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Article de revue

Hannah Arendt : une biographie intellectuelle

Pages 149 à 160

Notes

  • [1]
    M. Leibovici, Hannah Arendt. La passion de comprendre, Paris, Desclée de Brouwer (Biographies), 2000 (cité désormais Hannah Arendt…).
  • [2]
    J. Colerus, La Vie de B. de Spinoza, in Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 1 318.
  • [3]
    F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 5.
  • [4]
    M. Canto-Sperber, « Bonne vie ou vie philosophique ? », Critique, no 627-628, août-septembre 1999, p. 626.
  • [5]
    La cécité de Nietzsche à Spinoza, complexe, fait penser à la difficulté qu’il a à se rapporter à Socrate. L’exposé le plus pertinent (encore inédit) : Christophe Brochard, Socrate. Le sage sans philosophie.
  • [6]
    J.-P. Lefebvre, « Deux vies de Hegel », Critique, no 627-628, août-septembre 1999, p. 699.
  • [7]
    Nous empruntons l’expression à Jean-Baptiste Botul, La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, Paris, Mille et une nuits, 1999, p. 39.
  • [8]
    H. Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 7.
  • [9]
    M. Leibovici, Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
  • [10]
    Ibid., « Introduction », p. 19.
  • [11]
    H. Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, « Préface », p. 26.
  • [12]
    H. Arendt, La Nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 77.
  • [13]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 95.
  • [14]
    Ibid., « Préface », p. 9.
  • [15]
    H. Arendt, Vies politiques, p. 206.
  • [16]
    H. Arendt, « Le grand jeu du monde », Esprit, juin 1980, Hannah Arendt.
  • [17]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 63.
  • [18]
    F. Nietzsche, Aurore, § 503.
  • [19]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 34.
  • [20]
    P. Verlaine, Parallèlement.
  • [21]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 34.
  • [22]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 33.
  • [23]
    Ibid., p. 34.
  • [24]
    Ibid., p. 35.
  • [25]
    H. Arendt, La Tradition cachée, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 225.
  • [26]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 71.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    H. Arendt, La Nature du totalitarisme, p. 61.
  • [29]
    Le Monde, édition du 24 septembre 1997, article de Jean-Michel Frodon.
  • [30]
    Nous renvoyons le lecteur aux travaux de Mme M. Revault d’Allonnes, décisifs sur ce point, notamment : Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, Paris, Seuil, 1995, rééd. Champs-Flammarion, 1999, et plus récemment : Fragile humanité, Paris, Aubier, 2002, en particulier « Hannah Arendt : le mal banal, la guerre totale », p. 89-116.
  • [31]
    H. Arendt, Considérations morales, Paris, Payot / Rivages, 1996, p. 58.
  • [32]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 248.
  • [33]
    H. Jonas, « Hannah Arendt : 1906-1975 », éloge prononcé à l’occasion du service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New York le lundi 8 décembre 1975. H. Jonas, Entre le néant et l’éternité, trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Belin, 1996, p. 79-80.
  • [34]
    H. Arendt, La Nature du totalitarisme, p. 41 : « La compréhension est créatrice de sens. […] C’est une activité sans fin […] qui nous permet de composer avec la réalité, de nous réconcilier avec elle, et de nous efforcer de nous sentir chez nous. »
  • [35]
    Ibid., p. 47.
  • [36]
    Ibid.
English version

1

À Sophie Dreyfus

2

« Là où un ami, où quelques amis sont réunis avec moi, là est ma patrie et là où toi tu es, est ma maison. »

3

Lettre de Heinrich Blücher à Hannah Arendt, 14 février 1950

4 Le fait est inattendu : la “biographie” [1] de Martine Leibovici ne comprend aucun document. Mme Leibovici n’a accompli aucun travail de biographe au sens courant du terme : recherche de témoignages et de traces inédites, traduction de lettres ou de papiers encore inconnus du lecteur français. C’est pourquoi le travail d’E. Young-Bruehl demeure la référence. Est-ce à dire que la place d’Hannah Arendt. La passion de comprendre, publiée au sein d’une collection consacrée aux biographies de grandes figures de l’art, de la pensée et de la religion, est impertinente ? Pour répondre, il convient de s’interroger au préalable sur le sens reçu d’une biographie de philosophe, et c’est sans doute le premier mérite du travail de Martine Leibovici que de nous obliger à mener cette réflexion à partir de l’œuvre d’Hannah Arendt.

