Notes
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[1]
R. Sánchez Ferlosio, « Restitución del fariseo », in Ensayos y artículos, vol. 1, Barcelone, Destino, 1992, p. 132.
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[2]
Ibid., p. 134-135.
-
[3]
Récemment, dans El desprecio de las masas. Ensayo sobre las luchas culturales de la sociedad moderna, Valence, Pre-textos, 2002, Peter Sloderdijk a publié un excellent travail sur la manière dont le grand projet politico-pédagogique émancipateur de l’époque moderne, destiné à convertir les masses en sujet, se soutenait d’un profond mépris. De même Rancière a développé amplement les apories et les paradoxes des regards d’en haut sur lesquels se fondaient divers projets progressistes, et principalement dans les livres qui ont précédé LeMaître ignorant, La Nuit des prolétaires et La Philosophie et ses Pauvres. Et, sans aucun doute, d’autres références pourraient être utilisées pour ce que nous pourrions nommer « annotations pour une théorie du pharisaïsme pédagogique ». Par exemple, les travaux foucaldiens sur la misérabilisation morale de la classe ouvrière comme condition de l’implantation de dispositifs de contrôle. Ou les travaux dans une optique féministe ou postcolonialiste sur les processus de production d’une altérité. Cela ne signifie pas, cependant, que toute pédagogie soit pharisaïque. L’impulsion pédagogique prend son origine, de nombreuses fois, dans une blessure certaine produite par la douleur de l’autre, et dans une critique permanente de tous les dispositifs (y compris pédagogiques) qui font échouer les possibilités de vie des gens. La pédagogisation de l’autre ne présuppose pas toujours le rabaissement. Le même Rancière a montré cela dans son très beau livre sur les poétiques de rencontres avec celui que l’on nommait le « peuple » (Courts voyages au pays du peuple, Paris, Seuil, 1990). Et, sûrement, son déplacement récent vers les thèmes de la littérature et de l’esthétique, même s’il conserve des problèmes nettement politiques, a à voir avec l’exploration de regards qui ne sont pas verticaux.
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[4]
Ferdydurke fut publié pour la première fois en Pologne en 1937, mais fut quasi totalement ignoré. Durant le dégel poststalinien, il réapparut en 1957, mais fut interdit l’année suivante, et cela dura jusqu’en 1986. En espagnol, il fut publié pour la première fois à Buenos Aires en 1947.
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[5]
W. Gombrowicz, Testamento. Conversaciones con Dominique de Roux, Barcelone, Anagrama, 1990, p. 40.
-
[6]
W. Gombrowicz, Ferdydurke, Barcelone, Seix Barral, 2001, p. 17-18.
-
[7]
W. Gombrowicz, Testamento…, p. 82.
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[8]
W. Gombrowicz, Diario Argentino, Buenos Aires, Adriana Hidalgo, 2001, p. 101.
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[9]
W. Gombrowicz, Diario Argentino, p. 108-109.
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[10]
W. Gombrowicz, Ferdydurke, p. 313.
-
[11]
Il s’agit du titre d’un fragment du journal de Gombrowicz qui fut publié à part et fonctionna comme un manifeste de la subversion culturelle.
Connaissez-vous cette sensation de rapetisser à l’intérieur de quelqu’un ?Witold Gombrowicz, Ferdydurke
2 Jacques Rancière utilise la voix de Jacotot pour montrer que, du point de vue de l’instruction, la pédagogie « abrutit », ce qui signifie qu’elle enseigne et fait apprendre (se constitue comme une théorie et une pratique de l’enseignement et de l’apprentissage), mais en produisant, dans ces opérations mêmes, aussi bien la distance dans le savoir que l’inégalité des intelligences. De plus, Rancière-Jacotot montrent comment l’ordre pédagogique de l’abrutissement est consubstantiel à un ordre social et politique qui poursuit l’égalité en même temps qu’il produit l’inégalité, et qui aspire à la liberté en produisant la domination. Dans ce sillage, je vais introduire ici un autre excentrique, Witold Gombrowicz, pour montrer que, du point de vue de la formation, la pédagogie, solidaire aussi en cela de l’ordre social, produit des distances et des inégalités qui ne sont pas seulement d’ordre cognitif ou d’ordre intellectuel, mais d’ordre personnel et moral.
