apparition d’un homme sauvage ou encore, d’un enfant sauvage, permettrait – selon les propres termes d’Itard – de « déterminer quels seraient le degré de l’intelligence et la nature des idées d’un adolescent, qui, privé dès son enfance, de toute éducation, aurait vécu entièrement séparé des individus de son espèce ». Plus encore, si à cela nous ajoutons que pour « résoudre ce problème de métaphysique » [7], il ne serait pas nécessaire de risquer sa vie en accompagnant des expéditions militaires, ni de se conformer à des informations fragmentées issues d’autres temps et impossibles à comparer scientifiquement, l’arrivée de l’enfant sauvage de l’Aveyron au Quartier Latin ne pouvait qu’attiser les rêves de la capitale et de ses savants. Malgré des divergences entre les membres, la Société avait pour but de contester tant l’innéité idéalisée que le dualisme philosophique hérité de Descartes et soutenant, au contraire, l’existence de l’unité ontologique et organique des fonctions morales et sensorielles.

12 La possibilité d’adaptation de l’enfant à la vie civilisée fit immédiatement l’objet de débats. Le rapport de Philippe Pinel, lu en session publique en novembre 1800, eut une grande répercussion. Le “sauvage” était assimilé aux “idiots”, devant l’impossibilité de rétablir les fonctions sensorielles. Cependant, Itard se permit d’inverser la thèse de celui qui était déjà pionnier de la psychiatrie en tant que science : si l’enfant semblait idiot, c’était à cause de la privation de contact social. Il paria ainsi sur la curabilité de ce qu’il supposait être un cas d’idiotisme apparent. Comme il le consigna dans son premier rapport préliminaire de 1801, Itard obtint l’autorisation de mettre en pratique un traitement de médecine morale, dans l’esprit de la doctrine des Anglais Willis et Crichton et du maître Pinel, bien que Pinel lui-même n’ait pas prescrit cette tentative [8].

13 L’arrivée de Victor bouleversa l’humeur des Parisiens. Un journal de l’époque – La Décade philosophique – publia le commentaire anonyme suivant :

14

On s’est hâté d’avance de prononcer que cet individu, appelé le Sauvage de l’Aveyron, devait réaliser je ne sais quel modèle abstrait, que se sont formé certains Philosophes, et qu’ils ont appelé l’Homme de la nature[9].

15 Le chroniqueur se référait peut-être à la pensée de Rousseau. Qui étaient alors ceux qui voulaient faire passer Victor pour Émile ? Nous ne le savons pas puisque notre auteur anonyme préserve aussi l’anonymat de ses opposants. Mais si l’intention d’assimiler Victor à Émile et Itard à Rousseau était dans l’esprit de certains, ils devaient être peu nombreux.

16 En se perdant dans la forêt, Victor montra que la nature humaine ne s’y nichait pas. Peut-être que l’équivalence forêts-nature agit sur la sensibilité des curieux qui se ruèrent pour le voir arriver. Néanmoins, Itard ne nourrissait pas une telle illusion, puisqu’il affirma : « l’homme ne peut trouver qu’au sein de la société la place éminente qui lui fut marquée dans la nature » [10]. Cette affirmation naturaliste n’est pas surprenante. Cela dit, il est bon de rappeler que cette période nourrissait un certain dédain pour l’œuvre de Rousseau. Les naturalistes du début du XIXe étaient redevables au précepteur d’Émile, mais sans le savoir. Ils avaient lu ce traité d’éducation, mais l’avaient rejeté, le qualifiant d’utopique. Cependant, on ne rejeta pas toutes les prémisses avec le même élan ni pour les mêmes motifs. Il fut ainsi possible, d’une part de ne pas confondre Victor avec Émile et d’autre part, d’argumenter en faveur de la différence entre eux, comme l’aurait fait Rousseau. L’auteur polémique et anonyme ne les confond pas non plus : le premier est une monstruosité morale et le second l’Homme Naturel.

17 Qu’entendaient les savants de l’époque par « l’homme de la nature » ? Le même chroniqueur l’explique ainsi :

18

Veut-on considérer l’Homme de la Nature comme le modèle auquel nous devrions rapporter notre existence, si nous voulions remplir parfaitement la place qui nous a été assignée dans l’harmonie universelle ?
Si l’on adopte cette définition, il n’est pas douteux qu’il serait triste de découvrir dans l’Homme de la Nature un être stupide [le sauvage] […] qui se confond avec l’animal. […]
Sans doute nous nous écartons nous-mêmes de la destination de la Nature, […] lorsque nous détournons de leur véritable objet les besoins innés à notre être, lorsque nous abusons des jouissances qui nous sont offertes […]. Alors nous ne sommes pas plus que le Sauvage en question, les Hommes de la Nature. Seulement c’est par notre faute que nous nous écartons de ce modèle, et lui, c’est par le malheur des circonstances [11].

19 L’argument naturaliste n’élucide rien sur ce qui définit la Nature. Il y aurait des destins naturels, des facultés naturelles perfectibles et des nécessités naturelles, par opposition aux fictives et arbitraires. Elle se caractérise par sa force. La force naturelle opérante en tout ce qui existe est un savant pouvoir de réalisation qui ne s’assimile ni à l’efficacité humaine, ni à la passivité matérielle.

