Notes
-
[1]
The Observer, 25 novembre 2008 ; Courrier international, no 944, semaine du 4 décembre 2008 ; New York Times, 2 mars 2009.
-
[2]
Pour le premier trimestre 2009, la part d’audience des 11-25 ans dépasse les 33 %.
-
[3]
S. Chalvon-Demersay, « La confusion des conditions. Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, no 95, vol. 17, 1999, p. 235-283.
-
[4]
Les hebdomadaires qui présentent les programmes télévisés reflètent la diversité des classements possibles en l’identifiant comme « série française », « feuilleton réaliste », « feuilleton français ». Nous utiliserons ici indifféremment « série » ou « feuilleton » pour désigner ce programme.
-
[5]
L’ensemble des quatre premières saisons, diffusées du 30 août 2004 jusqu’au 31 août 2009, a été pris en compte pour cette étude, ainsi que les résumés mis en ligne par la chaîne elle-même sur France3.fr, sur le portail Plus belle la vie, catégorie « les épisodes ».
-
[6]
Cf. V. Le Goaziou, « Les jeunes et les écrans », Réseaux, no 92-93, vol. 17, 1999, p. 302-310.
-
[7]
Cf. Les jeunes et les médias, les raisons du succès, L. Corroy (dir.), Paris, Vuibert, 2008.
-
[8]
F. Jost, « Les enfants de la télé-réalité », Réseaux, no 147, 2008 / 1, p. 222-224.
-
[9]
Cf. « Vraiment si belle la vie ? », Le monde diplomatique, décembre 2008.
-
[10]
Épisode diffusé le 21 février 2008.
-
[11]
D. Pasquier, La culture des sentiments : l’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 1999, p. 102-129.
-
[12]
T. Liebes, E. Katz, « Six interprétations de la série Dallas », Hermès, no 11-12, 1993, p. 126.
-
[13]
« Notre Beur n’est pas épicier mais avocat. Notre Noir est cadre supérieur » déclare le président de la maison de production Telfrance, C. Marguerie dans The Observer, 25 novembre 2008.
-
[14]
« Nous ne faisons pas la morale, nous ne jugeons pas, mais la série aide les gens à comprendre d’autres points de vue » affirme Thierry Sorel, directeur adjoint de l’unité fiction de France 3 dans le Courrier international, no 944, semaine du 4 décembre 2008.
-
[15]
Certains topics offrent ponctuellement des confessions où les internautes avouent taire leur goût pour Plus belle la vie.
1 Qu’ont salué The Observer, journal britannique, le Courrier international et le New York Times [1] ? Ils ont tout trois fait écho à un succès télévisuel français, le feuilleton intitulé Plus belle la vie. De toutes les réussites populaires du paysage audiovisuel français ces dernières années, c’était sans doute la moins attendue. Les débuts fin août 2004 étaient peu prometteurs. Au bout de quelques mois, une progression s’est pourtant amorcée, continue et sensible. Au mois de novembre 2008, France 3 signalait de nouveaux records d’audience. Le feuilleton, diffusé à 20 h 20 (puis à 20 h 10 depuis la suppression de la publicité sur France Télévision après 20 heures) sur cette chaîne du lundi au vendredi, avait dépassé à plusieurs reprises les six millions de téléspectateurs. L’information prouvait, s’il en était besoin, le succès installé de Plus belle la vie, à une heure et sur une chaîne pourtant fortement concurrencées, avec en moyenne plus de 23 % de parts de marché [2]. Ce renouveau d’un genre qui était estimé éteint en France pose la question certes de sa filiation aux séries fleuve mondiales, de son contenu effectif, des codes et des indices culturels hexagonaux dans lesquels s’« invente » la série, mais aussi de sa réception par les publics particulièrement concernés [3] qui livrent leurs impressions dans les forums.
2 L’étude du fonctionnement de Plus belle la vie, en interrogeant notamment la caractérisation de son genre, du récit, des personnages et des lieux mis en scène, permet de mieux appréhender la dialectique qui s’établit désormais entre la série et son public – en particulier les adolescents – dont une partie n’est plus simplement en position de spectateur, mais d’acteur au sein des forums et des blogs consacrés à la série, ainsi que les visées éducatives qu’elle sous-tend.