Le projet

5 Genre littéraire récent dans l’histoire des lettres, la biographie se définit à première vue comme le récit d’une vie. Un récit n’est pas l’enregistrement mécanique des années vécues. Il exige de mettre en relief les moments privilégiés qui donnent sens et impriment une forme, les instants fulgurants où une expérience décisive fut faite. C’est pourquoi l’on peut dire que toute vie est essentiellement discontinue. La tâche incombe au biographe de prélever les expériences cruciales et de construire un récit en les ordonnant selon un ordre temporel. Cependant une “vie” est “une” vie parce qu’elle est essentiellement continue. Les expériences décisives ne sont pas reléguées dans l’armoire de la mémoire : elles infusent, leurs effets se prolongent, se confirment ; d’autres surviennent qui s’y superposent, se sédimentent, interagissent et modifient l’allure générale des discours, des actions, du caractère par lesquels s’exprime une personne. Expériences décisives et continuité fondamentale donnant forme à une singularité historique irréductible : voilà qui constitue les éléments d’un récit de vie qui nous donne à voir un visage.

6 La biographie d’un penseur est particulière à un titre au moins. Il s’agit de raconter une existence consacrée à la pensée. Or, que raconter si les expériences décisives sont des pensées intangibles ? Comment raconter un événement de pensée ? Qu’est-ce qu’une vie de penseur ? De savant ? Y a-t-il réellement “matière” à un récit de vie qui, il est important de le préciser, se distinguerait de la réflexion sur les ouvrages publiés, et qui pour autant ait une valeur pour le lecteur ? Au seuil de son autobiographie Einstein se demande si, pour un homme dans son genre, seul importe, non ce qu’il a vécu ou ressenti, mais ce qu’il a pensé. Figure idéalisée du penseur qui prélève abstraitement l’activité de penser du tout immanent de la vie, à l’image du célèbre Penseur sculpté d’Auguste Rodin : tourné vers lui-même, les yeux clos, dans le retrait du monde requis par l’activité de la pensée. Retrait du monde qui est aussi renoncement à toute vie pratique, aux biens couramment cherchés, ascèse et mortification. Cette image du penseur nous fait croire que se consacrer à la pensée suppose de faire le deuil de l’existence et du monde. On imagine que les vies des philosophes sont pauvres en événements et que leur biographie intellectuelle se résume la plupart du temps à leur bibliographie. Ainsi la figure d’un Spinoza dont Colerus raconte qu’« il a vécu un jour entier d’une soupe au lait accommodée avec du beurre » [2].

7 On peut s’interroger sur la valeur d’une telle vie. Pour certains, une telle existence serait le symptôme d’un être malade qui se consacrerait à l’activité intellectuelle pour compenser des impuissances de différente nature. Il en est ainsi pour le “jugement social” qui évalue toute existence à l’aune d’une norme conformiste selon laquelle il n’y aurait pas de vie réussie sans un épanouissement familial et professionnel entouré d’objets et de machines domestiques modernes. On trouvera dans l’exemplaire jugement de Nietzsche à l’égard de Spinoza une version plus consistante de ce jugement. Car Spinoza est pour Nietzsche le type même des penseurs dont la philosophie exprime la maladie vitale : ermite, ascète, phtisique… « anachorète mal portant » [3]. Ce jugement a d’ailleurs été entendu à propos de Nietzsche lui-même, lui qui a écumé les sanatoriums d’Europe ! Ou bien, à l’inverse, on considérera qu’une telle vie est une vie exceptionnelle, et qu’elle puise dans le renoncement au monde des satisfactions rarement connues du commun des mortels. Ainsi ce mot que Wittgenstein a prononcé sur son lit de mort : « Dites-leur que j’ai eu une vie merveilleuse » [4].