La société du mépris
3 Si l’instruction a à voir avec ce que l’on sait, la formation a à voir avec ce que l’on est. Si dans un cas il est question de quelque chose comme « moi je sais ce que toi tu ne sais pas… et je sais ce que tu devrais savoir… aussi je peux et dois t’apporter un enseignement », ou encore de quelque chose comme « moi je sais comment fonctionne une intelligence… et je sais comment devrait fonctionner la tienne… pour cette raison je peux et dois la diriger », dans l’autre, il est question de quelque chose comme « moi je suis meilleur que toi… et je suis ce que tu devrais être… aussi je peux et dois te former ». Dans les deux cas, la prétention à l’égalité, la bonne conscience égalitaire, présupposent l’inégalité. Et celle-ci a pour origine le mépris – intellectuel dans le premier cas, moral dans le second – et son corrélat nécessaire, l’orgueil : si tous savaient ce que moi je sais, si tous pensaient comme moi je pense, si tous étaient semblables à moi…, sans aucun doute le monde serait meilleur qu’il n’est. C’est ainsi que beaucoup de projets d’amélioration de l’humanité se formulent depuis une perspective verticale, dans laquelle les positions du bien et du mal, du haut et du bas, du supérieur et de l’inférieur, demeurent rhétoriquement définies et moralement marquées, en même temps que disponibles pour être occupées par des individus distincts. Ce dont il est question, en conséquence, est de se placer dans une position sûre et assurée qui permet de parler et d’agir d’en haut. Et ceci signifie, dans la modernité, parler et agir depuis une instance de Pouvoir, tout simplement l’État. Déjà le personnage picaresque espagnol par excellence, Lazarillo de Tormes, s’efforçait inutilement « d’être parmi les bons » et identifiait l’entrée dans ce groupe privilégié par le fait d’« être employé » par l’Église ou la Couronne. Et il ne laisse pas d’être significatif que, lorsqu’il obtint cet emploi, ce fut celui de crieur public qui recense « le défilé des méchants », vociférant contre l’immoralité des condamnés aux galères ou à la honte publique.
4 Nous pouvons rencontrer la double figure du mépris et de l’orgueil magnifiquement condensée dans le portrait du pharisien de la parabole évangélique « Je te rends grâces, Seigneur, de ne pas être comme les autres hommes…, de ne pas être comme ce publicain ». Le type humain du pharisien montre là comment son essence morale se produit dans la relation, la comparaison, ce que Sánchez Ferlosio nomme « édification par contraste », c’est-à-dire, dans la construction de sa propre bonté à travers la méchanceté de l’autre : le pharisien.
Il a besoin du méchant et le fixe ontologiquement en l’air par le fait d’une malédiction surhumaine, pour se constituer lui-même, par contraste, comme bon [1].
6 Ennemi de toute ambiguïté morale, spécialiste de l’observation hautaine, et réfractaire à l’idée qu’il puisse y avoir une intime solidarité entre le camp des blancs et celui des noirs, le pharisien se tient au-delà de toute contamination. Le pharisien a besoin du mal pour se définir contre lui, pour s’en séparer, pour s’en sentir loin, pour se mettre à l’abri.
Le pharisien est un bon, dont les actions sont d’autant plus à la hausse que celles de son éternel adversaire sont à la baisse – selon une corrélation qui fait nécessairement partie de son être propre. Sa bonté est un ballon qui se gonfle et se grandit grâce à l’air qu’apporte au vide de ses propres entrailles le soufflet de la méchanceté d’autrui. C’est pourquoi il vient avidement recharger ses raisonnements à la pompe de l’iniquité d’autrui [2].