Genre, récit et logique de programmation
3 Au sens le plus large, cette œuvre de fiction télévisuelle appartient au monde des séries. Mais, se déclinant en épisodes dont les intrigues avancent de manière progressive, des éléments récurrents – en l’occurrence certains personnages et le lieu, le bar le Mistral – apposent des marques distinctives pour le téléspectateur. Plus belle la vie s’apparente donc à la logique du feuilleton télévisé, car elle se regarde en respectant l’ordre chronologique de diffusion, le récit progressant au fur et à mesure [4].
4 La structure narrative de chaque épisode est très stable depuis l’introduction fin décembre 2004 d’une violence plus nette, introduite pour relancer des audiences en berne. La très grande majorité des épisodes montre l’intrication de trois intrigues qui se déroulent parallèlement mais n’ont pas la même intensité ni la même fonction [5]. Un récit court, qui se noue et se dénoue au cours de l’épisode, soulage la tension de l’intrigue « principale ». Cette construction sur le mode tragique, manichéen, au long cours sur une quarantaine d’épisodes, contient des éléments de suspense, de drame, se rapprochant des séries policières : il y a un, voire plusieurs meurtres, une enquête, un dénouement avec révélation du coupable. Le troisième récit mixe les genres des deux autres, comprenant des éléments comiques et tragiques. Il peut se développer sur plusieurs épisodes.
5 Trois intrigues sont donc mises en scène se servant mutuellement de respiration, et permettant au feuilleton d’osciller entre le rire et une certaine tension :
- La première emprunte au genre de la tragédie et du roman policier ; le récit se déroule sur une période moyenne de deux mois et trouve son point de départ dans une rupture dans l’ordre normal des choses ; il met en œuvre une structure double : celle de l’enquête (il faut reconstruire une histoire) et celle, à progression plus linéaire, des actions et des témoignages.
- La seconde recourt aux ressorts de la tragicomédie ou de la comédie dramatique ; elle se déroule sur une quinzaine de jours, s’inscrit dans le quotidien des personnages et met en relief les accidents de la vie ; le récit progresse de façon linéaire avec rappel des épisodes antérieurs.
- Le troisième type d’intrigue relève de la comédie, du sitcom ; le récit commente le déroulement banal de l’existence, et ne dépasse pas la durée de l’épisode.
7 La diffusion quotidienne sert de repère temporel qui scande la journée, ce que les téléspectateurs sont susceptibles d’apprécier. Ces repères calment et rythment une vie par ailleurs assez stressante, sous pression. Les programmes divertissants de début de soirée offrent une sorte de « lâcher prise » qui permet d’évacuer les tensions, en regardant avec une attention flottante qui n’exclut pas des activités annexes (dîner, discuter, s’allonger sur le canapé, etc.) [6].
8 Les invraisemblances des rebondissements narratifs sont « équilibrées » par des incises qui se réfèrent explicitement à la vie réelle. Afin de renforcer la quotidienneté du feuilleton et la proximité avec l’actualité des téléspectateurs, ces incises mettent en scène ce que nous qualifierons d’« agenda culturel national », la culture étant prise ici au sens large, incluant les us et coutumes majoritaires. Les personnages se conforment au calendrier des pratiques socioculturelles hexagonales : le 25 décembre ils fêtent Noël ; le jour des élections les conversations évoquent les élections et la nécessité d’aller voter ; les adolescents comme leurs parents attendent avec impatience les résultats du baccalauréat le jour où, dans la réalité, beaucoup de jeunes lycéens sont eux aussi fébriles, espérant faire partie des reçus... Les indices culturels hexagonaux, comme le goût pour l’apéritif ou du petit café pris au comptoir du bistro, l’envie festive d’organiser de bons repas pour discuter et apprendre à se connaître flattent et confortent le téléspectateur en le renvoyant à des repères socioculturels qu’il maîtrise bien.
9 Le récit dramatique, volontiers rocambolesque, est contrebalancé par des repères temporels calés sur la réalité, des incursions dans la vie réelle. Des références expressément politiques se manifestent. Les protagonistes, même s’ils ne se déclarent pas pour tel ou tel candidat de la vie réelle, donnent suffisamment d’indications pour que le téléspectateur puisse assimiler leurs discours avec celui de personnalités politiques de premier plan.