8 Sans doute ni Colerus ni Nietzsche n’ont-ils compris l’existence de Spinoza [5]. Au-delà de la polémique sur la valeur d’une telle vie il n’en reste pas moins que toute biographie d’un penseur – d’un savant, d’un philosophe, qu’importe ici ces dénominations sociales, disons : d’une vie consacrée à l’activité intellectuelle – est un exercice difficile en ce qu’il engage une conception de la pensée et de ses rapports au monde. Le récit biographique ne peut pas se réduire à l’appréhension historique de sa pensée – la jeunesse, la maturité, ponctuées de quelques scènes fondatrices, dont la révélation métaphysique de Descartes dans son « poêle » serait le prototype – sous peine de perdre toute différence avec un pur essai d’idées. Mais il ne peut pas s’agir non plus de dévoiler l’envers du décor, et de révéler les habitudes de travail du grand homme, les banalités, les notes de blanchisseries, de trahir « les inélégantes pantoufles et les visites au bordel de la vie courante » [6], au risque, cette fois-ci, de réduire l’exercice biographique à l’exposé doxographique, au recueil d’anecdotes, satisfaisant un voyeurisme sans consistance. Entre ces deux extrêmes où toute biographie d’une vie consacrée à l’activité intellectuelle perd sa pertinence et sa spécificité, il y a la place pour une biographie intellectuelle pertinente, à la condition d’élaborer autrement le rapport entre la vie de l’esprit et la vie mondaine.

9 Unique document iconographique de cette “biographie”, le portrait photographique d’Hannah Arendt illustre la couverture. Il indique un tel amendement. Prise en 1956, Hannah Arendt est âgée de cinquante ans. La tête, soutenue par la main, est penchée ; elle présente une paume ouverte, et ses grands yeux ronds regardent devant elle avec une attention éprouvée. Paume, visage, regard : sa physionomie semble dire l’ouverture de la pensée au monde. Si penser c’est bien mener une vie de penseur [7], l’existence d’Hannah Arendt doit être tout autre que celle menée par le philosophe dont Rodin nous donne une image. C’est le récit du rapport de l’existence d’Hannah Arendt à la pensée, comment l’une se rapporte à l’autre, comment l’une nourrit l’autre, la fait naître, la sollicite, la relance, que Martine Leibovici a voulu écrire.

10 Tout travail biographique sur Hannah Arendt, outre qu’il doit prendre place et parti dans la problématique que nous venons d’évoquer, est de plus précédé par sa propre réflexion sur ce sujet, et le biographe se trouve finalement en face d’une tâche particulière, comparable à celle de qui voudrait écrire la vie de Proust, soit la vie d’un écrivain qui l’a passée à l’écrire. Toute naïveté est interdite : la biographie d’Hannah Arendt croise son travail philosophique sur la singularité individuelle. Car elle thématise explicitement, sous le nom de “natalité”, la singularité ontologique de l’individu. On notera que le premier ouvrage d’Hannah Arendt est une biographie (Rahel Varnhagen. Une Juive allemande à l’époque du romantisme). Surtout, on pensera à son magnifique ouvrage, Vies politiques – « […] c’est de certains hommes et de certaines femmes qu’il s’agit d’abord – comment ils ont vécu leur vie, comment ils ont évolué sur la scène du monde et comment ils furent affectés par l’époque » [8]. La biographie d’Hannah Arendt pourrait prendre pour modèle les pages qu’elle a consacrées à raconter la vie de Walter Benjamin, Rosa Luxembourg et d’autres.

11 Face à de tels préambules, Mme Leibovici n’est pas démunie. Nous lui devons un premier livre, édition de sa thèse de doctorat, Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire[9], où ces questions sont développées dans une langue limpide. Le projet de ce précédent travail était d’articuler la pensée arendtienne à l’expérience de la judéité reconnue comme expérience fondamentale et clef de l’œuvre de la philosophe :

12

La judéité fut pour Arendt une véritable expérience dont elle a toujours reconnu qu’elle avait orienté sa préoccupation pour la politique et l’histoire [10].