8 De la même façon que, pour s’élever intellectuellement et assurer sa position, le maître abêtissant de Jacotot-Rancière a besoin de diminuer l’autre, établir son ignorance, définir le fonctionnement inférieur de son intelligence, de même l’auto-élévation morale du pharisien et son corrélat pédagogique, la formation, fonctionnent par rabaissement. Nous savons depuis Platon qu’un regard d’en haut est constitutif de la pédagogie. Et, pour que ce regard soit possible, il faut fabriquer rhétoriquement et ontologiquement parlant, un “en-bas” : l’enfance, le peuple, les étudiants, les émigrés, les immoraux, les pauvres, les chômeurs, les consommateurs, les jeunes, les esclaves, les ignorants, les sauvages…, les autres…, définis toujours par une distance : par ce qui leur manque, par ce qu’il leur faut, par ce qu’ils ne sont pas, par ce qu’ils devraient être, par leur résistance à se soumettre aux bonnes intentions de ceux qui se soucient de ce qu’ils deviennent comme ils devraient être. De fait, se situer dans le discours pédagogique signifie, dans beaucoup de cas, acquérir une certaine légitimité, et une certaine compétence, pour regarder les autres d’en haut, pour parler d’eux, et pour lancer sur eux certains projets de réforme et d’amélioration. Peut-être est-ce pour cela que la pédagogie est traversée de pharisaïsme [3]. De là cette invitation à la lecture de Gombrowicz, avant tout de son Ferdydurke [4], en parallèle à celle de Rancière-Jacotot, pour une prise en considération de la logique sociale et pédagogique de l’élévation et du rabaissement.
Les formes du mensonge
9 Pourquoi Gombrowicz ? Premièrement, pour la manière dont il incarne la distance au regard de la forme, la conscience de son caractère inauthentique, faux, artificiel. En second lieu, pour la perception aiguë de la manière dont le jeu de la formation repose sur une inégalité morale fabriquée et reproduite en permanence. Aussi bien dans ses romans que dans ses œuvres de théâtre ou dans ses journaux, Gombrowicz élabore sa propre pathologie : il prend son moi – sa rareté, son excentricité, son indéfinition, son anomalie, son impossibilité, son inexistence – comme matériau de dissection et d’expérimentation. Nous pouvons rencontrer là-bas l’enfant dans le château de Maloszyce, incapable d’occuper son Lieu Propre dans cette société rurale et stupidement aristocratique dans laquelle on cultive l’orgueil de caste et l’absolue division entre maîtres et esclaves. Ou l’écolier à l’Institut Saint-Stanislas de Kotska, fasciné et à la fois humilié par ses nobles et sophistiqués compagnons, se consacrant à de lamentables lectures et incapable d’entrer dans ce qui là-bas se donne pour la Grande Littérature. Ou le jeune provocateur du café Ziemiansza qui jamais ne peut s’asseoir aux tables où l’on discute des problèmes importants. Ou l’étudiant de la faculté de droit, obtenant les examens sans aucune conviction et incapable de s’identifier avec ces compagnons qui déjà élaborent leur supériorité et la conscience de leur destin comme Dirigeants au Service de l’État et de la Patrie. Ou l’observateur ironique des formes sociales déjà décadentes et un tant soit peu ridicules auxquelles s’accroche une bourgeoisie en déclin comme si elle pouvait trouver en elles le salut au sein d’un monde qui s’écroule. Ou le voyageur polonais ruminant son infériorité culturelle face à la Grande Culture de Paris ou à la Grande Histoire de Rome. Ou le déserteur de la guerre incapable d’être à la Hauteur des Circonstances. Ou l’homme terrorisé par le spectacle de ces grimaces uniformes aussi bien séduisantes que monstrueuses avec lesquelles l’Europe se dirige vers la catastrophe. Ou l’émigrant en Argentine, sans aucune volonté de continuer à être polonais et pourtant incapable de se convertir en Argentin, entre autres choses puisque ceci supposerait par ailleurs d’être un Européen, lui qui pourtant n’en sera jamais véritablement un. Ou l’écrivaillon qui jamais n’entra, par impossibilité ou par mépris, dans les cénacles littéraires dans lesquels se réunissaient les Cultivés et les Exquis de Buenos Aires. Ou l’incurable sceptique face à toutes les formes de croyance collective luttant pour imposer l’Idée Supérieure (la Démocratie, le Socialisme, le Nationalisme). Ou l’aspirant à l’amour familial, et éternel incapable d’éviter de se sentir attiré par la promiscuité homosexuelle des bas quartiers. Ou l’éternel immature qui jamais ne parviendra à devenir adulte. Ou, à la fin de sa vie, quand le succès et la gloire l’eurent atteint, l’homme malade et fatigué incapable d’être cet Artiste, Intellectuel et Écrivain reconnu, appelé Gombrowicz.