10 Au fur et à mesure des épisodes, les références à la vie réelle se sont multipliées, de plus en plus “à chaud” par rapport à l’actualité. Ces clins d’œil au monde réel servent à inscrire Plus belle la vie dans notre vie quotidienne et à atténuer la différence entre monde réel et fictionnel. Élément rassurant de notre routine télévisuelle, la série entend présenter la vie d’un quartier de Marseille, tout en parlant de notre monde. L’effet d’ancrage quotidien est donc renforcé à trois niveaux :
- celui diégétique du feuilleton,
- celui présenté de manière journalière par sa programmation télévisée,
- celui accompagné de références explicites au monde réel.
12 Si le feuilleton mise donc sur la porosité de la frontière entre fiction et réalité, les principales chaînes concurrentes hertziennes, TF1 et France 2, bien conscientes de la désertion possible d’une partie des téléspectateurs au profit de France 3, cherchent à limiter l’érosion de leur public. Le journal télévisé de France 2 a ainsi instauré avec quelque succès à 20 h 10 l’énonciation des principaux titres à venir au sein du journal.
13 Pour autant, l’audience a progressé avec l’intrication aux intrigues banales d’intrigues à suspense. Il faut sans doute considérer l’heure de diffusion, en concurrence frontale avec celle des journaux télévisés, anxiogènes, reflet de la violence du monde. Apparent paradoxe : les téléspectateurs quittent le JT et ses nouvelles alarmantes pour regarder des meurtres. Apparent seulement, car la fiction offre un espace de jeu, elle fait « comme si ». Les téléspectateurs font semblant d’y croire mais ils sont doublement ménagés par Plus belle la vie, d’une part parce que la violence est maintenue dans des normes acceptables pour la tranche horaire, d’autre part parce que les « méchants » finissent par être rattrapés par leur mauvaise conduite. Ils perdent les êtres chers qu’ils ont trahis, font l’objet de poursuites pénales, sont parfois aussi victimes de la violence qu’ils ont initiée. Enfin, les caractères sont suffisamment stéréotypés et les intrigues simples – voire quelquefois simplistes – pour que le téléspectateur aie la satisfaction de faire preuve de compétence « spectatorielle » en découvrant bien avant le dénouement l’identité du criminel.
14 Les inspecteurs tâtonnent puis sont aiguillés vers la vérité ou sont convaincus par d’autres personnages qui trouvent la solution avant eux. Bien connaître les amis ou les membres de leur famille sert en effet à les convaincre de leur “impossibilité morale” à accomplir des forfaits. A contrario, repérer une conduite qu’ils jugent immorale peut les mettre sur la voie de la vérité. Seuls les caractères pervertis ont recours à des aventures sexuelles exemptes d’investissement sentimental dans la série. Et c’est cette particularité qui indique parfois qu’ils sont capables d’exactions, mettant en lumière leur absence générale de scrupules.
Communication itérative, interrogations sentimentales
15 Peu d’actions ont lieu au cours d’un épisode. Les héros parlent énormément et chaque action est commentée plusieurs fois. Cela permet aux personnages de réagir en cohérence avec les grands traits de caractère dont ils sont dotés dès leur apparition dans Plus belle la vie. Le statut du témoignage est prépondérant : dès qu’une action se produit ou qu’un personnage fait part de ses états d’âme, plusieurs membres du groupe se livrent à des commentaires. Le téléspectateur assiste donc une première fois à l’événement ou l’expression d’une préoccupation qui est ensuite reprise par d’autres qui le répètent en livrant leur interprétation, leur appréciation de la situation.
16 La répétition a lieu au cours de l’épisode et peut être encore commentée dans l’épisode suivant, dans des lieux différents, supports d’une parole plurielle. Tous ces lieux peuvent servir à parler d’un même sujet, mais les personnages n’en parleront pas de la même façon. Ces variations de décors permettent une narration itérative et des infléchissements dans les prises de position des héros.
17 Si cette construction peut paraître surprenante, elle rencontre pourtant un écho positif, “parlant” en particulier aux plus jeunes. Les adolescents, vivant eux-mêmes une période d’oralité forte, avides de dialoguer, de converser, de s’exprimer, utilisent tous les moyens médiatiques à leur disposition. L’exposition de soi par les blogs mais surtout l’emploi du téléphone, des SMS, du dialogue en temps réel avec leur réseau amical sur MSN ou Facebook ainsi que le temps passé à chatter sur les forums construisent un espace conversationnel particulièrement important [7].
