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Article de revue

Chemins de Foucault et de Bourdieu

Pages 117 à 130

Notes

  • [1]
    Sur cette expression, cf. J.-L. Fabiani, Les Philosophes de la république, Paris, Minuit, 1988.
  • [2]
    M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 76.
  • [3]
    Ibid., p. 378.
  • [4]
    Sur le « voir venir », cf. C. Malabou, L’Avenir de Hegel, Paris, Vrin, 1996.
  • [5]
    P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 338.
  • [6]
    K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, traduction présentée par G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 213 et 214, où Marx et Engels présentent une dialectique du souci et de la passion.
  • [7]
    P. Bourdieu, La Distinction, p. 353.
  • [8]
    P. Bourdieu, La Distinction, note p. 355. Cette note vaut aujourd’hui d’être relue, elle n’est peut-être pas sans indiquer un mouvement du capitalisme français qui, s’il a enrichi et continue d’enrichir des capitalistes, n’a probablement pas été sans détruire le tissu industriel français.
  • [9]
    Ibid., p. 357-358. Les italiques sont de nous sauf pour « manière douce » où ils sont de l’auteur.
  • [10]
    P. Bourdieu, La Distinction, p. 423.
English version

1 En venir à se poser des questions sur l’éducation lorsque l’on fait profession d’enseigner paraît être dans l’ordre naturel des choses. Plus particulièrement ces questions vont-elles être celles de l’instruction : comment professer ? Qu’est-ce qu’apprendre ? Ceci dit « l’ordre naturel des choses » est peut-être celui d’enseigner quotidiennement sans que les problèmes se posent. Lorsque ce travail d’enseigner va, peut-être l’art suffit-il et le pratiquer empêche alors de voir surgir des questions qui risquent bien d’être sans réponses ? Dans la seconde détermination de l’ordre, la crise fait surgir la question. Nombre de professeurs, surtout lorsqu’ils enseignent la philosophie, ont pu connaître, à un moment ou un autre, cette rupture de communication, comme disent parfois les sociologues, qui fait que le maître s’intéresse seul à une étude qui n’aurait de sens qu’à être partagée.

2 Nul doute, pour partir d’un peu d’autobiographie, sachant que ce peu est toujours trop, que cette difficulté d’enseigner parfois fut pour moi, comme pour d’autres, la source d’interrogations sur les conditions pédagogiques diverses d’un métier. Le peu d’autobiographie trouve donc sa justification ailleurs, dans une expérience qui fait voir, sans doute faudrait-il dire plutôt “subir”, le monde sous un autre jour.

3 Un petit nombre aujourd’hui sans doute, parmi ceux qui font partie en France du grand corps des enseignants, ont connu les devenues anciennes Écoles normales d’instituteurs. Elles étaient du XIXe siècle et montraient que le siècle n’est pas, du moins complètement, affaire de chronologie, qu’il n’est pas fait d’une histoire une où un événement ou un phénomène essentiel dirait le tout d’un temps. À la veille de 1968 on y gardait encore des enfants très souvent issus de milieux populaires, qui n’étaient plus vraiment les bons élèves que leurs aînés avaient été, que l’on voulait sans doute encore protéger de leur milieu d’origine porteur de toutes les tares bien connues, réelles ou imaginaires, du peuple. Aussi probablement, ne voulait-on pas qu’ils voient le monde, ses classes et leurs luttes : repliés sur leur groupe, ils devenaient ainsi formés à une petite république des habitudes qui pouvait valoir comme habitude de la République. À l’internat très fermé qui était à vrai dire la clé de la formation au métier futur d’instituteur étaient adjoints des discours moralisateurs qu’une philosophie certainement à leur usage avait tissés. L’histoire commence d’être faite de cette philosophie de manuel qu’il fallait épouser pour pouvoir la redire dans les écoles populaires. Elle venait à sa fin, n’étant plus vraiment crue et encore moins agie par les mauvais sujets qui n’arrivaient qu’à prolonger sans relève dialectique, c’est le moins que l’on puisse dire, le siècle précédent, enfin finissant, voire agonisant avec eux, parmi d’autres, bien sûr !

4 Ceux d’entre eux que les réformes allaient conduire à devenir, quand même, professeurs du secondaire, connurent souvent le destin de revenir enseigner là où ils avaient été élèves, tant il est vrai que la répétition, prise souvent bien à tort pour une dialectique synthétique qui fait dire de soi que l’on est une synthèse, est une des clefs du monde. Mais là où le lycée avait gardé un train napoléonien avançant, bourré jusqu’à la gueule, de plus en plus lentement, l’École normale d’instituteurs avait basculé, le siècle avait changé. La philosophie morale enfermée avait basculé vers une psychopédagogie si ouverte sur le monde qu’il ne fallait pas être grand clerc pour voir qu’elle allait le conquérir à une vitesse toute moderne, d’entreprise en média, de boutique en armée. Non bien sûr qu’à l’École normale d’instituteurs tout aurait commencé, mais venait simplement là se faire voir en un point ce à partir de quoi il fallait probablement maintenant questionner le monde et sans doute donc aujourd’hui questionner aussi l’éducation.

