Couverture de TELE_029

Article de revue

Enseignement, éducation et démocratie

Pages 27 à 36

Notes

  • [1]
    A. Renaut, La Fin de l’autorité, Paris, Flammarion, 2004, p. 10.
  • [2]
    S. Freud, « L’intérêt de la psychanalyse », in Résultats, idées, problèmes, in Œuvres complètes, t. I, 1890-1920, Paris, PUF, 1991, p. 187-213, traduction française de P.-L. Assoun. La citation se trouve à la page 213. Le texte original de cet article est paru sous le titre « Das Interesse an der Psychoanalyse » dans la revue Scientia, 7e année, 1913.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    S. Freud, « Éclaircissements, applications, orientations », XXXIVe leçon de la Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, in Œuvres complètes, t. XIX, Paris, PUF, 1995, p. 233.
  • [5]
    Résultats, idées, problèmes, p. 188.
  • [6]
    « Éclaircissements, applications, orientations », p. 233-234.
English version

1 Il existe une certaine façon bien pensante, très à la mode aujourd’hui, de réfléchir sur ce qui est dû aux enfants, qui consiste à leur appliquer uniment les droits de l’homme, à partir d’un syllogisme à première vue impeccable : les enfants sont des êtres humains, or tout être humain a, comme tel, des droits, les droits de l’homme ; les enfants doivent donc bénéficier de ces droits. Je lis, par exemple, ce qui suit, à la page 10 du récent ouvrage d’Alain Renaut La Fin de l’autorité :

2

[…] nous nous sommes peu à peu convaincus que, puisque tous les êtres humains « naissent et demeurent libres et égaux en droits », le petit homme est lui aussi un homme, avec ses droits à la liberté et à l’égalité. Compréhension de l’humain et de la personne, même immature, avec laquelle nous ne saurions plus transiger, sauf à vouloir revenir aux plus lointaines et cruelles époques de l’histoire de l’enfance [1].

3 Ces propos, solidaires d’une doctrine antiautoritaire, me paraissent d’abord en eux-mêmes inexacts, mal pensés et même intrinsèquement contradictoires. Je trouve d’autre part inefficace et sophistique l’argumentation qui les accompagne. J’estime enfin mal venues et la thèse et son argumentation, en ce qu’elles jettent un doute sur l’usage de la liberté dans l’éducation et desservent ainsi une bonne cause, en servant mal une mauvaise qui lui ressemble un peu.

Droits et pouvoirs

4 Considérer que les droits de l’homme s’appliquent aux enfants est une erreur. Les droits de l’enfant ne sont pas les droits de l’homme syllogistiquement appliqués aux enfants et notre choix contemporain de la démocratie, de la liberté et de l’égalité ne s’applique intégralement ni aux familles ni aux écoles. Le rapprochement, constamment fait par Alain Renaut dans son livre, de l’égalité des sexes et de celle des âges est une vue trompeuse. Que les droits de la femme doivent être rigoureusement les mêmes que ceux de l’homme ne fait aucun doute pour un esprit simplement capable de réflexion, quand bien même l’observation des usages et des mœurs établis autour de cet esprit le contraindraient à constater que telle n’est pas la réalité. Platon fait de l’égal accès des filles et des garçons aux études supérieures, aux activités sportives, à l’entraînement militaire, aux métiers de la guerre et à la responsabilité politique, une dimension de la cité juste dont il traite dans la République, tandis qu’Athènes, devant ses yeux, consigne les filles et les femmes à la maison. De nos jours, toutes les professions et toutes les activités autrefois réservées aux hommes se sont féminisées, et sont exercées par les femmes d’une façon ni meilleure ni pire que celle des hommes : pour continuer à refuser aux femmes l’égalité des droits il faut donc aujourd’hui ajouter la cécité à l’irréflexion.

