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Article de revue

Comptes rendus

Pages 127 à 134

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Le Problème et l’Épreuve. Formation et modernité chez Jules Verne, Michel Fabre, Paris, L’Harmattan, 2003, 235 p.

1 Le nouveau livre de Michel Fabre, Le Problème et l’Épreuve, sous-titré Formation et modernité chez Jules Verne, n’est nullement une œuvre marginale dans le travail et la réflexion de l’auteur, bien au contraire. La plongée gourmande et savante qu’effectue M. Fabre dans le corpus de l’écrivain des Voyages extraordinaires conjugue les délectations du lecteur, les souvenirs de l’enfance et de l’adolescence, sans doute, et les interrogations du penseur de l’éducation et de la formation. L’introduction l’annonce aussitôt : l’étude se présente comme « une lecture philosophique qui tente de prendre au sérieux le lien entre voyage et formation » (p. 7). Au fil des pages, bien vite les thèmes et les auteurs familiers au lecteur de M. Fabre se mettent en place ; il s’agira bien ici d’interroger la formation, la modernité qui est notre lot et notre horizon, et le problème, comme pensée de l’entreprise humaine dans cette modernité ; il s’agira à nouveau de penser le changement : Jules Verne, écrit son analyste, est « un romancier du changement qui trace des lignes d’évolutions, des lignes d’involutions, des lignes de fuite, des continuités et des ruptures » (p. 14) ; il s’agira d’explorer l’imaginaire de la formation, sur les traces du Bachelard des éléments et de la psychanalyse de la connaissance, de s’adonner à la mythanalyse, entre Lumières et Romantisme. L’œuvre de Verne n’est pas un simple prétexte à la poursuite de ces préoccupations ; elles sont bel et bien les siennes, montre M. Fabre, elles en procèdent. L’entreprise et l’enjeu alors seront de “retourner” l’image habituelle du chantre du progrès ; de montrer dans le Verne des prouesses de la science et des techniques les pièces d’une critique du positivisme et de la modernité triomphante, malgré les pressions du projet éditorial d’Hetzel. La démonstration conduit à accorder une attention particulière à l’anticipation noire des années 1960 du Paris au XXe siècle, ou au roman parodique Sans dessus dessous, dans lequel Verne « poussera à bout la logique mercantiliste, écologiquement désastreuse, de l’entreprise prométhéenne » (p. 98).

2 Et certes ce travail-là réclame une lecture tout à la fois attentive et abandonnée d’une œuvre multiple. Michel Fabre demande à son lecteur la permission « de se laisser captiver par des intrigues », et, comme il le dit en une juste formule, « d’écrire ainsi en anima plutôt qu’en animus » (p. 9). Qu’est-ce d’ailleurs qu’aimer un livre ? « C’est quand les devenirs intimes du lecteur rencontrent les mouvements dramatiques du texte », répond celui qui confie suivre Verne « tantôt avec plaisir et tantôt avec jouissance, selon que la lecture réconforte ou embarrasse, selon qu’elle prolonge ou vient heurter au contraire des devenirs intimes du lecteur » (p. 10 et 11). L’amoureux de la littérature n’en donne pas moins la main à celui de la connaissance savante. Michel Fabre fait partie de ces philosophes de l’éducation convaincus « que les sciences de l’éducation auraient beaucoup à perdre si elles se détournaient, dans un positivisme exacerbé, des mises en forme narratives du processus éducatif à l’œuvre dans la littérature » (p. 12).

