Notes
-
[1]
P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, contribution à l’histoire sociale de la France du XVIIe siècle, Paris, EHESS, 1958 ; Cent mille provinciaux au XVIIe siècle, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, Flammarion, 1968.
-
[2]
Un film allemand retrouvé récemment à l’ouverture des archives soviétiques montre Hitler sur son trajet vers Paris en juin 1940 contemplant du parvis de la cathédrale de Beauvais le reste de la ville en cendres.
-
[3]
En effet, c’est par une loi succédant d’une année scolaire à la suppression des Écoles normales que fut décrétée la création des nouveaux « Instituts de formation professionnelle pour les maîtres », le 15 août 1941. Singulièrement, il semble qu’aucune voix politique ou syndicale ne se soit élevée lors de la création des « Instituts universitaires de formation des maîtres » en 1991 pour signaler cette fâcheuse – et inconsciente ? – parentèle des acronymes à un demi-siècle de distance… Mais, preuve de la persévérance obstinée des signifiants, il est vrai aussi que l’Éducation nationale, « organe officiel des jeunes instituteurs et parents de France », était la revue même dans laquelle le maréchal Pétain exprimait avant guerre ses vues sur l’école.
-
[4]
Au sujet du remplacement de la sociologie de Durkheim par la « morale professionnelle », cf. l’intéressant livre de P. Giolitto : Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991.
-
[5]
« […] j’avais été surpris, un mercredi soir, par l’arrivée inopinée à Blacourt de mon camarade d’École normale Raymond Caron et de son père. Ils faisaient chez moi un premier arrêt sur le chemin de la Normandie […]. Né en 1922 Raymond venait d’être appelé, comme tous ceux de sa classe, pour le STO en Allemagne. Certains acceptaient de rejoindre leurs aînés déjà requis. D’autres, devenant « réfractaires », se planquaient loin de chez eux sous un faux nom ou ralliaient un des « maquis » qui s’organisaient. Mon camarade avait opté pour la planque. […] J’appris plus tard qu’il s’était enrôlé ensuite dans un maquis creusois. […] Nous passâmes une partie de la nuit à discuter. Tous les papiers compromettants qu’il détenait disparurent en fumée dans mon poêle y compris le bon de transport pour le voyage outre-Rhin. […] En aidant Caron à désobéir à l’occupant je me plaçais résolument dans un camp » (H. Maigret, Un réseau d’évasion dans l’Oise à Auneuil pendant la Seconde Guerre mondiale, 1943-1944, édité par l’auteur, 1994, p. 30-31). De nos jours, un certain nombre d’acteurs de la Résistance, aussi locaux soient-ils, cherchent à rendre compte au crépuscule de leur vie de leur choix et de leur engagement. Cependant, tributaires de l’anonymat originel dû à la clandestinité de leurs actes, leurs témoignages demeurent individuels, et de fait isolés, car non encadrés par l’histoire des armées régulières. Tel est le témoignage d’Henri Maigret parmi bien d’autres, au lectorat certes confidentiel, mais pétri du souci de rendre justice à la mémoire de bien d’autres que lui-même.
-
[6]
La situation de réfractaire dans l’Indre a profité indirectement à l’histoire du cinéma puisque c’est de cette façon que Jacques Tatischeff fit le “repérage” de Sainte-Sévère pour Jour de fête, tourné en 1947, le souvenir de l’accueil des habitants y étant pour beaucoup : « J’avais été requis par les Allemands en 43, et puis je m’étais évadé, et j’étais allé me réfugier au Maurembert qui est situé à six kilomètres de Sainte-Sévère. […] J’ai pensé que si un jour je faisais un film, je viendrais le tourner là » (F. Ede, « Jour de fête de Jacques Tati ou la couleur retrouvée », Cahiers du cinéma, 1995, p. 76).
-
[7]
De ce point de vue, l’un des préambules à la Déclaration universelle des droits de l’homme est d’une remarquable ambiguïté de formulation : « Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression. »
-
[8]
La description que donne Marc Bloch du général Blanchard vaut d’être citée car elle donne la dimension du personnage : « J’ai peu approché les grands chefs, dont m’éloignait la modestie de mon grade et de mes fonctions. Le seul qui m’ait été donné de voir, quelquefois, d’un peu plus près, fut le général Blanchard. Je garde de lui surtout le souvenir d’un homme très bien élevé. La dernière fois qu’il me fit l’honneur de m’adresser la parole, ce fut, m’ayant rencontré en Normandie, après mon retour de Flandres, pour me dire obligeamment : “Eh bien ! Vous vous êtes donc, vous aussi, tiré indemne de cette aventure”. La formule me parut désinvolte. […] Dans l’aventure des Flandres, Blanchard avait, pour sa part, perdu plus de la moitié de son armée, et laissé en arrière, comme prisonniers volontaires, avec son propre chef d’état-major, l’officier qu’il s’était donné lui-même comme successeur » (M. Bloch, L’Étrange Défaite, témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard (Folio histoire), 1990, p. 57-58).
-
[9]
Électron beaucoup trop libre de la résistance communiste, Georges Guingouin a cumulé sur lui dès la période de la guerre tous les griefs : « résistant avant l’heure », c’est-à-dire pendant le pacte germano-soviétique, il avait accepté les parachutages anglais ce qui l’a rendu suspect auprès de la résistance communiste ultérieure qui l’accusait d’être en relation avec l’Intelligence Service. Il a fait alors l’objet de tentatives commanditées d’élimination. Enfin, même d’un point de vue militaire, ses conceptions étaient opposées puisqu’il chercha, et réussit à libérer Limoges par un encerclement patient en évitant le plus possible les combats frontaux de reprise des villes qui entraînaient trop de morts d’hommes ou des représailles sur les civils comme dans les villes du sud. Élu maire de Limoges en 1945, il dut laisser la place dès 1947 à l’ancien maire de Limoges, socialiste qui avait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940. La suite de son existence est une caricature de purge stalinienne : exclu du parti communiste, il fut accusé successivement de détournement de fonds, d’alcoolisme et de folie, et conséquemment écroué, interné puis à nouveau détenu… Mais il s’avère de nos jours qu’il fut victime d’un règlement de compte concerté qui impliquait la collusion de communistes d’appareil et d’anciens vichystes. Il est intéressant de savoir que, tout aussi gangster ou fou qu’on ait pu le prétendre, Georges Guingouin reprit par la suite sa carrière d’instituteur jusqu’à la retraite, puis redevint à la fin de sa vie un témoin essentiel des actions passées de la Résistance (cf. le livre de M. Taubmann, L’Affaire Guingouin, Limoges, L. Souny, 1994, ainsi que le documentaire réalisé pour France 3 en juin 2000 par C. Clorennec et M. Taubmann, et également l’ouvrage de J.-J. Fouché, F. Juchereau et G. Monédiaire, Georges Guingouin, chemin des résistances, Limoges, L. Souny, 2003).
-
[10]
Il devrait sembler inutile de rappeler l’amnésie collective qui a concerné la France après guerre. Pourtant ce témoignage montre clairement en quoi l’engagement dans la Résistance, en fin de compte tout à la fois acte individuel et participation volontaire à l’intérêt général, fut si vite oublié, enfoui sous le mythe rassurant de l’insurrection collective d’une nation et de l’identification imaginairement confraternelle d’un « peuple ». Pour donner la mesure de ce « travail systématique d’oubli », il suffit de se rappeler comment la « volonté de ne plus savoir » s’est exercée dès l’après-guerre, mais cette fois à la puissance dix, sur les faits de déportation. Pour exemple, on citera ce simple extrait de presse de 1952 : « Le procès de la Gestapo de la rue de la Pompe » : « – ça n’intéresse personne, ont décrété ceux qui connaissent les goûts de l’opinion publique. Et c’est vrai : le procès de la Gestapo de la rue de la Pompe qui s’ouvre aujourd’hui n’a aucune vertu excitante. […] Car l’indignation a le souffle court. Les trains bondés de cadavres, les morts squelettiques, ont fini de faire recette. On arrive même à trouver indécent ce rappel des tortures et des misères. […] Les cent soixante-cinq rescapés de la rue de la Pompe, appelés à venir raconter à la barre du tribunal militaire leurs douloureux souvenirs, en sont réduits à se convaincre qu’ils ne vont remuer – aux yeux du plus grand nombre de leurs concitoyens – que des cendres froides » (article de J.-M. Théolleyre le 20 novembre 1952 réédité dans la rubrique Il y a 50 ans, dans Le Monde, le 20 novembre 2002).