10 Attiré, et en même temps dégoûté et repoussé par les hauteurs, attrapé par l’ambiguë fascination des bas-fonds, cultivateur obsessionnel de toutes les formes de l’égotisme et de l’extravagance, outsider irrémédiable, Gombrowicz expérimenta, dans sa chair comme dans son écriture, le schéma de la supériorité-infériorité et le jeu pervers de l’élévation-rabaissement dans les domaines sexuel, culturel, social, politique, moral, pédagogique, professionnel, intellectuel, personnel. Parce qu’il ne désirait pas, ou ne pouvait pas, ou qu’on ne le laissa pas « être quelqu’un », Gombrowicz n’accepta jamais aucune abstraction identitaire, jamais ne s’identifia avec aucun « nous », et se maintint dans les limbes du pseudo : pseudo noble, pseudo étudiant, pseudo polonais, pseudo exilé, pseudo écrivain, pseudo intellectuel, pseudo intelligent, y compris pseudo avant-gardiste ou pseudo provocateur.
11 Il était incapable de se rallier à aucune des Tribus Supérieures, réfractaire à toutes les sortes de « dedans » et, pour cette raison, habitant le territoire intermédiaire de « l’entre-deux », expert en parodie et en caméléonisme, connaissant l’impossibilité d’être rien et pour cela, capable de feindre n’importe quoi,
favorable à toutes les formes, y compris les plus extravagantes, comme ces figurines de pâte à modeler qui peuvent être modelées indéfiniment et avec lesquelles on peut fabriquer le monstre le plus effrayant [5].
13 Il se rendit capable de dénoncer à travers la satire, la parodie, la moquerie la plus mordante, le mensonge de ceux qui se prévalent de l’une ou l’autre de ces formes préfabriquées de supériorité afin de flatter leur vanité, d’occulter leur stupidité, ou de se protéger de la vie et afin de jouer de manière opportune au jeu des positions et des hiérarchies, au jeu de l’auto-élévation par le mépris, le dénigrement et le rabaissement d’autrui, au jeu du pharisaïsme en somme.