3 Le Problème et l’Épreuve fournit une convaincante illustration de ce point de vue. On peut le lire comme une exploration, via l’œuvre de Jules Verne, de ce que Michel Fabre nomme « l’espace moderne de la formation ». Il se situe, explique-t-il, « entre foi au progrès et nostalgie du sacré » (p. 40). Les romans de Verne nous rappellent que l’initiation n’est jamais très loin de l’ambition qui anime la formation, au sens plein du terme, quand la formation vise bel et bien « un changement d’être ». Certes, « la pensée de la formation est séculière » ; mais il s’agit d’une « sécularisation nostalgique » (p. 41) : chez Jules Verne, « entre le fond mythique de l’initiation et la conscience de la modernité », les frontières ne sont pas totalement étanches. Le langage de l’éducation et de la formation, comme Durkheim l’avait si bien montré, ne peut s’empêcher d’emprunter à la langue religieuse de la conversion. Jules Verne laisse entrevoir l’ambiguïté de la sécularisation de la formation : « Il ne s’agit pas d’une rationalisation exclusivement positiviste : l’initiation positiviste dans les limites de la simple raison. Jules Verne se donne bien toutes les puissances de l’imaginaire pour décrire la formation » (p. 41).

4 La lecture de l’ouvrage peut donc s’effectuer comme une exploration de cet imaginaire qui continue d’habiter et de structurer l’entreprise de formation. Son inventaire constitue d’ailleurs, selon M. Fabre, l’une des tâches majeures d’une anthropologie philosophique de l’éducation et de la formation.

5 S’attacher à quelques-uns de ces axes de l’imaginaire moderne de la formation est sans doute une assez bonne façon d’entrer dans le livre et de se donner une vue d’ensemble de son projet. On en évoquera ici trois ou quatre. Et d’abord l’imaginaire central, celui du voyage : « Depuis toujours, la formation se pense comme voyage symbolique, le voyage de l’âme » (p. 43). La métaphore est forte, et profondément enracinée dans l’imaginaire de la formation. Lire Jules Verne, pour M. Fabre, c’est reprendre la question du voyage comme expérience formatrice dans le cadre de la modernité. La modernité positiviste, plus précisément, que l’auteur est conduit au fil de son analyse à redéfinir au croisement de deux principes : « Le premier principe relève d’une exigence de clôture, et le second d’ouverture ». Traduction vernienne de la bannière « ordre et progrès » : « Le monde est bien clos, mais l’aventure, la science, la sagesse même, s’avèrent indéfiniment ouvertes » (p. 45). M. Fabre fait ici toucher du doigt ce qui me paraît être le paradoxe du positivisme et de l’exigence de totalisation : une tentative de faire “tenir” le monde nouveau dans le cadre ancien. Odyssée, voyage sans retour, nomadisme, errance sont les figures de l’imaginaire de la formation embarquée dans ce monde-là quand elle explore et parfois entame la clôture. D’où « la théâtralisation de l’espace » (p. 50), la dramaturgie géographique : faire le tour du monde, vivre l’aventure en donnant « du temps au temps et de l’espace à l’espace » (p. 51).

6 Y a-t-il toutefois autre chose que la découverte de soi-même au bout du voyage, même pour celui qui regardait le monde comme « l’horizon d’une encyclopédie virtuelle » (p. 61) ? Le voyage immobile comme plongée en soi-même est bien une autre figure de l’imaginaire de la formation. La leçon du Tour du monde en quatre-vingts jours retrouve la sagesse antique : « On ne revient pas intact du tour du monde, même quand on l’a accompli sans lever les yeux d’un chronomètre. Malgré lui, l’automate voyage » (p. 73). Même Philéas Fogg. La formation passe par cette mutation du déplacement au voyage toujours intérieur. En termes que le positivisme de Comte aurait sans doute acceptés, le voyage révèle la primauté des sentiments, « le cœur sous la mécanique », comme dit M. Fabre. Tel est bien le mouvement de la formation, de l’extérieur à l’intérieur : « L’enjeu du tour du monde, au-delà du record, c’est donc le travail sur soi qu’il induit. Se déplacer, même en refusant de voyager vraiment, de voir le monde, c’est tout de même changer, inévitablement, car c’est s’exposer à l’imprévu, à l’événement, aux frottements et aux retards » (p. 75).