5 1984. On réagissait contre le « pédagogisme » : le « retour au sujet » demandé par la critique adressée aux « philosophes de 68 » paraissait inviter au retour de la responsabilité individuelle, donc aussi à l’effort individuel de l’élève contre le laisser-aller justifié par la dissolution de ce sujet dans des pensées de la différence plus ou moins semblables sous leurs… différences. Le ministre Chevènement voulait le retour du philosophe contre la présence du psychopédagogue, et le livre de J.-C. Milner sur l’école demandait avec force le retour des savoirs contre un enseignement dégradé en savoirs-êtres plus ou moins chauds. Renault-Ferry et Chevènement-Milner ne se situaient pas du même côté de la lutte des classes, Milner montrait, ou plutôt laissait voir que seule une philosophie partant du langage était en mesure de sous-tendre le fait même d’une école, alors qu’une pensée apparemment généreuse de l’homme risquait bien de le dissoudre, et que cette pensée ne pouvait être que l’alibi idéologique d’un ensemble de pratiques encore en quête, mais si peu déjà, d’un vague supplément d’âme. Cela dit, Milner ne prônait, au moins en surface, que le retour à un état des choses irrémédiablement dépassé et que l’on ne pouvait faire revenir qu’en lui donnant une forme différente, faute de quoi le risque était grand d’ouvrir seulement la porte à une réactivité forte dans le sentiment, si inopérante dans l’action que celle-ci n’aboutirait qu’à conforter ce qu’elle voulait dénoncer : telle fut peu ou prou l’action de Chevènement.

La conscience malheureuse

6 « Revenons à l’acteur », comme on dit aujourd’hui en sociologie avec profondeur, tant ce nom qualifie bien le monde du travail où chacun est à côté de lui-même, l’acteur, donc, pris dans la tornade psychologique ! Il pouvait avoir l’idée de retrouver sa vieille morale, mais force lui était vite alors de reconnaître qu’il lui fallait devenir archéologue, et dire et redire l’origine, qui, devenant ainsi histoire, ne pouvait que se transformer amèrement et définitivement en un passé plus ou moins mythologique. Il pouvait aussi dire et redire « la discipline du couronnement » [1] mais il lui fallait vivre alors, et ce n’est pas si simple, le fait qu’elle ne couronne plus rien du tout. Ici la tornade risquait fort de le laisser sur le bord, tel le vieux chanteur désabusé. Ou bien acteur, pour le coup, il pouvait se convertir plus ou moins sincèrement, et devenir un roué du sociogramme de Moreno, un chantre de Piaget, un avancé de la psychologie cognitive ! Peu importe, au fond, l’important est la tornade, océanique. Elle ne laisse rien ; l’affronter donne le sentiment de vouloir vider la mer avec un verre d’eau. Hegel, cependant, a bien dit que tout gouffre avait un fond !

7 L’interrogation sur l’éducation a donc, pour l’acteur, une source : la conscience malheureuse. Elle est le moment, pour Hegel encore, et vu ici dans l’œil historique qui ne résume pas toute la vue phénoménologique, de la solitude de la personne dans l’empire romain, du repli sur la sphère privée, dans la pensée et dans l’action, tant la conscience ne peut rien contre le monde. Peut-être l’École normale faisait-elle voir, déjà, l’empire américain, qui n’est pas toute l’Amérique, nous empêchant de penser autrement que lui, et nous acculant à l’intériorité d’une pensée qu’on ne peut même plus vraiment proférer.

8 La conscience malheureuse réfléchit comme elle peut, elle veut sortir d’elle-même, et dépasser au moins en pensée ce monde qui échappe, espérant que sa réflexion, emportée par la tornade, allant au gouffre, trouve le fond qui sera un printemps, et que du gouffre, donc, on sortira. Hegel s’est peut-être bien trompé, il y a sûrement des gouffres sans fond. Il n’y a peut-être pas de dialectique de la réflexion qui toujours conduirait du bas vers le haut. Il se pourrait que l’acteur reste en bas, stoïque, avec quelques livres, qui aident à radoter. Même chez Hegel la conscience malheureuse radote, il devait bien penser qu’il y a bien des fois où elle ne s’en sort pas.

9 Lire pour s’en sortir, dialectiquement ou pas, il est vrai qu’une sortie non dialectique est un rire ou un glas, mais tout avenir est spéculatif, après tout, cela aussi Hegel l’a pensé : il n’est pas sûr qu’on gagne, simplement a-t-il exagéré à penser qu’on devait bien finir par y retrouver un jour ou l’autre sa mise !

10 Lire donc pour voir la sortie, sachant aussi que de sortie, il n’y en a peut-être pas, pour vivre alors avec sa maladie, donc, sans sortie… Lire Foucault à l’asile, pour ce que l’on peut nommer avec prudence et plutôt par commodité le transcendantal, et Bourdieu pour l’empirique.