20 La définition de la nature ne semble pas gagner en précision depuis Platon et Aristote, qui furent les premiers à la définir par ce qu’elle n’est pas : ni “hasard”, ni “artifice” [12]. Cette idée apporte une cohérence au naturalisme du XVIIIe siècle, moment particulier d’euphorie, pour subir aussitôt au XIXe une certaine remise à jour. Tout naturalisme déplace le rôle du “hasard” dans la genèse de l’existence de telle sorte que rien n’arrive sans raison. Ce qui existe est indépendant des causes introduites par le hasard – la matière – ou par la volonté des hommes – l’artifice. Il se dessine alors un trio ontologique :

21 – L’artifice, défini grâce à une référence anthropocentrique – ce que l’homme peut ou non faire – limite la différence métaphysique existant entre lui-même et la nature. L’artifice n’opère qu’à partir de cette dernière.

22 – Le hasard, où règne l’inertie matérielle, n’est sujet à aucun principe opposé à la force du savoir naturel.

23 – La nature est ce qui reste quand les marques de l’artifice et du hasard s’effacent. Ce qui reste toujours, quoique, de fait, jamais précisé, recoupe le signifiant nature – non pas malgré cela, mais pour cela même – avec toute son efficacité métonymique. Personne ne détermine ce qui reste, personne ne le sait, mais nous supposons qu’il doit rester quelque chose.

24 C’est dans ce sens que Rousseau affirme :

25

Plus nous nous éloignons de l’état de nature, plus nous perdons nos goûts naturels ; ou plutôt l’habitude nous fait une seconde nature que nous substituons tellement à la première, que nul d’entre nous ne connaît plus celle-ci [13].

26 La nature ne dépend pas de l’activité humaine. L’artifice peut faire concurrence à l’art naturel, mais la nature agit toujours en totale indépendance. L’activité humaine n’a qu’un rôle adjuvant : accomplir ou pervertir l’action naturelle. Pour que l’artifice puisse mettre en œuvre l’activité de la nature, il doit alors l’imiter. Ceci est seulement possible lorsqu’elle est entendue, à partir du moment où, tout comme Dieu, elle parle à ses fidèles. Rousseau indique même le lieu où elle parle pour ceux qui souhaitent vraiment l’écouter : les enfants.

27 Le précepteur d’Émile croit en la véracité du message naturel. Il s’éclipse en arrière-plan pour accomplir ainsi l’œuvre naturelle. Pour Rousseau, une éducation ne peut qu’être négative selon ces conseils : « vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le progrès de son éducation » ; « épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot ». L’éducation “négative” « consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur ». Cela sous-entend un vœu de confiance que Rousseau justifie en ces termes : « d’ordinaire, on obtient très sûrement et très vite ce qu’on n’est pas pressé d’obtenir ». « On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes […] Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu’on oublie toujours, est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, […] toute méthode lui sera bonne » [14].

28 Jean Itard obéit-il à Rousseau ? Écouta-t-il la nature pour la mettre à profit ? La réponse est non, à en juger par le témoignage laissé dans les deux rapports. Il ne se fiait pas à la nature : toute réponse donnée par Victor et qui ne fut pas déterminée à l’avance comme possible par la stratégie méthodologique était considérée comme sans raison d’être.

29 Comment est-il alors possible que Victor, bien que surnommé « cet enfant de la nature » [15], ne fût pas écouté par un naturaliste qui ignorait ses initiatives ?

30 Peut-être Itard ne pouvait-il avoir une attitude différente, puisqu’il croyait le principe de la nature inactif, Victor ayant dévié du chemin naturel conféré par l’Ordre Suprême lorsqu’il se perdit dans la forêt. Il a dû cependant s’appuyer sur un autre raisonnement pour en arriver à la conclusion que le rendez-vous manqué avec le garçon ne générait aucun message digne d’être écouté [16]. Qu’est-il arrivé dans le tourbillon des idées d’alors pour que l’éducation négative soit mise à l’écart, malgré l’adhésion au naturalisme ? Pourquoi Victor est-il plus proche de la froideur silencieuse de la statue de Condillac que de la nature parlante d’Émile ?

31 Le pouvoir médical naissant se consolida grâce à l’empirisme et au sensualisme, mais aussi et surtout grâce à un naturalisme déjà désabusé. Il devenait ainsi inutile d’attendre que la Nature daignât enfin laisser tomber son voile. Le médecin devint à même de reproduire le savoir naturel dans les méthodes d’intervention et d’expérimentation. Il commença à se sentir capable de formater la disjonction entre nature et artifice, à savoir, de reproduire symboliquement le réel. Dans un certain sens, même la place de Dieu en vint à être usurpée, de la même façon qu’une nature désenchantée commençait à comparaître constamment dans les mentions du scientifique, et, quand ce n’était pas le cas, c’était parce qu’elle n’était pas ce qu’elle aurait dû être.

32 Rien ne pouvait vraiment surprendre Itard. Deux possibilités s’offraient à lui : soit Victor avait été abandonné par la nature et donc, le médecin devait injecter en l’enfant la nature qui lui manquait. Soit Victor était animé par une nature différente, celle-là même des sauvages – après que tout eut ainsi été accueilli – à laquelle il faudrait aussitôt substituer l’autre, plus vraie ou plus naturelle.