5 Le problème se pose autrement pour les enfants et pour les élèves. L’espèce humaine, comme la plupart des espèces animales, est astreinte à la croissance : nous mettons au monde des “petits” qui ont à grandir, à se parfaire au moyen de la vie elle-même. Nous naissons, par exemple, sans dents, souvent sans cheveux, inachevés cérébralement, immatures du point de vue de la reproduction. À cela nous ajoutons notre différence spécifique : nous sommes des animaux culturels que la maturation biologique ne suffit pas à achever : il nous faut apprendre à marcher, à parler, à penser, à sentir, à nous conduire.

6 Ces deux faits jettent sur la question de la liberté et de l’égalité une lumière nouvelle. La liberté dont il s’agit est celle des droits. Or le droit n’est rien sans la possibilité d’en jouir. Ou bien mon droit porte sur l’acquis, ce que je possède déjà, ou pratique déjà. Ce droit, qui présuppose l’actualité de ce à quoi on a droit, implique à plus forte raison sa possibilité : par exemple, mon droit de dire ce que je viens de dire englobe manifestement d’avoir pu le dire. Le revendiquer indique seulement que rien ne m’interdisait ces propos, que je ne dois pas être inquiété à cause d’eux. Autre éventualité : j’ai droit à ce que je n’ai pas encore, au travail si j’en cherche, aux soins hospitaliers quand je me présente aux urgences d’un hôpital pour en bénéficier. Dans ce cas, le droit porte bien sur l’inactuel, mais cet inactuel est possible, est accessible. En effet, le droit à quelque chose qu’on n’a pas implique plus qu’une simple autorisation ou qu’une simple absence d’interdiction : il autorise une revendication et contient une obligation, pour quelqu’un, de fournir. C’est pour cette raison que la langue française appelle “droits” ce qu’on est obligé de fournir : droits de douane, de succession, à verser à l’État, droits d’auteur dus à l’écrivain par son éditeur. Or, s’il en est ainsi, si mon droit est un devoir pour autrui, sa possibilité lui est inhérente aussi, car à l’impossible nul n’est tenu. Le droit à quelque chose de futur n’est donc pas moins un droit au possible que le droit à quelque chose de présent.

7 Cela posé, le possible a deux faces, celle de la possibilité extérieure, de l’absence d’obstacles, ce que les Grecs de l’Antiquité nommaient exousia, mais aussi celle de l’aptitude, ou possibilité intérieure, enousia en grec ancien. Il serait absurde d’affirmer le droit au travail de celui que personne n’embauche, s’il ne possède pas lui-même de capital. Le droit aux vacances, ce sont les congés payés, c’est-à-dire l’obligation faite au patron de payer un salarié sans qu’il travaille, et la bourgeoisie française de 1936 aurait eu du mal à convaincre en protestant que rien n’interdit aux ouvriers de se payer quinze jours au bord de la mer puisque les avocats et les médecins, eux, le font bien. L’impossibilité extérieure de jouir de son droit annule ce droit. Le droit est une chose dont on dispose, qu’on a en son pouvoir.

8 Mais ce qui est en mon pouvoir, c’est aussi, et peut-être d’abord, ce dont je suis capable. Le droit de faire est un droit de faire ce qu’on est capable de faire. Cette capacité doit être prise dans un sens précis : il ne s’agit pas nécessairement d’un savoir-faire achevé : un peuple analphabète est en droit d’exiger la suppression de la censure sur l’écrit, peut revendiquer un droit de lire et d’écrire dont il ne peut immédiatement jouir. Le droit d’aller et de venir vaut aussi pour l’hémiplégique. Il ne s’agit pourtant pas, non plus, du simple être-en-puissance aristotélicien, de ce qui n’enferme pas d’impossibilité absolue, c’est-à-dire de contradiction logique. Ce possible-là n’est pas nécessairement mon possible, ne se limite pas à ce qui est en mon pouvoir et il peut d’ailleurs n’être au pouvoir de personne. Par exemple, qu’il fasse beau dimanche prochain ne contient pas de contradiction, car l’idée de dimanche prochain ne contredit pas celle du beau temps, mais je n’ai pas pour cela droit au beau temps de dimanche prochain. La capacité dont il est question porte sur ce qui ne dépend que de ma volonté de faire passer à l’acte. Le droit pour l’hémiplégique d’aller et de venir est un vain mot, par exemple, si personne n’a obligation de lui fournir l’aide médicale qu’il demande et que sa volonté inflexible ne suffise pas à le remettre sur pieds. Le droit de lire et d’écrire présuppose ou bien qu’on puisse apprendre seul, ou bien qu’il y ait obligation de fournir une aide pédagogique si elle est indispensable. Ce que j’entends ici par capacité, c’est le potentiel, c’est-à-dire non pas l’acte, mais ce qu’il ne dépend que de ma volonté d’actualiser ou non, puisque ni les circonstances extérieures ni la volonté d’autrui n’y font obstacle.