L’élucidation foucaldienne

11 Les Mots et les Choses de Foucault ne parlent pas de l’école, ni de l’éducation ni de l’instruction mais il n’est pas sûr que l’on parle de ces choses en ayant le nez dessus. Dans ce livre Foucault part de l’idée qu’il existe des configurations discursives qui déterminent l’espace de la réflexion, des notions qui n’existent que dans un réseau conceptuel et qui lorsqu’on les prend font venir avec elles la plus grande partie du réseau. L’on peut bien sûr reprocher à notre auteur, et on l’a souvent fait, de ne pas dire ou chercher à dire ce qui existe au fondement, ou comme origine, ou comme cause de l’a priori discursif, mais l’objection n’est peut-être pas pertinente et il faudrait bien plutôt rapprocher Foucault de Wittgenstein au lieu de toujours vouloir opposer, à des fins politiques diverses, une philosophie dite analytique à une philosophie dite continentale. L’événement nommé par Foucault epistèmè a quelque chose de la forme de vie wittgensteinienne, qui est un jeu de langage sans sol ; simplement l’epistèmè tient, au-delà de la forme de vie, en une logique conceptuelle qui n’est pas sans avoir quelque chose de « l’air de famille » dont parle Wittgenstein lorsque certaines choses nous apparaissent comme proches. La configuration discursive est contraignante mais n’implique pas une détermination absolue du discours : certaines philosophies qui demeurent, dans leur formulation, au sein de l’espace de contrainte peuvent ouvrir à la possibilité d’un nouvel événement épistémique. De même, au sein de cette configuration qui n’est transcendantale qu’en un sens, car elle n’entraîne qu’elle-même, la déduction transcendantale ne faisant pas retomber sur un ensemble figé de catégories, des positions diverses peuvent être prises, positions qui par exemple sur les questions politiques peuvent être opposées bien que se situant dans la même configuration théorique.

12 Il faut alors revenir sur l’epistèmè classique : elle est celle, avant tout, de la représentation, avec elle s’organise le réseau conceptuel, elle est le nœud d’organisation de concepts qui ont toujours besoin d’elle. Le schème du classicisme – certains philosophes analytiques diraient peut-être là le schème conceptuel – pose que la connaissance se fait par un mouvement allant du donné à l’image qui devient idée, celle-ci étant plus ou moins conforme à l’image ; à cette idée est associé ou s’associe un nom qui sert à lier ensemble et à rappeler l’idée ou les idées qui lui sont liées. La connaissance est alors essentiellement analyse : il faut démêler les idées contenues dans une idée liée au nom et leur donner un ordre hiérarchique suivant leur importance : trouver l’essence et l’accident. Il faut démêler les signes : montrer que les idées complexes, résumées en un mot, contiennent des idées simples, qui elles-mêmes sont signes de l’expérience. La philosophie la plus haute est alors celle qui va dire le monde car elle le signifie parce qu’elle le représente : la conscience ne vient pas encore troubler l’écart entre ce qui deviendra d’un côté le sens et de l’autre la dénotation, obligeant alors la « modernité » à une quête infinie de la référence qui, de Hegel à Feuerbach, de Russell à Wittgenstein et à Sartre et Derrida, entre autres, et sous des modes différents, est ce qu’elle est et n’est pas ce qu’elle est.

13 À propos de cette epistèmè de la représentation, Foucault écrit : « en sa perfection, le système de signes, c’est cette langue simple, absolument transparente qui est capable de nommer l’élémentaire » [2]. Grammaire et logique vont de pair, et l’on peut dire l’essentiel et le faire voir : partir du complexe pour aller au simple et remonter du simple au complexe. Ainsi, un maître est possible parce qu’il n’y a pas d’enfant. Sans doute de l’enfant, tout au moins dans Les Mots et les Choses, Foucault ne parle pas, mais l’on peut saisir qu’à l’époque classique, pour parler comme lui, et évidemment toujours bien plus mal que lui, il n’y a pas d’enfant, il y a un usage des signes. L’enfant, si l’on veut user de ce mot, est celui qui est dans l’enfance du savoir, qui des mots généraux n’a que des définitions limitées, faute d’expérience et de savoir que l’âge, lorsqu’il est étude, pourra apporter. Bien qu’il ne dise rien sur l’Émile, on peut peut-être se risquer à le situer dans l’espace foucaldien : c’est un livre qui ne parle pas encore vraiment de l’enfant, mais qui parle encore et toujours de la représentation, bien que la figure de l’enfant déjà y pointe ; l’enfant est cette force naturelle qui est déjà la figure de l’homme dans l’epistèmè moderne, et qui a une psychologie parce qu’il est cette force interne qui, bien qu’influençable et influencée par l’extérieur, ne dépend essentiellement que d’elle-même. Pointe dans cette sortie de l’âge classique déjà présente dans Rousseau dont l’œuvre demeure pourtant pour l’essentiel dans l’epistèmè de la représentation, une biologie qui peut, rien n’est fatal, tout emporter. À un savoir déjà commencé dans l’expérience, mais dont l’analyse appelle une école, vient se substituer une créature qui a son principe en elle-même, il suffira alors de rattacher les représentations qui viennent à cette créature, à la force interne qui le constitue pour qu’il soit lui-même pour lui-même le savoir essentiel.

