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Article de revue

Les legs du voyage de formation à la Bildung cosmopolite

Pages 57 à 70

Notes

  • [1]
    Cet article renvoie à un ouvrage à paraître : V. Cicchelli, La jeunesse cosmopolite.
  • [2]
    J’ai retenu 87 jeunes Européens ayant réalisé leur séjour Erasmus à Paris et 83 Parisiens revenus de différents pays européens.
  • [3]
    Expression empruntée à M. Breviglieri, « L’arc expérientiel de l’adolescence : esquive, combine, embrouille, carapace et étincelle », Éducation et Société, 1 (19), 2007, p. 99-113.
  • [4]
    Z. Baumann, « The Making and Unmaking of Strangers », in Postmodernity and its Discontents, New York, New York University Press, 1997 ; M. Nussbaum, « Patriotism and Cosmopolitanism », The Boston Review, 1994 ; U. Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2006.
  • [5]
    A. Benveniste, « Salonique, ville cosmopolite au tournant du XIXe siècle », Cahiers de l’Urmis, n° 8, décembre 2002 ; R. Escalier, « Le cosmopolitisme méditerranéen : réflexions et interrogations », Cahiers de la Méditerranée, vol. 67, 2003.
  • [6]
    V. Cicchelli, « Connaître les autres pour mieux se connaître : les séjours Erasmus, une Bildung contemporaine », in Mobilités académiques, F. Dervin, M. Byram (éd.), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 101-124.
  • [7]
    E. Murphy-Lejeune, L’étudiant européen voyageur : un nouvel étranger, Paris, Didier, 2003.
  • [8]
    V. Cotesta, Lo straniero. Pluralismo culturale e immagini dell’Altro nella società globale, Rome – Bari, GLF editori Laterza, 2002.
  • [9]
    M. Stock, « Il mondo è mobile », in L’invention du monde. Une géographie de la mondialisation, J. Lévy (dir.), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2008, p. 133-159.
  • [10]
    G. Cogez, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, Seuil, 2004, p. 208.
  • [11]
    C. Finzi, Ai confini del mondo, Rome, Newton Compton Editori, 1979 ; J. Verdon, Voyager au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2003 ; D. Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
  • [12]
    D. Roche, « Voyages, mobilités, lumières », Circulation et cosmopolitisme en Europe, vol. 123 / 1, 2002, p. 17-35, et Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
  • [13]
    Le Chevalier de Jaucourt, « Voyage », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. XVII, 1765.
  • [14]
    D. Roche, Humeurs vagabondes…, p. 29.
  • [15]
    R. Calasso, La follia che viene dalle Ninfe, Milan, Adelfi, 2005, p. 89.
  • [16]
    Pourtant, nombreux sont les témoignages du dépassement de cette limite par les Phéniciens, les Grecs, les Romains. Pour une histoire de voyages aux confins du monde antique, voir C. Finzi, Ai confini del mondo.
  • [17]
    J.L. Borges, Neuf essais sur Dante, Paris, Gallimard, 1987.
  • [18]
    M. Walzer, De l’exode à la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1986.
  • [19]
    Odyssée, I, 3.
  • [20]
    P. Coulmas, Citoyens du monde. Une histoire du cosmopolitisme, Paris, Abin Michel, 1995, p. 31.
  • [21]
    D. Roche, « Voyages, mobilités, lumières », p. 19.
  • [22]
    Sur la place des voyages dans la formation des élites, voir A.-C. Wagner, « La place du voyage dans la formation des élites », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 170, 2007, p. 58-65.
  • [23]
    F. Moretti, The way of the World : The Bildungsroman in Europe Culture, Londres, Verso, 1986.
  • [24]
    J. Neubauer, The Fin-de-Siècle Culture of Adolescence, New Haven, Yale University Press, 1992.
  • [25]
    Anne Barrère et Danilo Martuccelli (« La modernité et l’imaginaire de la mobilité : l’inflexion contemporaine », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXVIII, 2005, p. 55-69) utilisent l’expression « constellation imaginaire ». Quant à la question qui sous-tend cette analyse, elle peut être formulée à partir des mots glanés dans un ouvrage récent de ces deux auteurs qui explore de manière magistrale le roman français contemporain afin d’y puiser des thèmes pouvant nourrir l’imagination sociologique : « comment faire du roman, de cette matière fictionnelle hautement manufacturée, une véritable matière première ? » (Le roman comme laboratoire. De la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 9).
  • [26]
    A. Barrère, D. Martuccelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité… », p. 61.
  • [27]
    F. Moretti, Atlas du roman européen : 1800-1900, Paris, Seuil, 2000.
  • [28]
    A. Barrère, D. Martuccelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité… », p. 60.
  • [29]
    F. Moretti, The way of the World…
  • [30]
    V. Cicchelli, « Les adolescents au crible de la littérature romanesque et des savoirs scientifiques. Aux États-Unis et en France, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle », Informations sociales, n° 119, 2004, p. 40-51.
  • [31]
    J.W. Von Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, 1795-1796.
  • [32]
    J.W. Von Goethe, Les souffrances du jeune Werther, 1774, remanié en 1787.
  • [33]
    Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830.
  • [34]
    Personnage balzacien apparaissant principalement dans Splendeurs et misères des courtisanes et Illusions perdues.
  • [35]
    Personnage balzacien dont les aventures débutent dans le Père Goriot et qui revient dans de nombreux romans de la Comédie humaine.
  • [36]
    R. Musil, Les désarrois de l’élève Törless, 1906.
  • [37]
    J. Joyce, A portrait of the Artist as a Young Man, 1916.
  • [38]
    T. Mann, Tonio Kröger, 1903.
  • [39]
    F. Dostoïevski, L’adolescent, 1874.
  • [40]
    G. Frasca, Dennis Hopper. Easy Rider, Turin, Lindau, 2000.
  • [41]
    N. Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.
English version