1 La ville de Beauvais, préfecture de l’Oise, située aux triples confins de l’Île-de-France, de la Picardie et de la Normandie, s’est toujours trouvée limitée dans son développement par la puissance de ses grandes voisines : la capitale bien sûr, mais aussi Amiens et Rouen. La ville en elle-même n’a désormais plus de remarquable que l’immense chœur gothique d’une cathédrale inachevée qui fut dès l’origine disproportionnée vis-à-vis de la cité qu’elle dominait. Son originalité réside dans le choix de son héros historique puisqu’il s’agit d’une femme : Jeanne Laisné dite « Hachette » qui défendit, dit-on, plus vaillamment que les hommes la ville assiégée par les armées de Charles le Téméraire. La région agricole qui l’entoure, le Beauvaisis, peu transformée jusqu’à l’époque moderne, a fait l’objet d’une étude très documentée pour la période du XVIIe siècle et est devenue un classique de la recherche historique grâce aux travaux de Pierre Goubert [1].
2 C’est dans cette région qu’est né en 1922 Raymond Caron, issu d’une longue lignée de paysans modestes, cependant propriétaires de leurs terres depuis la Révolution. Héritier des « hussards noirs » de la République, il a accompli toute sa carrière d’instituteur dans l’Oise. En retraite depuis deux décennies, il a bien voulu donner son témoignage sur sa formation d’instituteur et son début de carrière qui ont coïncidé avec la guerre de 39-45. De même, il rend compte pour la première fois de son passage dans la clandestinité qui a caractérisé une partie de sa génération face au régime de Vichy, puis de son engagement dans la résistance armée à l’âge de 21 ans.
3 L’entretien qui suit a été réalisé en octobre 2003 par la petite-fille de Raymond Caron, ainsi que par son fils qui s’est chargé de la mise en forme, de l’introduction et des notes. L’ensemble a été relu par l’intéressé qui y a apporté ses corrections en tenant à rendre hommage nominalement à un certain nombre de témoins et d’acteurs de la période décrite. Mais symétriquement, et fidèlement à cet engagement de jeunesse, il lui a semblé que certains faits, et d’autant plus certains noms, devaient conserver leur part d’ombre.
4 Question : Quelle était la préparation scolaire à l’entrée à l’École normale avant guerre ?
5 Raymond Caron : Après l’obtention du CEP, on entrait à l’école primaire supérieure de 12 à 16 ans en vue du brevet général. Il fallait obtenir au moins 13 sur 20 de moyenne pour pouvoir entrer à l’École normale. On n’avait donc pas forcément le droit à l’entrée la première année, ce qui fut d’ailleurs mon cas. Une fois admis à l’École normale, la première année était entièrement consacrée à la préparation de la première partie du Brevet supérieur. Cet enseignement était totalement séparé de celui des lycées classiques et donc du baccalauréat, mais il en suivait le principe d’une obtention en trois parties. Dans l’Oise du point de vue de l’origine sociale, le recrutement des normaliens était à peu près équitablement réparti entre origine ouvrière, provenant essentiellement du bassin industriel de Creil, et origine paysanne, dont je suis issu.
6 Le début de cette première année en septembre 39 a coïncidé pour nous avec la déclaration de guerre. Une atmosphère pesante en résultait mais elle se trouvait confondue avec l’intense travail scolaire surtout pour des internes qui vivaient en vase clos. Le dimanche, nous pouvions avoir droit à une “permission de messe” pour nous rendre en ville. Certains normaliens étaient d’ailleurs catholiques pratiquants. Pour ma part, en tant qu’ancien enfant de chœur de mon village, j’avais opté pour cette permission mais à vrai dire c’était pour un certain nombre d’entre nous un moyen d’aller faire une partie de billard en ville…
7 Deux fois par semaine, nous nous rendions soit à l’école annexe soit dans des écoles d’application pour y assister à des leçons modèles. À la suite, nous devions nous-mêmes préparer une leçon et l’exercer devant une classe. Dans les locaux de l’École normale, nous avions entrepris de préparer la terre battue d’un court de tennis, mais très vite cette ambition sportive s’est muée en ordre de creuser des tranchées d’abri au fond du jardin… L’année scolaire s’est brutalement achevée dès le début des hostilités, soit le 20 mai. Nous avons alors été renvoyés dans nos familles et les épreuves de première partie du Brevet supérieur furent reportées d’office en septembre 40.
8 Question : Il s’agit là de la première interruption dans la formation…
9 R.?C. : En effet, en dehors des épreuves du brevet, nous avons attendu d’être convoqués à nouveau début octobre. Entre-temps, la loi de suppression des Écoles normales avait été promulguée [le 18 septembre 1940].
10 Mais il faut dire que l’Oise et Beauvais en particulier ont subi l’invasion allemande frontalement. Hitler avait donné l’ordre de détruire toutes les villes sur son passage vers Paris [2]. Beauvais a été brûlée à 80 % à la bombe incendiaire puis manuellement à la torche du 5 au 8 juin. La population a organisé son évacuation dès le 25 mai ce qui fut le cas de ma famille habitant pourtant la campagne alentour. Mon père disposait d’une automobile pour transporter la famille, mais agriculteur, il avait choisi de faire suivre ses chevaux sous la conduite d’un charretier. Une première tentative d’évacuation a échoué au bout de trois jours, un ordre préfectoral demandant aux habitants de l’Oise de rentrer chez eux, l’invasion s’étant arrêtée sur la vallée de la Somme pendant une dizaine de jours. Nous sommes repartis une nouvelle fois vers le 8 juin traversant Gisors embrasée, puis Vernon, etc.
11 Plus loin à Dreux, nous avons eu la surprise de voir que les commerces étaient ouverts et que la population n’avait pas la même conscience du désastre : la croyance en de “bonnes défenses sur la Seine” continuait à les illusionner. Partis avec une réserve d’essence prélevée sur des tanks français abandonnés, nous avons imploré des soldats anglais pour qu’ils nous donnent le complément de carburant nécessaire pour rejoindre Le Blanc où vivait une partie de notre famille. Si je parle ici de l’évacuation familiale dans l’Indre c’est que, comme on le verra, cette région prendra plus tard pour moi une importance particulière. Cette semaine de pérégrinations ne fut pas suivie d’un séjour très prolongé puisque dès le 13 juillet nous étions de retour dans l’Oise. Beauvais n’était plus qu’une ruine fumante aux odeurs de cadavres ensevelis sous le bombardement.
12 Question : Pour reprendre le fil de la guerre selon le découpage des années scolaires, quelle fut la rentrée d’octobre 40 ?
13 R.?C. : Tout d’abord comme je viens de le dire, l’année scolaire débuta par la fin officielle des Écoles normales. Mais pour ce qui concerne Beauvais, les bâtiments d’École Normale, en brique, dont on sait qu’ils furent généralement construits sous la IIIe République en périphérie relative des centres de ville, avaient été préservés de l’incendie. En conséquence, ils furent immédiatement réquisitionnés par l’occupant. Ce problème de locaux pour reprendre les cours fut résolu de façon très précaire en installant les deux années de formation dans une seule salle de classe d’une école primaire qui fut partagée par une cloison. Ces deux promotions devaient alors recevoir un enseignement purement livresque sans salles spécialisées. J’ai eu à regretter cette absence de laboratoires, de bibliothèque, qui faisaient la fierté des Écoles normales. La première année en 1939, faute de temps, je m’étais promis de consulter l’année suivante l’édition originale de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui y figurait. Il va sans dire qu’elle a disparu par la suite… Quant à la troisième année de formation, elle fut faute de place “envoyée sur le terrain” comme on dit, c’est-à-dire mise à disposition de l’Académie dans les écoles afin de remplacer les instituteurs mobilisés et prisonniers.
