Couverture de TELE_022

Article de revue

Sociologie de la connaissance et radio-télévision

Pages 59 à 70

Notes

  • [1]
    Publié une première fois dans la revue Diogène, n° 39, 1962, p. 138-150, l’article de Jean Cazeneuve est reproduit ici avec l’aimable autorisation de la rédaction.
  • [2]
    G. Friedmann, « Introduction aux aspects sociologiques de la radiotélévision », Cahiers d’études de radiotélévision, n° 5, 1955, p. 8.
  • [3]
    Cf. à ce sujet R. Clausse, L’Éducation par la radio scolaire, Paris, Unesco, 1949, p. 1112.
  • [4]
    H.T. Himmelweit, Television and the Child, Londres, Oxford University Press, 1958, p. 138.
  • [5]
    Cf. en particulier R. Meyersohn, in B. Rosenberg, Mass Culture, Glencoe, Free Press, 1954, p. 345 sq. ; H.T. Himmelweit, Television and the Child, p. 38, 46, 362 ; R. Clausse, L’Éducation par la radio scolaire, p. 16 ; C.A. Siepmann, Télévision et Éducation aux États-Unis, Paris, Unesco, 1953, p. 64 sq.
  • [6]
    L. Bogart, The Age of Television, New York, F. Ungar, 1972, p. 132 sq. ; H.T. Himmelweit, Television and the Child, p. 321 sq.
  • [7]
    J. D’Arcy, « L’avenir de la télévision », Recherches etdébats du Centre catholique des intellectuels français, cahier 33, décembre 1960, p. 111.

1 La sociologie de la connaissance, comme étude des corrélations fonctionnelles entre les cadres sociaux et les aspects du savoir, est amenée à s’intéresser aux moyens et aux techniques de diffusion. Ces dernières sont en train de se transformer considérablement, et leurs effets dans le domaine en question sont d’autant plus importants que leur force de pénétration est plus grande, plus massive, et que leur façon de présenter les messages cognitifs est plus différente des autres, plus originale.

2 De ce point de vue, l’événement le plus remarquable dans nos civilisations est incontestablement l’expansion des techniques audiovisuelles, et plus particulièrement de la radio et de la télévision. On pourrait, il est vrai, tenter de minimiser la nouveauté du fait en objectant que la diffusion des connaissances par les cours et les conférences est simplement élargie par la radio, et que d’autre part la télévision multiplie les possibilités d’action du cinéma. Mais ces analogies, bien que réelles, sont éclipsées sur le plan sociologique par des différences essentielles. D’abord, le message oral transmis par les ondes place son auteur dans des conditions très différentes de celles où se trouvent le conférencier et le professeur qui, eux, sont face à face avec leur auditoire, et peuvent suivre ses réactions, sinon converser avec lui. Dans le cas de la télécommunication sans fil, le rapport entre l’émetteur et le récepteur est à sens unique, et le premier ne connaît pas le second, à moins qu’il n’ait sur lui, au moyen des sondages d’opinion ou du courrier, quelques renseignements indirects, fragmentés et différés. Il y a, de plus, une différence qui s’applique également à la comparaison avec le cinéma : c’est que le public de la radio et de la télévision est dispersé. Certes, on peut trouver à cela des exceptions, par exemple des télé-clubs qui groupent devant le petit écran un certain nombre de spectateurs. Mais ceux-ci, comme l’ont démontré les enquêtes faites sous l’égide de l’Unesco par M. Dumazedier, sont presque tous désireux d’avoir un appareil à domicile. En fait, la réception du message radiodiffusé ou télévisé est presque totalement ou tend à être radicalement individuelle ou familiale. Le poste récepteur est surtout un appareil que l’on a chez soi, que l’on fait fonctionner quand on le désire, sans se déranger, en choisissant même, quand cela est possible, le programme que l’on préfère. Enfin, contrairement à la plupart des modes de diffusion, celui qui procède par les ondes supprime les obstacles du temps et de l’espace ; il est instantané et omniprésent.

3 Pour lui reconnaître sa juste place et sa spécificité, il ne serait peut-être pas inutile de retracer très brièvement l’évolution des moyens de diffusion massive des connaissances.