Les promesses de la Bildung cosmopolite

1 Le séjour à l’étranger à l’occasion d’une mobilité estudiantine de type Erasmus est un observatoire de choix pour comprendre comment se déroule la socialisation à la différence et à la gestion de la pluralité culturelle d’une fraction de la jeunesse européenne. L’exploitation de cette enquête, fondée sur un corpus de 170 entretiens [2], a essayé de cerner comment s’édifie un rapport cosmopolite au monde qui assume les traits de Bildung, dans le cas des voyages de formation. Ce rapport se nourrit de qualités considérées comme désirables, telles l’ouverture d’esprit, le goût des autres, l’attraction pour l’ailleurs, qualités devant être acquises au moyen d’expériences variées vécues dans les différentes sociétés européennes. L’expression Bildung cosmopolite a été introduite pour rendre compte de l’accès de ces jeunes à de nouveaux horizons humains, culturels et sociétaux d’une part et pour comprendre comment les individus gèrent la pluralité des codes culturels dont ils font l’expérience d’autre part. Certes, il n’est nul besoin de se déplacer pour être aujourd’hui en contact avec des formes variées de différence culturelle. Et pourtant, l’idéal de réalisation de cette Bildung cosmopolite prévoit une rencontre supposée non virtuelle, un déplacement dans un pays autre que le sien. Où déployer une activité intense d’expérimentation sinon dans un cadre non familier, inconnu et parfois étrange ? L’éloignement du monde des proches et des contraintes de la vie quotidienne permet d’ouvrir un grand chantier d’expériences cosmopolites. En tant qu’arc expérientiel [3], la Bildung cosmopolite recouvre trois significations différentes. Primo, c’est la conscience que le monde lui-même est composé de cultures variées qui ne paraissent plus aussi éloignées ou périphériques, l’époque contemporaine se caractérisant par l’irruption de l’altérité dans la vie ordinaire des individus [4]. Secundo, c’est le processus par lequel les individus essaient d’être en adéquation avec le monde qui les entoure par une expérience de rencontre avec un code culturel différent censée les rendre plus cosmopolites qu’ils ne le sont. Tertio, ce mouvement vers les autres devant rendre le voyageur plus complet, cette expression désigne également l’issue de ce processus, la conscience que l’individu développe de ses apprentissages. C’est donc à cette socialisation cosmopolite qui consiste à faire une place à autrui, gérer la pluralité culturelle et reformuler ses appartenances que ce travail est consacré.

2 Cette expérience de formation se caractérise par une oscillation permanente entre ce qu’il faudrait vivre et ce que l’on vit réellement tout au long du séjour. Les jeunes se dépeignent aussi bien pour ce qu’ils voudraient être, devenir, que pour ce qu’ils font réellement lors de leur expérience. Cette tension entre des aspirations fortes à développer un esprit cosmopolite et des expériences concrètes est très présente dans le corpus. Tout se passe comme si les grandes promesses de la Bildung se projetaient sur un plan idéal, parfois difficile à atteindre. Il existe donc une dimension utopiste et une dimension réaliste de la Bildung, une version enthousiaste et une autre plus prosaïque.

3 Dans cet article, je voudrais explorer la forte dimension idéale de la rencontre avec Autrui en me basant sur quelques témoignages relatifs à l’imaginaire littéraire et cinématographique du voyage de formation juvénile. On sait que les voyages sont depuis au moins la fin du XVIIIe siècle l’un des moyens de compléter et parfaire l’éducation des jeunes gens des classes privilégiées, en particulier en direction de l’Italie et de la Grèce. Par ailleurs, on aurait tort d’oublier que le cosmopolitisme est une caractéristique très ancienne des élites de l’espace euro-méditerranéen [5]. Si certains traits du voyage hantent encore notre imaginaire comme en témoignent les séjours analysés ici, ils nous sont parvenus grâce aux productions littéraires et cinématographiques des voyages juvéniles [6]. Les voyages forment la jeunesse, ce que nos apprentis cosmopolites ne cessent d’attester. Mais au-delà de l’imaginaire du voyage, l’idéal d’une vie cosmopolite est formé d’un impératif à connaître le monde, à traverser les frontières en faisant l’expérience de rencontres avec des êtres humains, plus particulièrement ses pairs d’âge, et en apprenant à déchiffrer les codes culturels qui régissent les comportements dans d’autres sociétés. Cette double connaissance est au fondement de l’édification d’un rapport cosmopolite au monde où priment les vertus de l’ouverture à l’égard de la différence culturelle.

4 Dans un ouvrage portant sur les étudiants Erasmus, Élizabeth Murphy-Lejeune [7] assimile ceux qui vivent cette expérience à des voyageurs des temps modernes. Et cet auteur de mobiliser les analyses de George Simmel, Alfred Schütz ou Robert Park. Pourtant si la sociologie de l’étranger est fort utile pour comprendre une expérience de mobilité internationale et qu’elle peut nous aider à comprendre mieux ce qu’est la condition de l’individu cosmopolite moderne [8], elle me semble moins outillée pour saisir ce qui fait la spécificité d’un voyage d’initiation : ce dernier est loin de se confondre avec un quelconque déplacement, les interviewés puisent, consciemment ou non, dans un vaste et puissant réservoir d’images, véhiculé par la littérature et le cinéma. Il est donc nécessaire de s’interroger sur les apports de cet imaginaire au cosmopolitisme des voyageurs modernes. Il ne s’agit évidemment pas ici d’entreprendre une généalogie des mythes du voyage, ce travail excédant le cadre de l’analyse du cosmopolitisme, mais plutôt de proposer une reconstruction rétrospective, une sélection de quelques éléments que l’on retrouve à différents titres dans le matériau d’enquête et qui lui donnent du sens. C’est également le seul moyen d’éviter de considérer comme neufs des traits anciens, opération qui permet par la suite d’isoler plus aisément le propre de l’imaginaire cosmopolite contemporain.