7 La formation ne peut donc tenir tout entière dans une logique du processus. Il y faut l’événement intempestif de la rencontre, le grain de sable, l’irruption de l’histoire, du contingent, l’aventure et la dérive du clinamen. Toujours, chez Verne, « une ligne de force narrative vient perturber la planification technique » (p. 90). Les deux séries que M. Fabre distingue au principe de tous les romans de Verne, une première évoquant « un univers laplacien régi par les lois de la mécanique rationnelle », l’autre composée de véritables événements faisant irruption dans le déterminisme, l’ordre des hommes et de l’histoire, ont bien leurs équivalents dans le monde de la formation, comme en témoigne ce mélange instable de bonne volonté humaniste et de présupposés behavioristes qu’on trouve à l’œuvre dans ce qu’on appelle la « formation humaine ». Du problème de la formation à l’épreuve formatrice, nous rappelle la lecture de Verne, il faut que « l’événement problématique déclenche un travail sur soi ». Sinon, « les personnages ne peuvent devenir autre chose que des marionnettes sans profondeur ». Reprenant de Gadamer la distinction de l’expérimental et de l’expérientiel, Michel Fabre distingue ainsi l’homme du problème de l’homme de l’épreuve : « L’homme du problème ne connaît ainsi que la face rationnelle de l’expérience, l’expérimentation » (p. 98).

8 L’épreuve, voilà précisément le lot de l’enfance, le chemin du grandir. Un imaginaire de l’enfance est nécessairement enchâssé dans l’imaginaire de la formation. Chez Verne, il présente deux visages. L’un relève d’une philosophie toute traditionnelle, celle d’Alain, ne cessant de rappeler que l’enfant n’a qu’une hâte, cesser de l’être. Pour Verne également, « l’enfance n’est pas un monde en soi mais se définit toujours par rapport au modèle adulte » (p. 142). Et l’infantilisme est bien alors une maladie de l’humanité, que la formation doit permettre de surmonter. D’où l’énoncé du problème éducatif chez Verne, selon Michel Fabre : « Si l’infantilisme renvoie aux maladies séniles de l’humanité, comment devenir adulte sans pour autant imiter précocement les vices de l’homme mûr » (p. 145) ? C’est là toutefois le langage de la raison, et ce n’est pas le dernier mot. Parce qu’il n’y a pas de formation sans initiation, le second visage de l’enfance se dit dans le langage du mythe. Les figures du père y ont leur part : pères sublimes, pères terribles, pères évanescents, pères multiples, figures de l’élévation, mais aussi maillons de la chaîne substitutive qui ne trouve son terme que dans l’accès à soi-même, l’invention de soi. Où situer alors la figure maternelle ? Du côté des rêveries de la Terre que privilégie la problématique de l’initiation : dans la caverne, qui « renvoie d’abord à la terre mère, protectrice » (p. 146), dans l’abîme, la grotte, la mer intérieure.

9 Le travail de Michel Fabre ne s’en tient pas cependant à cette plongée, d’inspiration bachelardienne, dans l’imaginaire de la formation. Il veut aussi engager une lecture critique de la modernité, latente puis explicite selon l’auteur dans l’édifice romanesque vernien. Cette perspective est arrêtée dès le propos initial, et ressaisie à la fin du premier chapitre : Verne fut « un homme préoccupé, sa vie durant, du sens à accorder au progrès scientifique ou moral et attentif aux ambiguïtés de la modernité » (p. 42). Il n’est guère douteux que M. Fabre partage cette préoccupation. Les pages consacrées au thème de la colonisation, notamment, en témoignent abondamment. Le chapitre 8 de l’ouvrage, qui a valeur de conclusion, porte d’ailleurs ce titre : Les Ambiguïtés de la modernité. Le Paris au XXe siècle dénonce la “barbarie” culturelle en des termes préfigurant les propos d’un Michel Henry : technicisme, utilitarisme, affairisme, divorce entre technique et culture. M. Fabre sans doute ne les reprend pas tels quels à son compte. Sa lecture de Jules Verne n’en montre pas moins comment la formation interroge la modernité : « Au-delà de ces questions d’histoire littéraire, quelles sont les potentialités formatrices de la modernité ? La modernité est-elle puissance de progression ou de régression » (p. 188) ?