14 Le nombre de professeurs qui nous enseignaient était restreint mais toutes les disciplines étaient cependant représentées. Par tradition, c’est un professeur de philosophie qui se chargeait tout à la fois de l’histoire de l’éducation, de la psychologie et de la sociologie. Un certain nombre de professeurs dont le directeur avaient dû reprendre du service après leur retraite pour remplacer les professeurs appelés ou réservistes. À ce sujet, je me souviens d’une anecdote amusante : le professeur de philosophie avait, dit-on, au cours de son dernier cours de 1938, spectaculairement déchiré les fiches qui lui servaient d’aide-mémoire pour faire ses cours puisqu’il était admis à la retraite. Convoqué pour reprendre son service en 1940, il se faisait fort cette fois-ci de déclamer ses cours par cœur sans l’aide de ses notes…
15 La deuxième partie du Brevet supérieur se déroula à la fin de l’année en juin 41 (les promotions qui suivront feront leur scolarité dans l’enseignement secondaire afin d’obtenir le bac). Mais ce que nous ne savions pas encore, c’est que nous venions de recevoir la formation de deux années en une seule. En effet, c’est à ce moment qu’ont commencé à prendre effet les décrets de Vichy de dissolution des Écoles normales et suite à ces décrets, les nouvelles promotions devaient accomplir aussitôt une année de formation professionnelle sans recevoir de nouveaux cours théoriques.
16 Question : À ce sujet, au cours de cette année 40-41, quelle était l’atmosphère générale, les propos tenus par les normaliens, etc. ?
17 R.?C. : Tout d’abord, de la part de tous une très grande retenue, une grande discrétion d’opinion. Il ne faut pas oublier que Beauvais, dont les habitations du centre ville étaient totalement détruites, était sous présence et occupation allemande constantes. Le couvre-feu qui y régnait était très strict. De plus, le moindre bâtiment debout hébergeait Feldgendarmerie, Kommandantur, troupes SS…, effectifs allemands d’autant plus importants que Beauvais avec son aéroport servait de base stratégique pour bombarder Londres.
18 Les conditions de vie devenaient difficiles. Tous nos déplacements s’effectuaient à bicyclette dans la ville ou pour retourner chez nous le samedi soir. Il n’y avait pas de bus et nos pneus étaient vite usés (il était impossible de les remplacer !). Nous logions par deux à la périphérie chez l’habitant qui n’était même pas en mesure, faute de nourriture, de nous offrir le petit déjeuner. Nous avons d’abord mangé au restaurant municipal mais au bout d’un mois, décision fut prise de nous envoyer à la cantine populaire.
19 Un jour, après les cours du matin dans notre école primaire, nous devions justement nous rendre à midi à cette cantine mais une cérémonie de décorations allemande devait avoir lieu juste en vis-à-vis, devant le lycée Jeanne Hachette réquisitionné. Un général devait arriver incessamment pour décorer des pilotes de la Luftwaffe qui faisaient plusieurs voyages par nuit sur Londres. Devant l’interdiction de pouvoir sortir, nous sommes rentrés dans notre classe et avons chanté la Marseillaise à tue-tête, tous carreaux fermés cependant. Le jeu ne fut pas si dangereux car la hiérarchie bureaucratique régnait en maître chez les Allemands comme dans toute armée : le supérieur vivant dans la crainte de l’arrivée imminente du général donna l’ordre de nous laisser sortir au compte-gouttes.
20 À cet égard, il ne faut pas surestimer pour cette année 40-41 l’influence du régime de Vichy sur la zone nord. L’Oise pouvait s’estimer heureuse de ne pas être assimilée à la zone interdite comme les départements du Nord et du Pas-de-Calais qui étaient pratiquement annexés à l’Allemagne. Mais sous large occupation allemande, elle ne recevait jusqu’à maintenant qu’un écho très atténué de ce qui provenait de la zone dite “libre”. Seuls les décrets de Vichy, faute de promulgations de lois véritables, se sont fait sentir progressivement en se surajoutant à l’occupation allemande, dont celui par exemple qui prononça la suppression des Écoles normales, celles-ci étant considérées comme un repère de francs-maçons et de marxistes.
21 Il est toutefois difficile de se représenter l’état d’asthénie mentale dans lequel se trouvait plongée la France de cette époque. Parfois, il est vrai qu’allant en observation dans les écoles primaires, nous apprenions par la bande que tel ou tel directeur d’école primaire franc-maçon avait été démissionné ou mis à la retraite d’office. Par exemple, MM. Rousseau et Dieutegard, directeurs d’école élémentaire à Beauvais, ont été destitués de leur fonction dès le début de l’Occupation en tant que francs-maçons. Plus tard, le maire de Beauvais lui-même, Charles Desgroux, et un professeur de l’enseignement technique, Auguste Moyrenc et son fils, ont été déportés comme résistants du réseau Libé-Nord. Mais je n’ai appris qu’après la guerre qu’un couple de professeurs du lycée Félix Faure, Marguerite et Gaston Cahen, avaient d’abord été interdits d’enseigner puis déportés en 1942 comme juifs français. Envoyés vers les camps de la mort, ils ne sont pas revenus.
22 Pour prendre un exemple radicalement opposé, nous avions en formation une professeur d’histoire-géographie qui venait en train de Paris. Nous n’avons jamais perçu chez elle la moindre trace d’opinion dans ses cours. Or j’ai su plus tard qu’elle était liée au Rassemblement national populaire et même à un de ses principaux dirigeants.
23 Question : L’année scolaire qui a suivi, 41-42, a donc concrétisé la sortie des Écoles normales pour les nouveaux « Instituts de pédagogie »…
24 R.?C. : Oui et ce fut pour nous la première intervention directement perceptible des effets du régime de Vichy : une année de formation professionnelle entièrement refondue suivant les nouveaux principes édictés par la transformation en instituts [3]. Cette année était divisée en trois trimestres distincts du point de vue des lieux de formation.
25 Le premier nous faisait passer successivement dans trois niveaux différents d’exercice de l’école primaire : tout d’abord, une classe de fin d’études avec des élèves de 13 ans en école d’application, c’est-à-dire en ville ; ensuite, une classe unique de campagne, d’ailleurs celle-là même de mon enfance ; enfin, l’exercice cette fois absolument obligatoire dans une classe de CP. Pour mon compte personnel, j’ai fait ce stage exceptionnellement dans une école de filles sous la conduite d’une institutrice faute d’avoir pu me trouver un CP de garçons, ce qui fut une expérience enrichissante. Dans les trois cas, si nous prenions en charge un certain nombre de préparations pédagogiques pour les réaliser devant la classe, cependant nous ne faisions jamais la classe seul puisque le maître titulaire gardait la responsabilité permanente de sa classe (en ce temps-là, on ne s’absentait pas pour faire des photocopies !). La préparation écrite de la classe était consistante : cahier-journal, leçons rédigées, modèles de cahier, etc. L’évaluation de ce trimestre était sanctionnée par une visite de l’Inspecteur primaire et les rapports des maîtres d’accueil.
