Notes
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[1]
En ce qui concerne ce passage en italique, ainsi que les suivants, il s’agit de quelques extraits d’une première version du récit Je voulais être un papillon (à paraître aux Éditions Autrement en 2005). Certains de ces passages ont déjà été utilisés, dans une version un peu différente, dans un article paru dans la revue Passages d’encre, article auquel je renvoie pour ce qui concerne la notion de « norme » : « La norme inscrite dans le corps : la blessure nommée anorexie », Passages d’encre, 2e trimestre 2001, p. 51-56 (numéro coordonné par Danièle Bourcier sur La Loi, l’écriture).
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[2]
Ainsi, aux États-Unis, le Manuel de diagnostic et de statistique des troubles mentaux (American Psychiatric Association. DSM III (1980), IV (1995), Paris, Masson, 1983, 1996) se limite à nous donner toute une série d’éléments quantitatifs et descriptifs : poids corporel inférieur de 15 % au poids standard, absence de cycle menstruel, peur de grossir, troubles de la perception de l’image corporelle.
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[3]
Cf. S. Orbach, Hunger Strike : The Anorectic’s Struggle as a Metaphor of Our Age, New York, Norton, 1986 ; S. Bordo, Unbearable Weith. Feminism, Western Culture and the Body, Berkeley, University of Califonia, 1993.
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[4]
Cf. M. Palazzoli Selvini, L’Anoressia Mentale, Milan, Feltrinelli, 1963 ; H. Bruch, Eating Desorders, New York, Basic Books, 1973 ; Id., L’Énigme de l’anorexie [1978], Paris, PUF, 1979 ; P. Lavanchy, Il corpo in fame, Milan, Rizzoli, 1994.
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[5]
Voir à ce propos : G. Raimbault, C. Eliacheff, Les Indomptables, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 11-71. Étant donné le nombre de filles touchées par l’anorexie, dans la suite de l’article nous parlerons toujours des anorexiques « au féminin » (même si il y a aussi un certain nombre de garçons qui sont eux aussi anorexiques).
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[6]
Voir en particulier : A. Guillemot, N. Laxenaire, Anorexie mentale et boulimie, le poids de la culture, Paris, Masson, 1995 et A. R. Gordon, Anorexie et boulimie, anatomie d’une épidémie sociale, Paris, Stock, 1992. Je renvoie aussi à mon livre Penser le corps, Paris, PUF, 2002, où j’avais analysé la question de l’image idéale du corps et de ses effets dramatiques dans le cas de l’anorexie et de la boulimie.
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[7]
C. Balasc, Désir de rien, Paris, Aubier, 1990, p. 116.
-
[8]
C. Balasc, Désir de rien, p. 26.
-
[9]
Ibid., p. 15.
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[10]
Ibid., p. 61.
-
[11]
J. McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978.
-
[12]
V. Marinov, « Le narcissisme dans les troubles des conduites alimentaires », in Anorexia, additions et fragilités narcissiques, Paris, PUF, 2001, p. 63-64.
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[13]
C. Balasc, Désir de rien, p. 61.
-
[14]
J. McDougall, « Le psyché-soma et le psychanalyste », Nouvelle Revue de psychanalyse, 10, 1974, p. 132.
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[15]
« L’anorexique présente une sorte d’enveloppe corporelle et psychique caractérisée par une angoisse d’écoulement, de vidage, d’effondrement. Si j’avais à choisir une image pour caractériser cette angoisse, je choisirais l’exemple d’un saignement ininterrompu ». V. Marinov, « Le narcissisme… », p. 38.
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[16]
Ibid., p. 64.
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[17]
M.-C. Lambotte, Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984, p. 34.
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[18]
C. Balasc, Désir de rien, p. 85.
Il était un homme, une fois, qui n’ayant plus faim, plus jamais faim, tant il avait englouti d’aliments, appauvrit son prochain, trouva sa table vide, son lit désert […] et la terre mauvaise dans le champ de son cœur. N’ayant pas de tombeau et se voulant en vie, n’ayant rien à donner et moins à recevoir, les objets le fuyant, les bêtes lui mentant, il vola la famine et s’en fit une assiette qui devint son miroir et sa propre déroute.