De l’utilité des voyages juvéniles

5 Il faut d’abord s’interroger sur le fait que, aujourd’hui, la mobilité relève de l’évidence [9], aussi bien dans les faits que dans les esprits. Nombreuses sont les vertus accordées aux déplacements. Les voyages, en particulier, ouvriraient l’esprit, cultiveraient le cosmopolitisme, développeraient l’aisance à être dans une situation inconnue, mais aussi apprendraient à manier les codes du savoir-vivre dans un milieu international. C’est devenu un lieu commun que de croire que :

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tout le savoir du monde, ou du moins ses indispensables éléments, pourrait être donné par l’accomplissement d’un trajet, à condition que celui-ci ait été poussé suffisamment loin, en ce qui concerne aussi bien la distance que l’intensité de la curiosité. Et cette intensité elle-même suppose la réversibilité du regard ; lorsqu’il s’est exercé sur l’autre avec l’attention voulue, il aura, espère-t-on, la souplesse de se retourner sur lui-même et sur son environnement familier, au point de le rendre étrange. Car c’est à partir de ce sentiment d’étrangeté même que peut s’instaurer la distance critique souhaitable, à l’égard de sa culture d’origine […] [10].

7 Ces idées sont si répandues que nos contemporains semblent avoir oublié qu’à travers les siècles, les auteurs se sont partagés sur l’utilité des déplacements. On peut comprendre les réticences de certains penseurs, car hier bien plus qu’aujourd’hui, se déplacer, prendre la route, comportait un risque, demandait du temps, coûtait de l’argent. En effet, si elle n’était pas totalement immobile [11], la société traditionnelle ne pouvait attribuer aux déplacements toute l’importance qu’on lui accorde dans le monde moderne. Ainsi, si Augustin pensait que « le monde est un livre, et ceux qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une page », métaphore devenue célèbre, Sénèque, se demandait : « À quoi sert de voyager si tu t’amènes avec toi ? C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat ».

8 Cette opposition entre éloge et réserves à l’égard du voyage a même acquis plus de véhémence au siècle des Lumières. Que les voyages forment et permettent d’apprendre, voici une idée qui recueille autant d’adhésions que de rejets à cette époque [12], qui a autant d’adeptes que de détracteurs. Parmi les voix qui se lèvent pour défendre le voyage, l’une des plus célèbres est sans doute celle du Chevalier de Jaucourt qui, dans l’article « Voyage » de l’Encyclopédie, s’exprimait dans des termes qu’aucun de nos contemporains ne désavouerait :

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Aujourd’hui les voyages dans les états policés de l’Europe (car il ne s’agit point ici des voyages de long cours), sont au jugement des personnes éclairées, une partie des plus importantes de l’éducation dans la jeunesse, & une partie de l’expérience dans les vieillards. Choses égales, toute nation où règne la bonté du gouvernement, & dont la noblesse & les gens aisés voyagent, a des grands avantages sur celle où cette branche de l’éducation n’a pas lieu […]. Cependant le principal n’est pas, comme dit Montaigne, ‘de mesurer combien de piés a la santa Rotonda, & combien le visage de Néron de quelques vieilles ruines, est plus grand que celui de quelques médailles ; mais l’important est de frotter, & limer votre cervelle contre celle d’autrui’ [13].

10 Apprendre au contact des autres, voici ce que le voyage devrait garantir à ceux qui partent. Si les avantages réels du voyage peuvent être indéfiniment discutés, il est certain que notre culture a construit autour de cette expérience un imaginaire durable, qui lui-même s’avère partie intégrante de l’expérience. Pour comprendre alors en quoi le voyage est formateur, reprenons rapidement quelques-uns des grands legs qui se laissent appréhender dans la très vaste littérature qui s’y est consacrée.

Quête d’une connaissance supérieure et retour du héros

11 Pour Daniel Roche, la quintessence de notre imaginaire du voyage se fonde sur l’idée qu’il est

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destiné à transformer les hommes, et qu’il serait sans intérêt s’il n’était expérience et enseignement. Métaphore de la vie humaine, il doit conduire à des réalités plus essentielles [14].