26 Le deuxième trimestre s’est déroulé pour moi à Melun puisque l’Oise faisait partie à cette époque de la région parisienne (ex-Seine-et-Oise). Il consistait tout d’abord en un enseignement théorique dispensé le matin par seulement deux professeurs : l’un était chargé de ce que l’on appelait alors “pédagogie générale”, soit la psychologie de l’enfant, l’histoire de la pédagogie et l’administration scolaire. Et l’autre professeur se chargeait de la pédagogie dite “spéciale”, c’est-à-dire de ce que nous appellerions maintenant la didactique puisqu’elle était liée aux disciplines à enseigner : pédagogie du calcul, de la lecture, etc. L’ensemble de cet enseignement était cependant assez précaire puisque assuré par seulement deux professeurs dans les bâtiments de l’ancienne École normale, en grande partie occupés par les Allemands. Cependant, si j’en crois mes propres cahiers de cours du début de l’année 42 à l’écriture serrée en raison de la pénurie de papier, cahiers que j’ai heureusement pu préserver, il semble que les professeurs ne faisaient pas grand effort pour s’adapter aux nouveaux programmes… ! Mon professeur de pédagogie générale par exemple, Monsieur Simon, persistait en effet à nous transmettre dans un bâtiment sillonné d’officiers de la Wehrmacht les préceptes de Jean-Jacques Rousseau ou les thèses d’Émile Durkheim, ce dernier étant particulièrement honni par les penseurs du nouveau régime pour sa sociologie de l’éducation… [4]. Cette liberté de propos faisait figure de résistance intellectuelle.
27 Les après-midi se déroulaient en école d’application. De la même façon qu’au premier trimestre, nous passions par les différents niveaux : CP, CE, fin d’études primaires… Il y avait même en classe d’application à Melun, c’est-à-dire en ville, une classe à plusieurs cours qui reconstituait les conditions de la classe unique de campagne. Nous étions placés au fond de ces classes par groupe de quinze stagiaires en observation ! Puis à tour de rôle, nous “exercions en application” une leçon préalablement préparée. Après les questions et la discussion pédagogique avec le maître et le professeur, nous recevions une “note de pratique”. Ce trimestre se concluait par un examen écrit consistant en un devoir théorique de pédagogie.
28 Le troisième trimestre de cette année 41-42 qui représentait la fin de la formation était tenu pour la grande innovation du nouveau régime. Il s’agissait d’une sorte de formation pratique en vue d’enseigner une spécialisation professionnelle aux élèves de fin d’études primaires. Elle consistait à choisir entre deux options : soit un stage dit industriel qui était assuré par exemple par l’école technique de Creil accompagné de stages dans les usines ; soit une formation en école d’agriculture où l’on recevait un enseignement de botanique, agronomie, etc. Cependant par exemple, l’enseignement reçu en chimie organique était purement théorique puisqu’il n’y avait plus d’engrais depuis longtemps même dans les écoles d’agriculture.
29 Le choix entre l’option agricole ou industrielle était en fait parfaitement dicté par nos origines sociales : les élèves d’origine ouvrière choisissaient l’industrie par souci de rapprochement familial dans la vallée de Creil, tandis que les enfants d’agriculteurs profitaient d’une formation gratuite dispensée en agronomie. Dans mon cas, je suis allé à l’école d’agriculture de Crézancy près de Château-Thierry. Ce troisième trimestre ne nous ramenait jamais vers les écoles primaires et nous le tenions en quelque sorte pour des vacances doublées d’une occasion de mieux se nourrir dans les fermes-écoles…
30 Question : La formation d’un instituteur s’achevait donc ainsi…
31 R.?C. : Elle s’est achevée en fait par un stage de formation gymnastique et sportive en août 42, car il s’agissait là de la grande affaire du régime de Vichy pour qui l’éducation physique était devenue très importante. Pour moi, cela se déroula à Reims et j’en ai profité pour apprendre à nager… La méthode appliquée Hébert était dite « naturelle » et revêtait le plus souvent un caractère collectif. À la fin du stage, une leçon notée avait lieu pour les élèves de la ville répartis par classes d’âge. Au cours de cette année, nous étions payés comme stagiaires. Mais les difficultés essentielles étaient celles de la nourriture, très réduite, et des transports, inexistants ou dangereux.
32 Question : Comment s’est déroulée l’entrée en fonction ?
33 R.?C. : Ma prise de fonction a eu lieu à Beauvais pour la rentrée des classes le 1er octobre 42. Le CE1-CE2 qui m’a été attribué correspondait à un poste de prisonnier. Le Certificat d’aptitude professionnel (CAP) devant l’Inspecteur avait lieu au bout d’un mois d’exercice.
34 Cette fois-ci à la rentrée scolaire 42, l’omniprésence du régime de Vichy était clairement attestée : non seulement le portrait de Pétain était affiché dans les écoles mais surtout il devait être présent obligatoirement dans chaque salle de classe. De même, le fameux chant de Maréchal, nous voilà devait être chanté tous les matins. Les stratégies de contournement étaient très minces de crainte de dénonciations de parents si un instituteur s’était avisé par exemple de décrocher le portrait du Maréchal. Une des pratiques consistait à accompagner cet exercice de chant matinal par une Marseillaise plus puissante. De même l’habitude donnée aux enfants de faire abaisser le ton systématiquement après la première phrase sur le “sauveur de la France” et de ne jamais achever… Mais c’était là la seule marge de manœuvre possible.
35 Pour le reste, les instituteurs s’efforçaient de faire vivre aux enfants une année scolaire à peu près normale. Cependant une très grande misère régnait en particulier chez les enfants de prisonniers dont les mères ne recevaient aucune aide. Ainsi, j’ai vu un jour un enfant arriver pieds nus à l’école parce que ses chaussures étaient pourries. Nous détournions pour cela des sortes de chaussons de gymnastique en corde pour rechausser certains. Mais très rapidement l’année scolaire a été perturbée pour moi…
36 Question : Il s’agit alors de la seconde véritable interruption, mais cette fois-ci professionnelle.
37 R.?C. : En effet, au cours de l’année scolaire, mais surtout dès le début 43, j’ai commencé à recevoir des convocations françaises afin de me rendre à une visite médicale d’aptitude au service de travail obligatoire, dit STO, en Allemagne. Né en 1922, je faisais partie de la classe la plus jeune mobilisable pour ce “service obligatoire” qui faisait office de remplacement du service militaire puisque l’armée française était dissoute (avant la guerre, les instituteurs faisaient en général la préparation militaire supérieure de Saint-Maixent en vue de devenir sous-lieutenant d’infanterie).
38 Pour la première convocation médicale, j’ai choisi de “faire le mort” en concertation avec un certain nombre de mes camarades. Mais la rigueur bureaucratique de Vichy ne nous lâchait pas à si bon compte : j’ai été obligé cette fois de me présenter à une seconde convocation devant un médecin français. J’avais déjà rencontré celui-ci en tant que médecin scolaire et après discussion, il m’attribua ce qui lui était seulement possible c’est-à-dire la catégorie restrictive d’“apte en France” qui évitait le travail en Allemagne. Pour la plupart des collègues de mon âge, nous prétextions une quelconque déficience physique : grande myopie, extrasystoles, etc., ce qui est resté un classique de l’exemption.
39 Mais très vite les dossiers portant le qualificatif “apte en France”, forcément suspects aux yeux des autorités allemandes, sont passés entre leurs mains, celles-ci exigeant une contre-visite systématique par un médecin allemand. Encore une fois, j’ai choisi de ne pas aller à cette nouvelle convocation mais cette fois l’affaire était nettement plus risquée. Il faut dire ici que notre administration ne nous défendait absolument pas. Les supérieurs hiérarchiques, l’Inspecteur d’académie en tête, ne prenaient pas du tout fait et cause en notre faveur. Le seul propos tenu consistait à dire que “la loi, c’est la loi (de Vichy)”, alors qu’il aurait été facile de rendre compte de notre fonction de remplacement des instituteurs prisonniers.