10 L’interrogation finale renvoie alors à chacun d’entre nous la question qui taraude l’auteur : « Ne sommes-nous pas les héritiers de la modernité dans ces deux composantes : la rationalité des Lumières revisitée par le positivisme et l’inquiétude romantique avec ses lignes de fuite » (p. 226) ? Entre ces deux voies, pouvons-nous choisir ? Impossible, pas d’autre destin que de les tenir ensemble. L’intérêt, la passion que M. Fabre voue aux romans de Verne, qui pourraient sembler à tant d’égards bien vieillis, l’interprétation qu’il en fait comme « critique de l’esprit du temps », là où un Roland Barthes y voyait surtout les figures alibis d’une colonisation bourgeoise du monde, trouvent là leur origine et leur persévérance. Il faut le langage du mythe et de l’imaginaire pour dire notre écartèlement. Deux images majeures disent les deux manières antithétiques et pourtant mêlées de « vivre les devenirs » : celle de la coquille, celle du volcan. « Car la coquille fuit de toutes parts et finit d’ailleurs par exploser », confesse M. Fabre. Alors que faire ? Comment vivre, comment former, comment se former ? En mettant « en tension les rêveries de la Terre et celle du feu » (p. 222). Il faut « penser le voyage comme dialectique d’ouverture et de fermeture, de territorialisation et de déterritorialisation, d’abri ou d’exposition » (p. 219). On interrogera tout de même l’auteur : tension ou dialectique ? Contradiction tragique ou espérance unificatrice ?

Auguste Comte. Trajectoires positivistes, 1798-1998, Annie Petit (dir.), Paris, L’Harmattan (Épistémologie et philosophie des sciences), 2003, 438 p.

11 Si la notion de positivisme est devenue une référence commune à la pensée philosophique et scientifique, que ce soit pour s’en démarquer ou pour s’en réclamer, si le nom d’Auguste Comte est largement connu par quiconque s’intéresse aux sciences ou aux questions sociales et politiques, le succès même de la pensée comtienne est aussi source d’ambiguïtés et de malentendus. Tenter de s’orienter dans les héritages et les trahisons, les fidélités, les continuités ou les renouvellements, retrouver aussi la pensée d’origine dans sa genèse et ses versions successives, tel est le pari de cet ouvrage, issu d’un colloque qui a eu lieu en 1998 – d’abord à Montpellier, la ville de naissance et de jeunesse, puis à Paris, le lieu de la maturité – pour célébrer le bicentenaire de la naissance du philosophe.

12 Un grand nombre de contributeurs d’horizons et de nationalités multiples se retrouvent dans ces 438 pages divisées en trois grandes rubriques : « Le temps d’Auguste Comte », « Auguste Comte : Science et politique », et « La diffusion du positivisme ». Annie Petit, professeur de philosophie à l’Université Paul Valéry, Montpellier III, spécialiste de l’histoire des positivismes, l’une des principales organisatrices du colloque et responsable de la publication de l’ouvrage, insiste dans sa présentation sur l’intérêt de penser le mot au pluriel, et commence sa propre communication sur ce constat, qui résume parfaitement la teneur de l’ouvrage : « Le terme “positivisme” est une mine d’ambiguïtés ». En effet, « en parlant de “positivisme” ou en décernant à telle ou telle attitude l’étiquette de “positiviste”, on souligne des traits divers : parfois c’est le caractère systématique des propos – revendiqué hautement par le fondateur – ; ou les prétentions de scientificité – mais elles peuvent afficher bien des critères – ; ou les visées de réforme politico-sociales – et là aussi maître et disciples ont eu des ambition diverses, plus ou moins dictatoriales, républicaines ou opportunistes – ; ou les objectifs socio-religieux – mais certains les ont reniés quand d’autres en ont fait l’essentiel – ; ou encore, certains syntagmes reliant positivisme et empirisme ou / et positivisme et logique – bien que le fondateur se soit opposé aux privilèges de l’empirisme et de la logique. Bref, les vulgates sont ambivalentes » (p. 87).