9 Par conséquent, au sein d’une espèce biologique astreinte à l’actualisation progressive des aptitudes individuelles, il n’existe pas d’égalité de droits entre les âges. Les enfants, les apprentis, les novices, les élèves peuvent moins, savent moins, sont moins que les adultes, les maîtres, les initiés, les professeurs, parce que leur potentiel est, par définition, moindre. Si le droit implique le potentiel correspondant, l’inégalité des potentiels implique l’inégalité des droits. Donner aux femmes le droit de voter aux élections, c’est affirmer implicitement que les femmes ont, dans leur potentiel, la capacité de faire un choix politique, qu’elles y soient immédiatement prêtes ou non. Celles qui n’y seraient pas prêtes s’y apprêteront elles-mêmes, car rien d’autre que l’absence de volonté ne peut alors faire obstacle. Refuser ce droit à des enfants de dix ans, c’est implicitement déclarer qu’ils sont, pour le moment, inaptes à tout choix politique quand bien même ils auraient la volonté de voter et d’acquérir la formation nécessaire. La capacité de choix politique est considérée comme n’appartenant pas à leur potentiel.

10 L’obtention d’un droit a fréquemment pour condition d’avoir fait la preuve de sa capacité : on a le droit de conduire une voiture après avoir passé et réussi un examen de conduite, d’exercer un métier à condition de posséder un diplôme qui sanctionne une capacité. Les capacités qu’il faut prouver sont celles dont, à un âge donné, la possession ne dépend pas de la seule volonté, d’un effort d’attention ou de réflexion personnelle, qu’à cet âge on peut considérer comme accessible à tous, mais d’une formation technique reçue d’autrui. Ceux qui n’ont pas prouvé leur capacité, ou ne la possèdent pas de façon immédiatement indiscutable, n’ont pas le droit d’exercer.

11 Il ne faut pas sous-estimer les potentiels. Les droits de l’enfant existent, et leur proclamation est toujours un progrès dans la mesure où elle procède d’une plus exacte estimation de ce dont les enfants sont capables. L’histoire de l’enfance est aussi l’histoire du mépris de l’enfant et des méprises sur l’enfance. L’histoire des droits de l’enfant est celle des remises en cause de sous-estimations ancestrales. En cas de divorce de ses parents, le droit, pour un enfant, d’être consulté sur celui des deux avec qui il préfère vivre, est, par exemple, un progrès de la sagesse judiciaire, qui considère que l’enfant lui-même n’est pas mauvais juge. Il en va, de ce point de vue, des progrès du statut de l’enfant comme d’autres progrès statutaires.

12 Cela dit, il y a des choses qu’aucun enfant ne pourra ni ne saura jamais faire, précisément à cause de son enfance. On repoussera donc l’inégalité le plus loin possible, mais on ne la supprimera pas. Les femmes ne sont pas des enfants et la femme adulte est l’égale de l’homme adulte, de même que le Noir adulte est l’égal du Blanc adulte. L’enfant n’est pas adulte. En lui, l’inégalité, l’infériorité n’est pas de préjugé ; c’est un fait. L’affirmation de cette égalité n’est qu’une bizarrerie à la mode.