40 Le maire de la commune limitrophe de Beauvais dans laquelle j’exerçais m’a fait venir pour m’informer qu’un mandat d’amener avait été délivré contre moi et transmis par la gendarmerie française. J’étais donc obligé de me soumettre une nouvelle fois à la visite médicale mais cette fois, comme un certain nombre d’instituteurs de ma promotion, devant un major allemand posté à Creil. Bien évidemment, je fus considéré comme “apte en Allemagne”. Sitôt sorti du cabinet du major, une secrétaire vous délivrait les trois Sésame du travail en Allemagne : un billet de train, une couverture, mais surtout une prime d’engagement au STO d’environ 1000 F. Accepter cette dernière ne laissait aucune alternative. J’ai demandé à la secrétaire ce qu’il en coûtait de la refuser : son silence fut éloquent. Puisque je suis sorti du bureau sans prendre cette prime, je me suis mis d’office “hors la loi”. Une sorte de délai fut accordé aux hésitants mais une date limite fut imposée à Beauvais : il s’agissait du 13 juillet 1943, date à laquelle tous les STO devaient embarquer en gare de Beauvais en convoi spécial.
41 Question : Quelles étaient les raisons profondes du refus du travail obligatoire en Allemagne ?
42 R.?C. : Tout d’abord, il ne faut pas confondre le service de travail obligatoire en Allemagne avec le service volontaire. En effet certains, pour reprendre leur expression propre, ont tout à fait volontairement “vendu leur force de travail” à l’Allemagne nazie. Pour ce qui est du STO, les cas de conscience étaient chaque fois particuliers selon les situations individuelles. Il ne faut pas oublier à cet égard que nous n’avions que vingt ans. J’avais par exemple un camarade qui subvenait seul aux besoins de sa famille : il était de fait dans l’impossibilité de refuser. La situation du travail en Allemagne n’était de toute façon pas enviable : aller en Allemagne revenait pratiquement à travailler dans les usines d’armement de la Ruhr, or celles-ci étaient quotidiennement – et légitimement – bombardées par les Anglais. En dehors de cette seule évaluation du risque pris, mais en temps de guerre rien n’est négligeable, deux justifications pouvaient conduire à refuser de travailler en Allemagne : tout d’abord le fléchissement de l’Allemagne qui ne faisait plus guère de doute depuis Stalingrad et ensuite, pour beaucoup d’entre nous, le fait d’être fils d’ancien combattant de 14-18 comme c’était mon cas : en dehors de tout nationalisme – et de tout antigermanisme d’ailleurs – le sang versé dans les tranchées ne pouvait être trahi vingt ans après par les fils.
43 Bien sûr, quand on parle de fléchissement de l’Allemagne c’est d’un point de vue purement stratégique et global, car l’occupation, elle, ne se relâchait pas. Un certain nombre de camarades venant de l’autre côté du département témoignaient de ce qui avait lieu à Compiègne essentiellement la nuit : le passage des trains de déportation en provenance de Drancy qui transitaient par le camp de Royalieu. Certains jeunes déportés tentaient de plonger dans l’Oise et étaient mitraillés par la Gestapo, dont les effectifs étaient considérables.
44 Question : Comment a débuté le refus du STO ?
45 R.?C. : La date butoir du 13 juillet 43, veille des vacances scolaires, sonnait pour moi en effet comme une disparition du monde civil. Il n’était pas question de rester dans l’Oise et une nouvelle fois je devais profiter du fait de disposer de famille proche dans l’Indre. Mais pour cela, il fallait au moins disposer de papiers d’identité pour circuler. Vers la fin du mois de juin, j’ai appris qu’une filière de papiers d’identité falsifiés fonctionnait jusque dans les bureaux de la Préfecture de l’Oise par l’intermédiaire de passeurs. La falsification était cependant mineure : elle consistait à transmettre sa propre carte d’identité sur laquelle on avait préalablement gratté son année de naissance pour se rajeunir d’un an. En effet, le STO concernait les natifs de 1922, ce qui était mon cas, alors que la date de naissance de 1923 exemptait du moins provisoirement du travail obligatoire. On recevait ainsi par la même filière une “vraie-fausse” carte d’identité délivrée en bonne et due forme par la Préfecture. Nous devons rendre hommage à M. Rebour, chef de bureau à la Préfecture, qui a pris sur lui ces manipulations. Sa déportation ultérieure dans les camps de concentration a été sans aucun doute la conséquence de ces risques pris.
46 Muni de cette nouvelle carte, j’ai pu dès le 13 juillet circuler sur les routes à vélo pour fuir d’abord en compagnie de mon père chez un camarade de promotion. Celui-ci, Henri Maigret, devait sitôt après participer activement à un réseau de résistance armée dans l’Oise, qui lui a fait prendre des risques considérables [5]. Le lendemain, 14 juillet, je me suis dirigé seul vers la Normandie pour rejoindre un oncle. Il n’y avait personne sur les routes. Dans chaque village, des bouquets de fleurs avaient été déposés discrètement la nuit devant les monuments aux morts, la cérémonie du 14 juillet étant interdite. Mon oncle qui disposait d’un gazogène m’a ensuite conduit sans difficulté au Blanc dans l’Indre où résidait une partie de ma famille, celle-là même qui nous avait déjà hébergés durant l’exode de 1940. Puis près de là, je me suis « planqué » aux Tailles, ferme isolée faisant partie de la commune de Saint-Aigny.
47 Question : Quelles furent alors les conditions de vie de la clandestinité ?
48 R.?C. : La clandestinité faisait suite à un refus pour lequel on a donné plus tard un nom : “réfractaire”, soit résistant passif. Cependant, on n’a qu’une faible idée de ce que cela représentait : réfractaire. On perdait du même coup toute existence sociale, voire toute véritable identité, car il n’était désormais plus question de se servir de ses propres papiers même faux : vis-à-vis des autorités, on n’avait même plus de raisons de demeurer dans ce coin de campagne. Ma carte de ravitaillement, dont toute personne disposait généralement, avait été poinçonnée et marquée en rouge pour signifier que je ne devais plus être sur le territoire français. Je me déclarais sous le nom d’un cousin plus jeune pour par exemple quand même prendre des livres à la bibliothèque municipale du Blanc.
49 Bien sûr les réfractaires furent nombreux dans le centre de la France [6]. La population était par principe peu portée à la dénonciation au contraire de l’Oise ou de la région parisienne. La présence allemande était peut-être moins marquée mais en revanche vers 43 la milice française, très revancharde, prenait une importance toujours plus grande. Un jour que je véhiculais une voiture à cheval sur une petite route proche de ma ferme d’attache, je rencontrai des gendarmes peu agressifs mais qui me firent comprendre que s’ils n’avaient pas à me connaître plus avant, il valait mieux désormais que je ne prenne aucune route, aucun chemin alentour (les gendarmes touchaient généralement des primes pour l’arrestation des réfractaires). De toute façon, le choix de la clandestinité a été une décision difficile à prendre. En fait, se posait la question de la « désobéissance » à la loi. Il est en effet facile de soutenir dans l’absolu que nul n’est tenu d’obéir à une autorité qui n’est pas choisie démocratiquement [7]. Mais dans les faits, la question ne se pose pas exactement en ces termes : le désir d’échapper à une autorité politique vécue comme un cauchemar (cependant le moins que l’on puisse dire c’est que le régime de Vichy n’a pas été perçu comme tel par un grand nombre, et cela bien au-delà des cercles de l’extrême droite !) se trouvait contrebalancé par un acte de désobéissance, certes intellectuellement légitime, mais tout à fait individuel et donc vulnérable. Or ma génération avait reçu une éducation essentiellement fondée sur l’obéissance collective et le respect des lois ! Enfin, le paradoxe de la clandestinité c’est qu’elle répond moins à une aspiration quelque peu imaginaire de la liberté qu’à l’inverse : une contrainte de corps et d’esprit. En ce sens le clandestin vit sa situation comme une prison mentale qui le voue rapidement à l’inexistence. Dans mon cas, cette résistance passive n’a trouvé, en dehors des travaux de ferme, qu’une échappée : la lecture.