2 René Char, Les Matinaux
L’anorexie échappe à toute classification
Enfermée dans un cauchemar fait de silence et de peur, elle me regardait avec des yeux trop grands. Elle n’avait pas les mots. Mais elle laissait son corps parler de sa blessure. Une blessure cachée, niée, infligée. Une blessure avalée par la faim qu’elle niait, le vomissement qui l’habitait.
Elle se perdait dans le noir des heures qui s’écoulaient et trouvait son seul réconfort dans la nourriture dont elle se remplissait et qu’elle expulsait aussitôt [1].
5 La nosologie internationale, dans sa froide objectivité, décrit l’anorexie comme une pathologie parmi les autres, en se référant simplement au comportement alimentaire, sans se soucier de la personne et sans rien dire du drame que les anorexiques vivent chaque jour [2]. La critique féministe, dans son élan parfois idéologique, se limite à souligner l’inscription sur le corps féminin des normes culturelles et patriarcales des sociétés occidentales, sans se soucier d’interroger le fait que, pour l’anorexique, le corps est un théâtre vide où elle joue à la recherche d’une identité perdue à jamais [3]. La psychanalyse, dans l’espoir de soulager la souffrance, cherche trop souvent un repère dans le non-dit des dynamiques familiales, dans les secrets de famille, dans le refus de la sexualité [4].
6 Et cependant, l’anorexie échappe à toute classification. En dépit du fait que ce soit un problème qui touche un nombre grandissant d’adolescents, et notamment de filles [5], elle est bien plus complexe qu’un simple état d’âme d’adolescente en quête de son image. Elle est plus compliquée qu’une simple réponse au « poids » de la culture contemporaine et occidentale et de son « image idéale » du corps [6]. Elle n’est pas réductible à une stratégie de défense contre la « disparition » de la mère ou la « castration » du père.
Le vide l’habitait. L’engloutissait. La meurtrissait. Un vide terrible fait de douleur et de faim. Un vide intransigeant fait de noir et de peur. Un vide menteur fait de mou et de carton.
Un vide mortifère qu’elle avait l’illusion de combler avec la nourriture. Qu’elle avait l’illusion de combattre et vaincre en vomissant jour et nuit.
9 En « massacrant » son corps, l’anorexique cherche à lutter contre l’effacement de sa subjectivité. En « contrôlant » toute forme de dépendance, elle s’efforce de ne pas disparaître et de ne pas éclater en mille morceaux. Elle se retire en elle et construit une prison capable, à ses yeux, de la défendre du besoin d’être aimée et de la peur de ne pas l’être. Et cela, en même temps que le refus de la nourriture prend tout à la fois des allures de protestation et de résistance, de plainte et de désespoir.
10 C’est pourquoi, comme le dit la psychanalyste Christiane Balasc, avec une anorexique
on se retrouve confronté à un bouleversement du transfert qui, faute de voir se créer un lieu du dire comme surface d’inscription possible où le sujet pourrait venir trouver son site, dans un historique traumatique, on voit en fait un lieu où le sujet est désarrimé, où il déraille dans des voies obscures et multiples, où son corps tient lieu du rien, du non-rassemblé, du nulle-part [7].
12 Que faire alors devant ce corps massacré ? Quelle place donner à ce lieu-du-rien ? Quels mots utiliser devant ce désespoir sans fin ? Comment aider l’anorexique à retrouver les ficelles d’une « identité absente » ?
Les tourments de la faim et la norme du contrôle
Elle cherchait à devenir un squelette, consommer sa chair, vomir sa vie. Son corps était comme une armoire vide qui stockait la douleur. Sous l’égide de l’insatiable, elle déménageait de son corps.
Elle était habitée d’une dialectique forcenée. L’immédiateté d’un renversement continu entre vide et plein, plein et vide. Et le résultat était toujours le même : la faim. Une faim chronique, réglementaire, extrême. Car elle n’avait pas le « droit » de manger. Et son corps le savait bien.
« Quand pourrais-je avoir le droit de manger un morceau de pain sans me sentir coupableQuand pourrais-je avoir le droit de manger un morceau de pain sans me sentir coupable ? – demandait-elle de façon obsessionnelle – Quand pourrais-je me coucher sans rêver tout le pain du monde ? Comment ne plus sentir ma faim ? Mon corps est comme un sac que je remplis, jusqu’à boucher tout le vide, et que je vide méticuleusement, jusqu’à être avalée par mon abîme ».