13 C’est même une absurdité. Vouloir que l’enfant ait des droits c’est vouloir, comme je viens de l’expliquer, qu’il acquière le potentiel qui permet d’en user. Or l’acquisition de ce potentiel a ses contraintes techniques ; l’accès à la liberté a donc, paradoxalement, ses contraintes. Ces contraintes s’imposent à la volonté, sont tyranniques, ou encore dictatoriales, au sens étymologique : elles sont dictées par la nature du savoir-faire visé. Le libre choix n’est pas ici de mise. L’école de la démocratie exclut la démocratie de l’école : pour la raison qu’un citoyen doit savoir compter, on ne met pas au vote les tables de multiplication.

14 Le débat démocratique suppose à la fois certaines questions ouvertes et d’autres résolues. Un parlement doit parler. S’il veut éviter le quiproquo permanent, qui interdit tout débat, il faut que l’accord des parlementaires préexiste sur le sens des mots. Aucun débat contradictoire ne peut s’engager sur un projet de dévaluation ou sur une demande d’armistice sans qu’il y ait, entre parlementaires d’avis opposés, un parfait accord sur le sens précis des mots dévaluation, armistice, demande. De la même façon, ce sur quoi porte le débat doit être exactement connu par une information qui repose elle-même sur de l’instruction. Le parlementaire français de 1914, informé de ce que l’ennemi est à Crépy-en-Valois, n’entend rien de ce qu’il apprend s’il n’a jamais vu de carte de la région parisienne, ne sait pas que ce bourg est à 40 kilomètres du Palais-Bourbon et ne réalise pas que lui-même, ses collègues et tous les Parisiens sont maintenant sous le feu des canons à longue portée.

15 Ces choses s’apprennent en famille et en classe. Elles ne résultent pas de négociations, mais sont du ressort de l’autorité parentale et professorale. Le débat présuppose l’existence de questions déjà résolues. Si on le nie, le débat ne pourra jamais commencer puisqu’il dépendra toujours des conclusions d’un débat préalable, qui lui-même dépendra des conclusions d’un troisième, et ainsi de suite à l’infini. Cette régression à l’infini montre de façon absolument patente que le débat doit s’appuyer sur le non débattu, sur l’enseigné, sur l’incontesté. Que la démocratie, par conséquent, ne commence pas sans l’autorité. Refuser l’autorité à l’école ou dans la famille, au nom d’une application systématique des principes de liberté et d’égalité, c’est donc rendre cette application impossible. Ce n’est pas une position rigoureuse, mais un “jusqu’au boutisme” irréfléchi.

Sophisme égalitaire et paresse analytique

16 Inexacte et même illogique, la thèse de Renaut repose néanmoins sur une argumentation, qui mérite à son tour examen. Le raisonnement sur lequel s’appuie la conviction défendue par Alain Renaut a les apparences d’un syllogisme rigoureux, mais c’est un sophisme. On s’en aperçoit en lisant mieux la majeure, empruntée à la Déclaration des droits de 1789 : “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.” Cette égalité à la naissance doit être exactement comprise : il est question, parmi les constituants de 1789, d’abolir les privilèges de l’Ancien Régime. L’égalité de tous à la naissance est un axiome qui retire aux privilèges leur fondement théorique. Par exemple, le droit exclusif de chasse, qui autorisait le seigneur à ravager les moissons et interdisait au paysan de protéger les champs, jardins et arbres fruitiers des incursions du gibier, ce droit particulier, privilège féodal honni dans un très grand nombre de cahiers de doléances, est incompatible avec l’égalité en droits selon la naissance. Le paysan naît désormais avec le même droit de chasse que celui qui naît au sein d’une famille ancienne de nobles féodaux. L’égalité des hommes à la naissance, c’est-à-dire l’égalité juridique des familles, n’est pas l’égalité des hommes dès la naissance, c’est-à-dire celle des âges dans la famille. La Déclaration des droits ne contient rien qui concerne l’égalité de l’enfant avec l’adulte, elle porte seulement sur l’égalité entre eux de tous les enfants et de tous les adultes, quelles que soient leurs origines familiales. Il y a donc sophisme à vouloir en déduire l’égalité de l’enfant avec l’adulte, de l’élève avec le professeur.