4 Dans les civilisations archaïques, ce sont les techniques audiovisuelles qui s’imposent. Chez les primitifs actuels, comme aux temps préhistoriques, les gravures ou peintures complètent la dramatisation rituelle et la transmission orale des mythes qui, deuxièmes, rassemblent la quintessence du savoir et les bases fondamentales de tous les genres de connaissance, comme l’ont montré les travaux des ethnographes, en particulier ceux de Marcel Griaule. Mais il faut bien voir que le principe de cette diffusion est la répétition, et que son but est la sacralisation.

5 Connaître, dans ce système, c’est rattacher les objets et les êtres à des archétypes qu’on peut reproduire.

6 L’invention de l’écriture n’est sans doute pas le seul facteur déterminant du passage de la civilisation archaïque à la culture des sociétés historiques et prométhéennes ; mais il est incontestable qu’elle en fut un puissant accélérateur, ce qui démontre bien l’importance des techniques de diffusion dans le processus des transformations sociales. Ce qui est fixé par l’écriture, c’est ce qui peut être objectivé et conceptualisé. Le logos, imposé et répandu de cette manière, fut en mesure d’entamer sérieusement la connaissance mythique. Mais l’écriture resta longtemps réservée aux élites, et la dramatisation audiovisuelle continua d’alimenter et surtout de conserver la culture des masses.

7 L’invention, ou plus exactement le perfectionnement de l’imprimerie par Gutenberg, au XVe siècle, n’a certes pas ouvert d’un coup l’accès du peuple à la documentation écrite, mais il lui donna assez vite la tentation d’en bénéficier. C’est ainsi que, malgré le grand nombre des illettrés, on a pu caractériser la période qui commence à la Renaissance en parlant d’une « civilisation du livre ». La tradition audiovisuelle s’est réfugiée dans l’art et le folklore. Sur le plan cognitif, elle est apparue, par rapport à la science des lettrés, comme un domaine réservé aux classes incultes. Le vrai savoir est alors celui qui se trouve dans les livres ou qui, du moins, même s’il est transmis oralement, peut se traduire en écriture.

8 La puissante et rapide extension des moyens électroniques de diffusion par le son et par l’image marque donc un nouveau tournant dans l’évolution culturelle. Certains penseurs pessimistes, même, n’hésitent pas à dire que la civilisation du livre est en train de disparaître et que, par un processus régressif, l’humanité va revenir à la civilisation du son et de l’image, sous l’influence conjuguée de la radio, de la télévision, du cinéma et de la presse illustrée. De toute manière, il ne peut être sérieusement question d’un retour à la culture archaïque. Après avoir souligné l’importance des techniques de diffusion dans les phénomènes évolutifs que saisit la sociologie de la connaissance, il nous faut maintenant signaler les limites de leur action. Le savoir que l’on répand sur les ondes ne peut être totalement étranger à celui que l’on apprend par le livre et doit être puisé à des sources qui ne sont guère atteintes par la nature même des nouveaux moyens de vulgarisation.

9 Il se peut, cependant, que la diffusion audiovisuelle à distance ait ses caractères propres, et qu’elle imprime certaines particularités à la culture qu’elle répand. À partir d’une base cognitive qui reste, pour l’essentiel, fidèle à la civilisation du livre, elle exerce sur les masses qu’elle atteint une action qui peut être fort différente de celle des enseignements traditionnels. Pour le sociologue, c’est bien un problème nouveau qui se pose. Il importe en particulier de savoir quels sont les publics divers sur lesquels elle exerce son emprise, comment elle favorise pour chacun d’eux telle ou telle forme, tel ou tel genre de connaissance et quelle orientation elle peut donner à leur esprit. Ne pouvant traiter ici dans toute son ampleur un problème aussi vaste, nous allons simplement tenter de l’aborder de deux points de vue, d’abord en tirant quelques conclusions des données qu’on peut avoir sur le public des auditeurs et téléspectateurs et sur ses attitudes à l’égard des connaissances ainsi répandues, et, deuxièmement, en analysant les conditions particulières de cette diffusion et son effet sur la culture.

10 Il suffit de citer quelques chiffres pour prouver l’importance du problème. De 1949 à 1960, le nombre des postes récepteurs de radio en service dans le monde est passé de cent cinquante millions à trois cent soixante-dix millions. En 1948, la télévision n’existait que dans quatre pays ; on la trouve en 1961 dans près de soixante-dix pays, avec au total près de cent millions de récepteurs. Et ce dernier chiffre augmente d’environ dix mille chaque jour. Aux Etats-Unis, on comptait déjà, en 1961, un appareil de télévision pour trois habitants en moyenne. À la même date, plus de deux millions de familles françaises avaient la télévision à domicile, contre soixante mille seulement en 1952.