16 Bien qu’étymologiquement le mot « anorexie » désigne l’absence de faim, l’anorexique est en réalité quotidiennement tourmentée par une faim énorme qu’elle ne peut accepter et qu’elle perçoit comme une étrangère pouvant détruire son corps et sa vie.
17 Une anorexique est enragée de faim, de vie, d’amour. Mais elle en a tellement peur, qu’elle préfère construire un système rigide de règles et d’interdictions plutôt que de travailler sur ses manques et accepter qu’elle puisse ne pas être complètement « comblée » et « entière ».
18 Elle ressent le poids d’un vide tellement infini qu’elle en est terrorisée. Mais au lieu de construire un rempart contre ce vide, au lieu de laisser son désir construire l’espace du dedans, elle se comporte comme si son centre de gravité n’était pas en elle-même et ne pouvait en aucun cas l’être : elle cherche à fuir le contrôle que les autres semblent exercer sur son existence par une fuite impossible qui rend presque définitive la perte de son identité, dont elle souffre déjà au départ.
19 C’est ainsi que l’idée de manger et de vomir vient parasiter son existence à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit et qu’elle est liée à la nourriture sur le mode de l’incarcération. Elle « refuse » de se nourrir pour ne pas dévorer, se dévorer, disparaître.
Elle avait des yeux grands et noirs. Tristes. Perdus dans l’espace. Elle dessinait autour d’elle le désespoir. Elle sculptait le silence d’une peur infinie, une peur qu’elle connaissait bien, mais que les autres ignoraient. La peur de tout perdre. La peur de n’être qu’un souffle. La peur terrible de ne pas exister, sauf dans les miroirs brisés par la violence de la rage.
21 Pour l’anorexique, la bouche n’est plus une ouverture sur le monde, un réceptacle de la nourriture, un lieu de parole ; elle est, au contraire, un passage bouché, une barrière au monde, un symbole du refus. Sauf à « tout » laisser passer et, ensuite, « tout » rejeter. Au point que l’aliment se retrouve complètement détourné de sa fonction, de sa fonction nutritive : il se transforme en un substitut de l’objet du désir perdu et sa maîtrise apparente devient pour l’anorexique une véritable raison d’être.
22 Quand elle mange, l’anorexique devient un corps « occupé », comme si un « maître » était enfin venu imposer sa loi, apportant à l’angoisse liée au déchirement interne une solution illusoire :
L’objet-nourriture, pris au dehors et mis dans le corps vient brûler la souffrance et combler pour un temps, par une sorte de traitement du même par le même, cette faille interne ; fût-ce au prix de la retrouver plus béante et plus douloureuse après le vomissement [8].
24 Ce dont il est question est une véritable « brisure symbolique échevelée » [9] devant laquelle toute parole sonne creux. Car ce dont elle manque est une image unitaire d’elle-même ; ce dont elle a besoin est la certitude d’être vivante et d’avoir une place dans le monde ; ce dont elle souffre est la perte d’un regard aimant qui aurait pu (et dû) lui apprendre à se materner elle-même, à se donner le droit d’exister en dépit de ses défaillances.
Le temps se bloquait. L’histoire cessait de la tourmenter. Il n’y avait plus de présent. Plus de passé. Plus de futur.
Elle mourait d’un trop. Trop vide. Trop pleine. Trop vide à nouveau. Elle oscillait tout le temps entre le « rien du tout » et le « trop », sans jamais, nulle part, trouver le repos. Elle voulait tout avaler. Elle voulait tout rejeter.
Elle voulait disparaître à jamais, pour ne ressentir jamais plus la plaie d’une vie reçue comme une blessure, la faille d’une existence dont elle s’efforçait d’acheter le droit.
28 Pour l’anorexique, le temps n’offre ni cohérence, ni stabilité, ni consistance. Sans projets, l’anorexique ne peut se projeter dans le futur. Le passé et l’avenir échappent. Le présent, quant à lui, n’est qu’un point gris d’attente et d’oubli.
Ni homme, ni femme, [l’anorexique] est comme un personnage brûlé qui devrait se dissoudre dans des paysages de ciel, de poussière et de désert [10].
30 L’anorexique construit un système rigide dont les composantes principales, pour employer les termes de Joyce McDougall, sont la contrainte, l’assujettissement compulsif, le manque et le risque [11]. Un système rigide où les besoins et les désirs s’entremêlent tout le temps, par une réversion continuelle du désir en besoin et du besoin en désir.