13 Dans les cultures du monde antique, les réalités plus essentielles auxquelles fait allusion cet historien correspondent principalement à une sagesse issue d’une connaissance supérieure qui s’acquiert par une rencontre en première personne avec une réalité pouvant être fabuleuse, voire ultra-mondaine. L’écrivain et mythologue Roberto Calasso croit discerner dans l’hymne sumérien de la descente aux enfers de Inanna (ou Ishtar), déesse de l’amour et de la guerre, l’archétype de ce qui pousse au voyage. « C’est le voyage inaugural qui précède, qui irrigue tout autre voyage » [15]. C’est au moment même où cette déesse tend l’oreille aux Enfers et qu’elle décide de s’y rendre que naît le voyage. Inquiétude, sentiment d’horreur du domicile, pour utiliser une expression forgée par Baudelaire bien des millénaires après, se conjuguent pour Calasso et nous donnent la clef pour comprendre ce voyage sans retour. Inanna trouvera la mort en cherchant la connaissance. On retrouve donc dans ce récit les traits archétypaux de tout voyage : l’envie de voir de ses propres yeux, l’attrait pour une connaissance autrement inaccessible sur place. Si même une déesse peut succomber au mystère et au désir de complétude, c’est que le moteur de tout voyage authentique, nous dit Calasso, est bien le manque de quelque chose. En même temps, cette irrésistible curiosité pour le supérieur et l’inconnu peut conduire à la perte de soi. On retrouve cette idée dans la version que Dante nous a laissé de la figure d’Ulysse ? version qui varie fortement de l’Odyssée. Dans le chant XXVI de l’Enfer, Ulysse raconte à Dante qu’au lieu de rentrer à Ithaque, sa patrie natale, il décide de dépasser les colonnes d’Hercule, limite traditionnelle du monde dans l’Antiquité [16], préférant courir vers l’inconnu. On sait qu’il sera puni pour son audace, qui suscite l’admiration de Dante, et que son bateau sombrera en l’entraînant avec ses compagnons. Comme Inanna, l’élan pour connaître ce qui semble au départ inaccessible le conduit à sa perte. On pourrait ajouter un troisième exemple, bien plus moderne cette fois-ci, suggéré par la lecture d’un essai que Jorge Luis Borges consacre à Dante [17]. L’écrivain argentin, fin connaisseur du poète florentin, suggère l’affinité profonde entre la figure d’Ulysse dans l’Enfer et le destin d’un autre capitaine malheureux : Achab, le protagoniste de Moby Dick de Herman Melville, court, à l’instar de son illustre devancier, à sa perte en prouvant son courage pour une quête à laquelle il ne sait renoncer. Il existe pareillement des exemples de voyages sans retour de peuples tout entiers. C’est le cas du récit biblique de l’Exode, voué à la narration d’une expérience collective d’émancipation de la servitude, de prise de conscience du peuple hébreux de son élection aux yeux de l’Éternel [18]. C’est l’exemple aussi de l’Énéide de Virgile, poème épique qui narre les gestes d’un héros, Énée, et d’un peuple, les rescapés de la chute de Troie, qui atteindront eux aussi une terre d’élection, le Latium. Gagné au prix de multiples combats contre les populations autochtones, ce lieu verra l’épanouissement d’une lignée qui conduira à Romulus et Remus et donc à la fondation de Rome.

14 Mais si l’on fait abstraction de ce que l’on peut considérer des prises de conscience collectives de destinées exceptionnelles, fondées sur des promesses et intercessions divines, les récits qui ont fixé dans notre imaginaire l’acquisition de la sagesse renvoient aux voyages individuels avec retour. Prenons pour exemple deux grandes épopées. Tout le poème de Gilgamesh insiste sur le fait que la sagesse de ce héros est le fruit d’un voyage – avec une descente aux Enfers que l’on retrouvera par la suite dans de nombreux poèmes épiques. Ce qu’il apprend, c’est le sens de sa condition humaine et de sa finitude, la douloureuse et nécessaire séparation d’avec son alter ego (Enkidu) et le deuil de la disparition d’un être chéri, la vanité de la gloire humaine et la nécessité de jeter son dévolu au culte des dieux. Dès ses premiers vers, ce poème lie consubstantiellement la sagesse à l’éloignement et l’apprentissage au retour. Quant à l’Odyssée d’Homère, Peter Coulmas fait de la figure d’Ulysse un cosmopolite d’avant la lettre ; ce héros qui « tant erra, […] qui visita les villes et connut les mœurs de tant d’hommes » [19], « explore, découvre et étudie le monde de son époque » [20]. C’est en rentrant chez lui, dans sa maison, que son apprentissage se termine et que s’achève ainsi le récit de ses péripéties.

Après le Grand Tour : trois matrices du voyage de formation

15 L’une des questions consiste à voir si les séjours Erasmus sont une forme d’éducation de l’honnête homme (femme) du XXIe siècle. On sait que les voyages sont depuis au moins la fin du XVIIIe siècle l’un des moyens privilégiés de parfaire l’éducation des jeunes des classes dominantes ? ce qu’on appelait dans les pays anglo-saxons le Grand Tour. Avant la prise de fonction de l’âge adulte, le jeune, le plus souvent accompagné de son tuteur, se devait de connaître des pays comme l’Italie et la Grèce ou, vers la seconde moitié du XIXe siècle, le Proche-Orient. Le voyage apparaît comme le « fondement de la construction d’une identité de circulation s’exprimant de façon particulièrement riche dans le cosmopolitisme » [21]. On estime, depuis, que le voyage juvénile forge la personne, qu’il lui permet d’accéder à une culture commune, une culture d’une classe d’âge particulière, par exemple [22].

16 Sur le plan des témoignages littéraires, le roman de chevalerie, déjà, raconte comment un protagoniste prouve à lui-même et au monde ses qualités héroïques. Dans un sens large, les péripéties d’un individu dans son effort pour connaître le monde et les leçons qu’il en tire sont narrées au travers de ses déplacements. À ce titre, Don Quichotte pourrait être classé dans les romans de formation. Mais l’âge, tout comme l’exploration de la conscience du protagoniste, restent secondaires dans le roman de Cervantès. Toutefois, Franco Moretti [23] et John Neubauer [24], historiens de la littérature, ont tous deux insisté sur le rôle fondamental qu’a joué le roman, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, dans la construction des âges de la vie, de l’adolescence et la jeunesse. Si, avant cette période, les jeunes sont les laissés-pour-compte de la littérature romanesque, cette entrée tardive est compensée par la place centrale qu’ils occupent dans le roman de formation. Vers la fin du XIXe siècle, quand ce genre entre en crise, les jeunes sont remplacés par les adolescents, nouveaux protagonistes des œuvres de fiction. Après les écrits de Jean-Jacques Rousseau, le roman de formation, ou Bildungsroman, dont l’apogée se situe entre Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe (1795-1796) et l’Éducation sentimentale de Flaubert (1869), invente la figure littéraire du jeune homme voyageur. C’est à partir donc de cette période qu’il faudra retrouver certains traits des voyages fictionnels, que j’appelle matrices [25], qui hantent encore notre imaginaire, et que l’on retrouve dans les séjours Erasmus contemporains.