11 Quelles sont les catégories, et plus particulièrement les classes sociales qui sont touchées par cette évolution ? Il serait fastidieux et d’ailleurs peu utile à notre propos d’énumérer les nombreuses enquêtes faites à ce sujet. Le phénomène essentiel a été résumé d’excellente manière par M. Georges Friedmann : en gros et dans presque tous les pays, la pénétration de la radio et de la télévision se fait non pas horizontalement en passant d’une couche sociale à une autre, comme ce fut le cas par exemple pour l’automobile, mais verticalement, à travers toutes les classes à la fois [2]. À cette constatation remarquable et générale, il faut toutefois apporter deux légères atténuations. D’une part, en effet, le prix encore élevé des récepteurs de télévision entraîne un certain retard parmi les catégories les plus pauvres, mais n’empêche pas chez elles le désir d’acquérir un poste. D’autre part, on note, partout dans le monde, une assez vive résistance à l’invasion de la télévision chez ceux qu’on est convenu d’appeler les intellectuels. En Belgique, par exemple, une statistique révèle que le pourcentage des téléspectateurs est plus faible parmi les personnes ayant une formation universitaire que parmi celles qui ont seulement une instruction primaire ou secondaire. En France, il est certain que le public très cultivé, dans sa majorité, boude encore le petit écran.

12 Aux États-Unis, de nombreux auteurs (Swanson et Jones, Riley et Cantwell, Meyersohn) avaient constaté ce phénomène, qui à l’heure actuelle n’est plus guère observable en ce pays où le petit écran a forcé toutes les portes. Les raisons généralement invoquées à l’appui de cette attitude hostile, partout où on la constate, révèlent une nette prise de conscience de certains dangers dont nous parlerons plus loin, ainsi que la crainte de se laisser vaincre par la fascination de l’image et de perdre un temps précieux. En ce qui concerne la radio, cette réticence des intellectuels se manifesta dans les premiers temps de la télégraphie sans fil ; mais elle est à peu près surmontée aujourd’hui.

13 Il importe de signaler que les moyens de diffusion collective, nommés massmedia par les sociologues américains, ont tous à peu près le même public. Ainsi, la masse des téléspectateurs assidus se recrute principalement parmi les personnes qui faisaient grand usage de la radio et du cinéma et grande consommation de magazines. Notons enfin que le progrès des nouveaux massmedia est particulièrement rapide dans les zones de forte concentration démographique.

14 Du point de vue microsociologique, les publics de la radio et de la télévision présentent toutes les caractéristiques de ce qu’on appelle une masse. D’autre part, on peut les envisager au sein de chaque société globale, comme formant un groupement à distance très faiblement et partiellement structuré. L’existence d’une presse spécialisée, de rubriques particulières dans les journaux d’information, la formation de quelques clubs et associations, la centralisation du courrier des auditeurs par l’administration responsable des émissions, les sondages entrepris par elle, le rôle, mis en évidence par Lazarsfeld, de certains leaders d’opinion, tout cela contribue à donner à ce groupement théorique une certaine existence perceptible et presque le début d’un cohésion ; mais il reste néanmoins difficilement saisissable. Il semble, d’ailleurs, que la tendance à la structuration soit plus nette parmi les téléspectateurs que dans la masse des auditeurs de la radio. Cela se manifeste, chez les premiers, par l’importance relativement beaucoup plus grande du courrier spontané et des réponses aux enquêtes, par le nombre des groupements particuliers intéressés, par la place de choix faite à l’annonce ou à la critique des programmes du petit écran non seulement dans les hebdomadaires ad hoc, mais aussi dans la grande presse. Les téléspectateurs ont une certaine conscience de leur existence comme collectivité spécifique.