18 Ce goût de la glose est aussi à prendre en compte dans l’offre télévisuelle plus générale. En France, l’essor de la téléréalité dans les années 2000 est à relever pour plusieurs raisons :
19 – elle a habitué au spectacle quotidien de jeunes et de leurs émois, occupés à commenter sur des temps extrêmement dilatés les remarques, les phrases et éventuellement les actions des autres participants du jeu ;
20 – elle a progressivement imposé l’idée d’une narration nécessaire, de rebondissements narratifs pimentant, rehaussant un spectacle scénarisé ;
21 – elle a repris à son compte des buts éducatifs d’émissions préexistantes. Comme le rappelle François Jost, « d’une certaine façon, la téléréalité participe de cette ambition car, à travers elle, la télévision se présente comme le vrai vecteur de l’autonomisation, en allant chercher ses schémas d’éducation dans des modèles tout à fait classiques » [8].
22 Dans une sorte de balancier et de mixage habituels à la télévision, après avoir présenté des jeunes dont la vie était scénarisée jour après jour pendant plusieurs mois, une fiction diffusée quotidiennement pouvait fonctionner, avec des éléments du réel pour appuyer sa “véracité”.
23 Plus belle la vie reprend à son compte un récit normatif à visée éducative. Qualifié de « transgenre » par Thierry Sorel [9], directeur adjoint de l’unité fiction de France 3, le programme accorde une large place aux personnages, à leur éthos, à leurs identités sociale, religieuse, sexuelle qui permet d’aborder opportunément de nombreuses problématiques sociétales, ou définies comme telles.
24 Les deux sites les plus visités, plus-belle-la-vie.france3.fr (site officiel de la chaîne) et plusbellelavie.org, fournissent des pistes intéressantes, même si celles-ci reposent sur des déclarations spontanées non vérifiables de forumeurs. Elles semblent indiquer que les adolescents sont particulièrement engagés dans les forums de discussion sur Plus belle la vie.
25 Pour exemple, sur 3379 inscrits au 21 mars 2009 sur plusbellelavie.org, 1444 ont renseigné leur âge sur la fiche proposée par le site. Les trois quarts ayant indiqué leur âge au moment de leur inscription ont moins de 25 ans.
26 Le taux de participation au forum indique qu’une majorité ressent le besoin de s’affirmer comme fan de la série mais n’éprouve pas le besoin d’aller plus avant. Ainsi, la démarche est une démarche identitaire – les internautes s’affirment sur un réseau social comme fans de Plus belle la vie – mais cette inscription leur suffit et les échanges communicationnels sur la série ne sont pas recherchés. Il s’agit donc d’une action ritualisée, qui pose officiellement auprès d’une communauté déjà constituée l’attachement au même objet et parallèlement affirme le degré d’engagement de l’internaute. L’acte de se déclarer fan sur le forum marque tant l’attachement à la série que le désir de renforcer la minorité visible et constituée.
27 De fait, si une majorité de fans s’inscrit sur le site et laisse peu, voire aucun message, une minorité, très active, écrit plus d’une dizaine de messages par jour. Ainsi, certains fans ont, depuis la date de leur inscription, déposé plusieurs milliers de messages. Ce comportement se remarque dans toutes les tranches d’âge, même s’il est un peu plus fréquent chez les plus jeunes. C’est à l’âge de 14 ans que le plus grand nombre de forumeurs déclare en effet s’inscrire, mais c’est aussi celui de la plus forte participation sur le forum. Si ces chiffres déclaratifs sont à manier avec précaution, il faut sans doute corréler ces résultats avec les pratiques médiatiques des adolescents, intenses à cet âge, ainsi que les interrogations liées à la puberté et la découverte de l’autre.
28 Les signatures des forumeurs sur les deux sites de fans précédemment cités montrent un attachement à des personnages en particulier, soit par un pseudonyme proche du nom d’un des protagonistes ou d’un sous-titre attaché au “pseudo” qui indique ses préférences. Par un jeu de miroir, ces signatures personnelles reflètent un autre, fantasmé, sorte d’incarnation d’un idéal. Reprendre le nom et la photo de son personnage préféré, c’est à fois affirmer son attachement au héros, son caractère, son comportement, son physique et indiquer la proximité ressentie.
29 Figures tutélaires pour l’internaute, elles affirment l’attachement du fan à des héros particuliers et sa relation à la série. Elles peuvent signifier les points communs que se trouve le forumeur avec son personnage emblématique, lien narcissique qui dessinerait progressivement un idéal du moi. Mais il peut être aussi significatif de l’attachement sentimental à un personnage érotisé, dont il serait possible de tomber amoureux.