Expérience du monde et découverte de sa propre place

Le cercle enchanté du Bildungsroman : la conciliation entre l’individu et le monde

17 Le Bildungsroman véhicule un nouveau paradigme, en considérant la jeunesse comme la partie la plus marquante de l’existence et comme l’emblème de la modernité. Si on considère le roman comme une forme symbolique qui doit résoudre les questions que pose la réalité, l’avènement de la modernité offrait aux écrivains de grands éléments de réflexion et de narration. S’il y a un trait de la modernité qui fascine et intrigue, c’est sans doute son devenir perpétuel qui la différencie résolument de la tradition – tout du moins d’après les observateurs au tournant du XVIIIe siècle. Ce caractère dynamique de la modernité se reflète dans la socialisation du héros romanesque : les mobilités juvéniles sont la métaphore de la quête de soi, l’apprentissage de Wilhelm Meister (1797) n’est plus un chemin lent et prévisible reproduisant le statut du père, mais une exploration incertaine de l’espace social. « Le moment inaugural de bien des romans est la décision, prise par le personnage principal, de se mettre en mouvement, parfois contre lui-même » [26]. Cette exploration deviendra dans les romans successifs une errance et prendra la forme du vagabondage, du voyage, de l’aventure, de la bohème voire de l’égarement [27]. La mobilité géographique va de pair ici avec l’exploration de l’intériorité, elle renvoie à une quête insatisfaisante et inquiète. Bref, parmi toutes les caractéristiques de la jeunesse observables à l’aube du XIXe siècle, les écrivains de l’époque sélectionnent la mobilité géographique et l’intériorité. « Être moderne c’est partir, c’est pouvoir s’arracher de l’ici » [28]. Au niveau symbolique, le roman de formation arrime ces traits à la jeunesse. Ce faisant, il offre au lecteur un puissant modèle de résolution de l’un des dilemmes de la modernité, à savoir le conflit entre l’idéal d’autodétermination et les contraintes institutionnelles, en présentant ces deux réalités comme complémentaires. Une fois achevée sa période de formation, le héros concilie ses exigences et celles de la société, le processus de socialisation menant à la découverte d’un lien entre la vie intérieure et les institutions sociales. La jeunesse se parachève dans ces romans par un processus de maturation et d’apprentissage, par un passage à l’âge adulte qui inscrit l’individu dans une totalité sociale. Le jeune fait son entrée dans la société, en se heurtant à la réalité qui l’entoure et en passant par de multiples expériences. Ce n’est pas un hasard, note Franco Moretti [29], si certaines jeunesses du Bildungsroman se terminent par un mariage, par un pacte nouveau entre l’individu et le monde. Le bonheur final présumé est l’indicateur le plus sensible de l’achèvement de la socialisation. Ce bonheur est d’autant mieux ressenti que cette conciliation requiert un acquiescement de la part du protagoniste ; ce dernier doit être passé par des expériences juvéniles tumultueuses avant de conclure qu’elles seront nécessairement abandonnées pour devenir un adulte [30]. Ces romans sont, en quelque sorte, l’épopée de la conscience qui apprend combien problématiques sont ses pouvoirs sur le monde.

Une quête dans un monde plus incertain

18 Cette conciliation romanesque de la vie intérieure avec les contraintes sociales, par l’abandon des idéaux de jeunesse, lors de la prise des responsabilités de l’âge adulte, n’existe plus dans l’imaginaire du voyage juvénile du XXe siècle. Tout d’abord, la littérature fin-de-siècle avait déjà mis en évidence les difficultés de grandir. Avec l’épuisement du Bildungsroman, les écrivains se tournent vers l’adolescence. Les différences entre les héros du roman de formation comme Wilhelm Meister [31], Werther [32], Julien Sorel [33], Lucien de Rubempré [34] ou Eugène de Rastignac [35], et les héros du roman de fin-de-siècle comme Törless [36], Stephen Dedalus [37] ou Tonio Kröger [38], ne sont pas seulement de nature chronologique (les premiers étant plus âgés que les seconds), mais plutôt et surtout d’ordre symbolique. Tout en affrontant le monde, les premiers parviennent à une forme d’intégration que les seconds ne connaissent nullement. La société devient en quelque sorte indifférente, voire hostile à la maturation de l’adolescent. La littérature de la fin du XIXe siècle fourmille de figures d’étudiants en conflit permanent avec l’école et les maîtres, parce que les adultes n’ont plus rien à apprendre aux jeunes. Aussi, à partir de la fin du XIXe siècle, les écrivains s’évertuent à analyser les désarrois de l’âme de l’adolescent mais abordent aussi, en héritage de Dostoïevski [39] et de Nietzsche, les thèmes de la perte de l’identité et de la scission du moi. Le rapport du narrateur au personnage-adolescent est empreint d’ironie subtile et de détachement, parfois de compassion et de participation. La recherche de l’identité personnelle passe par les nombreuses hésitations des protagonistes. Tonio Kröger et Stephen Dedalus parviennent seulement à la fin des romans à vaincre leur confusion initiale ; ils acquièrent la capacité de parler d’eux-mêmes. L’adolescence devient peu à peu une période où l’individu vit une sexualité réprimée ou immature. Le personnage aboutit à sa propre individualité après une quête douloureuse. Il est socialisé de façon permanente par les groupes de pairs et l’école, qui le séparent de la société des adultes, et il est présent dans des espaces propres comme la chambre individuelle. Pour la première fois dans ces romans, est décrite la vie d’un ami à travers les yeux d’un adolescent. C’est le cas de François Seurel qui raconte, dans Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913), la vie d’Augustin, son ami de toujours, ses fugues, ses retours, ses exploits parfois accompagnés de remords.