31 C’est la contrainte qui « permet » à l’anorexique de ne pas s’effondrer : incapable de reconnaître et d’identifier son désir, elle s’attache à son rituel de contrainte qui lui donne l’illusion de se tenir à un projet (ne serait-ce que le projet de minceur extrême, son corps-squelette devenant la pierre de touche d’une volonté ferme et intransigeante). Elle construit ainsi un réseau de devoirs intransigeants, un réseau capable de gérer son existence quotidienne, indépendamment de son corps et ses besoins ; elle se place à l’intérieur d’une pensée structurée autour de la dénégation ; elle refuse de voir que son corps peut avoir faim, avoir des exigences, avoir envie de dormir.
32 L’assujettissement compulsif, quant à lui, donne l’illusion à l’anorexique de pouvoir maîtriser le manque intérieur : pouvant exercer un certain contrôle sur la nourriture (même s’il ne s’agit que d’un contrôle apparent, la nourriture elle-même devenant sa seule préoccupation), l’anorexique croit donner une direction à sa vie indépendamment des autres et de leur regard-jugement ; elle croit, finalement, trouver une identité qui échappe à la prise des autres.
33 Le risque choisi, enfin – le risque de mourir physiquement – tranquillise paradoxalement l’anorexique, en la libérant du risque bien plus terrible de mourir psychiquement par l’effacement des autres. Elle s’impose la « privation » de façon systématique et cruelle pour essayer d’introduire dans son existence une dimension de satiété et chercher ainsi à mettre une distance symbolique entre son « je » et le monde.
34 Elle ne veut plus dépendre des autres. Elle vise à construire une séparation radicale. Elle cherche à mettre en place un système qui interdise l’accès à l’autre.
35 Elle cherche à « vivre » indépendamment du regard extérieur, mais, en réalité, elle construit elle-même sa prison, son identité ne pouvant pas émerger dans le désert relationnel.
Engloutie dans la faille de l’identité originaire, elle se trouvait condamnée à se raccrocher à des signes de reconnaissance qui ne suffisaient jamais. Elle était tout le temps renvoyée au vide coupable de son être.
La nourriture était une sorte de miroir où elle cherchait son visage. Mais son visage n’apparaissait jamais. La seule image qu’elle pouvait toucher était un mélange d’afflictions et des craintes, de peur et de honte. Jusqu’à l’échec. Jusqu’au vide.
38 Elle cherche à dire son « je », mais il y a un fantôme à qui elle est plus attachée qu’à elle-même. Et qui l’agite. Dessèchement. En même temps que son corps asservi fait barrage à quelque chose qui ne veut pas se dire. La douleur est en elle, étouffée autant que sa faim, autant que sa peur de tout dévorer, de tout avaler, de tout cracher.
39 Elle refuse son corps car il est perçu comme la source de toute angoisse d’être : elle ne veut pas grandir (et donc occuper de l’espace), ni devenir femme et changer (et donc occuper le temps). Elle vise un vide spatio-temporel qui ne peut se réaliser. Elle cherche à fixer son existence dans une image unidimensionnelle et virtuelle. Le refus de se nourrir exprime ainsi l’illusion de ne plus dépendre des autres, de même que le rêve de fuir la douleur et l’abandon.
40 Dans sa quête de perfection, l’anorexique arrive à construire une cage à l’intérieur de laquelle son corps devient un tableau noir où lire sa puissance / douleur, son cadeau / punition, son envie de quitter ce monde. Un monde à quitter afin de ne pas être détruite, quand, en réalité, elle se détruit elle-même. Un monde à quitter, car il l’oblige à vivre infiltrée par une histoire qui ne lui appartient pas.
41 Mais le désir d’être toujours plus maigre n’implique qu’un désaveu continuel de sa propre réalité ; l’apparence devient son étant intime ; le désir est épuisé.
42 En rêvant d’une vie sous l’emprise de la volonté, elle perd complètement la maîtrise de sa vie. L’idéal du contrôle, construit afin de modeler la réalité et de la transformer, aboutit à la destruction de toute réalité. Et la mort gagne sur la vie, en refoulant le réel et ses limites et en lui imposant une sorte de « châtiment » sans fin et sans issue, comme si l’objet-nourriture pouvait brûler sa souffrance, combler sa faille interne, annuler son sentiment de vacuité et d’insignifiance.