50 De plus, une certaine inquiétude venait du fait que les enquêtes de recherche étaient toujours ouvertes à mon sujet, entraînant de possibles représailles sur ma famille. Pour cela, un stratagème assez simple avait été mis au point : un fils d’instituteur prisonnier en Allemagne envoyait régulièrement des cartes postales signées de mon nom par la poste civile. Mon père qui avait un certain goût de la facétie exhibait ces cartes de “nouvelles” pour donner le change, y compris à l’égard d’un facteur honnête mais bavard. Le subterfuge n’aurait pas résisté à une enquête approfondie mais suffisait à faire tomber les suspicions et surtout les velléités de dénonciation. Le secret fut bien gardé puisque même l’instituteur de mon enfance resté au village ne sut rien et conçut plus tard, après guerre, quelque amertume de ne pas avoir été mis dans la confidence.
51 Question : Après cette longue période de clandestinité, que s’est-il passé en 1944 ?
52 R.?C. : Dès que ce fut possible, c’est-à-dire dès que la Résistance prit avec ses actions une dimension pourrait-on dire presque « audible », du moins dans la région Centre, l’entrée dans le maquis est devenue la voie obligée des clandestins. Dans la région du Blanc, la résistance était organisée sous le contrôle des communistes et c’est dans les FTP (Francs-Tireurs-Partisans) que je suis entré. Or bien que réfractaire, je n’étais pas lié personnellement aux réseaux communistes. Le hasard a fait qu’un maquis se constitua dans une ferme proche, connue de ma famille et de ceux qui me cachaient. Paradoxalement, en tant que réfractaire, l’entrée dans le maquis apparaissait comme une manière d’être protégé, en tout cas de perdre la désagréable impression d’être inexistant du fait de la clandestinité, en fait très vulnérable parce qu’isolé.
53 À cet égard, il est indéniable que si des milliers de jeunes gens sont entrés dans la clandestinité puis dans la résistance armée finale de libération du territoire à partir de 1943, c’est par suite de la loi d’obligation du travail en Allemagne plutôt que par appartenance à un bord politique quelconque. Mais ce contexte n’excluait pas pour autant en chacun de nous une opposition politique farouche vis-à-vis non seulement de l’occupant mais aussi du régime inféodé de Vichy.
54 Question : Quelles furent les actions de votre groupe de résistance ?
55 R.?C. : L’essentiel consistait en interventions sur les convois allemands isolés, faits d’attaques rapides et d’escarmouches très mobiles. Un des principes de cette résistance consistait à savoir “décrocher” sitôt l’action d’attaque réalisée. Les parachutages d’armes, mitraillettes Sten en particulier, furent nombreux surtout après le Débarquement et nous disposions de fusils mitrailleurs pour stopper les colonnes isolées. Ce n’est que plus tard que j’ai compris dans quelle stratégie globale nous opérions : notre rôle consistait à empêcher les Allemands de remonter de la région sud, en particulier les SS de la division das Reich, et pour cela, de les empêcher de prendre les petites routes pour, soit les capturer, soit les renvoyer sur les grands axes où les colonnes étaient systématiquement bombardées par les Alliés. Les soldats allemands répugnaient en général d’avoir à se rendre aux maquisards par peur de représailles et d’exécutions sommaires. L’issue de la guerre ne faisant plus de doute, ils préféraient de beaucoup se rendre aux armées régulières.
56 Question : De quel maquis s’agissait-il ?
57 R.?C. : Du maquis de Creuse à Saint-Aigny dont la base se trouvait à la ferme de Rochefort près du château du même nom. Les environs étaient protégés par l’alerte de ce que nous appelions une “sonnette”, c’est-à-dire un coup de feu émis par une sentinelle à distance. Le nom du maquis s’appelait Guy du nom d’un contremaître garagiste communiste du Blanc qui le dirigeait. La famille qui occupait la ferme était restée sur place et se trouvait en quelque sorte protégée par le maquis. Plus tard, la fille de l’agriculteur s’est mariée avec mon cousin.
58 Question : Quelle était l’origine des résistants ?
59 R.?C. : Il y avait tout d’abord beaucoup de réfractaires au STO réfugiés en zone sud depuis des mois, ainsi que des jeunes de la région : ouvriers, paysans, cheminots, artisans, etc. D’autre part, le 1er régiment de France (formation du régime Pétain) ayant été dissout au Blanc, beaucoup de ses membres ont rejoint le maquis. Ensuite, en tant qu’étrangers, surtout des Espagnols ayant participé à la guerre d’Espagne dans les rangs des républicains. Je me souviens également d’un Tchèque parlant allemand qui faisait des liaisons à moto en traversant les lignes allemandes, déguisé sous une capote vert-de-gris subtilisée ! Et enfin, tout simplement des ressortissants français, mais qui avaient cette fois des raisons majeures de se trouver dans la Résistance. C’est ainsi que les Français d’origine juive nous affirmaient, non seulement que leurs parents avaient été déportés, mais qu’ils avaient été avec certitude exterminés dans les camps. Les soldats d’origine africaine de l’armée française avaient été regroupés, après la grande retraite et l’armistice de 40, dans le midi de la France (au camp de Fréjus). Certains étaient passés dans la résistance et j’ai le souvenir personnel de deux tirailleurs malgaches qui agissaient avec moi. Bien sûr, il n’y avait évidemment pas de grade dans la Résistance mais je me suis retrouvé à la tête d’un groupe de dix hommes pour les commandos.
60 Question : Quelle était l’étendue d’action de votre maquis ?
61 R.?C. : Parfois très large, jusqu’au Poitou par exemple. Par suite du “décrochage” d’un autre maquis, ce qui arrivait souvent, nous sommes intervenus jusqu’à Angles-sur-l’Anglin où une quantité de matériel important avait été abandonnée dans les grottes. J’ai appris plus tard que ces grottes étaient ornées de gravures paléolithiques. À ce moment, il s’agissait de récupérer des armes et aussi un stock de cigarettes qui contribuait au financement de la Résistance… De même, il nous a fallu intervenir pour arrêter l’avancée d’une colonne de soldats indiens de l’armée anglaise qui avait été capturée puis “retournée”, c’est-à-dire enrôlée par l’Afrikakorps de Rommel et se trouvait en débandade, terrifiant la population civile par des exactions, des viols, etc.
62 Question : D’autres actions ont-elles eu lieu ?
63 R.?C. : Oui, mais j’aime mieux ne pas m’étendre sur certains faits… Par exemple, un partisan trop zélé avait fait procéder à l’arrestation du général Blanchard dans sa propriété située entre Saint-Aigny et Le Blanc, celui-là même qui fut le supérieur de l’historien Marc Bloch, mobilisé pendant l’attaque de 40 [8]. Il s’agit d’une bavure puisque démobilisé depuis 40, il était retiré de toute action. Il a été retenu tout à fait illégalement au château de Rochefort mais pour une nuit, sans aucune suite et peu de témoins.
64 Question : Comment s’est achevée l’action de la résistance armée proprement dite ?
65 R.?C. : Au cours de septembre 1944, qui fut en fait une période de très grande déstabilisation. Nous nous sommes trouvés à ce moment-là à Châteauroux. Il n’y avait alors plus aucune force de police et seuls les maquis étaient armés. Il faut savoir que le Centre fut la seule région de France à s’être libérée sans aucune aide au sol des troupes anglo-américaines (seulement par les parachutages d’armes). Nous avons eu alors pour mission de remettre de l’ordre : garder les prisons, limiter l’épuration sauvage, freiner les ardeurs des résistants de la onzième heure… Il ne faut pas oublier qu’un député du Blanc fut alors tué, que des femmes tondues étaient promenées en cortège… La restitution des armes individuelles s’est faite ensuite dans une certaine confusion et sans véritable contrôle lors de la dissolution des maquis.