13 Indépendamment de la « question de la judéité » dans l’œuvre d’Arendt, il importe de retenir le lien entre l’expérience et la pensée déjà souligné. Hannah Arendt porte au concept sa propre expérience – le fait qu’être une juive dans les années trente en Allemagne l’ait menée à la pensée politique, entendue comme une reprise critique de la philosophie politique traditionnelle – ce qui la conduit à faire du rapport de l’expérience à la pensée l’élément constitutif de la pensée elle-même. « La pensée », écrit Hannah Arendt, « naît d’événements propres à l’expérience vécue et doit lui demeurer liée comme aux seuls indices propres à l’orienter » [11]. Dans la préface à Between Past and Future, Arendt accompagne son affirmation de certaines précisions. La pensée ne se résume pas à la rationalité, à la cohérence logique qui lui assure sa validité formelle, ni à une subordination empirique où elle se réduirait à un enregistrement inductif d’observations ; dans le premier cas elle serait vide, dans le second absurde. « La pensée naît d’événements propres à l’expérience vécue » : elle s’enracine dans des événements du monde qui sont des expériences décisives pour soi ; penser, c’est penser les événements dont on fait l’expérience. Elle affirme, de surcroît, une circularité, une réciprocité simultanée entre l’expérience événementielle et la pensée : ce qui fait naître la pensée est en même temps ce à quoi elle doit demeurer fidèle sous peine de prendre le risque de l’idéologie. La puissance de la pensée idéologique procède de sa cohérence rationnelle dont la fonction est justement de protéger de l’événement, inédit et nouveau, qui vient toujours bouleverser les cadres avec lesquels nous avons l’habitude de comprendre la réalité.

14 Si la biographie de Mme Leibovici est sous-titrée « La passion de comprendre » c’est bien que la compréhension noue le rapport arendtien de la pensée au monde. La vie d’Hannah Arendt est une vie tendue par l’effort pour comprendre la césure biographique et historique qu’est le régime nazi, « cœur même de notre siècle » [12], effort qui donnera lieu à cette riche reprise critique de la philosophie politique. Ainsi cette biographie intellectuelle répond à la pensée d’Arendt. Si « la pensée s’enracine dans une expérience singulière et mondaine » [13], nous comprenons le “sens” du projet de Mme Leibovici qui consiste à « écrire le récit des pensées [d’Hannah Arendt] à partir du récit de sa vie » [14]. Le livre n’est pas une succession de résumés qui prendrait pour fil conducteur formel la chronologie de leur publication, mais la recherche d’une correspondance entre la pensée et les expériences décisives qui en sont les sources. Martine Leibovici tente en ce sens d’associer chaque période de la vie d’Hannah Arendt à l’apparition d’une pensée et de son travail intellectuel.

Amis du monde

15 Les trois premiers chapitres articulent les différents éléments que la fuite de l’Allemagne nazie cristallisera dans l’expérience politique de l’exil. Appartenant à une famille juive, installée à Königsberg, économiquement et culturellement émancipée par le régime de Bismarck et sensible aux idées libérales et socio-démocrates, Hannah Arendt fit partie en même temps d’une génération qui s’instruisit au monde à partir des leçons

16

assez impressionnantes de l’inflation, du chômage massif et de l’agitation révolutionnaire, à l’instabilité de tout ce qui était resté intact en Europe après plus de quatre années de massacres [15].

17 Poussée par un désir de compréhension, Hannah Arendt s’engagea dans des études de philosophie, guidées par Jaspers et Heidegger, qu’une soutenance de thèse sur le concept d’amour dans l’œuvre augustinienne couronna en 1928. Il semble d’emblée que la possibilité de l’humanité dans un monde entièrement sécularisé et sans transcendance guide la réflexion de la jeune Arendt. Or les événements politiques ont imprimés à cette préoccupation initiale un tournant particulièrement violent. La place centrale de l’antisémitisme dans la propagande nazie, qu’elle n’interpréta pas comme un reste du passé européen que les Lumières devraient éradiquer, intéressa Arendt à la politique. Elle infléchit alors son travail, “abandonna” la philosophie purement spéculative et se consacra à l’écriture d’une biographie, Rahel Varnhagen, achevée avant son exil. Arendt se montrait à la fois sensible et lucide face aux événements politiques qui changeaient alors le monde, et, déjà, articulait théoriquement la question de l’humanité à celle du monde et de la singularité individuelle.

18 L’exil de 1933 – la fuite en France, puis aux États-Unis – est une expérience fondamentale pour la pensée arendtienne : « J’ai été en partie formée », écrit-elle, « par huit longues années assez heureuses passées en France » [16]. L’exil est pensé à la fois comme l’expérience de la précarité radicale du monde et de la fragilité de son institution politique, et comme l’expérience de l’amitié dans des conditions particulières, amitié qui a le pouvoir de « rendre le monde » à l’exilé. Là est la source de plusieurs figures ou “personnages” de la pensée arendtienne qui auront tant d’importance dans la suite de son œuvre : l’apatride, le paria, le juif, l’homme moderne atomisé.