L’éducation comme falsification
14 Pourquoi Ferdydurke ? Premièrement, parce que Ferdydurke n’est ni un roman, ni un essai, ni un manifeste (même s’il pourrait être une parodie de tous ces genres) mais un pamphlet, une éhontée bombe verbale, un manuel d’instruction pour la guerre des guérillas culturelles. De plus, parce que Ferdydurke peut être lu comme un roman de formation porté à l’absurde. Enfin, parce que, à l’égal du livre de Rancière-Jacotot, Ferdydurke annihile toute forme de bonne conscience, rend impossible tout regard d’en haut, et annule ainsi toute alternative de sens commun qui pourrait être vendue sur le marché de « ce qu’il y aurait à faire avec les autres », où achètent et vendent les « améliorateurs de l’humanité ». Dans Ferdydurke, tout est porté à la limite du ridicule ; les idéaux deviennent grotesques et sanglants, les valeurs apparaissent comme irréelles et stupides, les « identités » montrent leur côté servile, leur rigidité et leur assèchement, les « constructions morales » exhibent leur fausseté et leur caractère destructif et autodestructif, les « formes » sont portées à l’extrémité du grotesque. Ferdydurke est implacable contre toutes les modalités du « se donner des airs », contre toutes les formes de l’élévation. Et implacable également contre toutes les formes de rapetissement qui en sont le corrélat. Sa cible est ceux d’en haut, mais aussi ceux qui consentent à leur propre rabaissement, peut-être pour rabaisser ensuite les autres. Mais il ne se limite pas à être un simple attentat à l’hypocrisie, au conventionnalisme ou aux hiérarchies. Ferdydurke est toute une anthropologie de l’absurde humain et, en même temps, toute une théorie des poétiques et des politiques de la falsification. Une réflexion sur les pièges de la formation de la subjectivité, et sur les perversions des jeux de l’intersubjectivité. Et une réflexion tellement acérée qu’elle va jusqu’à s’annuler elle-même en tant que réflexion, en tant que théorie, en tant qu’œuvre, en tant que littérature, en tant qu’art, en tant que valeur. Ferdydurke ne veut être rien car ce n’est qu’ainsi qu’il peut éviter de n’être qu’une pièce de plus dans le système dont il révèle les dispositifs. Gombrowicz résume ainsi le thème de son livre :
Ferdydurke ne s’occupe pas seulement de ce qu’on pourrait appeler l’immaturité naturelle de l’homme, sinon avant tout de l’immaturité atteinte par des moyens artificiels : c’est-à-dire qu’un homme pousse l’autre à l’immaturité et qu’aussi – comme c’est étrange ! – ce soit de la même façon qu’agisse la culture […] la suprême aspiration de Ferdydurke est de trouver la forme pour rendre cette immaturité. Nous pouvons exprimer sous une forme mûre l’immaturité d’autrui, mais avec cela nous n’arrivons à rien […]. Et même si nous nous mettions à analyser et à confesser notre propre insuffisance, toujours nous le ferions sous la forme de la maturité [6].
16 Ou, à un autre endroit :
Si la forme nous déforme, alors l’idéal moral exige que nous en tirions les conséquences pertinentes. Être moi-même, me défendre contre la déformation, maintenir des distances respectables par rapport à mes sentiments, à mes pensées les plus intimes, car ces moyens, que ce soient les uns ou les autres, ne m’expriment pas adéquatement : ceci est la première obligation morale. C’est simple, n’est-ce pas ? Mais c’est ici qu’est le quid fatal : si je suis toujours artificiel, toujours défini par les autres hommes et par la culture, de même que par mes propres nécessité formelles, où chercher mon moi ? Qui suis-je réellement et jusqu’à quel point suis-je ? Cette question me perturbait à l’époque où j’écrivis Ferdydurke. Je n’ai pas trouvé d’autre réponse que celle-ci : j’ignore quelle est ma forme, ce que je suis, mais je souffre quand on me déforme. Ainsi donc, au moins je sais ce que je ne suis pas. Mon moi n’est rien sinon la volonté d’être moi-même [7].
18 Pour Gombrowicz ni la spontanéité, ni la simplicité, ni l’authenticité n’existent. Davantage : il les perçoit comme des formes sophistiquées et prétentieuses de la falsification et du pharisaïsme. Ses moqueries en direction de l’existentialisme sont, en ce sens, hautement mordantes :
Quelquefois, je ne me trouvais pas loin d’élire l’existence qu’ils nomment authentique, en échange de cette vie futile, immédiate et temporelle qu’ils appellent banale, car la pression de l’esprit de sérieux nous opprime avec force de tous les côtés. Aujourd’hui, en ces temps actuels de sévérité, il n’y a ni pensée ni art qui ne nous crient d’une voix irritée : ne t’évade pas, ne joue pas, assume la partie, responsabilise-toi, ne succombe pas, ne fuis pas ! Bien. Il est clair que même moi je préférerais, à bien peser toutes choses, ne pas me mentir sur ma propre existence. J’essayai, donc, de connaître cette vie authentique, d’être absolument loyal envers l’existence. Mais cela ne me fut pas possible. Cela ne me fut pas possible pour la raison que cette authenticité s’est avérée plus fictive que tous mes petits jeux, mes tours et mes sauts pris ensemble [8].