14 Il faut alors revenir à l’analyse faite par Foucault des sciences humaines à la fin des Mots et des Choses. Il n’en dit pas de mal, à moins de voir un mal dans le fait d’affirmer qu’il est « inutile de dire qu’elles sont de fausses sciences », parce qu’elles « ne sont pas des sciences du tout » [3]. Elles ont cependant leur degré de positivité parce qu’elles rentrent dans la logique du schème conceptuel. Ce qui a émergé comme objet dans ce schème ce sont surtout trois éléments : le travail, la vie, le langage, tous les trois ont leur science et ces objets existaient avant mais n’étaient pas vus du même regard : il s’agissait alors de saisir comment on échange, comment on classe, comment on parle dans une grammaire, en un mot comment ordonner des représentations. À l’époque moderne la représentation s’est brouillée, le langage n’est plus le miroir de l’idée, il a maintenant sa propre dynamique, il s’emporte lui-même par vagues successives dont divers types de philologie draguent les couches de sens. Le travail maintenant existe vraiment parce qu’il est avant la valeur, il travaille pour elle, alors qu’auparavant les marchandises trouvaient leur valeur dans le travail ; celui-ci était un signe, il fabrique maintenant non pas des objets mais des valeurs d’échange, dorénavant Ricardo est avec Marx. Les classements de l’histoire naturelle ne sont plus désormais que l’enregistrement de la puissance de la vie : philologie, économie, biologie sont nées qui débusquent la force qui est au principe des classes d’objets que l’on peut en surface ranger. Ceux-ci ne sont plus que des prédicats de l’homme, l’homme est cette activité même qui porte ce qui vient au sens et se perd dans les mots, il est ce producteur qui n’arrête plus de faire de la richesse comme il n’arrête plus de faire des mots, ce vivant qui veut toujours vivre dans une éternelle jeunesse de la vie. Dans l’epistèmè moderne tout se fait tout seul, par une force immanente, un marteau sans maître dont l’énergie est là qui veut lâcher sa puissance. On conçoit que l’homme, cette énergie, soit dangereux : il a une force énorme et peut être incontrôlable ! Où l’on retrouve les thèmes du monde : créativité, dans l’école, toutes les suites d’écoles, dans l’entreprise, dans le chômage, dans les loisirs, dans la vieillesse, et pas de mort ; cette créativité n’a plus rien à voir avec la création divine, ce n’est pas la théologie qui se penche vers elle, la biologie est son fondement. Apprendre est un instinct et de l’école on se passe bien, mais lâcher toutes les forces d’homme dans le labyrinthe est dangereux, d’autant qu’il n’y a pas de sortie et qu’elles vont vite se cogner : la créativité biologique n’est pas l’égal de Dieu, les hommes sont biologiquement plutôt semblables et ne sont pas capables de créer une infinité de mondes. Ils ont besoin, c’est le corollaire de ce biologisme, de s’autoréguler, pour ne pas tous se dévorer, ils sont aussi trop forts pour abdiquer leur force d’homme dans un Léviathan qui les représente, le Léviathan maintenant – pas étonnant que Hobbes soit à la mode bien qu’il ne soit plus de ce monde moderne – il faut qu’il soit à l’intérieur de « l’humain » !

15 Pour Foucault, donc, la représentation qui dessinait une géographie de l’esprit à l’époque classique est revenue maintenant à la surface de l’homme. Ce qui est représenté n’est plus un extérieur dont l’esprit se fait miroir, mais un intérieur qui vient à la conscience, à une conscience qui s’agite comme l’écume d’une énergie. Cette étude de la conscience, donc de la surface et des représentations qui la font, ce sera l’œuvre de ce que l’on a nommé plus précisément sciences humaines : psychologie, sociologie, herméneutique ; leur essence est respectivement biologie, économie, philologie. La première a pour objet des fonctions, l’apprendre devient alors fonction, et établit des normes pour que l’énergie de la fonction soit canalisée ; la seconde, sœur de la première, saisit les conflits qui doivent bien venir des fonctions, et établit des règles ; la troisième voit si le sens qui est force peut s’arrêter en une forme, le système, qui en rend compte et le ramène au calme. Les six domaines : fonction, norme, conflit, règle, sens, système s’apparient bien ensemble, dessinent alors des configurations possibles de leur lien – sociopyscho, psychosocio, norme-sens, conflit-système, conflit-norme, etc. – , et font partie du schème conceptuel, de l’a priori discursif de l’homme.

16 La venue de cet homme à la place du roi dans l’epistèmè explique le passage, traumatisant pour l’acteur en question, d’une philosophie morale archaïque au règne annoncé a priori des sciences humaines. Avec ce qui est leur risque, certainement lorsqu’elles veulent trop se séparer de la philosophie et du langage : le psychologisme étroitement lié au biologique qui pose un inné dont la psyché n’est essentiellement que le développement, et au sociologique comme régulation uniquement psychologique des conflits. L’école devient alors programmée à être de la psychologie pour ce qui est d’apprendre : de l’apprentissage, tâtonnement, essai et erreur, conditionnement, mise en action des circuits neuronaux, de schémas de cognition détachés de l’objet étudié et de sa logique propre, programmée aussi à la régulation de conflits fondée sur la culpabilisation des affects, à la « socialisation » substitut de la citoyenneté : comment actualiser et faire être ensemble des fonctions bio-psychologiques qui sont individuelles même si elles sont plus ou moins les mêmes en chaque individu ? Sur ce socle doit s’installer l’école moderne, qui ne doit être rien d’autre qu’un morceau du nouvel esprit du capitalisme et de son problème : comment faire entrer dans des normes de grandes fonctions qui peuvent avoir tendance à dysfonctionner ? Maintenir les étants dans une situation telle qu’ils ne puissent plus poser la question de leur être, mais faire que la réponse leur soit donnée sans eux !