13 « Le temps d’Auguste Comte » ouvre donc l’ouvrage et élargit le champ de recherche à d’autres auteurs, d’autres courants de pensée qu’Auguste Comte, contemporains du fondateur du positivisme, dont il a pu subir l’influence, à qui il a pu s’opposer, ou qu’il a lui-même influencés. Tant sur le plan de l’histoire des idées ou des institutions, que sur celui de l’élucidation des concepts, cette partie est riche d’informations et de mises au point. Il apparaît par exemple que le premier texte théorique de ce tout récent polytechnicien (il est reçu en 1814, et ce texte daté de 1816 fut écrit en 1815) est une réflexion de 35 pages dénonçant la tyrannie de Louis XVIII (Roland Andreani, p. 21) ; on a une analyse très fine du Rapport historique sur les progrès de l’histoire et de la littérature ancienne depuis 1789 et sur leur état actuel rédigé par Degérando pour la philosophie, publié en 1810, où est évoqué le débat sur le kantisme (François Azouvi, p. 37) ; les socialismes utopiques quant à eux, sont revisités à la lumière de leur obsession pour l’organisation, qui rencontre la pensée comtienne dans toutes ses nuances, avec des oppositions (notamment concernant la question des femmes), et des convergences, en particulier à propos de l’importance de l’éducation, essentielle pour l’apprentissage du citoyen à l’humanité (Armelle Lebras-Chopard, p. 67). Avec trois autres contributions, toute cette partie est éclairante sur l’environnement intellectuel et historique dans lequel s’est constituée la pensée d’Auguste Comte.

14 La deuxième partie, « Science et politique », la plus longue avec ses onze articles, est consacrée à la double orientation, épistémologique et politique, de l’œuvre d’Auguste Comte, avec le souci d’en voir la liaison et d’en comprendre la cohérence. Il est frappant de voir, dans l’article d’Annie Petit, que le terme “positif” dont on est habitué à distinguer le sens philosophique du sens trivial (positif comme contraire de négatif) a néanmoins signifié pour le jeune Comte le désir de « sortir du négatif », avec une volonté de surmonter les bouleversement révolutionnaires :

15 « On espère, on aspire à une société en paix, un régime politique stabilisé, où les développements scientifiques et industriels apporteraient progrès et bonheurs. On cherche alors à maîtriser les savoirs et à assurer les pouvoirs, pour réorganiser les idées et refaire le monde » (Annie Petit, p. 88).

16 L’une des figures les plus connues du système d’Auguste Comte, la “loi des trois états” est aussi ce qui fait la base du “système général des connaissances humaines” que Comte a l’ambition de construire, afin de passer de la “philosophie positive” à la “philosophie positiviste”.

17 La dimension politique de ses conceptions de la science amène Auguste Comte à s’intéresser à l’éducation aux sciences, notamment à travers un cours de sciences populaire sur l’astronomie. Cette “vulgarisation”, terme qu’il est l’un des premiers à employer, entre en consonance avec son idée que l’éducation doit être capable d’« élever un français moyen à l’intelligence moyenne, voire médiocre, à la hauteur d’un Newton, d’un Laplace, d’un Fourier » (Bernadette Bensaude-Vincent, p. 129). Avec une telle exigence, Comte ne peut se contenter d’enseigner des résultats, mais c’est le positivisme en action qu’il présente, en prenant la voie historique qui lui permet de montrer le parcours lent et les méandres par lesquels la pensée humaine est passée pour développer ses connaissances. « Les hommes ont encore plus besoin de méthode que de doctrine, d’éducation que d’instruction » avait-il écrit dans la 24e leçon du Cours de philosophie positive, et c’est ainsi que la vulgarisation, loin d’être un pur divertissement, est une entreprise visant à élever l’esprit des auditeurs.