17 Pour soutenir sa thèse, Alain Renaut utilise un second argument : il serait absurde de préparer les enfants et les élèves à la démocratie en plaçant leur éducation et leur instruction dans un cadre non démocratique. J’ai dit ci-dessus ce que je pensais de cette assertion. Elle me paraît contraire à la vérité et me semble relever de ce qu’on pourrait appeler “paresse analytique”. L’analyse montre les éléments d’une totalité ; la vie démocratique est une totalité, dont il est important de définir les diverses composantes. Chacune fait l’objet d’un enseignement ou d’un apprentissage, mais ces apprentissages portent sur les éléments, non sur le tout. On peut même admettre que certains de ces apprentissages puissent s’effectuer d’une façon qui anticipe la démocratie achevée ; la démocratie débat : pourquoi ne pas mettre au débat certaines des questions qui se posent à l’école, et donner ainsi une formation pratique à la démocratie ? L’idée est bonne à condition de placer le débat au bon endroit, c’est-à-dire sur tout ce qui n’est pas objet d’enseignement, et sur tout ce qui n’est pas condition sine qua non de l’enseignement : il n’est pas absurde, par exemple, de faire entrer les élèves d’un collège dans un débat sur la durée des récréations, sur l’opportunité de créer un parking pour les vélos, sur le nom du personnage dont il est question pour baptiser l’établissement. Cela dit, l’étude de tous les éléments de la vie démocratique ne peut s’effectuer démocratiquement. Les parties ne reflètent pas nécessairement le tout, et l’on n’étudie pas chacune des lettres de façon littéraire sous le prétexte que les œuvres littéraires sont faites de lettres. L’école et la famille n’ont pas à renoncer à l’autorité, parce que les libertés ne se composeraient pas sans elle. Je maintiens donc que l’école démocratique n’a que faire de la démocratie à l’école, en précisant seulement dans son œuvre propre, c’est-à-dire l’enseignement.

La liberté entre refus et laisser-faire

18 Thèse fausse, argument sophistique, le bilan n’est guère brillant. Il me semble qu’il s’alourdit encore si on considère le dommage qui en résulte pour la cause très raisonnable et très précieuse de la liberté dans l’éducation. Cette liberté est sans rapport avec la démocratie ni avec la politique, et elle ne se définit nullement comme une extension aux enfants des droits de l’homme. C’est seulement une nécessité éducative. Les éducateurs et théoriciens de l’éducation qui l’ont mise en œuvre et justifiée cherchent leurs arguments du côté de l’efficacité ; une éducation bien conduite vise la maîtrise des pulsions, qui ne s’atteint elle-même ni par la coercition ni par la répression. L’appui de Freud est volontiers cherché par ces pédagogues de la liberté. Très concis, discret et prudent sur les questions éducatives, Freud ne peut cependant manquer de percevoir les conséquences de sa théorie de la fixation et du refoulement sur la réflexion éducative. Il écrit, par exemple, à la fin d’un article datant de 1913 où il présente l’intérêt de la psychanalyse pour l’éducateur :

19

Une violente répression d’instincts puissants exercée de l’extérieur n’apporte jamais pour résultat l’extinction ou la domination de ceux-ci, mais occasionne un refoulement qui installe la propension à entrer ultérieurement dans la névrose [2].