19 Mme Leibovici montre comment l’expérience de l’exil fut l’expérience inversée du monde et comment, par la suite, Arendt ne cessera d’être fidèle à cette expérience selon deux voies : la première consistera à penser cet effondrement du monde qu’est le régime totalitaire, qui bannit même ses propres citoyens, la seconde tentera de penser positivement à quelles conditions l’institution politique d’un monde est la condition sine qua non de l’humanité. La première voie donnera lieu, sous l’influence historienne de son mari Heinrich Blücher, aux Origines du totalitarisme, écrit et publié après la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, la seconde aux différents ouvrages de pensée politique, dont le plus fameux est celui de 1958 La Condition de l’Homme moderne, qui s’essayeront à mettre en forme les expériences politiques européennes ayant échoué. L’exploration de ces deux voies donne lieu à deux chapitres remarquables.

20 Mme Leibovici titre : « L’exil, vie d’expédients et d’amitié » [17]. Si l’exil, auquel Hannah Arendt s’est décidé, convaincue dès l’arrivée du régime nazi au pouvoir qu’une existence “digne”, en tant que juive, deviendrait impossible, consiste à mener subitement une existence précaire, voire dramatique – devoir survivre, rencontrer des difficultés administratives, perdre la familiarité de la vie quotidienne et de la langue maternelle –, il est d’abord une expérience politique, celle de l’isolement. Ce qui est politiquement perdu, c’est le monde – l’ensemble de ce qui apparaît à la pluralité humaine. Être exilé, c’est être privé de la comparution politique. L’expérience de l’exil est ainsi la matrice de ce qui sera plus tard pensé sous les noms de la désolation totalitaire ou de l’acosmisme moderne.

21 L’isolement, au cœur de l’expérience mondaine de l’exilé, rend précieuse la vitalité des relations amicales. Hannah Arendt fit, dès ces années-là, une expérience inédite de l’amitié qu’elle voudra comprendre. Grande lectrice d’Aristote, elle n’ignore pas qu’il se joue dans la relation amicale beaucoup plus que ce que peut nous en dire l’expérience moderne commune. L’hypothèse d’Hannah Arendt est que l’avènement de la société bourgeoise est contemporain d’une promotion du domaine privé et d’une extinction de l’importance du domaine public. Entre l’Antiquité et la modernité, l’amitié « disparaît » ; cette disparition correspond à l’éclosion de l’individualisme libéral et à l’avènement de la société bourgeoise. Le nombre des publications concernant l’amitié, très important jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, s’étiole peu à peu depuis. Simultanément la relation amoureuse, idéalisée, prend une place paradigmatique à partir de laquelle sont repensées toutes les autres relations humaines. On pourrait voir dans l’œuvre de Freud un signe de ce renversement : l’amitié est pensée comme un amour sans sexualité – mais l’affect initial, le désir fondamental est le même. Nietzsche écrit :

22

L’Antiquité a profondément vécu, médité et presque emporté dans sa tombe l’amitié. C’est son avantage sur nous : nous pouvons lui opposer l’amour sexuel idéalisé [18].

23 De même que la modernité a « perdu » le sens de la politique, de même, avec la culture chrétienne et la « société bourgeoise », un des sens de l’amitié a été oublié. En privilégiant l’intimité du domaine privé, l’amitié est dorénavant comprise comme une relation amoureuse tronquée, une relation intermédiaire entre la camaraderie et l’amour. Qui, à l’époque moderne, met autant d’ardeur dans ses relations amicales que dans sa relation amoureuse ?

24 Arendt ne pense pas que les catégories morales permettent d’atteindre l’amitié qu’elle a en vue. Comprise à partir du bien, de la bienveillance, de l’altruisme, de la vertu, l’amitié a pu être érigée en paradigme de la relation moralement juste ou bien être pensée, à partir de la pitié, comme fraternité. Dans ce double refus, Hannah Arendt est « grecque », encore une fois : ni repli dans la sphère privée, ni solidarité entre indigents, ni relation morale ou amour sublimé, Hannah Arendt pense l’amitié à partir du monde.