15 Quand on adopte le point de vue de la sociologie de la connaissance, il est utile, bien sûr, d’avoir une idée d’ensemble du public touché par les techniques nouvelles de vulgarisation ; mais il faudrait surtout savoir quelles sont les émissions qu’il capte et celles qu’il affectionne. Cela supposerait de vastes enquêtes sur un point précis, et d’autre part une minutieuse analyse du contenu des programmes. Ce travail est encore à faire en grande partie. Mais on peut, faute de mieux, aborder le problème en portant l’attention uniquement sur ce qu’on nomme les émissions culturelles. En un sens, il est vrai, tout ce qui est diffusé par les stations émettrices a une grande portée éducative, bonne ou mauvaise, et un certain contenu cognitif. Mais, bien qu’elle soit vague, l’expression que nous venons d’employer n’est pas sans signification ; elle s’applique uniquement aux séquences qui, dans l’esprit de leurs auteurs, sont principalement destinées à instruire. Elles correspondent à l’intention déterminée d’apprendre quelque chose à un public. Quelles que soient donc les objections valables que l’on puisse élever contre la notion même d’émission culturelle, le terme est commode, et le sociologue de la connaissance a quelque chance d’être renseigné mieux et plus vite s’il s’occupe d’une émission scientifique ou littéraire que s’il pose les problèmes à propos d’un reportage sur une course cycliste. C’est donc pour aller tout de suite à l’essentiel, sans prétendre d’ailleurs limiter définitivement le sujet, que nous adoptons la notion en question, entendant par là l’ensemble des émissions que leurs auteurs ont consciemment chargées de certaines informations se rattachant de près ou de loin aux matières abordées dans l’enseignement traditionnel. Culturel ne signifie pas forcément didactique [3], et l’on peut même dire que les émissions purement scolaires, destinées aux établissements d’enseignement public, ne sont pas représentatives des émissions culturelles sur lesquelles ont porté les enquêtes dont il va être question.

16 Signalons d’abord une étude faite par le Centre national d’études des techniques de diffusion collective en Belgique, qui a le mérite d’être très récente et de faire la synthèse de plusieurs travaux.

17 Elle porte sur l’écoute radiophonique. Celle-ci ne varie guère suivant les classes sociales en ce qui concerne les émissions scientifiques. Pour les séquences littéraires, on note un pourcentage un peu plus élevé qu’ailleurs dans les milieux très aisés. Mais c’est surtout par rapport au niveau d’instruction que les différences sont plus nettes pour les émissions culturelles en général ; elles ont une plus grande audience parmi les personnes de formation universitaire qu’auprès des gens de formation secondaire, et elles sont beaucoup moins suivies par le public ayant une éducation primaire. La plupart des enquêtes entreprises dans d’autres pays donnent des résultats analogues. Quant aux différences d’âge, elles jouent un rôle également. Les enfants, d’après l’enquête de Mme Himmelweit en Grande-Bretagne [4], se détournent volontiers des émissions éducatives s’ils ont le choix entre plusieurs programmes de télévision. Les sondages que nous avons effectués nous-mêmes révèlent une forte proportion de personnes âgées parmi le public fidèle de la chaîne culturelle française.

18 Le public des émissions culturelles, à la radio et à la télévision (tout au moins quand on a le choix entre plusieurs programmes), est nettement minoritaire. Cependant il est loin d’être négligeable, et plusieurs constatations parfois surprenantes le prouvent. Aux États-Unis, le succès de certaines émissions radiodiffusées ayant un caractère instructif est tel que des firmes publicitaires n’hésitent pas à les financer largement. Dans ce même pays, la télévision a fait plusieurs expériences significatives. Comme les parties dites « commerciales » du programme commencent à 7 heures du matin, on a eu l’idée d’occuper le petit écran à 6 heures et demie par la retransmission d’un cours de littérature sur Stendhal fait à l’Université de New York. Malgré l’heure incommode, le succès fut si grand que les livres de Stendhal furent rapidement épuisés dans toutes les librairies de la ville. En Allemagne fédérale, on fit en 1954 l’expérience d’un troisième programme éducatif ; d’après les sondages, le nombre des auditeurs en fut d’environ 150 000.

19 De tous les renseignements qu’on peut avoir sur l’audience des émissions culturelles, il faut en définitive, retenir d’une part que le goût d’apprendre est peut-être plus répandu qu’on ne le croit en général, et, d’autre part, que dans ce domaine, pourrait-on dire, l’appétit vient en mangeant. Ce sont les gens instruits qui cherchent le plus à élargir leurs connaissances ; et ceux qui au début sont réfractaires aux loisirs éducatifs finissent par prendre intérêt aux choses de l’esprit quand on stimule leur curiosité intellectuelle. La radio et la télévision peuvent donc développer le désir de connaître [5] .