20 L’instinct refoulé n’est aucunement anéanti ou réduit à l’impuissance ; il disparaît seulement de la conscience. De l’inconscient où il se trouve maintenant, il produit de nouveaux effets, obliques et chiffrés, dont certains sont parfois aussi dangereux pour l’individu et pour la collectivité que ses effets directs, avec cette différence considérable que le passage à l’inconscience soustrait l’instinct à l’autocritique et, par conséquent, le pérennise, comme le badigeon dont les Chrétiens ont couvert les fresques obscènes des basiliques romaines conserve à ces fresques leur merveilleuse fraîcheur. Dans la mesure où la répression éducative est suivie du refoulement de l’instinct indésirable, elle débouche donc sur un résultat immédiatement contraire à celui qu’elle vise, en fixant ce qu’il faut effacer, en soustrayant à toute maîtrise ce qu’il s’agit de dominer. Il semble donc que l’éducateur apprenne de la psychanalyse ce qu’il ne doit pas faire. Freud ajoute aux lignes citées ci-dessus :

21

C’est entre les mains d’une éducation psychanalytiquement éclairée que repose ce que nous pouvons attendre d’une prophylaxie individuelle des névroses [3].

22 Cependant, qu’il faille éviter ce qui conduit à la névrose, et que l’on puisse d’autant mieux y parvenir qu’on est un éducateur “psychanalytiquement éclairé”, cela n’implique nullement qu’on doive laisser toute liberté aux enfants, et ce n’est pas du tout ce que Freud lui-même en conclut. Le laisser-aller éducatif est, selon lui, aussi nocif pour l’enfant que la répression. « Il faut que l’éducation inhibe, interdise, réprime » [4], assène-t-il sans hésitation, dans un texte de vingt ans postérieur aux lignes déjà citées, où il n’est pas seulement question de la paix des familles et de l’ordre social, mais encore et toujours du bien de l’enfant lui-même et des nécessités de l’éducation. La domination des pulsions, en effet, résulte, selon Freud, d’une intériorisation des interdits et obstacles externes, et la capacité adulte de résister à ses propres pulsions présuppose la condition sine qua non d’avoir, enfant, rencontré cette résistance hors de soi. Loin, par conséquent, d’opposer les prohibitions éducatives à la liberté, Freud fait d’elles sa condition et tient, au contraire, le laisser-faire éducatif pour contraire à la liberté.

23 Il l’affirme d’autant plus aisément que l’action pathogène de la répression éducative reste elle-même, dans sa pensée, de l’ordre du seul possible. Le passage cité plus haut dit très précisément que la répression « occasionne un refoulement ». Les occasions ne sont pas des causes. L’occasionnalisme freudien serre au plus près les données de l’expérience clinique, qui montrent seulement qu’il y a eu répression éducative là où la psychanalyse découvre le refoulement, mais nullement l’inverse. Pour être en mesure d’affirmer que la répression cause le refoulement, il faudrait disposer d’un matériel statistique suffisamment ample pour montrer une corrélation entre le degré de répression éducative et l’importance du refoulement. Le tableau ainsi élaboré permettrait de se convaincre d’un lien causal, car il ne montrerait pas seulement qu’il y a toujours eu violente répression dans les cas individuels où la psychanalyse constate un refoulement important, ce que Freud et ses collègues peuvent induire de leur expérience clinique, mais encore que toute répression éducative est suivie de refoulement, et que l’affaiblissement de l’une s’accompagne toujours de la diminution de l’autre. D’une part, cette façon de conduire la recherche est étrangère à la psychanalyse, dont le souci n’est pas la connaissance des déterminismes sociologiques, mais le soulagement des souffrances individuelles, et dont les préoccupations étiologiques ne dépassent pas le cadre de l’histoire individuelle des patients. D’autre part, Freud lui-même affirme maintes fois que les facteurs externes ne sont pas seuls à jouer dans la genèse du refoulement. L’étiologie freudienne du refoulement reste donc ouverte, en fait comme en droit.

24 Une remarque analogue peut être ajoutée au sujet de l’étiologie de la névrose. Freud n’affirme nulle part que le refoulement entraîne la névrose. Le texte cité, par exemple, dit prudemment qu’il « installe la propension » à y « entrer ultérieurement ». Là encore, l’expérience clinique parle, sans dire grand-chose. Elle permet seulement de constater, ou, plus exactement, d’inférer le refoulement là où se perçoit la névrose. L’inverse : que le refoulement cause la névrose, dépasse, en fait et en droit, les assertions freudiennes.