Éducation sentimentale et citoyenne
30 Sur le plan sentimental, jeunes et moins jeunes sont placés sur un pied d’égalité dans Plus belle la vie. Ils commettent des erreurs similaires, se sentent vulnérables, hésitent à “franchir le pas”. Les jeunes et les seniors sont particulièrement concordants. Si les adolescents ressentent de l’appréhension pour leur “première fois”, les seniors ont peur de se déshabiller, de passer le cap d’une sexualité active, et ce à chaque nouveau partenaire. Roland Marci, un sexagénaire, qui en trois ans a eu plusieurs aventures, est toujours pris de timidité avant de concrétiser sexuellement une relation. Au cours d’un épisode, il console un jeune qui hésite entre deux jeunes filles : on n’apprend rien avec l’âge, tente-t-il de le rassurer en substance [10]. Dès lors qu’on est amoureux, on oublie toutes les expériences passées, quitte à refaire les mêmes erreurs. Petits-enfants et grands-parents sont donc complices : ce que les petits-enfants découvrent, les seniors l’acceptent avec philosophie ; ils peuvent donc se comprendre. Le message est rassurant pour les plus jeunes et œuvre pour le rapprochement des générations, ce qui explique sans doute pour partie le succès que rencontre la série tant chez les adolescents que chez les plus de 50 ans.
31 L’idéal du juste milieu est particulièrement efficient pour les relations amoureuses. Les différences d’âge sont à rejeter. C’est “l’entre soi” qui est la règle. La transgresser conduit à des conséquences dramatiques. Qu’il s’agisse d’une différence d’âge, d’origine ethnique, de classe sociale, Plus belle la vie a tendance à montrer l’impossibilité de faire une alliance traitée comme “contre nature”, sujette à controverse. Jeunes et moins jeunes doivent donc se conformer à une forte homogamie. Ils s’exposent sinon à des incompréhensions, voire à de sérieuses déconvenues. Le modèle social propose une endogamie sans surprises : il faut choisir une personne qui soit proche de soi et si possible du quartier du Mistral. L’idéal est l’entre-soi : ne pas sortir du quartier, de son milieu, de sa culture…
32 Ce qui vient de l’extérieur est perçu comme dangereux, anxiogène. Rares sont les personnages positifs qui proviennent de l’extérieur, même s’ils appartiennent à la famille d’un membre du groupe résidant déjà dans le quartier. Et le signe que l’assimilation de Samia a bien fonctionné au Mistral est que ses histoires tournent court dès lors qu’il s’agit de jeunes issus des cités. Les relations exogènes sont quasiment toutes vouées à l’échec. Les personnages venus de l’extérieur viennent troubler la paix du quartier. Leur étrangeté s’accroît si elle est explicitement visible, leur dangerosité aussi, qu’il s’agisse de jeunes gens arrivant d’Afrique du Nord, d’Afrique ou d’Asie. Seuls les caractères expressément posés comme victimes trouvent grâce, comme des réfugiés clandestins qui méritent le droit d’asile.
33 Si l’activité sexuelle apparaît peu à l’écran, la thématique en revanche est très présente. Beaucoup d’allusions aux rapports sexuels sont faits et représentent un sujet de conversation intergénérationnel. Jeunes et moins jeunes sont d’accord pour estimer que l’activité sexuelle est pour le couple un ciment qu’il ne faut pas négliger. Et toutes les générations échangent à ce propos et se conseillent mutuellement. Il ne s’agit donc pas de communication ascendante mais symétrique. Les aînés ne sont pas mieux armés que les plus jeunes. Les rôles sont régulièrement échangés de conseilleurs à conseillés. Seule la sexualité des homosexuels n’est pas commentée dans le clan familial, qui reste uniquement sur le paradigme des sentiments amoureux et des tracas quotidiens représentés par une cohabitation.
34 Il est à noter que le feuilleton respecte le code déjà présent dans Hélène et les garçons, série qui rencontra un vif succès chez les moins de 25 ans dans les années 1990 et dont Dominique Pasquier avait déjà étudié les ressorts [11].
35 – Le bonheur est d’être en couple ; les personnages qui n’y sont pas sont malheureux, voire méchants. Les personnages positifs de la série, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, sont tristes et déprimés lorsqu’ils sont seuls, situation qui ne doit pas durer trop longtemps. Le célibat est en effet présenté comme potentiellement dangereux pour l’équilibre psychique : la modiste, par exemple, au fur et à mesure que ses histoires avortent, devient jalouse, puis aigrie.