L’anorexique se fantasme comme ayant été blessée par le regard spécifique qu’on a posé sur elle, et cela, dès sa naissance. Cette blessure est décrite tantôt comme une hémorragie ininterrompue tantôt comme une peur de l’insignifiance de sa personne, peur ressentie sous le poids d’un regard qui la rend transparente. Sous une forme plus dramatique encore, la dépendance et la soumission à l’autre prennent l’aspect d’une crainte paranoïaque devant un œil-vampire ou un dressage mécanique et désérotisé [12].
À la recherche du visage perdu : de la transparence à l’asphyxie physique
Elle savait qu’elle avait perdu quelque chose, mais elle ne savait pas ce qu’elle avait perdu. Son « moi » s’identifiait à cet objet perdu au point de s’y confondre. Au point d’utiliser la nourriture comme ce par quoi colmater la brèche ouverte de son existence.
À la suite de carences inconnues, elle s’adonnait à la mort. Elle payait de son corps les engagements non tenus. En se vivant transparente, elle nourrissait le sentiment d’insignifiance et de vacuité. Par le jeûne et le vomissement, elle devenait l’image même de la transparence.
46 Le symptôme vient pour l’anorexique à la place d’une identité absente. L’anorexique cherche son visage, mais elle ne le trouve pas. Elle n’arrive pas à savoir qui elle est ; elle ne connaît ni son image, ni son désir ; elle se déchire à la recherche d’un sens capable de lui donner une direction, sans jamais y arriver. Car elle a appris à « correspondre » à une image qui ne lui appartient pas, à se modeler à chaque instant de sa vie selon les attentes des autres, à chercher sa complétude dans le regard de ceux qui l’entourent et ont, pour elle, le pouvoir de lui accorder le droit d’exister.
47 C’est l’objet-nourriture qui prend la place du moi, qui l’absorbe, qui l’avale presque à l’intérieur d’une toile d’araignée qu’elle-même construit. Car, au-delà de cette toile il n’y a rien, même pas un reflet dans le miroir.
48 Elle passe son temps à marcher dans une prairie vide à la recherche désespérée d’une trace qu’elle n’a pas laissée. Perdue dans le regard des autres et dans leurs attentes, elle n’existe pas en dehors d’eux, elle semble ne pas savoir qu’elle a une vie indépendamment d’eux, qu’elle peut désirer autre chose, qu’elle peut opposer un refus différent de celui qu’elle oppose à la nourriture et ses besoins :
Dans cet état de besoin où le désir n’a pas vu le jour, le sujet est condamné à se nourrir de rien puisque rien ne peut rester dans un corps qui n’est que du rien. Dans cette excessivité déployée à l’endroit de l’absorption de l’objet-nourriture, seul demeure le toujours incomplet et au-delà de tout objet, c’est encore ce rien qui est visé [13].
Ne pas être vue signifiait pour elle ne pas exister. Ne pas être écoutée, ne pas avoir le droit de vivre. Comme un arbre sans racines, elle s’effondrait. Comme une plante sans fleur, elle s’éteignait.
Elle cherchait à échapper à l’irrémédiable et à l’éphémère, condamnée à se raccrocher à des signes de reconnaissance qui ne suffisaient jamais. Le vide la plaquait contre le sol. Un trésor-vide que personne ne pouvait songer à posséder, mais qu’elle chérissait comme une poupée, comme son bien le plus précieux, comme sa seule destinée.
52 L’anorexique se tient pour rien. Rien n’existe en elle. Aucune certitude. Aucun désir. Aucune identité. La mort elle-même n’est rien, car elle ne peut qu’effacer quelqu’un qui déjà n’existe pas.
Se dévoilent ici une carence dans l’élaboration psychique et un défaut de symbolisation, lesquels sont compensés par un agir de qualité compulsive, visant ainsi à réduire par le chemin le plus court la douleur psychique. Tout acte-symptôme tient lieu d’un rêve jamais rêvé, d’un drame en puissance, où les personnages jouent le rôle des objets partiels, ou sont même déguisés en objets-choses, dans une tentative de faire tenir aux objets substitutifs externes la fonction d’un objet symbolique qui manque ou qui est abîmé dans le monde psychique interne [14].