66 Question : Y a-t-il eu à la sortie de la guerre des pressions sur les ex-maquisards FTP pour qu’ils adhérent au parti communiste ?
67 R.?C. : Absolument pas. Peut-être cela se soldait-il seulement par une pression amicale… Mais même pas : je n’ai su, clandestinité oblige, qu’à l’extrême fin de la Résistance, c’est-à-dire à Limoges, que l’initiateur du maquis puis son dirigeant pour la « région no 5 » (R5) était un instituteur : Georges Guingouin. Celui-ci a été un résistant de la première heure, c’est-à-dire dès 1940-1941, bien avant la résistance de libération dont nous parlons ici. De conviction communiste, il s’est cependant opposé très vite aux consignes du parti communiste pour qui, tout d’abord, le pacte germano-soviétique devait être suivi à la lettre, invitant à l’inaction totale, et ensuite parce que la lutte dans les campagnes apparaissait comme contre-prolétarienne. Or on sait quel sort fut réservé après guerre aux résistants communistes accusés de vouloir imposer « les anciens du maquis comme un parti dans le parti » : Georges Guingouin, parmi bien d’autres, s’est tout simplement trouvé purgé par les cadres prosoviétiques du parti communiste… [9].
68 Question : Et par la suite ?
69 R.?C. : De Gaulle a pris l’initiative d’un rassemblement pendant l’hiver 44-45 à Limoges. Il venait saluer les troupes et c’est la première fois que je l’ai vu. Il savait pertinemment qu’il était sur les terres de la résistance communiste. Mais il faut dire qu’entre-temps avait été pratiqué ce que nous appelions l’“amalgame”. Il s’agissait de la réunion la plus hétéroclite qu’on puisse concevoir pour former une nouvelle armée : tout d’abord, ce qu’on appelait les “naphtalinés”, c’est-à-dire les militaires d’active démobilisés en 40 mais obligés de revenir sous les drapeaux, ensuite les “soldats de Pétain”, c’est-à-dire les appelés qui n’avaient pas été faits prisonniers de guerre ou avaient servi par exemple en Syrie, et enfin nous-mêmes qui venions des maquis.
70 Tous autant que nous étions avions dû signer un “engagement de mobilisation pour la durée de la guerre”. Mais je me souviens parfaitement d’un codicille qui était formulé ainsi : “Sauf guerres coloniales”. Je me suis gardé alors de le biffer en le soulignant plutôt deux fois qu’une. À ce sujet, je peux attester qu’un certain nombre de maquisards de conviction communiste n’ont pas pris garde en s’engageant dans la nouvelle armée : ils se sont trouvés piégés de telle sorte que quelques années plus tard ils ont été obligés de servir en Indochine.
71 Question : Quelle fut la fin de la guerre ?
72 R.?C. : Par la suite, j’ai été versé dans un bataillon d’instruction à Issoudun. Les régiments ayant été réformés depuis 1940, leur refondation s’est faite lentement. J’ai alors intégré à Châteauroux le 11e régiment de Chasseurs de la 3e division blindée. Puis j’ai été envoyé en stage avec un groupe de sous-officiers auprès d’un escadron de reconnaissance du 1er Spahis marocains, pour apprendre à utiliser le matériel américain. Après la reconquête de Strasbourg en novembre 44, la 2e DB est revenue dans le centre de la France pour repos, avec des interventions sur la poche de Royan. J’ai alors assisté à une prise d’armes à Argenton-sur-Creuse pour remise de la fourragère de la libération au régiment par le général Leclerc. Au printemps 45, nous étions postés dans la vallée de la Loire, à Cléry-Saint-André, ville de Louis XI. Il ne s’agissait plus, alors, de combats mais de l’organisation du nouveau service militaire avec les appelés de la classe 43. Plus tard, toute l’unité a été organisée pour occuper le Palatinat, et je suis resté en tant que maréchal des logis à Ürzig dans la vallée allemande de la Moselle jusqu’en novembre 1945.
73 Question : Quel a été le retour à la vie civile ?
74 R.?C. : J’étais satisfait d’avoir quitté l’armée car il est vrai que nous avions dû nous engager pour la durée de la guerre. Je me suis présenté à l’Inspection académique en décembre 45. Il n’a été question que de régulariser ma situation financière d’après les fiches de paie de l’armée. Un poste provisoire m’a été attribué à l’école de garçons de Thourotte dans l’Oise pour l’année scolaire en cours, à 80 kilomètres de chez mes parents, les déplacements se faisant toujours à bicyclette. Le 17 décembre 45, soit après vingt-neuf mois d’absence des écoles, j’entrais à nouveau dans une classe. Ensuite, j’ai participé au grand mouvement de 1946, après le retour des prisonniers, pour obtenir un poste d’adjoint titulaire. Une carrière d’instituteur de campagne se présentait devant moi. La période difficile et agitée s’est estompée, y compris dans les mémoires : personne ne souhaitait plus “raconter son histoire”. Cette période de guerre s’était déroulée sans dommage pour moi, ce qui n’était pas le cas pour tous mes camarades. Une carte de réfractaire m’a été attribuée mais elle ne m’a jamais servi à rien.
75 Question : Quelles furent les conséquences de cet engagement après la guerre ?
76 R.?C. : Dans les années cinquante et soixante : rien, absolument rien !, sinon un certain discrédit porté à l’égard de la Résistance en ce qu’aucun bord politique ne pouvait se l’approprier exclusivement. S’est mise alors en place une sorte de « stratégie de l’oubli » [10]. Il faut dire que la France s’est trouvée confrontée à une autre question qui fut la décolonisation. De la période de clandestinité, il n’a plus été question jusqu’à ce que je demande mes droits à la retraite.
77 En effet, ce n’est que bien plus tard en 1977-1978, où je devais faire valoir ces droits, que ce passé s’est trouvé réactivé. Devant “faire la preuve” de mon temps de service, je me suis d’abord adressé à l’Inspection académique. Sur ma fiche figurait cette seule mention : “A cessé ses fonctions le 13 juillet 1943”, ce que je ne contestais pas… À la Gendarmerie, il n’y avait plus d’archives des mandats d’amener de 1943 car la liquidation d’après Vichy avait précautionneusement fait son œuvre. Restait alors à s’adresser au maire de Saint-Aigny pour qu’il témoigne en faveur de l’année “blanche” de réfractaire et de résistant, ce qui fut fait. En fin de compte, pour ce qui concerne uniquement le calcul de la retraite, le temps de réfractaire fut assimilé à un temps de service. Mais un de mes collègues eut la surprise de découvrir qu’à la fin de sa carrière, il figurait toujours à l’Académie sous la mention : “Hors la Loi” !
78 De même, jamais l’année de réfractaire puis de résistant n’a été reconnue comme fait de guerre donnant droit au titre d’“ancien combattant”, et pour ma part, mon temps d’active dans l’armée régulière recomposée avait été trop court. Mais à vrai dire ce n’est qu’une péripétie de plus, et peut-être cela vaut-il mieux pour l’Histoire : après tout, l’acte de résister a été un choix personnel dicté par aucune autorité !
79 Raymond Caron, Didier Caron
Notes
-
[1]
P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, contribution à l’histoire sociale de la France du XVIIe siècle, Paris, EHESS, 1958 ; Cent mille provinciaux au XVIIe siècle, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, Flammarion, 1968.
-
[2]
Un film allemand retrouvé récemment à l’ouverture des archives soviétiques montre Hitler sur son trajet vers Paris en juin 1940 contemplant du parvis de la cathédrale de Beauvais le reste de la ville en cendres.