17 Les Mots et les Choses peuvent faire comprendre, aider l’acteur et sa conscience malheureuse. Au-delà ils portent un espoir, celui du retour du langage que beaucoup d’œuvres, très diverses, portent déjà, un avenir où l’élémentaire pourrait à nouveau être dit dans l’étude des contraintes de la langue, étude qui peut alors faire voir cet élémentaire de plusieurs façons parce qu’il est apparu qu’il ne peut plus y avoir de définition absolue. Pour parler, mal, à la Foucault : Saussure, Lévi-Strauss, Lacan, Wittgenstein et Quine font qu’on ne peut plus revenir tel quel à Descartes et Condillac.

18 Il reste que tout ce qui s’est passé dans l’histoire, et qui va se passer d’empirique n’est pas directement dérivé de la structure énonçable de l’epistèmè. Celle-ci désigne un espace de contrainte logique qui est déjà très diversement assumé par des auteurs qui par là même ne sont plus des auteurs : l’un, très pris par exemple dans la « modernité », peut par des aspects de son œuvre être encore dans l’ancien a priori et en même temps annoncer l’avenir, qui, s’il pointe, peut ne pas venir bien qu’on le voie venir [4]. Il y a donc des conditions empiriques de la mise en œuvre de ce qui est advenu comme transcendantal, et cet empirique n’a rien d’une fatalité.

Bourdieu, dans sa radicalité

19 Revenons à la période 1968-1984 et à la conscience qui n’est plus égale à elle-même et est devenue malheureuse. Le monde se dérobe, il n’est donc plus le sien, celui qu’elle habitait sereinement, et au changement de l’extérieur correspond maintenant son anxiété interne. Le livre de Bourdieu La Distinction fait comprendre la source du malheur, comme Les Mots et les Choses de Foucault. Comprendre ou croire comprendre aide à ne plus gémir, il n’est pas sûr pour autant que le malheur ne soit pas toujours là, peut-être est-il devenu celui de la révolte et n’est-il plus celui de la résignation ?

20 Le livre de Bourdieu propose à son lecteur la construction d’un modèle théorique pour la connaissance de la société française des années 1970-1980, modèle qui, rendant compte d’un passé proche, veut éclairer le présent de 1980 et permettre d’anticiper des transformations qui déjà se profilent.

21 Le sociologue, et c’est là une des sources de sa méthode, sépare autant qu’il le peut le social de l’économique. Il admet donc un découpage des savoirs à la fois institutionnel, lié donc aux disciplines reconnues et admises à une époque, et reposant encore sur une division d’objet : pour Bourdieu le social, et sa dimension essentiellement symbolique qui le lie donc à la sphère de la reconnaissance, n’est pas l’économique qui consiste en les conditions matérielles de la production des biens et en la reproduction matérielle, pour chaque individu, de sa vie. Bien que Bourdieu pose du social et de l’économique la forte corrélation, cette division méthodologique risque à chaque moment de faire perdre au sociologue la notion marxiste des rapports sociaux, la méthode emportant l’objet, autrement dit la logique des classements sociaux tendant en permanence à l’emporter sur la logique des luttes économiques et conduisant la logique existentielle des vies sociales mondaines à devenir plus importante que les conditions qui font que l’on gagne sa vie ou pas. Dans La Distinction, pourtant, le social ne l’emporte pas sur l’économique, mais la prééminence de ce dernier, une fois posée, est à tel point déniée qu’il n’occupe véritablement qu’une seule page, page qui est pourtant décisive et constamment inséparable des analyses sociales qui semblent pourtant le plus souvent vouloir l’oublier.

22 Une page donc, rapide, évoque dans le livre « les transformations de l’économie », elle se referme à toute allure, et pourtant commande tout. Bourdieu y évoque

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le renforcement des directions financières et commerciales par rapport aux directions techniques qui résulte du renforcement de la domination des banques sur l’industrie et de l’industrialisation accrue des groupes industriels, de leur capital, de leurs dirigeants, de leurs brevets, [et qui] a entraîné une réévaluation des titres et des institutions conduisant à ces positions, Sciences Po ou l’ENA et HEC d’un côté, Polytechnique et les autres écoles d’ingénieurs de l’autre, et déterminé du même coup, une redistribution des chances offertes aux fractions de la bourgeoisie qui alimentent ces institutions : c’est ainsi que, à la faveur du changement des structures économiques et par l’intermédiaire principalement de l’Institut des sciences politiques, situé au bas de la hiérarchie proprement scolaire des écoles du pouvoir, la grande bourgeoisie parisienne s’est réapproprié sans doute plus complètement que jamais les positions dirigeantes dans l’économie et la haute administration de l’État (déterminant des ripostes collectives et individuelles des Polytechniciens qui sont par exemple de plus en plus nombreux à passer par Harvard, Columbia ou le M.I.T.) [5].