33 Victor ne pouvait pas être considéré comme une toile muette sur laquelle la médecine-morale devait projeter le savoir dont elle disposait. Il offrait à Itard l’occasion de se transformer en une sorte de sculpteur de la nature, ou en son fils plus prodigue. Pour cela, il utilisait toute sa créativité pour construire d’admirables artifices supposément non artificiels, naturels dans leur transparence pour permettre d’activer le principe immanent resté muet à l’ombre de la forêt. Cependant, peu de choses se produisirent comme prévu mais jamais l’ingénieux médecin-pédagogue n’envisagea que sa stratégie pût être inappropriée. Pas un instant il ne pensa que le projet expérimental pût ne pas représenter ni recouvrir symboliquement le réel de l’acte éducatif – le rendez-vous manqué avec un enfant. Il ne soupçonna pas que les artifices destinés à orienter Victor vers la nature n’étaient rien d’autre que des simulacres, une copie infidèle de la nature. Autrement dit, si la nature ne paraissait pas au rendez-vous, c’était parce qu’Itard ne savait pas l’attendre, qu’il ne savait pas la trouver par hasard, ici et là sans la chercher.

34 Quelle que soit la production de Victor, elle obéissait à sa résistance à cesser d’être un sauvage. Itard pensait qu’il devait stimuler un seul organe sensoriel à la fois. Ainsi, quand Victor répondait de manière plus complexe que prévu, il reformulait autrement afin d’obtenir une réponse plus simple. La nature chez Victor était suspecte. Elle ne pouvait se manifester que lorsque le programme le prévoyait de façon naturelle (sic).

35 D’une certaine manière, Itard ne pouvait voir au-delà de son manuel. Un geste typique du pédagogue qui consiste à assimiler l’autre à celui dont l’étrangeté le condamne à ne rien avoir en commun avec nous. Ainsi, la place du sauvage devance le diagnostic d’inaptitude. Néanmoins, quand Victor répondait comme prévu, Itard manifestait une satisfaction passagère et il répétait immédiatement l’intervention ou inventait une contre-preuve pour avoir ainsi la certitude absolue que la réussite de Victor était assurément une manifestation naturelle et non un simple simulacre.

36 Itard doutait toujours des réponses de l’enfant, c’est-à-dire qu’il n’acceptait rien qui ne relevât de sa propre intervention dans le rendez-vous manqué entre eux – que l’on nomme en psychanalyse le réel. Il était, même sans le savoir, convaincu de l’inaptitude de Victor à se comporter comme la nature le lui demandait, ou peut-être était-il simplement convaincu que le garçon était animé par la vocation d’être un sauvage – le contraire de ce qu’il supposait être. En somme, l’enfant sortait toujours perdant avant même que la partie n’eût commencé. Par exemple, les larmes versées par Victor, en entendant l’épithète prononcé par le médecin déçu – « malheureux ! » – lors d’un de ses interminables exercices avec contre-preuves constituaient une simple réaction physiologique puisque, d’après Itard, le garçon ne pouvait rien comprendre [17].

37 La nature, chez Victor, était intermittente, hoquetante, bien qu’elle ne battît jamais en retraite. Elle se manifestait quand Victor répondait comme prévu. Pour Itard, la nature était son double. À une autre occasion, Itard affirma :

38

Je tins bon néanmoins et luttai, pendant longtemps encore, contre l’opiniâtreté de l’organe, jusqu’à ce qu’enfin, voyant la continuité de mes soins et la succession du temps n’opérer aucun changement, je me résignai à terminer là mes dernières tentatives en faveur de la parole, et j’abandonnai mon élève à un mutisme incurable [18].

L’éducation entre désir et nomination

39 Le médecin-pédagogue balance constamment entre deux difficultés, dans le processus de mise à jour d’une même position de principe naturaliste. Soit Victor est pris dans une nature endormie mais la méthode, parce qu’elle est naturelle en soi, ne saurait que s’éveiller d’elle-même. Itard persiste donc. Soit la nature sauvage fait que Victor est toujours aux antipodes de ce qui est recherché avec une ténacité méthodique. Itard renonce alors à un objectif pour en poursuivre un autre, jusqu’à abandonner Victor définitivement lorsqu’il est persuadé qu’il est comme il est, et que par conséquent il ne pourra jamais se révéler autre.

40 Itard incarne sublimement la fureur pédagogique qui n’admet pas l’impossibilité de l’éducation à laquelle Freud faisait référence. Il a personnifié le désir pédagogique de trouver l’enfant idéal dépourvu de toute connaissance et disposé à être débarrassé de son ignorance par la grâce du maître qui le convertirait en son propre clone à l’envers – c’est-à-dire, selon la psychanalyse, un sujet qui ne serait pas assujetti à la castration ni au désir. La fureur pédagogique alimente le tracé de toute éducation qui se considère idéale et qui, en prétendant accomplir un bien ou une mission civilisatrice quelconque, finit par pervertir l’éducation mais non la nature inexistante.

41 L’expression « éducation pervertie » sied bien à l’entreprise d’Itard, et rappelle l’étude de M. Mannoni [19] sur cet autre médecin-pédagogue allemand du XIXe siècle, Daniel G.W. Schreber – père du juge Schreber qui donna à Freud l’occasion de réfléchir sur la logique de la paranoïa. Elle est pervertie parce qu’elle exige de l’enfant son effacement en tant que sujet pour mériter la reconnaissance de l’adulte.

42 Les deux médecins-pédagogues utilisèrent aveuglément leurs artifices pour mettre en œuvre la nature qu’ils croyaient incarner. Ils usurpèrent sa place, justement laissée vacante chez Rousseau. Ils crurent parvenir à égaler le pouvoir de la nature en faisant coïncider la connaissance de cette nature et l’ingéniosité de l’artifice. Ils liquidèrent le dilemme constitutif du naturalisme : dorénavant, pour eux, il n’est plus possible de transgresser le destin naturel. Le précepteur d’Émile, au contraire, restait attentif aux effets de sa propre intervention. L’éducation pouvait aussi bien mettre en œuvre que transgresser l’art naturel. Rousseau demande d’attendre que la nature nous enseigne encore un autre de ses secrets. Il ignore a priori ce dont Émile à besoin mais attend que ce soit lui qui le lui dise avec naturalité. Dans ce but, il éclipse le lieu de l’omnipotence et recourt à un réseau complexe d’astuces et de ressources ingénieuses : simulation de pertes dans la forêt, humiliations et triomphes apparents. Mais le recours à cet attirail artificiel finit par produire l’inverse du résultat escompté.