36 – Seuls les caractères pervertis ont recours à des aventures sexuelles exemptes d’investissement sentimental. Leur incapacité à être amoureux indique qu’ils ne sont pas aimables.
37 – D’autre part, le couple n’est pas fondamentalement mis en péril par une infidélité à condition que le personnage fautif regrette sa relation cachée et ne tombe pas amoureux du nouveau partenaire. Auquel cas, au nom de la sincérité, il doit mettre au clair rapidement ses décisions et faire un choix, généralement celui de “l’amour”.
38 – La sexualité n’est jamais exposée, à peine suggérée. Les scènes de baiser restent chastes et les couples ne sont presque jamais montrés dans un lit. En revanche, garçons et filles parlent beaucoup de leurs sentiments et de leurs émois sexuels, dans un langage savamment étudié pour qu’il ne soit pas choquant.
39 Mais là où Hélène et les garçons enfermait les personnages en un miroir en abyme d’eux-mêmes, sans parents ni fratrie, dans une relation tribale narcissique et au final assez stérile, les jeunes de Plus belle la vie sont aussi avides de relations intergénérationnelles. La famille offre le premier cercle où se côtoient des générations différentes. Les héros s’intéressent aux membres de leur clan. Ils s’entendent et aiment leurs frères et sœurs, même s’il peut y avoir des conflits, et entretiennent une affectueuse complicité avec leurs grands-parents. En dépit du fait que l’ensemble des personnages répètent en chœur qu’il ne faut pas se mêler des affaires des autres, particulièrement quand il s’agit d’histoires sentimentales qui concernent une autre génération – les enfants ne doivent pas s’occuper des histoires de cœur de leurs parents et vice versa – les uns et les autres ne cessent de commenter et d’intervenir.
40 Les interrogations sentimentales des personnages alimentent très largement les topics des forums sur Internet. Les internautes savent graduer et distinguer ce qu’ils souhaitent – la reformation d’un couple phare par exemple – de ce qui risque le plus d’arriver. Ils n’hésitent pas non plus à pronostiquer souvent avec pertinence sur l’évolution du scénario. Des débats passionnés donnent l’occasion aux forumeurs de décrire ce qui s’apparente à l’amour, à la passion, etc. Les rapports amoureux sont ainsi pris en tant qu’éducation sentimentale. Les couples sont régulièrement observés selon trois configurations :
- le regret ou le soulagement de couples qui se dissolvent,
- les commentaires sur les couples formés,
- les conjectures sur les couples qui pourraient se former ou se reformer.
42 La centration des topics sur le comportement des personnages, sur leurs sentiments, met en évidence une donnée fondamentale du prisme par lequel les téléspectateurs assidus décryptent la série. C’est d’abord en tant qu’éducation sentimentale, modélisation de comportement, que la série est interrogée et nourrit le débat des internautes. Ces derniers tentent de décrypter les intentions sentimentales des personnages en se basant sur les discours effectivement tenus par les héros, ce qu’ils savent sur leur passé et la manière dont ils réagissent le plus fréquemment, tout en apportant leur définition personnelle de l’amour et de ses manifestations.
43 Les interventions reflètent aussi l’intrication des niveaux de lecture des forumeurs. Certes, ces derniers ont une lecture référentielle en commentant les personnages et leurs réactions mais sont capables aussi d’énoncés métalinguistiques lorsqu’ils se réfèrent aux choix scénaristiques [12].
44 La multiplicité des statuts assumés dans la vie réelle trouve un écho dans la série, tant par la diversité des caractères proposés que par l’expérience plurielle des personnages qui peuvent être tour à tour enfant de, mère, conjoint… D’autre part, les jeunes comme les seniors peuvent à tout moment nouer des intrigues amoureuses, être au cœur de saynètes légères de pure comédie, ou être mêlés à un drame dont le récit se déroule sur plusieurs semaines. Une des forces de Plus belle la vie réside dans le fait que les protagonistes ne sont donc pas cantonnés aux rôles traditionnels des séries françaises.