24 De cette nouvelle disposition de l’économie qui veut dévorer les positions établies, Bourdieu tire toute son analyse des classes. Celles-ci sont d’abord des classements mais ceux-ci ne sont dans la réalité – et non plus seulement dans la tête du sociologue – que des oppositions entre les groupes qui ne se forment comme classes, comme finalement chez Marx, que dans cette opposition des uns aux autres. Bourdieu fait seulement bouger la catégorie d’opposition (Gegensatz) – d’origine hégélienne – en ne la limitant pas à la négation pure et simple qui ferait que ce qui définit la bourgeoisie serait de n’être pas le prolétariat. La dialectique de Bourdieu à la fois « hégélianise » Marx, en faisant de l’opposition non pas seulement une lutte mais aussi un ressentiment envieux, dévie la trajectoire hégélienne en affirmant que cette dialectique n’est pas nécessairement relevante dialectiquement : des couches sociales peuvent rester indéfiniment dans une aigreur de distinction qui n’est pas une opposition effective et ne vise donc pas à un fier dépassement vers une forme plus élevée de politique.

25 Il y a donc vers 1980 en France trois classes et six groupes : cette répartition s’explique bien par les évolutions de l’économie qui pour Bourdieu se vivent dans le jeu des habitus, ce qui peut conduire au passage à se demander si ce n’est pas cette résorption de l’économique dans les habitus sociaux qui subsume dangereusement, chez Bourdieu, l’économique dans le symbolique, faisant des manières de vivre sociales des individus un facteur plus déterminant des rapports sociaux que les formes d’exploitation économique. Cette thèse, fort douteuse, souffre en plus de l’inconvénient parallèle de résorber le politique dans le social comme l’économique a pu l’être. Autrement dit, Marx pourrait bien avoir raison contre Bourdieu de penser une temporalité des passions [6] qui peut arracher les individus au temps long et continu de l’habitus et faire d’un bourgeois bien policé un fou furieux les armes à la main lorsqu’il sent, même de loin, ses possessions menacées.

26 Revenons vers une description rapide des classes. De la classe bourgeoise en premier, que Bourdieu décrit de manière bien hégélienne, voulant pourtant faire croire ou se faire croire à lui-même qu’il est dans le structural : « c’est par opposition à la vieille bourgeoisie d’affaires que se caractérise principalement la nouvelle bourgeoisie » [7]. Il y a donc la bourgeoisie de tradition, prenant ses vacances dans les villes d’eau, buvant du champagne, dont les « voitures cossues, les vacances à l’hôtel, les yachts, le golf » commencent à « faire vieux jeu », et qui veut

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accorder toujours la priorité aux problèmes techniques sur les problèmes de gestion financière et de marketing, à l’avenir de la firme conçu en termes de progrès technologiques et de recherches de procédés nouveaux plutôt qu’en termes de production de produits de masse réellement rentables [8].

28 En face de cette souvent vieille et dure bourgeoisie d’industrie, se tient la tout aussi dure bourgeoisie nouvelle ; elle sent déjà le dynamique manager dont la vulgaire esbroufe est interchangeable avec la psychologie sociale et la philosophie des nouveaux philosophes. Elle veut subordonner la production à la publicité, l’engineering au marketing, passe de colloque en séminaire, lisant la nouvelle presse économique, idolâtrant les USA, développant une morale de la consommation contre la bourgeoise ancienne, son sens de l’épargne et de la sobriété. Son impératif catégorique pour soi mais destiné aux autres est toujours : agis toujours de telle manière que chacun ait envie de consommer le produit que tu veux lui vendre. Suivons ce très remarquable passage de Bourdieu qui date, rappelons-le de 1979 :

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[…] composée de fractions dominantes qui ont opéré la reconversion nécessaire pour s’adapter au nouveau mode d’appropriation du profit qu’implique la transformation de la structure du champ des entreprises, la nouvelle bourgeoisie est à l’avant-garde de la transformation des dispositions éthiques et de la vision du monde qui s’accomplit au sein de la bourgeoisie… C’est elle qui invente ou importe (des États-Unis) le nouveau mode de domination, fondé sur la manière douce, à l’école comme à l’église ou dans l’entreprise. Et toute l’opposition entre le « vieux jeu » et le « nouveau jeu », entre le patronat intégriste et le patronat moderniste, informé des dernières techniques du management, des relations publiques et de la dynamique de groupe, se lit dans l’opposition entre le patron ventripotent et guindé et le cadre bronzé, mince et « décontracté » dans sa tenue comme dans ses manières, dans les cocktails comme dans les rapports avec ceux qu’il appelle les « partenaires sociaux » [9].