43 Rousseau attendait que la nature lui donnât spontanément sa raison d’être pour ainsi la mettre en œuvre en se servant de l’imitation. Mais les interventions artificielles condamnent l’entreprise à l’échec lorsqu’elles donnent lieu à un simple simulacre. Celui-ci envahit la scène, de sorte que la nature espérée devient en fait de plus en plus inaccessible et se transforme en fantasme. Le précepteur cherche une nature qui parle à la volonté, mais celle-ci n’offre que des confessions forcées.

44 À ce propos, Clément Rosset écrit :

45

Tout effort en vue d’échapper à l’artifice y retourne avec usure, aboutissant à une accentuation de l’artifice […] dont on voulait se débarrasser. […] [L]’effet de retour de l’artifice qui trahit l’entreprise naturaliste peut être considéré, en un certain sens, comme “naturel”, c’est-à-dire comme la nécessité à laquelle il est impossible d’échapper ; mais à la condition de préciser que cette nécessité de l’artifice ne signifie rien d’autre que l’impossibilité d’atteindre à un naturel fantasmatique et que, dans une perspective artificialiste, l’assomption de l’artifice désigne paradoxalement ce qu’il y a de plus “naturel” en l’homme [20].

46 L’ignorance de ce paradoxe touche aussi bien Rousseau que les médecins-pédagogues. Personne ne soupçonne l’impossibilité de mettre en œuvre une nature qui n’est pas telle. Tout ce qui est mis sur le compte de la nature est ce qui subsiste inévitablement dans le rendez-vous manqué entre l’adulte et un enfant – la différence à jamais irréductible entre le symbolique et le réel [21]. Cependant, tandis que le médecin français décide de récuser directement cette impossibilité, se consacrant obstinément à mener Victor sur des rails naturels connus à l’avance, le philosophe genevois soupçonne l’éventualité d’une impasse. C’est justement cette attitude qui encourage le précepteur à envisager avec patience et curiosité l’éducation négative d’Émile.

47 L’éducation d’un enfant a pour cause un désir qui ne peut jamais être réabsorbé par le symbolique. Rousseau, contrairement à Itard, supposait quelque chose de cet ordre [22]. Il se servit du terme “désir” dans son traité, l’apparentant à apprentissage. Même s’il ne s’agit pas du désir freudien, force est de constater qu’il utilisa ce terme de la langue française qu’Itard lui-même, dans ses rapports, définit comme un frein à l’éducation. C’est aussi dans ce sens que le médecin Schreber affirmera, bien qu’en allemand et environ cinquante ans plus tard, que la substitution même du “désir” par la régularité de la “nécessité” devait être l’objectif de la pédagogie.

48 Tout ce qu’un enfant apprend – appréhende à partir de l’Autre – est fonction du désir. Le désir freudien n’est pas d’apprendre au sens épistémologique, mais d’appréhender, d’appréhender le corps fantasmatique de la mère primordiale. Il est de nature “sexuelle” et “infantile” et, par conséquent, radicalement inconscient [23]. Celui-ci – tout comme la nature pour Rousseau – est étranger à tout contrôle ou prévision. C’est pourquoi la psychanalyse ne peut élucider a priori la recette de l’éducation. Ceci étant, elle avertit sur ce que nous ne devons pas tenter de faire sous peine de pervertir l’éducation.

49 Le commun des adultes ne doit pas réincarner l’esprit des Itard et des Schreber de l’histoire. Il doit renoncer au désir métaphysique d’intégrer un principe inhumain, transcendant à l’ordre du symbolique. Il s’agit de l’unique possibilité de récupérer l’extranéité spontanée de l’intervention éducative que l’on a, au contraire, coutume de créditer, sur un plan pédagogique, au compte de la virginité de la Nature. Ce geste de reconnaissance du désir en cause dans l’éducation peut fournir l’occasion du désir d’apprendre chez l’enfant toujours orphelin de nature.

50 Éduquer, c’est mettre en circulation des marques symboliques, signifiantes qui assurent à l’enfant l’usufruit d’un lieu à partir duquel le désir est possible. Afin qu’“une” éducation se révèle possible a posteriori – en dépit de l’impossibilité de L’Éducation signalée par Freud – il faut que l’adulte en position de maître enseigne, montre les signes, en même temps qu’il dénie la demande éducative même. C’est l’opération inconsciente de dénégation de la demande qui convertit les signes en signifiants du désir. La transmission des signifiants permet de conquérir un lieu d’énonciation dont l’usufruit par quelqu’un l’assujettit au désir de l’Autre, fait de lui le sujet d’une histoire en cours.

51 Tout ce qu’Itard souhaitait que Victor vînt à conquérir est le résultat de l’opération d’un sujet du désir chez l’enfant. Les entités classiques psychologiques, comme la « volonté », la « généralisation », l’« abstraction » par exemple, ne sont rien de plus que les effets de la position d’un sujet dans le discours. La “parole” peut être considérée comme la marque par excellence de la sujétion désirante. En d’autres termes, l’effet princeps d’une éducation primordiale réussie.