54 L’objet-nourriture vient ainsi colmater une brèche ouverte et toujours là, depuis le début, sans pour autant aider en rien à la construction du moi. Il devient une sorte d’objet magique qui devrait permettre à l’anorexique d’échapper à la peur de la fragmentation, à la terreur de se trouver devant son vide, à la certitude que son identité subjective est définitivement compromise.
55 Mais comme tout autre objet appartenant au monde extérieur, la nourriture ne peut réparer les manques de son monde interne. Elle n’est qu’un substitut, un objet à l’égard duquel l’anorexique est liée par un mélange de haine et d’amour, de rancœur et de regret. La nourriture n’est qu’un symbole du monde extérieur, le miroir de la relation qui lie l’anorexique à l’autre, une relation qu’elle cherche à maîtriser pour éviter que le moi soit en danger.
Son corps faisait naufrage. Il gisait abandonné, comme une épave. Il était comme un terrain laminé et craquelé, comme une île échouée au large d’un océan de larmes. Il faisait barrage à quelque chose qui ne pouvait pas se dire.
Tortionnaire d’elle-même, elle devenait son corps tout en le fuyant. Car, en l’affamant, en l’assoiffant, en bridant tous ses désirs et ses besoins elle était l’auteur de son univers concentrationnaire. En même temps que la douleur restait en elle, dans le ressac effaré du regard de l’autre.
58 L’anorexique se vit comme insignifiante et transparente. Seule et petite, devant le regard des autres qui, à ses yeux, ont le pouvoir de la protéger et, en même temps, de la détruire. Le regard d’autrui est pour elle un miroir déformant [15]. Mais elle en a besoin, car elle est tout le temps à la recherche d’un équilibre entre le tout et le rien, un équilibre que seul un regard extérieur semble pouvoir lui donner.
59 Elle est tout le temps envahie par un sentiment d’insignifiance, comme si son identité ne pouvait prendre forme qu’à travers les autres. Elle vit dans une asphyxie physique qui s’exprime par une véritable mise en pièces d’elle-même.
60 C’est pourquoi elle se laisse parasiter et envahir par l’idée de la nourriture à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit. Afin de fuir son vide insatiable. Afin de ne pas tomber dans l’abîme noir du rien.
Du rêve au cauchemar : l’espoir de l’écoute
Elle voulait se libérer de son corps pour être. Mais son corps la tenait prisonnière à perpétuité. Et rien ni personne ne pouvait lui donner ce qu’elle se refusait à elle-même. « Je voudrais être parfaite. Même si la perfection n’existe pas. Mais pourquoi faudrait-il se contenter de la réalité ? L’idéal ne connaît pas le sang. Il ne connaît pas le rouge qui tache le blanc de la neige. L’eau est pure. L’eau ne tache pas. L’eau n’est pas sale. L’eau ne fait pas grossir. Digestion. Œsophage. Jus gastriques. Bile. Défécation. Nourriture démembrée. Nourriture sectionnée. Nourriture vomie. Et tandis que je vomis, j’essaie de me convaincre que je serai plus forte que le destin qui me choisit comme victime sacrificielle, comme bouc émissaire d’un passé délictueux ».
La vie la traversait. Cruellement. Définitivement. En même temps qu’elle disparaissait dans un univers où la norme était sa motivation, et ses journées des repas interminables où tout devait être suivi à la lettre de peur de ne plus savoir s’arrêter, de peur d’être engloutie par la nourriture et le désespoir.
63 Elle rêve à l’émergence en elle d’un corps délivré de toute pesanteur, sublime, lumineux. Mais la nourriture refusée et vomie ne peut pas lui signifier les contours d’un corps qui lui échappe.
L’acmé d’une poussée narcissique de l’anorexique est représentée par la tentative de constitution d’un Idéal du Moi inébranlable – idéal de minceur, idéal d’émancipation des besoins corporels, idéal de désincarnation. Cet idéal fait fi de la perception unifiant d’un corps réel, il se place au-delà d’un reflet spéculaire totalisant (le plus souvent, un clivage apparaît entre le visage et le corps de l’anorexique dans leur rapport avec le premier objet d’investissement libidinal ; le plus souvent l’anorexique reste rivée au seul investissement du regard tandis que le corps, lui est laissé à l’abandon) [16] .