20 Cette conclusion semble confirmée par diverses enquêtes qui ont été menées concernant les effets que peuvent avoir sur la lecture les nouveaux moyens de diffusion. On sait que les émissions consacrées à des livres en font généralement monter le chiffre de vente. Mais ce fait peut, en somme, être interprété comme une banale conséquence de la publicité. Plus intéressantes sont les deux constatations suivantes. D’une part, les gens qui viennent d’acquérir un poste de télévision lisent moins qu’avant ; puis, au bout d’un certain temps, ils reviennent à la lecture. D’autre part, dans ce retour aux sources écrites, on observe une transformation qualitative.

21 Ce sont les ouvrages de fiction facile qui, en définitive, perdent du terrain, de même que les journaux illustrés [6] . Il faut se rappeler que les amateurs de télévision se recrutent principalement parmi les consommateurs de massmedia. Les magazines et les romans sans valeur sont naturellement sacrifiés, comme le cinéma et la radio, dans le nouvel emploi du temps des loisirs. Au total, même après la période d’adaptation, les téléspectateurs ont peut-être moins le temps de lire que d’autres. Mais ils lisent davantage pour s’instruire, pour satisfaire un goût de connaître qui se développe en eux. Les livres techniques et les ouvrages d’information sont les bénéficiaires de ce changement.

22 Voilà quels sont les renseignements les plus généraux que l’on peut déduire des enquêtes faites en divers pays sur le public de la radio et de la télévision, sur son attitude à l’égard des connaissances diffusées par ces moyens et sur ses attitudes culturelles en général. Essayons maintenant de voir ce que ces techniques de diffusion peuvent apporter à ce public et quelle est leur influence sur les connaissances ainsi vulgarisées.

23 Dès l’abord, la radio et la télévision nous ont paru se distinguer des autres moyens de diffusion par un ensemble de particularités qui leur sont communes à l’une et à l’autre et qui permettent de les situer ensemble, comme un phénomène unique et global, dans le processus de l’évolution culturelle. Mais lorsqu’on veut analyser leur influence sur le contenu cognitif et les particularités sociologiques de leur action en ce domaine, il est indispensable de préciser d’abord quelles sont les caractéristiques respectives de ces deux techniques. Elles diffèrent l’une de l’autre pour de nombreuses raisons, qui sont en parties occasionnelles et en partie essentielles.

24 En de nombreux pays, la télévision a un public beaucoup plus limité que celui de la radio, et d’autre part elle lui offre un seul programme tandis que l’auditeur de la radio a la possibilité non seulement de choisir entre plusieurs chaînes de son pays mais encore de capter les stations étrangères. Ces différences, vraisemblablement, iront en s’estompant et pourront même disparaître.

25 Il en est d’autres, en revanche, qui tiennent à la nature même des procédés de diffusion, au fait surtout que la télévision ajoute l’image au son. Il en résulte en effet des conséquences sociologiques et psychologiques.

26 En règle générale, la réception du programme télévisé est familiale, tandis que l’écoute de la radio tend à être surtout individuelle. Toutefois, on a constaté qu’en France ce second phénomène était moins net que dans les pays anglo-saxons, sans doute parce que le petit écran, plus répandu ici que là, est la cause principale, avec le développement des postes à transistors, de l’individualisme radiophonique.

27 Du point de vue psychologique, les différences concernent surtout l’attention, la mémoire et l’imagination, quand il s’agit de la diffusion des connaissances. La radio peut être écoutée d’une oreille distraite. On peut, certes, lui prêter une attention soutenue, mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive qu’elle ne soit qu’un fond sonore, ou bien que, tout en portant intérêt aux paroles qu’elle diffuse, on se livre à une autre occupation, manuelle par exemple. Au contraire, la télévision mobilise les deux principaux sens et capte l’attention à peu près complètement. C’est tantôt l’image qui se détache sur un fond sonore, tantôt le son qui prend la vedette ; mais dans tous les cas, l’ensemble audiovisuel ne laisse guère de failles. Certes, quand on reste longtemps devant le petit écran, on peut s’habituer à ce flot sonore et imaginé ; mais il s’agit alors d’un état de somnolence plutôt que d’une libération de l’attention vers d’autres objets.

28 Des expériences ont montré que l’action de la télévision sur la mémoire est également plus grande. Par exemple, J. Carvahal Ribes a présenté à un groupe d’enfants un récit de la vie d’Abraham Lincoln composé de séquences filmées et de séquences racontées oralement, et il a constaté qu’au bout d’un an les passages visualisés avaient été retenus par 78 % des sujets, tandis que presque tous avaient oublié ce qu’ils avaient simplement entendu.