25 Son approche est phénoménologique : que font les amis ? Ils parlent : « L’essence de l’amitié [consiste] dans le discours » [19]. Discourir, et non bavarder, est l’activité essentielle des amis. Mais, si l’amitié n’est ni une relation morale ni une relation intime, de quoi parlent-ils ? Il ne peut pas être question de parler de soi, d’un exercice de sincérité et de confidence – de rendre son « cœur transparent » [20]. De quoi parlent-ils ? Du monde. Être ami, c’est parler du monde et c’est pourquoi Arendt souligne « l’importance politique de l’amitié » [21].

26 Toute conversation amicale accueillera ainsi plusieurs singularités, ce qu’Arendt nomme « la pluralité humaine ». Elle enracine cette idée en citant souvent Augustin pour qui « l’homme est un commencement », c’est-à-dire que chaque homme est un être absolument singulier, inédit, neuf, nouveau. Tel est justement l’expérience de l’humanité pour Arendt : le monde se donne à nous à travers la pluralité.

27

L’amitié [a] une signification toute particulière dans la question de l’humanité [22].

28

Car le monde n’est pas humain parce que la voix de l’homme y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables [23].

29 En tant que l’amitié est essentiellement conversation à propos du monde, c’est finalement dans la parole des amis que le monde existe à un de ses plus hauts degrés ; c’est en ce sens que, pour Arendt, l’amitié est une relation politique, qu’elle échoit au domaine public, même si, évidemment, au passage – et il serait trop long de s’y attarder ici – la politique reçoit une toute autre définition : elle n’est plus la gestion administrative et économique des problèmes que chaque famille rencontre dans son existence privée, mais elle est l’espace où une telle parole humaine est possible. Enfin, lorsqu’Arendt affirme que « Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l’amitié, les Grecs l’appelaient philanthropia, “amour de l’homme” » [24], elle affirme que l’amitié est inséparable d’une sorte d’amour : mais c’est de l’amor mundi et de l’amour de la pluralité humaine dont il s’agit.

30 « Lorsque d’autres gens comprennent eux aussi, je ressens une satisfaction comparable à celle qu’on éprouve lorsqu’on se sent chez soi » [25]. L’ami est celui avec qui je partage le monde en tentant de le comprendre avec lui ; il n’est pas tant celui à qui je me confie et avoue sincèrement les replis de mon cœur que celui à qui je parle du monde selon mon propre point de vue singulier. C’est pourquoi l’amitié est la relation humaine qui fait exister la pluralité constitutive du monde. Son prix est décisif pour l’exilé ou l’apatride pour lesquels le monde est momentanément éclipsé.

31 Mais l’expérience de l’exil, où se révèlent la valeur et la nature politiques de l’amitié, fait “un tour de plus”. Il ne s’agit pas seulement de penser l’exil mais aussi de comprendre que l’exil instaure un rapport au monde propre à la pensée. Dès lors, il convient de penser toujours comme un exilé, de penser « en retrouvant notre part intérieur d’exil » [26] : « Pour Arendt […] l’exil réactive le point de départ existentiel de tout effort de pensée » [27]. L’exil désigne métaphoriquement l’allure ou la posture, la manière qu’a la pensée de se rapporter à son objet. Car l’étrangeté du monde sollicite la compréhension. Penser consiste à ressaisir l’expérience du monde pour y être présent et l’habiter : « Nous sommes contemporains seulement de ce que notre compréhension réussit à atteindre » [28]. Plus radicalement, l’exil est aussi l’expérience qui fait comprendre à Arendt que c’est justement “certaines expériences” qui font penser, qui sont à penser, dans la mesure où elles sont toujours « en avance » sur la pensée elle-même.

L’Eichmann book

32 Alors qu’une invitation à des conférences à Princeton lui a permis de commencer un travail sur la révolution qui débouchera en 1963 sur On Revolution, Hannah Arendt fut mandatée comme journaliste pour suivre le déroulement du procès d’Eichmann à Jérusalem, ce qu’elle fit au printemps 1961. Elle écrit pendant l’hiver 1961-1962 le texte publié à The New Yorker de février à mars 1963 et édité sous le titre Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. L’Eichmann book fit scandale. Sans doute, le jugement abrupte sur les relations des conseils juifs dans l’Europe occupée (les Judenräte) avec l’administration nazie et les éclats de rire devant la stupidité du « clown » Eichmann furent légitimement mal reçus. Son texte souleva une polémique dont, très ironiquement, en France, le mérite fut d’accélérer la réception de son œuvre (alors qu’aucun de ses grands textes n’étaient alors traduits), soutenue par R. Aron, dont l’étiquette de « libéral » fut rédhibitoire pour tout un public partisan ancré dans la tradition socialiste, Le Nouvel Observateur osait titrer en 1966 « Hannah Arendt est-elle nazie ? » (sic).