19 Il faudra attendre On the road de Jack Kerouac (1957), pour les romans, ou Easy Rider de Dennis Hopper (1969) pour les films, pour que l’épopée du voyage juvénile prenne un sens plus contemporain. Le voyage ne renvoie plus à une exigence de formation du jeune homme en vue de sa préparation à un avenir bourgeois (pendant cette courte parenthèse qu’on appelait la jeunesse dorée). À y voir de près, nous sommes tout d’abord confrontés à une exploration incertaine, agitée voire inquiète de sa propre vocation dans un monde dans lequel les places ne sont plus connues d’avance. Ce sont des pérégrinations qui ne peuvent nullement être orientées vers l’acquisition d’une future sagesse. Depuis, ont proliféré les romans qui décrivent des voyages de jeunes à la recherche d’eux-mêmes dans ce vaste continent qu’est l’Amérique. On apprend sur soi et sur la société en observant, rencontrant et partageant. L’expression de la subjectivité passe par l’expérience personnelle de mondes éloignés de soi dans la fuite sur la route. Il s’agit d’assouvir par la fugue un besoin irrépressible d’abandonner la sphère domestique, tout ce qui est familier, pour aller de l’avant, prendre le chemin. Évidemment, entre les deux époques que nous avons prises en considération, le XIXe et le XXe siècle, un élément a émergé qui radicalise la différence : la jeunesse comme un nouvel âge de la vie. D’ailleurs, le livre et le film cités sont emblématiques de mouvements culturels s’opposant à la société des adultes ; ces deux productions ont en quelque sorte accompagné l’émergence de la beat generation d’abord et de la contre-culture ensuite.

Hospitalité, hostilité

Fraternité et enchantements

20 Il existe une deuxième matrice au cœur de l’imaginaire littéraire des fictions de voyages et que nous retrouvons dans nos entretiens : la rencontre avec les autres. C’est ce frottement avec l’altérité qui est par exemple présent dans l’un des plus beaux romans de voyages de la seconde moitié du XXe siècle : L’usage du monde de Nicolas Bouvier (1963). Ce livre raconte la première partie d’un voyage accompli par un jeune homme de 24 ans de la Croatie jusqu’en Extrême-Orient. Tout au long du récit, on est captivé par le penchant du narrateur à se lier d’amitié, aussi éphémère soit-elle, avec des compagnons de route ou avec les habitants des lieux visités. Et on y retrouve cette attitude à s’étonner de la différence, dans ses moindres détails, sans pour autant sombrer dans l’exotisme ou dans l’assignation à l’altérité ; on y retrouve encore cette disponibilité à recevoir avec gratitude des gens rencontrés, à donner de son temps sans compter et à savourer sans retenue l’expérience du partage lors de discussions, de repas, de dégustation de boissons, d’écoute de musique et autres occasions de fête. Bref, l’autre se rencontre forcément ailleurs, et l’on voyage pour croiser des personnes appartenant à des cercles de sociabilité éloignés du sien. Les rencontres sont nécessaires pour mieux être, pour atteindre une plénitude impossible chez soi.

Bienveillance, malveillance

21 Dans Easy Rider, le contact avec Autrui n’est pas toujours positif. À la différence de On the Road, roman scandé par une longue série de retrouvailles et d’adieux entre des amis new-yorkais lors de leurs périples en Amérique, Easy Rider se nourrit de rencontres fortuites avec des compagnons de routes ponctuels, mais aussi de grands moments d’accueil au sein de familles ou de communautés. Une profonde sympathie se dégage chez les protagonistes du film, en particulier chez Captain America, pour le fermier qui a renoncé à ses velléités de jeunesses de s’installer sur la côte californienne et qui les invite avec sa famille à partager son repas, le temps d’une halte. De même, l’accueil généreux et désintéressé des deux voyageurs par une communauté hippie marque l’un des moments forts du film. Pourtant, on aurait sans doute tort de croire que cette fiction tisse l’éloge de l’hospitalité américaine : cette dernière est souvent offerte par des figures marginales ou par des communautés alternatives, alors que la population de l’Amérique profonde se montre tout au long du film hostile à l’égard des deux voyageurs. Le rejet du passant aux comportements non conformes aux usages locaux – le déplacement à moto, les cheveux longs, l’usage de drogues – aboutit à l’emprisonnement et, après d’autres aventures, à la mise à mort des deux voyageurs. Dans les deux occasions, les raisons sont aussi bien futiles qu’absurdes. Il a été dit que ce film met en scène une Amérique qui a perdu son innocence [40], ceux qu’on rencontre sur son chemin peuvent se révéler malveillants.

22 Mais c’est sans doute avec le film Thelma et Louise que le voyage se charge davantage d’éléments négatifs, que toute rencontre avec les autres devient un échec. À l’origine de la fuite des deux héroïnes, il y a la tentative de viol perpétrée par un individu rencontré dans un bar. Le meurtre de ce dernier par Thelma pour protéger son amie devient le moteur du récit. Recherchées par la police, les deux amies – qui ne veulent pas se rendre, craignant un châtiment injuste, la chaise électrique – parcourent l’Amérique pour se réfugier au Mexique. À cause encore une fois de la confiance trahie par un autre voyageur, qui leur dérobe l’argent nécessaire pour s’installer une fois franchie la frontière, Thelma et Louise, n’ayant plus d’issue, choisissent le suicide. Comme dans le film précédent, l’hostilité des autres conduit les personnages à faire preuve d’une grande fraternité. Si les deux héroïnes se suicident ensemble pour échapper à une horde de policiers à leurs trousses, Captain America revient chercher son ami foudroyé et est abattu à son tour. La route ne conduit pas forcément à la plénitude, comme c’était le cas dans le roman de Nicolas Bouvier, elle peut mettre le jeune voyageur en péril. Ce dernier pourra en effet être obligé d’emprunter des chemins dont il ne pourra plus revenir. En le contraignant à découvrir des côtés obscurs de sa personnalité, la route devient la métaphore d’une bifurcation dans la trajectoire biographique.