45 Les capacités de mouvance du groupe et de variations individuelles augmentent conséquemment l’intérêt des personnages dont l’origine sociale, ethnique, religieuse est diverse. Et celle-ci sert aussi de prétexte à l’intrigue et à la construction des caractères. L’origine sociale des personnages de la série explique en partie leurs goûts et leurs dégoûts. Elle influe aussi sur la manière dont les héros réagissent à des personnes et des situations nouvelles. La caractérologie des personnages est donc intimement liée à l’habitus tel que le définit la série.
46 Il peut y avoir un arrachement au milieu d’origine, prix de la socialisation. En dépit des discours affichés par les producteurs, qui déclarent ne pas utiliser une vision stéréotypée des caractères présentés, l’analyse de l’ensemble des épisodes diffusés incite à prendre ces déclarations avec circonspection [13]. Les jeunes femmes maghrébines rencontrent en particulier des difficultés. Ainsi, Samia, la jeune sœur de Malik, avocat, est ambivalente, mélange d’attirance et de répulsion pour ses origines, qui paraissent doublement affecter sa possible intégration. Son enfance passée en banlieue au sein d’une famille maghrébine la met à vif. Elle dénonce avec constance les clichés qui pèsent sur les jeunes qui habitent des “cités”. Pourtant, la plupart des amitiés ou des relations amoureuses qu’elle a avec des jeunes des cités tournent mal. Ils se révèlent instables, infidèles… La jeune fille est aussi sensible au racisme, se rebellant périodiquement avec une certaine véhémence.
47 Les personnages qui émaillent la série en venant des “quartiers Nord” sont majoritairement négatifs. Certes, ils sont piégés par le regard des autres, comme le dénonce régulièrement Samia, mais de façon plus pernicieuse, ils se retrouvent aussi piégés par le regard qu’ils portent sur eux-mêmes : en commettant des actes répréhensibles, en adoptant des comportements rebelles, fidèles aux préjugés dont ils souffrent par ailleurs. Plus ils adoptent des causalités externes pour expliquer leur conduite (c’est de la faute de la société française s’ils ne réussissent pas, du racisme, etc.), plus ils renforcent les stéréotypes dont ils se sentent victimes.
48 De manière symétrique, les jeunes issus de milieux favorisés, majoritaires dans Plus belle la vie, citadins, paraissent ouverts aux autres, aux cultures différentes, prêts au dialogue. Tout en reniant l’argent comme valeur, ils ont bénéficié d’une éducation qui les met en position d’ouverture, d’empathie naturelle, soucieux de pourfendre les injustices.
49 En dépit des dénégations de la chaîne [14], la série présente des conduites à rejeter ou à adopter. En rupture avec la tradition des telenovelas et des soaps américains qui mettent en scène l’opulence (dans les premiers, l’accomplissement de l’héroïne passe par une union avec un jeune homme beau et riche, les seconds mettant plutôt en relief des relations familiales évoluant dans des milieux aisés voire très aisés), Plus belle la vie propose un contre-modèle au capitalisme ultralibéral. L’argent est source des déviances, il est malséant d’en parler et d’en avoir. Les héros exercent des professions libérales ou intellectuelles, sont pour la plupart détenteurs de leur outil de production mais méprisent l’argent. Ils affirment leur sensibilité aux causes humanitaires, trient leurs déchets, sont favorables au commerce équitable. Les héritages sont acceptés à condition qu’ils soient modestes ; s’ils sont trop importants, il est nécessaire de s’en débarrasser avant d’être corrompus. Ainsi, le feuilleton, contrairement aux assertions des producteurs, affirme des valeurs et une morale qui s’impose en filigrane, théorie du juste milieu.
50 De façon générale, la série prône la “modération” en tout. Le choix géographique du quartier du Mistral en est la métaphore : placé au cœur de la ville, en son milieu, il montre la voie à suivre aux personnages. La morale personnelle est aisée à décrypter : il ne faut pas adopter de comportement dangereux sur le plan physique, émotionnel ou moral. L’ensemble des comportements à éviter est assez large, il s’agit bien sûr de dénoncer les drogues, mais aussi les excès de boisson et de nourriture. Les comportements d’addiction sont clairement critiqués et sont généralement présentés comme les symptômes d’alerte du malaise des personnes qui s’y adonnent.