20 L’individu ne peut être “quelqu’un” qu’à l’intérieur de quelque configuration formelle. L’homme est créateur de formes et en même temps, est créé par elles. N’importe quelle formation est déformation. Nous sommes déformés par la forme, nous déformons les autres et sommes déformés par eux. Et ces processus de formation et de déformation mutuelle fonctionnent fréquemment dans un ordre vertical. L’homme ne peut s’élever ni prétendre élever les autres s’il n’abaisse pas. Ferdydurke contient une variété de ces jeux de falsification et de rabaissement. La scène dans laquelle Pimko, le maître, exhibe sa maîtrise tout à fait magistrale pour infantiliser par ce moyen le narrateur et le convertir en élève. La scène dans laquelle Pimko exhibe sa foi pédagogique dans la pureté et l’innocence de la jeunesse, aidé par les mères qui observent à travers les trous de la clôture, pour innocenter les petits garçons qui jouent dans la cour de l’école. La scène de la lutte entre l’adolescent qui prétend convertir en adolescents les petits garçons et le petit garçon qui prétend convertir en petits garçons les adolescents, et qui culmine en un duel délirant de grimaces. La description de la « forme vide » du corps pédagogique qui, justement pour être pédagogique, doit manquer de tout contenu. Le récit de la classe de littérature dans laquelle le professeur tout sec lutte désespérément contre « l’impossibilité de pouvoir y arriver » de l’ensemble des élèves qui ne parviennent pas à être émus comme ils le devraient par les sentiments élevés et émouvants des grands poètes nationaux. Le défilé des différents idéaux de jeunesse qui se disputent la formation des jeunes. Le cours de latin dans lequel, en dépit de toutes les évidences contraires, le professeur confiant se repose sur les vertus formatrices de la matière qu’il enseigne et, face à « l’impossibilité de pouvoir y arriver » qui s’empare de la classe, maintient tout droit sa confiance dans les pouvoirs d’enrichir et de perfectionner propres aux conjugaisons latines. La rencontre du narrateur avec la collégiale et son aire collégiale, avec la grande et jeune Jeunesse parfaitement moderne dans son parfait et juvénile modernisme, et ses tentatives désespérées pour échapper aux effets « juvélinisants » et « modernisants » que celle-ci provoque chez lui. Etc.
21 Et, au milieu de ce paroxisme d’interformations et d’interdéformations, de ces supériorités qui produisent des infériorités et se nourrissent d’elles (et réciproquement), de ces élévations et de ces rabaissements, au milieu de toutes ces abstractions, de toute cette irréalité, de toute cette mobilisation démoniaque de falsifications, l’unique possibilité est celle de la distance de la forme. Une distance qui sera telle, et non une autre forme du pharisaïsme, que si elle se fait au nom de la vie, au nom de l’ambigu, de l’inachevé, du mystérieux, de la légèreté et du vague de la vie :
Libérez-vous de la forme. Cessez de vous identifier à ce qui vous définit. Essayez de fuir toute expression qui soit vôtre. Perdez confiance en vos opinions. Faites attention aux fois qui sont vôtres et défendez-vous de vos sentiments. […] Nous nous rendrons bien vite compte que le plus important n’est pas de mourir pour les idées, les styles, les thèses, les devises, et les croyances, ni non plus de s’accrocher et de se consolider en eux, mais ceci : faire un pas en arrière et nous distancier face à tout ce qui se produit sans cesse en nous. […] Assez vite nous commencerons à craindre nos personnes et personnalités parce que nous saurons que ces personnes ne sont entièrement nôtres. Et au lieu de vociférer et de rugir : je crois cela, je sens cela, je suis ainsi, je défends cela, nous dirons avec davantage d’humilité : à travers moi se croit, se sent, se dit, se fait, se pense, s’œuvre… Le poète répudiera son chant. Le chef tremblera sous son ordre. Le prêtre craindra l’autel, la mère enseignera à son enfant non seulement des principes, mais aussi comment se défendre contre eux pour qu’ils ne lui fassent pas mal. Et, par-dessus tout, l’humain rencontrera un jour l’humain [9].