52 Cependant, le dispositif médico-moral s’articulait à partir du refus du désir. Son fonctionnement présupposait la mort subjective, en dépit de toute conquête éventuelle d’automatismes comportementaux de la part de Victor. La rééducation itardienne n’était rien de plus qu’une espèce de piège psychopédagogique puisque, quelle que fût la réponse de Victor à la stimulation méthodique, elle n’était jamais considérée comme la marque d’un désir devant être reconnu. Ainsi, si Victor ne répondait pas comme prévu, Itard concluait qu’il n’avait pas compris, qu’il répondait au hasard, ou encore qu’il parlait sans l’intentionnalité due. La réponse imprévue ainsi que celle attendue mais donnée hors de paramètres préétablis étaient toutes deux considérées comme l’expression de ce qui était sauvage (non naturel) chez le garçon. Par ailleurs, répondre comme prévu revenait à signer son propre certificat de décès psychique, sachant que la demande pédagogique liait sa propre rééducation à la condition d’objet de jouissance d’Itard. Dans ces situations, Itard répétait l’intervention sous la forme de contre-preuve pour s’assurer que la réponse était de fait celle attendue.

53 Jean Itard condamnait inconsciemment Victor à choisir entre deux destins : se livrer à la frénésie de l’écholalie, ou simplement ne pas répondre et rester totalement perdu face à la demande, dans une sorte d’effondrement psychique. Victor incarne soit la nature rêvée par Itard soit son contraire – la sauvagerie. Toutefois, contrairement à ce que l’on pourrait penser, même lorsque Victor ne répondait pas comme prévu, il ne décevait jamais le médecin. En effet, celui-ci avait toujours une explication à portée de main pour restaurer son narcissisme démoralisé par un sauvage résistant à la civilisation. La place réservée à Victor dans l’histoire consistait à illustrer la vérité apodictique de la réflexion itardienne. En somme, depuis le début de cette entreprise, notre médecin-pédagogue s’était assuré la salutation méritoire d’« Itard victor » !

54 Le syntagme « Itard victor » est le salut romain de la victoire. C’est peut-être pour cela qu’Itard, qui escomptait inconsciemment une sortie victorieuse de cette entreprise, choisit d’appeler l’enfant Victor. On ne le dénomma pas durant les cinq premiers mois passés avec Itard et Madame Guérin. Le médecin ne lui donna un prénom que lorsqu’il conclut que l’enfant était sensible à la voix humaine ainsi qu’à l’exclamation « oh ! » de la gouvernante. Le médecin nota qu’à chacune des exclamations de celle-ci, l’enfant tournait vivement la tête. Il fit ensuite plusieurs tests portant sur l’intonation et, ayant déduit une « préférence pour le o », l’idée lui vint de lui choisir un prénom finissant par cette voyelle [24]. S’il est convenu que nous n’avons pas pour habitude de baptiser nos enfants à partir d’un tel calcul audiométrique, nous pouvons alors penser que ce que l’acte itardien de nomination délimitait à l’horizon était le refus de cette même différence entre l’un et l’autre et que par conséquent, « Victor » était un simple fragment de l’holophrase « ItardVictor ».

Le langage ne s’enseigne pas, la parole s’appréhende

55 Victor communiquait, répondait aux appels, se faisait comprendre par Madame Guérin lorsqu’il avait faim ou qu’il souhaitait se promener. Le médecin lui-même admit ce fait, manifestant une fois sa surprise qu’une telle chose fût possible sans « besoin d’aucune leçon préliminaire ». Itard dut se demander : comment Victor est-il capable d’une chose que je ne lui ai pas enseignée ? Mais dans la mesure où rien n’était possible hors du programme, il conclut alors qu’il devait s’agir du « langage d’action […] primitif de l’espèce humaine » [25].

56 Victor apportait cependant la preuve qu’il habitait, bien que précairement, le langage. Il lui arriva même de balbutier quelques mots. Itard reconnut le nom de JULIE – la fille de Madame Guérin – quand Victor disait « gli », le substantif LAIT énoncé clairement et enfin l’exclamation OH DIEU lorsqu’il disait « oh Diie ». Malgré tout, il ne parvint pas à parler, ni à s’engager dans le discours. L’aurait-il pu ? Il est impossible de le savoir. Une chose est sûre cependant, c’est que le dispositif pédagogique même, destiné à le faire parler, consistait dans l’avortement de la parole humaine. Par ailleurs, s’il échoua à parler – malgré son obéissance dans d’autres tâches pédagogiques – c’était peut-être pour préserver le peu de désir qui le concernait, refusant de livrer ce qui était la figuration la plus précieuse de l’objet du désir pour Itard : la parole.

57 Jean Itard reconnaissait que la parole nous distingue des animaux mais il n’entrevoyait pas que l’usage de la parole présuppose un sujet auquel un autre aura donné, dans un temps logiquement antérieur, un lieu d’énonciation dans une histoire. Il finit ainsi par embrouiller l’apprentissage – la conquête de la parole. Il agit dans le sens contraire à celui que suit intuitivement une mère qui, en métaphorisant les sons émis par l’infans, convertit ce dernier en « mon bébé » tout comme les sons sont convertis en mots chargés d’intentionnalités supposées. Le fait qu’une mère procède ainsi est fonction de sa position inconsciente en relation à la castration et non aux thèses linguistiques auxquelles elle pourrait éventuellement prétendre adhérer.