18 Cette intrication entre les idées politiques et l’épistémologie du philosophe apparaît, comme le rappelle Fernando L. Carneiro, dans le succès que sa pensée a pu avoir au Brésil, au point que figure sur le drapeau brésilien la devise comtienne « Ordre et progrès ». Elle se traduit aussi dans sa conception de la médecine, d’abord pensée comme simple application de la biologie, puis, intégrée dans une morale scientifique valorisant l’altruisme, elle se voit rehaussée en ce qu’elle est à la fois théorique et pratique, et parce que les médecins seront incorporables au sacerdoce de la religion positiviste (Jean-François Braunstein, p. 173). La classification des sciences elle-même, présentée comme un système fixe dans le Cours se révèle avoir été en fait très mobile, et avoir connu des versions différentes, en fonction de l’évolution de sa pensée morale et politique, ce qu’il exprime en 1856 dans la Synthèse subjective : « ma Synthèse résulte de ma Politique comme celle-ci de ma Philosophie » (cité par Angèle Kremer-Marietti, p. 203). Si Comte recherchait l’unité de la science, au siècle suivant, les néo-positivistes du Cercle de Vienne, autour de Neurath et Carnap, recherchaient plutôt la science unifiée, réalisant le projet à la fois empirique et logique de mettre complètement à l’écart la métaphysique et de considérer non seulement que la science est un langage mais qu’elle est le seul langage sensé du point de vue de la connaissance (Angèle Kremer-Marietti, p. 191).

19 Ces quelques exemples n’épuisent pas l’intérêt de cette seconde partie où l’on voit aussi la pensée comtienne confrontée à celle de Taine, ou même d’Habermas, repensée à partir de la notion de système, de République ou de salut public…

20 Les huit articles de la troisième partie portent plus particulièrement sur la diffusion du positivisme. Antoine Picon s’attache aux différences entre Comte et les Saint-Simoniens, Claude Blanckaert analyse les effets du positivisme sur l’anthropologie du XIXe siècle, notamment au sein de la Société d’anthropologie de Paris, qui fait dériver le terme de “positivisme” vers un sens étranger au paradigme comtien : insistant sur l’observation, la description et la mesure, les anthropologues favorisaient en effet une méthode inductive, et jugeaient qu’ils devaient s’abstenir de considérations théoriques. Par ailleurs, il est intéressant de noter que c’est au nom du positivisme que l’hypothèse évolutionniste a pu être rejetée par certains, alors que d’autres se mettant sous la double bannière du positivisme et du matérialisme en étaient partisans. Daniel Becquemont quant à lui, explore ce qu’a pu donner la confrontation de l’empirisme anglais ou la religion naturelle avec le positivisme, connu et discuté outre-Manche dès 1838, et auquel le jeune Darwin a pu être intéressé, notamment à travers la loi des trois états : elle lui a servi souvent de parade contre ses adversaires dont il pouvait dire qu’ils en étaient resté au stade de la pensée théologique…

21 On ne peut citer tous les auteurs de ces contributions mais il faut signaler que l’ouvrage se termine par une étude documentaire très utile et importante faite par Michèle Saquin, Conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France, sur les manuscrits d’Auguste Comte conservés dans la vénérable institution, et dont le descriptif est un outil précieux, même s’il ne peut remplacer la consultation du Catalogue des nouvelles acquisitions françaises du département des manuscrits. L’historique de ces acquisitions est également intéressant et instructif.

22 Enfin un index des noms termine l’ensemble de l’ouvrage ce qui permet d’en faire un outil de travail efficace.

23 À la fois outil de travail et invitation à se plonger dans la complexité de la pensée comtienne, cet ouvrage est d’un grand intérêt pour dépasser les lieux communs, sans pour autant tomber dans le panneau de la critique à tout prix qui prétendrait renouveler complètement la lecture classique de l’œuvre du philosophe. L’approfondissement des aspects connus de l’œuvre se combine harmonieusement avec la mise en valeur de points plus obscurs, et fait prendre conscience, s’il en était besoin, qu’il est des pensées dont on n’a pas encore fait le tour.


Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/tele.026.0127

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