29 Pour l’imagination, c’est au contraire la radio qui est plus stimulante que la télévision. La première ne peut que suggérer les images et laisse, dans ce domaine, une grande activité à l’esprit. Au contraire, du fait que l’image visuelle est plus « prégnante » que les autres, la télévision impose une plus grande passivité.

30 D’une manière générale, la télévision a plus de puissance psychologique que la radio : le pouvoir de fascination de l’image est bien connu. D’autre part, le message télévisé est plutôt concret et celui de la radio est plutôt abstrait.

31 En ce qui concerne les genres de connaissance favorisés par l’une ou l’autre de ces techniques, les sondages d’opinion que nous avons pu faire confirment ce que le simple bon sens faisait aisément prévoir et ce qui résulte des considérations précédentes. La diffusion par le son triomphe dans le domaine de la connaissance scientifique abstraite et dans celui de la connaissance philosophique. La télévision l’emporte dans la connaissance technique ou dans les sciences appliquées (médecine, biologie, par exemple), dans la connaissance perceptive du monde extérieur et dans la connaissance d’autrui et des sociétés, où elle peut se révéler supérieure au livre.

32 Ces aspects particuliers propres à la radio et à la télévision étant distingués, quels sont, en général, leurs caractéristiques et leurs effets du point de vue de la sociologie de la connaissance ? Étudions successivement les éléments et les conditions générales de leur action.

33 Les éléments les plus remarquables peuvent être classés en trois groupes : les stéréotypes, les modèles et les symboles.

34 La réception du message transmis par les ondes se heurte d’abord à des stéréotypes préexistants, qui peuvent produire une résistance à l’information ou une déformation de celle-ci. Chez les enfants, par exemple, Mme Himmelweit a noté que les réactions à une émission télévisée varient considérablement suivant que les sujets sont surtout attachés au groupe familial ou bien au groupe de leurs camarades (peer group). Chez les adultes, les groupes divers et les classes peuvent jouer un rôle déterminant. Il faut tenir compte des préjugés et des snobismes. Une expérience faite par Geiger au Danemark a montré qu’un concert classique obtenait deux fois plus d’auditeurs s’il était annoncé comme musique populaire. Probablement, dans un autre milieu social, eûton obtenu le résultat inverse.

35 Si la valeur des émissions radiodiffusées ou télévisées est conditionnée en partie par des stéréotypes préalables, ces émissions elles-mêmes peuvent créer ou propager d’autres stéréotypes. Les connaissances diffusées par ces moyens sont elles-mêmes prélevées dans un milieu culturel déjà donné. Il serait donc utile de faire une sociologie des producteurs, en étudiant leur formation, leur conception de la culture et aussi l’idée qu’ils se font du public. Ce dernier point concerne un aspect très particulier de la connaissance d’autrui. Les producteurs, n’ayant que des renseignements fragmentaires sur leur public, peuvent très bien être guidés par des stéréotypes dans le choix qu’ils font à son intention. Et, à leur tour, les auditeurs et téléspectateurs peuvent être influencés par ces choix. Peut-être sont-ils amenés, par l’effet de cette stimulation, à ressembler à l’image que les producteurs se font d’eux, à moins qu’au contraire, en d’autres cas, leurs goûts et leurs jugements ne se développent en réaction.

36 Dans la conception générale des émissions, on a noté des stéréotypes nationaux. Ainsi, en France, le commentaire est organisé autour d’une image de choc, tandis qu’à la télévision britannique, c’est l’inverse qui est de règle : les images servent d’illustration et de complément au texte parlé [7].

37 L’étude des modèles dans les messages cognitifs radiodiffusés ou télévisés comme d’ailleurs celle des critères demanderait des recherches minutieuses qui n’ont pas encore été faites. Mais celle des stéréotypes la recouvrirait en partie. Et une autre partie, non moins importante, serait fournie par l’analyse du rôle des personnes. Car la connaissance diffusée par les ondes est essentiellement personnalisée. Il est vrai que ce caractère n’est pas absolument spécifique : il apparaît aussi dans les cours et les conférences. Mais à la radio, et plus encore à la télévision, se manifeste un phénomène déjà fortement développé par le cinéma et qu’on a nommé, faute d’un meilleur mot, la « vedettisation ». C’est la valorisation émotionnelle d’une personne par la masse. La vedette correspond, d’une certaine manière, à ce qu’est le porteur de mana dans les sociétés archaïques. Cela favorise, de la part du public, les processus de projection et d’identification. La connaissance d’autrui en est fortement altérée. Quant aux autres genres de connaissance, y compris bien entendu la connaissance politique, ils peuvent être affectés par cette valorisation qui, de la vedette, s’étend au message qu’elle peut transmettre.