58 Itard disait réserver un certain temps pour accompagner « sans façon » Victor dans ses « enfantillages ». Il ajouta que l’on comprendrait cette attitude si nous nous rappelons l’« influence majeure » de « ces petits riens officieux que la nature a mis dans le cœur d’une mère » [26]. Mais il n’opérait pas comme une mère bien qu’il lui fût arrivé de se comparer à elle. Il refusait systématiquement de donner à Victor l’usage de la parole, considérant toujours le son émis par l’enfant comme en tant que tel – un son insignifiant. En revanche, tout autre était la position de Madame Guérin, par conséquent, le peu de mots prononcés par Victor ne pouvaient qu’être liés à elle. Comme Itard refusait de lui donner l’usage de la parole, il ne restait à Victor qu’à la prendre furtivement d’assaut, pour ensuite se réfugier à nouveau dans le mutisme, si ce n’est pour parler tout seul à l’heure du coucher, hors de la proximité immédiate du médecin. Un enfant “commun” au contraire, bien qu’il doive également conquérir la parole, comme pour tout dans la vie, en fait un usage ludique et public.

59 La première fois que Victor dit « lait » fut quand Itard, « désespérant de réussir » [27], finit par lui servir la boisson sans plus attendre la prononciation correcte du mot, sous l’impératif de la nécessité et en vertu de l’imitation de la parole modèle. C’est donc quand Itard finit par agir de façon inattendue, aussi bien pour lui que pour Victor, que celui-ci fit usage de la parole. Cela dit, Victor parlait aussi lorsqu’Itard agissait de façon désespérée, c’est-à-dire sans espoir. En somme, dans un sens comme dans l’autre, Victor parlait lorsque la castration chez l’Autre était confirmée. Cependant, une fois que le maître reprenait son aplomb scientifique, il retombait dans le mutisme.

60 Itard désirait ardemment que Victor parvînt à parler mais il n’était pas disposé à payer le prix psychique d’une telle conquête. D’ailleurs, l’usage de la parole s’avère un paradoxe. Son usage fait d’elle une autre parole, soit parce que l’émetteur parle depuis un autre lieu, c’est-à-dire qu’il répond depuis un lieu où il n’était pas attendu, inversant par là la demande de l’Autre, soit parce que celui qui écoute la prend comme le signe d’autre chose. De cette manière, lorsqu’une parole se révèle autre, il se crée entre la première et la seconde un hiatus qui permet précisément la réalisation du désir jamais satisfait. En revanche, l’absence de ce hiatus entre “l’une et l’autre” parole donne alors lieu à l’holophrase [28].

61 Itard ne voulait rien savoir du désir et entendait donc, non pas “une autre” mais toujours “la même chose”, déjà prévue malgré toute tentative en sens contraire de la part de l’élève. Son refus du désir était intact mais les adultes “communs” entendent toujours “une autre” chose différente à l’oreille. Soit parce qu’ils entendent ce qu’ils souhaitent entendre, soit parce que l’enfant parlant depuis un lieu imprévu balbutie une parole autre que celle sollicitée. Les parents espèrent toujours par exemple – faisant preuve d’une grande originalité – que les deux premiers mots de leur enfant seront « papa » et « maman », même s’ils célèbrent inconditionnellement la parole proférée par leur progéniture. En d’autres termes, les parents entendent bien – à la différence d’Itard – “une autre” chose, quelle qu’elle soit, même si ce n’est pas celle tant espérée.

62 Itard était convaincu que la parole dérive de l’“imitation”, garantie de la duplication de la parole modèle de l’adulte et ainsi la fermeture de l’univers discursif. Cependant, là où l’imitation est liée à la duplication de ce dernier, Freud fit entrer en jeu l’“identification” [29].

63 L’aptitude à parler implique l’usufruit d’un lieu d’énonciation conquis dans le discours de l’Autre à travers des identifications, malgré les rêves de ces mêmes autres qui nous ont lancés dans la ronde de la parole. Alors que l’imitation ne présuppose aucune perte, il n’en va pas de même pour l’identification. Elle implique une différence. L’enfant conquiert un lieu de parole mais quelque chose se perd parce que le lieu n’est pas tout à fait celui réservé dans le fantasme de l’adulte. Ce qui se perd est un peu de “jouissance” – l’objet petit « a » selon Lacan – qui glisse entre le petit sujet et l’Autre. S’il n’en était pas ainsi, l’enfant serait condamné à la duplication du message de l’adulte, ou à la répétition en écho de son propre nom, c’est-à-dire, à s’appeler à la troisième personne, dupliquant ainsi son nom « pris » à l’autre. L’inversion du message implique l’inversion de la demande de l’adulte. Dans ce mouvement, le « a » tombe et l’enfant cesse d’incarner le “phallus” conquis à travers l’“identification primordiale” à un moment logiquement antérieur, appelé phase spéculaire [30]. L’enfant entre dans le discours en parlant quand le pronom personnel « je » perd toute référence corporelle, se vidant de jouissance. Pour que tout “ça” – l’inconscient même – fonctionne, l’adulte doit reconnaître la castration, accepter la perte de jouissance. Seulement, ce n’est pas à ça que notre médecin-pédagogue semblait disposé.