Contre le pharisaïsme
23 Pour que l’humain rencontre l’humain, il faut chercher la liberté propre et la rencontre avec les autres dans le jeu des formes, mais en se maintenant à distance. Il faut cultiver l’incrédulité et le scepticisme avec les autres et avec soi-même, provoquer et assumer les contradictions (par-dessus tout les siennes), occuper avec ironie les formes pour les détruire depuis l’intérieur (et s’autodétruire avec elles), se mouvoir en permanence d’une forme à l’autre, apprendre à exprimer notre ignorance, notre immaturité, notre stupidité, notre bassesse, éviter tout contraste vertical si ce n’est pour mobiliser le bas contre le haut, s’interdire d’être rabaissé… Peut-être qu’ainsi, un jour, les intellectuels pourront sortir de leur intellectualisme, les maîtres de leur maîtrise, les élèves de leur identité d’élève, les cultivés de leur identité de cultivés, les politiques de leur identité de politiques, les artistes de leur identité d’artistes, les bons de leur bonté, les méchants de leur méchanceté, les supérieurs de leur supériorité, les inférieurs de leur infériorité, les individus de leur individualité, les personnes de leur personnalité… Ce n’est qu’ainsi que s’ouvrira un chemin vers la réalité, vers la vie. À la fin de Ferdydurke, le héros se sent fatigué, étrange, mais il est toujours capable d’embrasser et de se laisser embrasser, et de sentir la force vivifiante de l’humain qui rencontre l’humain :
Et sa face se rapprocha de moi. Et les forces me manquèrent, le sommeil submergea la veille et je ne pus ; il fallut que j’embrasse sa face avec ma face, car elle avec sa face embrassa ma face. Et maintenant venez, faces que vous êtes ! Non, je ne vous donne pas congé, façades étranges et inconnues d’étrangers, poseurs inconnus qui m’allez lire ; salut, salut, gracieux bouquets de parties, justement c’est maintenant que cela commence. Venez et approchez de moi, commencez votre pressage, faites-moi une nouvelle face afin que de nouveau je doive vous fuir et aller vers d’autres hommes, et courir, courir, courir à travers toute l’humanité. Car il n’y a pas de fuite en avant de la face sinon vers une autre face, et face à l’homme, nous pouvons seulement nous réfugier dans un autre homme. Et face au petit derrière, il n’y a plus de fuite. Poursuivez-moi si vous le désirez ! Je fuis avec ma face dans les mains [10].
25 Comme le dit Rancière dans la préface de l’édition brésilienne du Maître ignorant, il est difficile de faire des écoles, des programmes et des réformes après avoir pris au sérieux l’excentricité de Jacotot. Mais personne n’a dit que les livres devaient être écrits pour nous simplifier les choses. Le défi est, naturellement, de faire des écoles, des programmes et des réformes en ayant appris cette leçon qui ne s’explique ni ne peut s’expliquer, celle de l’égalité des intelligences. Une leçon que jamais n’apprendront ni les curés, ni les politiques ni les policiers, ni ce mélange de curés, de politiques et de policiers qui abonde tant parmi les pédagogues. C’est à eux qu’il faut rendre les choses difficiles. Ayant pris au sérieux l’excentricité de Gombrowicz, il est difficile de continuer à se donner de l’importance, ou de continuer à se prendre au sérieux en utilisant pour cela quelque valeur, quelque idéal, quelque supériorité intellectuelle ou morale, quelque masque de pharisien que ce soit. Mais personne n’a dit que les livres servaient à ce que les importants puissent se donner de l’importance. Cependant, peut-être peut on travailler avec passion dans la contingence, la relativité et la finitude, dans la stupidité et la bassesse, contemplant la réalité de dedans et non d’en haut, rencontrant l’humain non dans des abstractions rhétoriques et vides, mais en l’humain et depuis l’humain.