65 En utilisant la nourriture pour contrôler son corps et ses besoins, l’anorexique vit dans l’échec : elle obtient le contraire de ce qu’elle recherche. Son corps brisé ne peut plus l’aider dans la reconstruction d’une image unitaire d’elle, et lui échappe définitivement. Sa faim inextinguible ne peut plus être contrôlée et lui renvoie, à chaque instant, l’image d’un assujettissement total au monde. Le regard effrayé de ses proches ne peut plus l’aider à sortir du trou noir dans lequel elle se jette toute seule. Et cela, jusqu’à ce que l’espoir d’exister et d’être « une » devienne la certitude de disparaître à jamais.
Sa norme à elle était la norme du non-sens. Un « tu dois » sans objet. Un « tu dois » sans direction et sans but, sauf l’auto-consommation. Un « tu dois » qui l’éloignait du monde des vivants. De tous. « Je m’envole. Je vais où le vent me conduit. Je m’immole à l’autel de la chair. Et je chante. Je chante sur mon rien fait de vide. En même temps que les autres sont tous loin. En même temps que l’océan de douleur me sépare du monde. Il n’y a plus que des mots. Balbutiements. Hurlements. Contre le mur du silence. Sur le bord d’un abîme plein de rage ancienne ».
Pour elle c’était une évidence. Il fallait. En dépit de toute raison. En dépit de tout « pourquoi ». Selon une loi incompréhensible à tous les autres. Avec ses yeux grand ouverts – des yeux qui effrayaient, des yeux trop grands dans un visage trop maigre, des yeux trop profonds dans une figure transparente – elle avalait le monde. Elle le triturait. Elle le déconstruisait. Elle le remontait à son gré. Pour elle, tout était à refaire. Rien n’était à sa place.
68 Éparpillée, divisée, morcelée, c’est dans le regard de l’autre que l’anorexique s’éprouve comme « une », enfin rassemblée, le temps de ce regard qui l’unifie. Un regard dont la nourriture n’est qu’un succédané. Un regard qu’elle attire et éloigne à la fois, grâce à son corps-squelette. Un regard dont elle a besoin pour ne pas succomber à son éclatement. C’est un peu
comme si devant le miroir, l’illusion de l’image n’avait pas rempli son rôle. Faute d’un regard proche qui lui aurait signifié son contour, l’enfant n’a pu, à ce stade du miroir, ni tomber dans l’illusion de la ressemblance du double, ni assumer la vérité de l’erreur [17].
70 D’une certaine façon, l’anorexique n’a jamais eu accès à une image unitaire d’elle qui lui aurait servi de support identificatoire. Elle n’a pas pu structurer une image de soi. Peut-être parce que la mère n’était pas en état de la lui « donner », et de lui permettre ainsi de s’y identifier. Peut-être parce que la mère était tournée vers une souffrance à elle qui excluait tout autre présence. Peut-être parce qu’elle considérait sa fille comme un simple prolongement et ne pouvait même pas concevoir la possibilité d’une séparation d’avec son enfant.
71 Au fond, peut importe. Car ce qui compte est le fait que l’anorexique lutte contre la fusion et cherche à survivre ; vise à devenir entière et cherche sa propre identité. Elle le fait par un symptôme d’une violence extrême et presque incompréhensible. Elle le fait avec une telle obstination que, parfois, il n’y a que la mort comme issue. Et cependant, tout en mettant tout en œuvre pour mourir, l’anorexique veut vivre ; tout en risquant de se perdre définitivement, elle veut se retrouver.
Elle était prisonnière de l’« encore ». Dans une insatiabilité discontinue qui laissait tout le monde impuissant. Dans une rage sans fin.
Sa parole était comme la mer : une mer qui léchait le sable et qui l’avalait, en même temps que le ciel tombait. Sa parole était comme la nuit : une nuit qui avalait les étoiles et les crachait au petit matin ; une nuit qui effaçait tous les visages ; une nuit qui vomissait le cœur du monde et le réduisait en cendre.
Tant que le sujet est pris entre le tout et le rien la culpabilité vient en lieu et place de la responsabilité. Cette emprise rappelle comment le sujet est habité par un fantôme dont il ne sait d’où il vient ; sorte de personnage anti-historique. Elle n’est rien d’autre que l’aliénation itérative de la création érotique à l’appel de la demande désirante de l’extérieur [18].