51 Pour autant, les forumeurs s’interrogent peu sur les mécanismes du feuilleton et les valeurs dont il est dépositaire. Le moteur de recherche du forum de France 3 met en exergue des silences intéressants. Aucun topic n’a pour objet la religion affichée des personnages ou leur origine ethnique. Sur le thème des addictions, une quinzaine de topics seulement sont consacrés à la drogue et l’alcoolisme, alors que le feuilleton s’y réfère relativement souvent. L’avortement est encore plus absent du forum (un seul topic avec 9 réponses) alors qu’un des personnages principaux, enceinte à 15 ans, était harcelée par sa mère qui lui enjoignait d’avorter. Quoique la série soit peu transgressive, à chaque fois que le tabou est estimé trop important, les artifices du scénario permettent que les protagonistes s’en sortent sans “choisir”. Les forumeurs paraissent avoir bien intégré ces tabous et jugent peu pertinent d’en débattre.
En conclusion
52 Les relations entre les héros, les tensions ou les connivences avec leur famille intéressent les publics, en particulier les adolescents. “Elles disent quelque chose” de l’humanité des relations, de la structure de la famille où chacun peine à trouver sa place. Elles expriment aussi la difficulté d’être à deux, de rester amoureux et de sauvegarder l’affection de l’autre, tout en accentuant le fait que seul le couple est promesse de bonheur et ce quel que soit l’âge.
53 Bien que suscitant un fort engouement populaire, le succès du feuilleton ne justifie que partiellement la revendication personnelle de son appétence pour celui-ci. Il est ainsi frappé d’un certain ostracisme, car les téléspectateurs ressentent la dualité d’aimer un programme dont ils remarquent la prégnance de l’éducation sentimentale [15].
54 Même dualité parfois que peut ressentir le chercheur à s’occuper d’objets médiatiques populaires qui pourtant occupent un espace élargi qui dépasse la sphère des fans pour servir de repères matriciels non seulement au genre interrogé mais aussi à la manière dont ils s’incarnent dans un espace sociétal déterminé. En cela, les études sur la télévision sont appelées à être innervées par des recherches portant sur Internet où les téléspectateurs trouvent un espace de discussion, voire d’action. Les deux champs d’étude semblent donc pouvoir se fertiliser mutuellement.
Notes
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[1]
The Observer, 25 novembre 2008 ; Courrier international, no 944, semaine du 4 décembre 2008 ; New York Times, 2 mars 2009.
-
[2]
Pour le premier trimestre 2009, la part d’audience des 11-25 ans dépasse les 33 %.
-
[3]
S. Chalvon-Demersay, « La confusion des conditions. Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, no 95, vol. 17, 1999, p. 235-283.
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[4]
Les hebdomadaires qui présentent les programmes télévisés reflètent la diversité des classements possibles en l’identifiant comme « série française », « feuilleton réaliste », « feuilleton français ». Nous utiliserons ici indifféremment « série » ou « feuilleton » pour désigner ce programme.
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[5]
L’ensemble des quatre premières saisons, diffusées du 30 août 2004 jusqu’au 31 août 2009, a été pris en compte pour cette étude, ainsi que les résumés mis en ligne par la chaîne elle-même sur France3.fr, sur le portail Plus belle la vie, catégorie « les épisodes ».
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[6]
Cf. V. Le Goaziou, « Les jeunes et les écrans », Réseaux, no 92-93, vol. 17, 1999, p. 302-310.
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[7]
Cf. Les jeunes et les médias, les raisons du succès, L. Corroy (dir.), Paris, Vuibert, 2008.
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[8]
F. Jost, « Les enfants de la télé-réalité », Réseaux, no 147, 2008 / 1, p. 222-224.
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[9]
Cf. « Vraiment si belle la vie ? », Le monde diplomatique, décembre 2008.
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[10]
Épisode diffusé le 21 février 2008.
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[11]
D. Pasquier, La culture des sentiments : l’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 1999, p. 102-129.
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[12]
T. Liebes, E. Katz, « Six interprétations de la série Dallas », Hermès, no 11-12, 1993, p. 126.
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[13]
« Notre Beur n’est pas épicier mais avocat. Notre Noir est cadre supérieur » déclare le président de la maison de production Telfrance, C. Marguerie dans The Observer, 25 novembre 2008.
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[14]
« Nous ne faisons pas la morale, nous ne jugeons pas, mais la série aide les gens à comprendre d’autres points de vue » affirme Thierry Sorel, directeur adjoint de l’unité fiction de France 3 dans le Courrier international, no 944, semaine du 4 décembre 2008.
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[15]
Certains topics offrent ponctuellement des confessions où les internautes avouent taire leur goût pour Plus belle la vie.