25 On prête à Freud cette boutade légendaire, en réponse à une question sur l’éducation des enfants : « Quoi que vous fassiez, Madame, ce sera mal… ». Légende vraie, sinon exacte. On ne peut donner à personne de réponse freudienne sur l’éducation des enfants, parce qu’il n’y a pas de facteurs connus du refoulement et de la névrose, facteurs dont la présence suffirait à produire leur effet et qu’il s’agirait seulement d’éviter. L’article cité ci-dessus affiche une grande modestie : la psychanalyse, écrit Freud, « permet pour la première fois dans l’histoire de la médecine d’obtenir un aperçu sur l’origine et le mécanisme de ces maladies » [5] [c’est-à-dire les psychoses et les névroses]. Tout discours doctrinal sur les moyens et sur les obstacles dérive d’une théorie dogmatique des causes. Les moyens sûrs sont des causes certaines de la santé. Les obstacles certains sont les causes de la maladie. L’absence d’étiologie complète impose donc le silence au dogmatisme éducatif et conduit Freud à la célèbre formule où il compare l’éducation à une navigation incertaine « entre le Scylla du laisser-faire et le Charybde du refuser » [6].

26 Ce que doit faire l’éducateur ne relève pas de la science, mais de la prudence, au sens qu’on donne à ce mot quand on traduit ce qu’Aristote nomme phronèsis. La liberté est bonne et nécessaire : on la donne donc aux enfants. Elle ne réussit pas à celui-ci : on la mesurera donc à son cas. Elle est dangereuse dans ces cas-là : on y renoncera donc, ou on la tempérera. Réclamer pour les enfants une totale liberté est une absurdité dogmatique. Neill, fondateur de la célèbre école de Summerhill, disciple de Freud, analysé par Steckel aux tout premiers temps de la psychanalyse, entend, quand il ouvre son école en 1922, en finir avec la répression sexuelle : il autorise toutes les curiosités, toutes les lectures, toutes les conversations ; cependant, aux couples d’élèves tentés de prolonger ces libertés par celle de faire l’amour, il adresse un discours clairement dissuasif, arguant de ce que cette liberté-là conduira à la fermeture autoritaire de son école. Sur d’autres points, il invoque le bon sens : un adulte sensé ne laisse pas les enfants nager où ils n’ont pas pied, circuler à bicyclette sur une route fréquentée. Aussi vaste que soit le champ laissé aux libres choix de ses élèves, ce champ, comme tous les champs, a ses clôtures ; les libertés qu’il donne sont hardies mais mesurées. En tout cela il ne s’agit, en effet, en rien d’étendre le domaine d’application de la démocratie, mais seulement d’inventer une méthode d’éducation efficace. La liberté est une méthode, ce n’est pas un principe, ni une valeur. Le principe, la valeur valent universellement ; la méthode ne vaut qu’hypothétiquement, dans la mesure où elle réussit. Vouloir étendre les droits de l’homme aux enfants, c’est faire d’un impératif hypothétique raisonnable une obligation catégorique absurde.

Notes

  • [1]
    A. Renaut, La Fin de l’autorité, Paris, Flammarion, 2004, p. 10.
  • [2]
    S. Freud, « L’intérêt de la psychanalyse », in Résultats, idées, problèmes, in Œuvres complètes, t. I, 1890-1920, Paris, PUF, 1991, p. 187-213, traduction française de P.-L. Assoun. La citation se trouve à la page 213. Le texte original de cet article est paru sous le titre « Das Interesse an der Psychoanalyse » dans la revue Scientia, 7e année, 1913.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    S. Freud, « Éclaircissements, applications, orientations », XXXIVe leçon de la Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, in Œuvres complètes, t. XIX, Paris, PUF, 1995, p. 233.
  • [5]
    Résultats, idées, problèmes, p. 188.
  • [6]
    « Éclaircissements, applications, orientations », p. 233-234.
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