30 La « psychopédagogie » et la plus grande partie de sa suite didactique dans la formation des maîtres ne fut rien d’autre et n’est toujours rien d’autre, mis à part les quelques techniques vite apprises qui peuvent servir à faire la classe, que la mise en place de la nouvelle idéologie patronale. Le modèle de Bourdieu aide à comprendre comment cette nouvelle idéologie pratique a pu, en France, se répandre sans trop de difficultés tout en rencontrant toujours cependant des résistances. Cette montée, Bourdieu déjà la fait voir dans le portrait terrible qu’il fait de la classe moyenne ; usant de la manière dont Hegel lit Kant, dont Marx lit Proudhon, dont aussi Nietzsche lit le socialisme, il peint l’envie sous la morale. Trois groupes composent cette classe : celui des employés à la bonne volonté culturelle, qui veulent que leurs enfants fassent des études et se trompent toujours sur comment il faut les faire, qui s’aigrissent en vieillissant, et renvoient la vraie vie à la fin du paiement des crédits, à la retraite donc, pour ne pas dire à la mort. Le groupe du petit commerce tué par le grand, toujours à vanter un passé effectivement plus florissant pour lui, toujours prêt, par là même, à détester le jeune, image vivante de son avenir déclinant. Bourdieu avait montré dans La Distinction, donc avant l’heure, la montée de forces fascistes. Le groupe le plus important est cependant le troisième, tout juste né des changements de l’économie alors que les deux autres groupes sont plus anciens et sont floués, ou vont l’être, par la nouvelle économie. Ce troisième groupe est la copie burlesque de la nouvelle bourgeoisie, elle va faire l’affaire, si l’on peut dire, et promulguer la plus conservatrice des idéologies à partir d’une critique souvent juste d’une école ancienne en train de mourir et qui fut effectivement fort réactionnaire. Dupe de la bourgeoisie, ce groupe l’est ; cela n’empêche pas son ressentiment à l’endroit de la classe dominante, ressentiment qui apparaît comme une passion telle que Spinoza a pu en décrire certaines : mélange d’amour et de haine. La psychologie n’est pas pour elle un instrument nouveau de domination qui ne vaut, comme pour le patronat nouveau, que parce qu’il peut remplacer avantageusement l’ancien ; la psychologie est son être, elle est à la fois ce qui permet d’exister ensemble au chaud, bien authentiquement, de dénoncer l’individualisme de l’autre qui ne s’ouvre pas à autrui, tout en défendant âprement ses propres biens, ce qui devient alors l’expression de sa propre créativité – rengaine idéologique déjà bien ancienne et dont la formulation se trouve pour la première fois de la manière la plus nette dans L’Unique et sa Propriété de Max Stirner, saint Max comme disait Marx, livre écrit en 1842. Idéologie formée d’un mélange de servitude volontaire et de rouerie. On est finalement coupable de ne pas penser et faire comme le groupe, mais en même temps l’on est pétri de l’idée de sa propre importance, de la valeur de son opinion alors qu’elle n’est pas nourrie d’un véritable travail, mais seulement de quelques vagues discussions du groupe, lieu essentiel d’amour et de haine, l’un passant dans l’autre et l’une passant dans l’un au gré des semaines.

31 Cette couche sociale a intérêt matériellement et idéologiquement à ce que les lieux d’étude et de travail deviennent objet de psychologie plutôt que de savoir réfléchi ; objet de psychologie voulant dire essentiellement deux choses : l’apprendre à l’école se ferait par soi-même sans mise en place de mécanismes de base longuement répétés, la « socialisation » se met en place par des techniques extérieures à l’individu qui ainsi ne conquiert pas de lui-même par la culture qu’il s’approprie son être social et politique. Au bout du compte l’élève qui sortirait de cette école « psychologisée » sera manipulable et flexible à souhait ! Sans savoir et sans individualité ! L’intérêt de classe petit bourgeois ici se manifestant par le fait que, dans ce qui finit par faire système, c’est le plus rusé qui s’en sort le mieux et qui est souvent le plus apte à user d’un réseau de relations. La vieille débrouillardise du petit commerce s’est revêtue d’oripeaux psycho-sociaux !

32 Suivons toujours Bourdieu :

33

La bourgeoisie nouvelle ou rénovée trouve son alliée naturelle, tant sur le plan économique que sur le plan politique, dans la petite bourgeoisie nouvelle qui reconnaît en elle la réalisation de son idéal humain [10].

34 Sans doute toutes les professions nées de l’économie moderne, qui tiennent souvent en un traitement des rapports sociaux par la manipulation plus ou moins grande des hommes les encadrant d’une autorité aussi forte que l’ancienne mais moins visible et qui aboutissent toutes à l’usage d’une psychologie sans véritable référence à un savoir psychanalytique rigoureux, y substituant des formes d’animation, ont-elles été pour beaucoup dans la prise en main de l’enseignement par une idéologie posant que la première condition d’une pédagogie n’est pas la connaissance suffisante des divers ordres possibles d’un savoir qui permet de le présenter de plusieurs manières.