64 Itard savait que le langage entraîne la mort de la chose, en étant plus que la simple substitution d’une chose par une autre. Victor avait alors pour instruction de substituer une poignée de lettres en bois disant les noms de différents objets par des objets. Il réussissait à associer, par exemple, l’étiquette couteau au couteau qui était sur la table. Cependant, Itard déplorait l’incapacité de l’enfant à généraliser et constituer la classe des couteaux en tant que valeur d’un signe. Itard tentait avec insistance, à sa manière, de « tuer la chose » et d’élargir ainsi la valeur sémantique du signe. Il essayait de vider le signe de sa référence empirique immédiate, cachant les objets, introduisant des variations empiriques, en vain toutefois, puisqu’il s’agissait d’autre chose [31]. Malheureusement, ce qui devait être perdu afin que le langage pût gagner son insoutenable légèreté d’être était bien sous le nez d’Itard : son “narcissisme” investi dans l’éducation d’un sauvage.

65 Le langage ne s’enseigne pas mais pour Itard, on pouvait toujours tout enseigner avec de la méthode. Le langage peut être transmis comme “une” parole particulière. Néanmoins, si par transmission, on entend le passage matériel d’une chose d’un côté à un autre, nous devons alors dire que le langage ne se transmet pas non plus, puisqu’il ne “passe” pas d’un adulte à un enfant comme un rhume.

66 Il y a une différence chez l’homme entre la disposition biologique au langage et le fait de parler à l’intérieur d’une langue. Que l’homme soit dans un certain sens préparé au langage – mais pas destiné à ce dernier – est transmis génétiquement. Néanmoins, cette prédisposition singulière est perdue si l’enfant n’est pas exposé à “une” parole d’un autre temps de la plasticité cérébrale. Il ne s’agit pas d’une superposition de la culture sur la nature mais d’une duplicité au sein même du langage. Celui-ci permet la résonance entre le réel de l’incomplétude du petit du sapiens et la culture, tandis que la langue vivante et, par là, la production de quelque chose de nouveau – suscite l’assujettissement du petit être au désir dans l’ordre du discours. C’est là la faculté du langage, sa force.

67 L’infans cesse d’être tel à mesure qu’un autre lui adresse la parole et élargit les frontières d’un univers ouvert. Il n’y a pas de transmission, au sens de passage, de message ou de communication d’une information. Si nous voulons malgré tout penser en ces termes, nous pouvons dire que l’enfant reçoit tout au plus une sorte de message négatif : il y a « là-dehors », « quelque chose » qui exige une production pour que les deux réalités entrent en résonance. La parole adulte invite l’infans à cesser d’être tel. L’enfant comprend par hasard, à la suite de quoi il recommence en “cherchant” – sans le savoir – la raison du succès. Le propre savoir de la langue se tisse une fois de plus sans aucun recours à une instance métacognitive. Le “savoir parler” est un savoir qui ne se sait pas.

68 Quel est le rôle de l’invocation dans une parole ? Ceci même qui la fait “une”, singulière, soit, sa propre “équivocité”. Cette équivocité « réceptionnée » par l’infans est une invocation à l’impossibilité de son formatage. Elle crée la résonance entre les deux systèmes distincts mais contigus de la langue et de la prédisposition au langage. Sans parole, il n’y a pas d’équivocité et vice versa. Que les langues mortes le disent ! Ainsi, la parole génère la transmission. Du langage ? Non, d’une langue quelconque. Il est clair qu’à première vue, les sujets parlants apparaissent comme des “passeurs” de langage, tout comme les participants d’une course de relais.

69 Ferdinand de Saussure affirmait que la langue est un produit social. C’est pourquoi elle suppose sa transmission. Le langage, pour commencer, est une faculté, comme le disait aussi ce Genevois. Il ne se transmet pas. Il est la condition même qui permet la transmission. Qu’est-ce qu’une faculté qui n’est ni sociale ni naturelle ? C’est ce qu’en psychanalyse nous appelons la “fonction signifiante”. Cette fonction qui, selon Lacan [32], implique la possibilité pour un signifiant de représenter un sujet pour un autre signifiant. Elle est nécessaire tant que la langue et la parole sont contingentes. La fonction signifiante, bien que nécessaire, n’est pas donnée : elle peut bien être corrompue comme dans le cas de l’éducation de Victor. L’intéressant est que, plus que les théories professées, ce qui compte est la position énonciative de l’adulte, la façon dont il s’adresse à un enfant.

70 Les élucubrations psycholinguistiques d’Itard étaient rudimentaires, mais ce n’est pas là ce qui fut déterminant. D’ailleurs à la même époque, l’abbé Sicard se livra à une expérience singulière : l’éducation d’un jeune sourd nommé Jean Massieu. Bien que tous deux adhérassent à la même idéologie et travaillassent ensemble à l’Institut de Jeunes Sourds – dont l’abbé était le directeur – leur façon de s’adresser à leur élève était différente.

71 Tandis que Jean Massieu était sourd mais loquace aux yeux de Sicard, Victor était muet aux oreilles d’Itard. Selon l’abbé, Massieu parlait un langage de signes traduisible en français. Il pensait encore que si le sourd n’était pas éduqué « en français », il demeurerait inférieur aux animaux et aux sauvages, êtres au moins dotés d’ouïe. En ce sens, il considérait l’éducation de Massieu comme un « échange heureux » [33]. Le langage utilisé par les sourds était pour Sicard inférieur au français mais cela ne l’empêchait pas de “parler avec” le jeune homme. L’abbé considérait que Massieu avait quelque chose à dire, mais aussi que c’était grâce à la conversation qu’il pourrait comprendre cela même que le jeune homme disait dans une langue inconnue au début. Il agissait – à la différence d’Itard – avec la conviction d’une mère qui, bien qu’elle trouve d’abord étrange le langage du bébé, fait le pari que la « conversation » finira par les rendre familiers l’un à l’autre.