38 La « vedettisation » nous fait pénétrer déjà dans le domaine des symboles, car la personnalité du présentateur de l’émission peut elle-même agir comme un symbole, par exemple celui du savant et du lettré. La diffusion par les ondes fait, par ailleurs, usage de nombreux autres symboles. À la radio, ce sont principalement les « illustrations sonores » et, à la télévision, les « gros plans ». Le recours à la symbolisation ressuscite toujours plus ou moins certains schèmes et processus de la mentalité archaïque, en faisant appel aux participations. Par ce moyen, le verbe et l’image reprennent leur immémoriale vertu magique.

39 Ces caractères particuliers de la diffusion massive et à distance, qui la distinguent de la transmission des connaissances par le livre ou l’enseignement oral direct, apparaissent plus nettement si, après les éléments de leur action, nous en examinons les conditions générales. Celles-ci font ressortir deux couples de modalités en apparence opposées : la détente et la tension ; la continuité et la discontinuité.

40 Pour la plupart des usagers, la radio et la télévision s’inscrivent dans un contexte déterminé : celui des activités de loisir. Quand on porte l’attention sur le problème de la diffusion des connaissances, il ne faut donc pas oublier que l’auditeur et le téléspectateur n’ont pas nécessairement l’attitude de quelqu’un qui s’instruit. Or la réception des connaissances par un esprit en état de détente favorise naturellement le genre de pensée que C.G. Jung assimilait à la mentalité primitive (telle que l’a décrite Lévy-Bruhl) et opposait au « penser dirigé ». La pensée objectivante, rationnelle, exige un état de tension, et c’est précisément, disait Lévy-Bruhl, lorsque nous voulons nous reposer de cet effort que nous nous abandonnons à un état intellectuel qui favorise le reflux de la mentalité archaïque. Bien évidemment, cet abandon est plus ou moins grand suivant la force des habitudes mentales qu’il doit neutraliser, et par conséquent suivant le niveau de culture préexistant.

41 Mais, d’autre part, il y a dans la contexture même des émissions de la radio et de la télévision une tension spatiale et temporelle. Toute diffusion audiovisuelle implique une dramatisation. Cela est inévitable. Même dans une émission prise sur le vif et non « truquée », les gens qui y participent sont conscients d’être les acteurs d’une scène. Et, bien entendu, le réalisateur, pour rendre la séquence plus percutante, met en évidence tout ce qui lui semble d’un intérêt particulier. Le temps est raccourci, l’action ramassée. Dans la simple retransmission en direct d’un événement important, l’attention est fixée sur quelques éléments choisis, la continuité étant rétablie par le speaker. Kurt et Gladys Lang ont montré, par exemple, combien le Mac Arthur’s day, à Chicago, était apparu au public du petit écran comme un spectacle bien plus dense que celui qui était offert aux badauds dans la rue. Or le même phénomène se produit lorsqu’on retransmet un voyage ethnographique ou une opération chirurgicale. L’espace est également modifié, concentré. Les distances étant abolies, il se crée un univers sans dimensions réelles. En définitive, c’est un monde fictif qui est pris pour la réalité. Et cela nous ramène à certains processus de la mentalité primitive. Ici encore, précisons-le, l’effet en question est différent suivant que le milieu culturel et social développe plus ou moins l’esprit critique du sujet récepteur. L’atmosphère de fiction ou de surréalité dans laquelle baigne la connaissance diffusée par les ondes ne risque de provoquer une régression que si elle n’est pas reconnue comme telle.

42 La radio et la télévision ont un débit continu. Ce sont des machines à déverser des sons et des images. Elles n’offrent pas la possibilité d’un arrêt de réflexion, d’une pause pour assimiler, d’un retour en arrière, d’une relecture. Cela entraîne chez les téléspectateurs, plus encore que chez l’auditeur de la radio, une attitude exclusivement réceptive. Il en peut même résulter, comme l’a signalé le Dr Henri Ey, une sorte de fascination et un surmenage sensoriel. En contrepartie, l’activité intellectuelle est ralentie, et l’esprit plus enclin à se laisser « mystifier ».