35 Ce que le modèle construit par Bourdieu permet de saisir est, au-delà de ce que ce modèle dit explicitement, que tous les petits bourgeois de notre époque, donc aussi les intellectuels, nous, sont, de par leur position de classe au sein des rapports sociaux, marqués par cette façon de voir le monde propre à cette économie nouvelle. Le résultat est que dans l’école, mais aussi dans l’entreprise ou dans l’armée, pour ne pas ajouter l’Église, une alliance de classe s’est faite entre la bourgeoisie financière qui a pris le dessus sur la bourgeoisie industrielle, et la petite bourgeoisie nouvelle elle-même de plus en plus dominante au sein de la classe intermédiaire, pour faire croire au peuple, car il y a toujours un peuple, que la réussite à l’école était surtout affaire de psychologie et de pédagogie. La ruse des classes dominantes, de leur alliance, a été de trouver les conditions idéologiques du maintien de la prééminence de l’enseignement secondaire sur l’enseignement supérieur afin de maintenir la reproduction de leur classe dans des positions de domination. Faire croire que la réussite à l’école primaire, au collège et au lycée ne dépend essentiellement que des formes pédagogiques utilisées permet de maintenir l’idée que c’est dans la prime jeunesse qu’il faut atteindre à l’école les formes de l’excellence ou simplement de la bonne réussite, celle qui est au-dessus de la moyenne. Or, il est clair que ce ne sont pas les modes pédagogiques utilisés qui handicapent à l’école les milieux populaires, mais la précocité demandée dans l’assimilation des savoirs, précocité qui ne relève pas ordinairement du génie mais de l’aide et de l’imprégnation du milieu social. Les enfants de milieux dits défavorisés peuvent parfaitement réussir à l’école, mais le plus souvent plus tard – seulement “plus tard” voudra dire pour eux “trop tard”. Mettre l’accent sur la pédagogie permet aux classes dominantes (c’est bien d’ailleurs pourquoi de pédagogie elles sont si chaudes à parler) d’éviter le véritable débat : celui d’un enseignement supérieur qui ne serait pas complètement enfermé dans les résultats obtenus dans le secondaire et qui permettrait de compléter une formation de base tout en ouvrant vers des recherches plus spécialisées.

36 Quel que soit l’hommage que l’on doit rendre au travail des professeurs de classes préparatoires, le respect que l’on doit aux grandes écoles et à leur histoire et plus encore à ceux qui entrent dans ces grandes écoles, force est de dire que ces classes et écoles prolongent les résultats du secondaire dans le supérieur et relèguent définitivement l’attardé dans des positions subalternes, alors que ses capacités pouvaient souvent lui permettre d’aller plus loin. Républicaines sans doute, ces classes ne correspondent plus à ce que devrait être une démocratie moderne ! Les supprimer brutalement, bien sûr, ne pourrait que conduire à une régression, tant – la chose n’est pas contradictoire avec le propos ici tenu – l’enseignement supérieur ne tient en France que par l’existence des Écoles normales supérieures dont la disparition rapide ne pourrait conduire qu’à des recrutements par trop “locaux”. La solution pourrait tenir à les faire évoluer vers des formes universitaires elles-mêmes fondées sur une forte formation de base à caractère propédeutique. Que nous n’allions pas dans ce sens est sûr, tant un capitalisme à visage psychosocial veut nous mener, à l’inverse, vers la transformation de l’Université en école spécialisée, voulant perdre jusqu’à l’idée même d’Université, moment d’un chemin vers une humanité asservie et dans sa vie et dans son travail par des technologies dont on ne peut pas même dire qu’elles sont policières : la police après tout n’est pas nécessairement un mal en soi !

37 Suivre Foucault, suivre Bourdieu, cela n’a été le chemin que d’une biographie qui a rencontré une forme de la conscience de soi : la conscience malheureuse. Il n’est pas sûr qu’il y ait même un sens à juxtaposer ces deux auteurs : peut-être s’opposent-ils trop pour cela ? À moins que Foucault n’explique Bourdieu ? Ou que Bourdieu n’explique Foucault ? Il ne s’agissait que d’essayer de dire la contingence des commencements de la pensée ! Peut-être de la pensée d’ailleurs, de l’éducation comme de toute autre question, n’y a-t-il que des commencements et jamais de logique complète ? À moins que Bourdieu et Foucault, ensemble, ne puissent nous aider à sortir d’une configuration de savoirs et de pratiques, jamais entièrement présentes chez un auteur, jamais entièrement absentes, qui aurait pu ne pas être et qui est, mais qui pourrait un jour n’être plus parce que des penseurs comme eux, intempestifs, et qui nous font aller au-delà de nous-mêmes, sont par là même une promesse d’avenir.


Date de mise en ligne : 01/02/2011.

https://doi.org/10.3917/tele.030.0117

Notes

  • [1]
    Sur cette expression, cf. J.-L. Fabiani, Les Philosophes de la république, Paris, Minuit, 1988.
  • [2]
    M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 76.
  • [3]
    Ibid., p. 378.
  • [4]
    Sur le « voir venir », cf. C. Malabou, L’Avenir de Hegel, Paris, Vrin, 1996.
  • [5]
    P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 338.
  • [6]
    K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, traduction présentée par G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 213 et 214, où Marx et Engels présentent une dialectique du souci et de la passion.
  • [7]
    P. Bourdieu, La Distinction, p. 353.
  • [8]
    P. Bourdieu, La Distinction, note p. 355. Cette note vaut aujourd’hui d’être relue, elle n’est peut-être pas sans indiquer un mouvement du capitalisme français qui, s’il a enrichi et continue d’enrichir des capitalistes, n’a probablement pas été sans détruire le tissu industriel français.
  • [9]
    Ibid., p. 357-358. Les italiques sont de nous sauf pour « manière douce » où ils sont de l’auteur.
  • [10]
    P. Bourdieu, La Distinction, p. 423.
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