26 Pour le combat contre le pharisaïsme, nous proposons alors une alliance entre le club des jacototiens et le club des ferdydurkistes. Pour une instruction qui n’abêtit pas : toutes les intelligences sont égales. Pour une formation qui ne dégrade pas : plus nous sommes intelligents, plus nous sommes stupides [11]. Plus nous sommes hauts, plus nous sommes bas. Enfin, que nous ne sommes personne (ni ne désirons être quelqu’un).
Notes
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[1]
R. Sánchez Ferlosio, « Restitución del fariseo », in Ensayos y artículos, vol. 1, Barcelone, Destino, 1992, p. 132.
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[2]
Ibid., p. 134-135.
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[3]
Récemment, dans El desprecio de las masas. Ensayo sobre las luchas culturales de la sociedad moderna, Valence, Pre-textos, 2002, Peter Sloderdijk a publié un excellent travail sur la manière dont le grand projet politico-pédagogique émancipateur de l’époque moderne, destiné à convertir les masses en sujet, se soutenait d’un profond mépris. De même Rancière a développé amplement les apories et les paradoxes des regards d’en haut sur lesquels se fondaient divers projets progressistes, et principalement dans les livres qui ont précédé LeMaître ignorant, La Nuit des prolétaires et La Philosophie et ses Pauvres. Et, sans aucun doute, d’autres références pourraient être utilisées pour ce que nous pourrions nommer « annotations pour une théorie du pharisaïsme pédagogique ». Par exemple, les travaux foucaldiens sur la misérabilisation morale de la classe ouvrière comme condition de l’implantation de dispositifs de contrôle. Ou les travaux dans une optique féministe ou postcolonialiste sur les processus de production d’une altérité. Cela ne signifie pas, cependant, que toute pédagogie soit pharisaïque. L’impulsion pédagogique prend son origine, de nombreuses fois, dans une blessure certaine produite par la douleur de l’autre, et dans une critique permanente de tous les dispositifs (y compris pédagogiques) qui font échouer les possibilités de vie des gens. La pédagogisation de l’autre ne présuppose pas toujours le rabaissement. Le même Rancière a montré cela dans son très beau livre sur les poétiques de rencontres avec celui que l’on nommait le « peuple » (Courts voyages au pays du peuple, Paris, Seuil, 1990). Et, sûrement, son déplacement récent vers les thèmes de la littérature et de l’esthétique, même s’il conserve des problèmes nettement politiques, a à voir avec l’exploration de regards qui ne sont pas verticaux.
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[4]
Ferdydurke fut publié pour la première fois en Pologne en 1937, mais fut quasi totalement ignoré. Durant le dégel poststalinien, il réapparut en 1957, mais fut interdit l’année suivante, et cela dura jusqu’en 1986. En espagnol, il fut publié pour la première fois à Buenos Aires en 1947.
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[5]
W. Gombrowicz, Testamento. Conversaciones con Dominique de Roux, Barcelone, Anagrama, 1990, p. 40.
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[6]
W. Gombrowicz, Ferdydurke, Barcelone, Seix Barral, 2001, p. 17-18.
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[7]
W. Gombrowicz, Testamento…, p. 82.
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[8]
W. Gombrowicz, Diario Argentino, Buenos Aires, Adriana Hidalgo, 2001, p. 101.
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[9]
W. Gombrowicz, Diario Argentino, p. 108-109.
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[10]
W. Gombrowicz, Ferdydurke, p. 313.
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[11]
Il s’agit du titre d’un fragment du journal de Gombrowicz qui fut publié à part et fonctionna comme un manifeste de la subversion culturelle.