75 Et cependant, en dépit du tissu psychique complètement déchiré, il y a quelque chose à faire advenir, quelque chose à restaurer. Le regard des autres, et notamment des adultes (éducateurs, parents, thérapeutes), peut l’aider à retrouver un regard plus maternant sur elle-même. L’écoute de sa rage peut lui suggérer la possibilité d’exister en dehors de son symptôme. L’accueil de sa souffrance et de sa plainte silencieuse peut la sauver de l’abîme dans lequel elle se jette toute seule, et peut lui faire apprendre la possibilité d’une forme différente de résistance au morcellement de son corps et à la dispersion de son identité.
Notes
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[1]
En ce qui concerne ce passage en italique, ainsi que les suivants, il s’agit de quelques extraits d’une première version du récit Je voulais être un papillon (à paraître aux Éditions Autrement en 2005). Certains de ces passages ont déjà été utilisés, dans une version un peu différente, dans un article paru dans la revue Passages d’encre, article auquel je renvoie pour ce qui concerne la notion de « norme » : « La norme inscrite dans le corps : la blessure nommée anorexie », Passages d’encre, 2e trimestre 2001, p. 51-56 (numéro coordonné par Danièle Bourcier sur La Loi, l’écriture).
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[2]
Ainsi, aux États-Unis, le Manuel de diagnostic et de statistique des troubles mentaux (American Psychiatric Association. DSM III (1980), IV (1995), Paris, Masson, 1983, 1996) se limite à nous donner toute une série d’éléments quantitatifs et descriptifs : poids corporel inférieur de 15 % au poids standard, absence de cycle menstruel, peur de grossir, troubles de la perception de l’image corporelle.
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[3]
Cf. S. Orbach, Hunger Strike : The Anorectic’s Struggle as a Metaphor of Our Age, New York, Norton, 1986 ; S. Bordo, Unbearable Weith. Feminism, Western Culture and the Body, Berkeley, University of Califonia, 1993.
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[4]
Cf. M. Palazzoli Selvini, L’Anoressia Mentale, Milan, Feltrinelli, 1963 ; H. Bruch, Eating Desorders, New York, Basic Books, 1973 ; Id., L’Énigme de l’anorexie [1978], Paris, PUF, 1979 ; P. Lavanchy, Il corpo in fame, Milan, Rizzoli, 1994.
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[5]
Voir à ce propos : G. Raimbault, C. Eliacheff, Les Indomptables, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 11-71. Étant donné le nombre de filles touchées par l’anorexie, dans la suite de l’article nous parlerons toujours des anorexiques « au féminin » (même si il y a aussi un certain nombre de garçons qui sont eux aussi anorexiques).
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[6]
Voir en particulier : A. Guillemot, N. Laxenaire, Anorexie mentale et boulimie, le poids de la culture, Paris, Masson, 1995 et A. R. Gordon, Anorexie et boulimie, anatomie d’une épidémie sociale, Paris, Stock, 1992. Je renvoie aussi à mon livre Penser le corps, Paris, PUF, 2002, où j’avais analysé la question de l’image idéale du corps et de ses effets dramatiques dans le cas de l’anorexie et de la boulimie.
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[7]
C. Balasc, Désir de rien, Paris, Aubier, 1990, p. 116.
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[8]
C. Balasc, Désir de rien, p. 26.
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[9]
Ibid., p. 15.
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[10]
Ibid., p. 61.
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[11]
J. McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978.
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[12]
V. Marinov, « Le narcissisme dans les troubles des conduites alimentaires », in Anorexia, additions et fragilités narcissiques, Paris, PUF, 2001, p. 63-64.
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[13]
C. Balasc, Désir de rien, p. 61.
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[14]
J. McDougall, « Le psyché-soma et le psychanalyste », Nouvelle Revue de psychanalyse, 10, 1974, p. 132.
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[15]
« L’anorexique présente une sorte d’enveloppe corporelle et psychique caractérisée par une angoisse d’écoulement, de vidage, d’effondrement. Si j’avais à choisir une image pour caractériser cette angoisse, je choisirais l’exemple d’un saignement ininterrompu ». V. Marinov, « Le narcissisme… », p. 38.
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[16]
Ibid., p. 64.
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[17]
M.-C. Lambotte, Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984, p. 34.
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[18]
C. Balasc, Désir de rien, p. 85.