72 Il est impossible d’en savoir plus sur la différence de position entre Sicard et Itard. Pourtant, on aurait tort de négliger le fait que l’un était abbé et l’autre médecin. Peut-être le premier, en tant qu’homme de Dieu justement, avait-il conscience du désir et de l’impossibilité de le bannir, se limitant à la possibilité illusoire de le refouler. Le médecin en revanche, professeur d’un naturalisme désenchanté, insistait sur son déni au nom de l’anonymat d’une science toute-puissante.

73 Itard avait un besoin impérieux d’ignorer la castration. Le désir était une “affaire” qui lui faisait perdre la tête. Ainsi, en essayant de ne pas la perdre dans l’éducation de Victor, il fit ce qu’il n’aurait pas dû. Pour qu’une éducation réussisse, autrement dit, pour qu’un enfant ait les idées en place, l’adulte doit justement être disposé à perdre la tête, à condition que l’éducation en rentabilise toujours le coût.

74 Personne n’est exempt de la possibilité de guider dans cette direction, que l’on fasse ou non de la perversion éducative une proposition scientifique à suivre. Le docteur Schreber est aussi entré dans les annales en théorisant sur l’éducation de ses propres enfants, obnubilé par la déviance entre la rectitude et la faiblesse morale et physique. Le XIXe siècle fournit une illustration de plus en la matière, toutefois dans la fiction littéraire – le Dr Frankenstein. Celui-ci brûlait de trouver les clés du mystère séparant la vie de la mort et son entreprise de fabrication de l’être humain répondait à la matrice de ces cauchemars médico-pédagogiques.

75 Aujourd’hui encore, le rêve médico-pédagogique continue de nous faire rêver, ni plus, ni moins, si ce n’est que, planant comme un spectre sur l’éducation, il finit par désorienter les enfants dans leur tentative de se différencier de ce en quoi nous cherchons à les façonner avec plus ou moins de méthodisme.

Notes

  • [1]
    L. Strivay, Enfants sauvages, Paris, Gallimard, 2006.
  • [2]
    Référence à l’expression « enfants du placard » proposée par Strivay.
  • [3]
    Rappelant la pertinente analyse de L. Gavarini et F. Petitot dans La fabrique de l’enfant maltraité – un nouveau regard sur l’enfant et la famille, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1998, on peut dire que tout comme on fabrique aujourd’hui l’enfant maltraité, on fabriquait l’enfant sauvage en ces temps-là.
  • [4]
    Né en 1774, il meurt célèbre, célibataire et fortuné en 1838.
  • [5]
    Le cinéaste n’a d’ailleurs pas hésité à incarner Itard à l’écran.
  • [6]
    T. Gineste, Victor de l’Aveyron – dernier enfant sauvage, premier enfant fou [1981], Paris, Hachette, 1993 (édition revue et augmentée), p. 16. Voir aussi : Itard inédit : il y a 150 ans, l’enfant sauvage, A. Brauner (dir.), Lieux de l’enfance, n° 14-15, 1988 ; O. Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Paris, Seuil, 1969.
  • [7]
    J. Itard, Victor de l’Aveyron [1801-1806], Paris, 10-18, 1994, p. 11.
  • [8]
    Le deuxième rapport adressé au ministre de l’Intérieur date de 1806.
  • [9]
    Cité par T. Gineste, Victor…, p. 217.
  • [10]
    J. Itard, Victor…, p. 3.
  • [11]
    Cité par T. Gineste, Victor…, p. 223-224.
  • [12]
    C. Rosset, L’anti-nature – Éléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, 1973.
  • [13]
    J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation [1762], Paris, Garnier, 1969, p. 407-408.
  • [14]
    Ibid., p. 285, 311, 324, 323 et 358.
  • [15]
    J. Itard, Victor…, p. 24.
  • [16]
    Sur l’idée du rendez-vous manqué entre l’adulte et l’enfant, voir L. de Lajonquière, « Vieux enfants, nouveaux infanticides », Cliopsy. Revue électronique (France), no 1, 2009, p. 95-100.
  • [17]
    J. Itard, Victor…, p. 86.
  • [18]
    Ibid., p. 99.
  • [19]
    M. Mannoni, Éducation impossible, Paris, Seuil, 1973.
  • [20]
    C. Rosset, L’anti-nature…, p. 17.
  • [21]
    L. de Lajonquière, « Vieux enfants… ».
  • [22]
    M. Mannoni, Éducation impossible.
  • [23]
    L. de Lajonquière, Figuras do Infantil, Petrópolis, Vozes, 2010.
  • [24]
    J. Itard, Victor…, p. 36.
  • [25]
    Ibid., p. 43-44.
  • [26]
    Ibid., p. 32.
  • [27]
    Ibid., p. 39.
  • [28]
    J. Lacan, La relation d’objet [1956-1957], in Le Séminaire n° 4, Paris, Seuil, 1994.
  • [29]
    L. de Lajonquière, « Vieux enfants… ».
  • [30]
    S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » [1921], in Œuvres complètes, t. XVI, Paris, PUF, 1991 ; J. Lacan, L’identification – Le Séminaire n° 9, inédit, 1961-1962.
  • [31]
    Voir le deuxième rapport rédigé par Itard, tout particulièrement la partie intitulée « Développement des fonctions intellectuelles ».
  • [32]
    J. Lacan, « Position de l’inconscient » [1960], in J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
  • [33]
    L. Banks-Leite, R.M. Souza, « O (Des)Encontro entre Itard e Victor », in A Educação de um selvagem, L. Banks-Leite, I. Galvão (dir.), São Paulo, Cortez, 2000, p. 80.
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