Un ailleurs plus authentique

23 Dans le voyage juvénile, enfin, il est question d’abandon des lieux familiers, d’attrait irrésistible pour d’autres mondes censés permettre à l’individu de devenir lui-même. Un premier roman qui met en scène une tentative de fuite est l’Attrappe-cœur (1951) de Jerome David Salinger. Il y est raconté le week-end passé à New York par le héros, l’adolescent Holden Caulfield, qui devrait précéder sa fuite vers l’Ouest. Ce n’est que sur l’insistance de sa petite sœur, seule personne pour qui Holden éprouve de l’affection, qu’il se résout à rester. Son projet de voyage échoue donc. Mais déjà les traits du personnage, inquiet, mal à l’aise, font présager d’un voyage qui s’apparente plutôt à la recherche d’une rédemption. C’est le portrait d’un adolescent rebelle, un esprit confus, en quête d’une vérité et d’une innocence qu’il espère trouver en dehors du monde artificiel des adultes. La fuite d’une réalité jugée oppressante, le départ à la rencontre de réalités plus authentiques finissent par s’imposer dans les œuvres de fiction. Le renversement du rêve américain de réussite individuelle, déjà présent dans On the Road et Easy Rider, trouve ici sa pleine justification. En découvrant le vide qui entoure leurs vies, la seule issue entrevue par les personnages est bien encore une fois la fuite. Un roman et une biographie romanesque en sont témoins.

24 Dans le premier, Americana, de Don DeLillo, le protagoniste, le très avenant et brillant David Bell, découvre encore jeune la vanité de son succès professionnel (il est cadre supérieur sur une grande chaîne de télévision), incapable de combler le vide de sa vie. Il décide alors d’entreprendre un voyage au cœur de l’Amérique, à bord d’un vieux camper, accompagné de trois personnages extravagants. Sa caméra toujours à ses côtés, son reportage voudrait restituer tout ce que la télévision délaisse, en s’intéressant donc à des tranches de vie de personnages ordinaires, les habitants de ces petites et moyennes villes américaines. Il y a quelque chose de Nashville de Robert Altman dans ce film, ainsi que des contes minimalistes de Raymond Carver.

25 Avec la biographie de Christopher McCandless (Into the wild), écrite par Jon Krakauer en 1996, et mise en scène par Sean Penn en 2007 dans sa version cinématographique, cet attrait pour une vie plus authentique est encore plus marqué. Comme son aîné David Bell, Christopher (qui se fait appeler Alexander Supertramp) appartient à l’univers des classes moyennes américaines, poursuit d’excellentes études et est promis à un brillant avenir. Pourtant, de façon encore plus radicale que David, il décide de donner à sa vie une tout autre direction : après avoir obtenu son diplôme universitaire, il quitte le domicile parental sans prévenir, envoie toutes ses économies à une ONG. Son choix le conduit au dénuement, à une vie indigente, vécue avec sérénité, en pleine liberté heureuse, selon des modalités qui rappellent le mythe américain du Hobo[41]. Le danger cette fois-ci ne vient pas des autres, mais de soi-même, Christopher finissant par mourir d’inanition en plein hiver dans un bus abandonné dans les forêts du Grand Nord. L’interprétation du sens du voyage de ce jeune homme varie en fonction du fait que l’on croie qu’il souhaitait revenir ? et on imagine alors que c’était une forme ponctuelle d’apprentissage extrême, de dépouillement de soi, de purification d’une civilisation matérialiste ? ou que l’on pense plutôt que cette éventualité n’était pas prévue ? du coup, cette forme de catharsis deviendrait plutôt une poursuite impossible d’un idéal, un suicide. Les documents à disposition des biographes ne permettent pas de trancher pour l’une ou l’autre des alternatives. On peut néanmoins se faire une idée de ce que ce jeune homme pensait aux derniers moments de sa vie, en songeant au fait que la dernière page de son journal, retrouvée à côté de son cadavre, disait : « Happiness only real when shared » (« Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé »).

Conclusion

26 À la demande : « – à quoi rêvent ces jeunes qui se déplacent en Europe pour faire des études ? », on peut répondre en rappelant que le socle de l’imaginaire de la circulation des jeunes en Europe reprend les grands legs de l’imaginaire du voyage, en les adaptant à des aspirations plus actuelles. Il existe ainsi une mythologie propre à Erasmus, créée en vingt ans d’existence. Le legs premier du voyage est le sentiment d’incomplétude sur place et la nécessité d’aller ailleurs, pour vivre autre chose, pour élargir le champ des possibles. Dans les témoignages des étudiants, se côtoient l’attrait pour l’ailleurs et l’assimilation de cette mobilité à un voyage constellé de rencontres, l’immersion fortement souhaitée dans une culture locale, le surgissement de questionnements sur soi-même, l’enthousiasme à l’égard du cadre international et européen : de fait, les étudiants européens voudraient, par le biais d’Erasmus, se sentir pleinement acteurs du monde contemporain, à l’aise dans un milieu international. Mais on note aussi que par la force de l’imaginaire du voyage, le cosmopolitisme des jeunes Européens se charge d’une coloration utopique : ce n’est jamais chez soi, sur place, que la promesse se réalise, mais ailleurs dans un autre espace, qui laisse à chacun la possibilité de se trouver ou de s’accomplir.

27 Toutefois, au regard des matériaux étudiés dans cet article, il convient d’ajouter que les projections imaginaires, en particulier dans leurs formes cinématographiques, dévoilent un versant plus obscur de l’idée de « départ ».