33 Mme Leibovici fait apparaître dans ses deux derniers chapitres l’événement que ce procès a constitué pour Hannah Arendt. Nous pouvons nous faire une idée de son regard grâce au travail cinématographique de Rony Brauman et Eyal Sivan dont le livre d’Hannah Arendt est le scénario : Un spécialiste. Portrait d’un criminel moderne. Rony Brauman affirme :

34

Quand le monde contemplait les victimes puis détournait son regard (la plupart des médias ont quitté le tribunal après l’audition des témoins), quand le théâtre judiciaire mis en scène par Ben Gourion cherchait la légitimation de l’État israëlien, seule Hannah Arendt a regardé le bourreau [29].

35 Tenter d’entendre et scruter le bourreau, c’est vouloir comprendre comment fut possible le crime inouï au cœur du régime totalitaire nazi. On connaît la thèse arendtienne [30] : le bourreau nazi ne relève pas d’une humanité radicalement autre, diabolique, démoniaque, absolument pervertie ; sans aucun fanatisme idéologique délirant, mais, d’une manière stupéfiante pour la pensée, il accomplit ses crimes « grâce » à une superficialité, une absence complète de pensée, un manque de discernement, une carence étonnante de jugement moral. Voilà ce qu’essaie de rendre intelligible le concept inédit de banalité du mal, qui prend à rebours la tradition philosophique à propos de la question du mal. « Le mal est, la plupart du temps, le fait de gens qui n’ont jamais pu se décider à être bons ou méchants, à accomplir ou non le mal » [31].

36 Hannah Arendt accomplit un travail d’envergure à la fin de sa vie. Elle tente de penser la question du mal dans sa dimension politique. Pour se faire, se soutenant d’une lecture riche mais hétérodoxe du dernier Kant, elle articule la capacité de juger à l’existence du monde, pensant ainsi d’une manière inédite le rapport entre la politique et la morale. Martine Leibovici montre dans les derniers moments de son livre comment cette question cruciale travaille la perception d’Arendt des problèmes politiques des années soixante : l’assassinat de Kennedy, la guerre du Viêt-Nam, le Watergate : « Dans une situation différente », écrit-elle, « le cas est comparable au cas Eichmann : une inconscience totale de la réalité » [32]. Comprendre ce qui a eu lieu, reprendre et pour cela remettre sur le métier ses analyses politiques antérieures en les ouvrant à cette expérience inédite à penser, et pourtant propre à notre monde moderne, que fut la parole du bourreau Eichmann : dès 1968 Hannah Arendt s’attelle à cette tâche. Elle met en chantier The Life of Mind. Le matériau du texte, inachevé – Hannah Arendt est morte en écrivant le troisième volume – provient de conférences à la New School de Chicago tenues entre 1970 et 1975. L’impulsion directe de cette recherche a été le problème moral que posait la « banalité du banal ». Voilà ce qui, encore une fois, importe à Martine Leibovici : montrer que l’existence d’Hannah Arendt aura été consacrée à cette « passion de comprendre ». Le jour des obsèques d’Hannah Arendt à New York, Hans Jonas a eut ces mots :

37

Il y avait en elle une intensité, une direction intérieure, une recherche instinctive de la qualité, une quête tâtonnante de l’essence, une façon d’aller au fond des choses, qui répandaient une aura magique autour d’elle. On ressentait une absolue détermination à être soi-même, qui n’avait d’égal que sa grande sensibilité [33].