-
[3]
En effet, c’est par une loi succédant d’une année scolaire à la suppression des Écoles normales que fut décrétée la création des nouveaux « Instituts de formation professionnelle pour les maîtres », le 15 août 1941. Singulièrement, il semble qu’aucune voix politique ou syndicale ne se soit élevée lors de la création des « Instituts universitaires de formation des maîtres » en 1991 pour signaler cette fâcheuse – et inconsciente ? – parentèle des acronymes à un demi-siècle de distance… Mais, preuve de la persévérance obstinée des signifiants, il est vrai aussi que l’Éducation nationale, « organe officiel des jeunes instituteurs et parents de France », était la revue même dans laquelle le maréchal Pétain exprimait avant guerre ses vues sur l’école.
-
[4]
Au sujet du remplacement de la sociologie de Durkheim par la « morale professionnelle », cf. l’intéressant livre de P. Giolitto : Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991.
-
[5]
« […] j’avais été surpris, un mercredi soir, par l’arrivée inopinée à Blacourt de mon camarade d’École normale Raymond Caron et de son père. Ils faisaient chez moi un premier arrêt sur le chemin de la Normandie […]. Né en 1922 Raymond venait d’être appelé, comme tous ceux de sa classe, pour le STO en Allemagne. Certains acceptaient de rejoindre leurs aînés déjà requis. D’autres, devenant « réfractaires », se planquaient loin de chez eux sous un faux nom ou ralliaient un des « maquis » qui s’organisaient. Mon camarade avait opté pour la planque. […] J’appris plus tard qu’il s’était enrôlé ensuite dans un maquis creusois. […] Nous passâmes une partie de la nuit à discuter. Tous les papiers compromettants qu’il détenait disparurent en fumée dans mon poêle y compris le bon de transport pour le voyage outre-Rhin. […] En aidant Caron à désobéir à l’occupant je me plaçais résolument dans un camp » (H. Maigret, Un réseau d’évasion dans l’Oise à Auneuil pendant la Seconde Guerre mondiale, 1943-1944, édité par l’auteur, 1994, p. 30-31). De nos jours, un certain nombre d’acteurs de la Résistance, aussi locaux soient-ils, cherchent à rendre compte au crépuscule de leur vie de leur choix et de leur engagement. Cependant, tributaires de l’anonymat originel dû à la clandestinité de leurs actes, leurs témoignages demeurent individuels, et de fait isolés, car non encadrés par l’histoire des armées régulières. Tel est le témoignage d’Henri Maigret parmi bien d’autres, au lectorat certes confidentiel, mais pétri du souci de rendre justice à la mémoire de bien d’autres que lui-même.
-
[6]
La situation de réfractaire dans l’Indre a profité indirectement à l’histoire du cinéma puisque c’est de cette façon que Jacques Tatischeff fit le “repérage” de Sainte-Sévère pour Jour de fête, tourné en 1947, le souvenir de l’accueil des habitants y étant pour beaucoup : « J’avais été requis par les Allemands en 43, et puis je m’étais évadé, et j’étais allé me réfugier au Maurembert qui est situé à six kilomètres de Sainte-Sévère. […] J’ai pensé que si un jour je faisais un film, je viendrais le tourner là » (F. Ede, « Jour de fête de Jacques Tati ou la couleur retrouvée », Cahiers du cinéma, 1995, p. 76).
-
[7]
De ce point de vue, l’un des préambules à la Déclaration universelle des droits de l’homme est d’une remarquable ambiguïté de formulation : « Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression. »
-
[8]
La description que donne Marc Bloch du général Blanchard vaut d’être citée car elle donne la dimension du personnage : « J’ai peu approché les grands chefs, dont m’éloignait la modestie de mon grade et de mes fonctions. Le seul qui m’ait été donné de voir, quelquefois, d’un peu plus près, fut le général Blanchard. Je garde de lui surtout le souvenir d’un homme très bien élevé. La dernière fois qu’il me fit l’honneur de m’adresser la parole, ce fut, m’ayant rencontré en Normandie, après mon retour de Flandres, pour me dire obligeamment : “Eh bien ! Vous vous êtes donc, vous aussi, tiré indemne de cette aventure”. La formule me parut désinvolte. […] Dans l’aventure des Flandres, Blanchard avait, pour sa part, perdu plus de la moitié de son armée, et laissé en arrière, comme prisonniers volontaires, avec son propre chef d’état-major, l’officier qu’il s’était donné lui-même comme successeur » (M. Bloch, L’Étrange Défaite, témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard (Folio histoire), 1990, p. 57-58).
-
[9]
Électron beaucoup trop libre de la résistance communiste, Georges Guingouin a cumulé sur lui dès la période de la guerre tous les griefs : « résistant avant l’heure », c’est-à-dire pendant le pacte germano-soviétique, il avait accepté les parachutages anglais ce qui l’a rendu suspect auprès de la résistance communiste ultérieure qui l’accusait d’être en relation avec l’Intelligence Service. Il a fait alors l’objet de tentatives commanditées d’élimination. Enfin, même d’un point de vue militaire, ses conceptions étaient opposées puisqu’il chercha, et réussit à libérer Limoges par un encerclement patient en évitant le plus possible les combats frontaux de reprise des villes qui entraînaient trop de morts d’hommes ou des représailles sur les civils comme dans les villes du sud. Élu maire de Limoges en 1945, il dut laisser la place dès 1947 à l’ancien maire de Limoges, socialiste qui avait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940. La suite de son existence est une caricature de purge stalinienne : exclu du parti communiste, il fut accusé successivement de détournement de fonds, d’alcoolisme et de folie, et conséquemment écroué, interné puis à nouveau détenu… Mais il s’avère de nos jours qu’il fut victime d’un règlement de compte concerté qui impliquait la collusion de communistes d’appareil et d’anciens vichystes. Il est intéressant de savoir que, tout aussi gangster ou fou qu’on ait pu le prétendre, Georges Guingouin reprit par la suite sa carrière d’instituteur jusqu’à la retraite, puis redevint à la fin de sa vie un témoin essentiel des actions passées de la Résistance (cf. le livre de M. Taubmann, L’Affaire Guingouin, Limoges, L. Souny, 1994, ainsi que le documentaire réalisé pour France 3 en juin 2000 par C. Clorennec et M. Taubmann, et également l’ouvrage de J.-J. Fouché, F. Juchereau et G. Monédiaire, Georges Guingouin, chemin des résistances, Limoges, L. Souny, 2003).
-
[10]
Il devrait sembler inutile de rappeler l’amnésie collective qui a concerné la France après guerre. Pourtant ce témoignage montre clairement en quoi l’engagement dans la Résistance, en fin de compte tout à la fois acte individuel et participation volontaire à l’intérêt général, fut si vite oublié, enfoui sous le mythe rassurant de l’insurrection collective d’une nation et de l’identification imaginairement confraternelle d’un « peuple ». Pour donner la mesure de ce « travail systématique d’oubli », il suffit de se rappeler comment la « volonté de ne plus savoir » s’est exercée dès l’après-guerre, mais cette fois à la puissance dix, sur les faits de déportation. Pour exemple, on citera ce simple extrait de presse de 1952 : « Le procès de la Gestapo de la rue de la Pompe » : « – ça n’intéresse personne, ont décrété ceux qui connaissent les goûts de l’opinion publique. Et c’est vrai : le procès de la Gestapo de la rue de la Pompe qui s’ouvre aujourd’hui n’a aucune vertu excitante. […] Car l’indignation a le souffle court. Les trains bondés de cadavres, les morts squelettiques, ont fini de faire recette. On arrive même à trouver indécent ce rappel des tortures et des misères. […] Les cent soixante-cinq rescapés de la rue de la Pompe, appelés à venir raconter à la barre du tribunal militaire leurs douloureux souvenirs, en sont réduits à se convaincre qu’ils ne vont remuer – aux yeux du plus grand nombre de leurs concitoyens – que des cendres froides » (article de J.-M. Théolleyre le 20 novembre 1952 réédité dans la rubrique Il y a 50 ans, dans Le Monde, le 20 novembre 2002).