43 Mais cette continuité dans le débit est compensée par la discontinuité résultant de la brièveté et du manque de coordination des émissions. N’en faisons surtout pas reproche aux producteurs et aux directeurs des chaînes. Le changement rapide des séquences est indispensable. Un programme organisé comme l’enseignement d’une université ne serait pas supportable. Et même, une seule émission culturelle ne peut se dérouler longtemps sur le même mode. Un livre, lu à la radio, ne retiendrait pas beaucoup d’auditeurs. Par ailleurs, même si telle chaîne de radio ou de télévision décidait de coordonner rationnellement ses émissions culturelles, il resterait toujours au spectateur ou à l’auditeur la possibilité de « tourner le bouton » et de réintroduire lui-même l’incohérence. La vulgarisation par les ondes est donc essentiellement fragmentaire et, si elle n’est pas soutenue par aucun autre facteur éducatif, elle produit inévitablement ce qu’on pourrait appeler une culture rhapsodique.

44 Le danger, finalement, est que l’absence de culture traditionnelle et d’esprit critique laisse croire que des bribes de connaissance peu assimilées, détachées du temps et de l’espace réels, dramatisées à l’excès, forment une connaissance totale et objective.

45 La vraie vocation de la radio et de la télévision, dans le domaine cognitif, c’est donc d’éveiller le goût de connaître et d’en savoir davantage. Tout dépend finalement du prolongement qu’on donne au message audiovisuel. La stimulation ne doit surtout pas rester au niveau de l’illusion, mais s’intégrer dans des cadres culturels. À cette condition, l’apport de la radio et de la télévision dans nos sociétés peut être positif, car il présente deux avantages : en donnant au loisir une orientation sui qeneris, il peut combattre l’excès de spécialisation et substituer le désir de s’instruire au renoncement des ignorants. En définitive, la conséquence sociologique principale de l’extension des nouveaux moyens de diffusion c’est, en matière de culture et de connaissance, l’abaissement de plusieurs barrières : entre les classes, entre la capitale et la province, entre les villes et les campagnes. Cette victoire sur l’isolement est peut-être plus morale qu’effective. L’essentiel, pourtant, c’est qu’elle devienne concevable.

46 Mais si l’on veut que cette rupture de certains obstacles sociaux ne tourne pas à l’anarchie, il faut des cadres culturels à la hauteur de ce changement, afin que la culture traditionnelle soit élargie et non pas compromise, qu’elle fournisse aux curiosités une orientation et qu’elle développe l’esprit critique. Il y a donc là un problème d’adéquation entre les structures sociales en mouvement et le progrès technique qui va peut-être plus vite et risque de les déborder.

47 Jean Cazeneuve


Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/tele.022.0059

Notes

  • [1]
    Publié une première fois dans la revue Diogène, n° 39, 1962, p. 138-150, l’article de Jean Cazeneuve est reproduit ici avec l’aimable autorisation de la rédaction.
  • [2]
    G. Friedmann, « Introduction aux aspects sociologiques de la radiotélévision », Cahiers d’études de radiotélévision, n° 5, 1955, p. 8.
  • [3]
    Cf. à ce sujet R. Clausse, L’Éducation par la radio scolaire, Paris, Unesco, 1949, p. 1112.
  • [4]
    H.T. Himmelweit, Television and the Child, Londres, Oxford University Press, 1958, p. 138.
  • [5]
    Cf. en particulier R. Meyersohn, in B. Rosenberg, Mass Culture, Glencoe, Free Press, 1954, p. 345 sq. ; H.T. Himmelweit, Television and the Child, p. 38, 46, 362 ; R. Clausse, L’Éducation par la radio scolaire, p. 16 ; C.A. Siepmann, Télévision et Éducation aux États-Unis, Paris, Unesco, 1953, p. 64 sq.
  • [6]
    L. Bogart, The Age of Television, New York, F. Ungar, 1972, p. 132 sq. ; H.T. Himmelweit, Television and the Child, p. 321 sq.
  • [7]
    J. D’Arcy, « L’avenir de la télévision », Recherches etdébats du Centre catholique des intellectuels français, cahier 33, décembre 1960, p. 111.

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