38 Penser, c’est comprendre. Le travail de compréhension consiste à ressaisir le sens du monde ébranlé par l’événement [34]. Que toute pensée soit en mémoire de l’événement qui l’a vue naître et qu’au cœur de cette naissance la pensée redevienne possible – telle est semble-t-il la « leçon » que l’on puisse tirer de l’expérience intellectuelle d’Hannah Arendt. L’événement provoque dans l’existence la nécessité de se détourner de ce que l’on savait déjà. L’événement totalitaire a été pour Hannah Arendt ce défi de l’histoire qu’il a fallu relever. L’horreur originale du totalitarisme « nous [confronte à] une réalité qui a ruiné nos catégories de pensée et nos critères de jugement » [35]. Qu’arrive-t-il dès lors que notre compréhension du monde est engloutie par le monde ? Il faut comprendre à nouveau, et pour ce faire changer les conditions mêmes de notre compréhension. À l’événement du totalitarisme comme rupture biographique répond la compréhension de l’événement totalitaire comme rupture historique. Aucune précompréhension a priori ne peut rendre compte d’un événement sans lui ôter sa nouveauté. Comprendre la « terrible originalité » [36] du totalitarisme nécessite à ce titre d’abandonner les catégories politiques élaborées avant son surgissement, catégories qu’il a lui-même ruinées, de telle sorte que cette nouveauté historique fonde l’émergence d’une nouvelle pensée politique. Sans rompre avec les philosophes dont elle ne cessera d’interroger les œuvres, Hannah Arendt s’est engagée dans l’élaboration d’une pensée inédite du politique qui en saisisse l’histoire, la fragilité, le sens.

Notes

  • [1]
    M. Leibovici, Hannah Arendt. La passion de comprendre, Paris, Desclée de Brouwer (Biographies), 2000 (cité désormais Hannah Arendt…).
  • [2]
    J. Colerus, La Vie de B. de Spinoza, in Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 1 318.
  • [3]
    F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 5.
  • [4]
    M. Canto-Sperber, « Bonne vie ou vie philosophique ? », Critique, no 627-628, août-septembre 1999, p. 626.
  • [5]
    La cécité de Nietzsche à Spinoza, complexe, fait penser à la difficulté qu’il a à se rapporter à Socrate. L’exposé le plus pertinent (encore inédit) : Christophe Brochard, Socrate. Le sage sans philosophie.
  • [6]
    J.-P. Lefebvre, « Deux vies de Hegel », Critique, no 627-628, août-septembre 1999, p. 699.
  • [7]
    Nous empruntons l’expression à Jean-Baptiste Botul, La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, Paris, Mille et une nuits, 1999, p. 39.
  • [8]
    H. Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 7.
  • [9]
    M. Leibovici, Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
  • [10]
    Ibid., « Introduction », p. 19.
  • [11]
    H. Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, « Préface », p. 26.
  • [12]
    H. Arendt, La Nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 77.
  • [13]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 95.
  • [14]
    Ibid., « Préface », p. 9.
  • [15]
    H. Arendt, Vies politiques, p. 206.
  • [16]
    H. Arendt, « Le grand jeu du monde », Esprit, juin 1980, Hannah Arendt.
  • [17]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 63.
  • [18]
    F. Nietzsche, Aurore, § 503.
  • [19]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 34.
  • [20]
    P. Verlaine, Parallèlement.
  • [21]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 34.
  • [22]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 33.
  • [23]
    Ibid., p. 34.
  • [24]
    Ibid., p. 35.
  • [25]
    H. Arendt, La Tradition cachée, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 225.
  • [26]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 71.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    H. Arendt, La Nature du totalitarisme, p. 61.
  • [29]
    Le Monde, édition du 24 septembre 1997, article de Jean-Michel Frodon.
  • [30]
    Nous renvoyons le lecteur aux travaux de Mme M. Revault d’Allonnes, décisifs sur ce point, notamment : Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, Paris, Seuil, 1995, rééd. Champs-Flammarion, 1999, et plus récemment : Fragile humanité, Paris, Aubier, 2002, en particulier « Hannah Arendt : le mal banal, la guerre totale », p. 89-116.
  • [31]
    H. Arendt, Considérations morales, Paris, Payot / Rivages, 1996, p. 58.
  • [32]
    M. Leibovici, Hannah Arendt…, p. 248.
  • [33]
    H. Jonas, « Hannah Arendt : 1906-1975 », éloge prononcé à l’occasion du service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New York le lundi 8 décembre 1975. H. Jonas, Entre le néant et l’éternité, trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Belin, 1996, p. 79-80.
  • [34]
    H. Arendt, La Nature du totalitarisme, p. 41 : « La compréhension est créatrice de sens. […] C’est une activité sans fin […] qui nous permet de composer avec la réalité, de nous réconcilier avec elle, et de nous efforcer de nous sentir chez nous. »
  • [35]
    Ibid., p. 47.
  • [36]
    Ibid.
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