Date de mise en ligne : 24/02/2011

https://doi.org/10.3917/tele.038.0057

Notes

  • [1]
    Cet article renvoie à un ouvrage à paraître : V. Cicchelli, La jeunesse cosmopolite.
  • [2]
    J’ai retenu 87 jeunes Européens ayant réalisé leur séjour Erasmus à Paris et 83 Parisiens revenus de différents pays européens.
  • [3]
    Expression empruntée à M. Breviglieri, « L’arc expérientiel de l’adolescence : esquive, combine, embrouille, carapace et étincelle », Éducation et Société, 1 (19), 2007, p. 99-113.
  • [4]
    Z. Baumann, « The Making and Unmaking of Strangers », in Postmodernity and its Discontents, New York, New York University Press, 1997 ; M. Nussbaum, « Patriotism and Cosmopolitanism », The Boston Review, 1994 ; U. Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2006.
  • [5]
    A. Benveniste, « Salonique, ville cosmopolite au tournant du XIXe siècle », Cahiers de l’Urmis, n° 8, décembre 2002 ; R. Escalier, « Le cosmopolitisme méditerranéen : réflexions et interrogations », Cahiers de la Méditerranée, vol. 67, 2003.
  • [6]
    V. Cicchelli, « Connaître les autres pour mieux se connaître : les séjours Erasmus, une Bildung contemporaine », in Mobilités académiques, F. Dervin, M. Byram (éd.), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 101-124.
  • [7]
    E. Murphy-Lejeune, L’étudiant européen voyageur : un nouvel étranger, Paris, Didier, 2003.
  • [8]
    V. Cotesta, Lo straniero. Pluralismo culturale e immagini dell’Altro nella società globale, Rome – Bari, GLF editori Laterza, 2002.
  • [9]
    M. Stock, « Il mondo è mobile », in L’invention du monde. Une géographie de la mondialisation, J. Lévy (dir.), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2008, p. 133-159.
  • [10]
    G. Cogez, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, Seuil, 2004, p. 208.
  • [11]
    C. Finzi, Ai confini del mondo, Rome, Newton Compton Editori, 1979 ; J. Verdon, Voyager au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2003 ; D. Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
  • [12]
    D. Roche, « Voyages, mobilités, lumières », Circulation et cosmopolitisme en Europe, vol. 123 / 1, 2002, p. 17-35, et Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
  • [13]
    Le Chevalier de Jaucourt, « Voyage », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. XVII, 1765.
  • [14]
    D. Roche, Humeurs vagabondes…, p. 29.
  • [15]
    R. Calasso, La follia che viene dalle Ninfe, Milan, Adelfi, 2005, p. 89.
  • [16]
    Pourtant, nombreux sont les témoignages du dépassement de cette limite par les Phéniciens, les Grecs, les Romains. Pour une histoire de voyages aux confins du monde antique, voir C. Finzi, Ai confini del mondo.
  • [17]
    J.L. Borges, Neuf essais sur Dante, Paris, Gallimard, 1987.
  • [18]
    M. Walzer, De l’exode à la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1986.
  • [19]
    Odyssée, I, 3.
  • [20]
    P. Coulmas, Citoyens du monde. Une histoire du cosmopolitisme, Paris, Abin Michel, 1995, p. 31.
  • [21]
    D. Roche, « Voyages, mobilités, lumières », p. 19.
  • [22]
    Sur la place des voyages dans la formation des élites, voir A.-C. Wagner, « La place du voyage dans la formation des élites », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 170, 2007, p. 58-65.
  • [23]
    F. Moretti, The way of the World : The Bildungsroman in Europe Culture, Londres, Verso, 1986.
  • [24]
    J. Neubauer, The Fin-de-Siècle Culture of Adolescence, New Haven, Yale University Press, 1992.
  • [25]
    Anne Barrère et Danilo Martuccelli (« La modernité et l’imaginaire de la mobilité : l’inflexion contemporaine », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXVIII, 2005, p. 55-69) utilisent l’expression « constellation imaginaire ». Quant à la question qui sous-tend cette analyse, elle peut être formulée à partir des mots glanés dans un ouvrage récent de ces deux auteurs qui explore de manière magistrale le roman français contemporain afin d’y puiser des thèmes pouvant nourrir l’imagination sociologique : « comment faire du roman, de cette matière fictionnelle hautement manufacturée, une véritable matière première ? » (Le roman comme laboratoire. De la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 9).
  • [26]
    A. Barrère, D. Martuccelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité… », p. 61.
  • [27]
    F. Moretti, Atlas du roman européen : 1800-1900, Paris, Seuil, 2000.
  • [28]
    A. Barrère, D. Martuccelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité… », p. 60.
  • [29]
    F. Moretti, The way of the World…
  • [30]
    V. Cicchelli, « Les adolescents au crible de la littérature romanesque et des savoirs scientifiques. Aux États-Unis et en France, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle », Informations sociales, n° 119, 2004, p. 40-51.
  • [31]
    J.W. Von Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, 1795-1796.
  • [32]
    J.W. Von Goethe, Les souffrances du jeune Werther, 1774, remanié en 1787.
  • [33]
    Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830.
  • [34]
    Personnage balzacien apparaissant principalement dans Splendeurs et misères des courtisanes et Illusions perdues.
  • [35]
    Personnage balzacien dont les aventures débutent dans le Père Goriot et qui revient dans de nombreux romans de la Comédie humaine.
  • [36]
    R. Musil, Les désarrois de l’élève Törless, 1906.
  • [37]
    J. Joyce, A portrait of the Artist as a Young Man, 1916.
  • [38]
    T. Mann, Tonio Kröger, 1903.
  • [39]
    F. Dostoïevski, L’adolescent, 1874.
  • [40]
    G. Frasca, Dennis Hopper. Easy Rider, Turin, Lindau, 2000.
  • [41]
    N. Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.

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