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Article de revue

« Face au conflit et à l'ambiguïté morale »

Pages 121 à 148

Notes

  • [1]
    Le terme de « multiculturalisme » désigne dans le monde anglo-saxon premièrement un mouvement réformateur au niveau de la politique et de l’éducation et deuxièmement, plus généralement, un ensemble d’idées favorables à la prise en compte de la diversité culturelle. En France, trouvant peut-être que le terme est trop marqué idéologiquement, on préfère parfois le prendre dans le sens purement descriptif de diversité culturelle existant de fait. Néanmoins, nous le prendrons ici dans son sens le plus courant, celui de mouvement réformateur et ensemble d’idées favorables à la diversité culturelle.
  • [2]
    Cet article a été publié en 1994, dans un recueil d’articles intitulé : Defending Diversity. Contemporary Philosophical Perspectives on Pluralism and Multiculturalism (Amherst, University of Massachusetts Press), sous la direction de Lawrence Foster et Patricia Herzog. C’est une version révisée d’un article antérieur, publié dans la revue Ethics, n° 102, 1992, p. 763-784.
  • [3]
    D. Wong, Moral Relativity, Berkeley, University of California Press, 1984.
  • [4]
    C’est ce problème qui est examiné par Thomas Nagel dans « Moral Conflict and Political Legitimacy », Philosophy andPublic Affairs, n° 16, 1987. C’est à cet article que David Wong se réfère également.
  • [5]
    Cela est d’autant plus vrai que c’est seulement d’une perspective démocratique que le multiculturalisme tire son sens et son existence.
  • [6]
    Selon Thomas Nagel, cela reviendrait en effet à enfreindre le principe du respect de la personne tel qu’il est défini par Kant, puisque, « si l’on force quelqu’un à servir une fin qu’il ne peut partager, alors, on le traite comme un simple moyen – même si la fin en question est son propre bien, à nos yeux » (Thomas Nagel, « Moral Conflict… », p. 223, note 8).
  • [7]
    Le verbe to accommodate signifie d’abord en anglais, comme « accommoder » en français, adapter quelque chose, en général ses principes, ses idées, ou son attitude, en fonction de la situation ; il a aussi le sens du réflexif français « s’accommoder », s’adapter. Mais son usage en tant que verbe transitif avec complément de personne est particulièrement intéressant : to accommodate someone, c’est arranger quelqu’un, mais en faisant des concessions et en s’imposant à soi-même des contraintes, par amitié ou parce qu’on s’y sent une obligation.
  • [8]
    Sur ce point, leur lecture du rapport entre la politique et la morale chez Platon est tout à fait significative : ils reprennent à leur compte son principe selon lequel toute politique et toute éducation n’ont de sens qu’à travers la visée du bien. Mais selon eux il manque à Platon d’avoir pris en compte la diversité des interprétations possibles du bien. En cela, ils demeurent des disciples de John Dewey.
  • [9]
    Amy Gutmann donne l’exemple suivant, qui illustre bien ce que les Américains entendent par « accom-modation » : parmi les intellectuels les plus favorables à ce qu’on peut considérer comme des idées de gauche, aux États-Unis, beaucoup admettent que même si l’on pense qu’une société véritablement démocratique devrait s’appuyer sur l’égalité des sexes, on ne peut ni forcer les familles à adopter ce
  • [10]
    fonctionnement égalitaire, au nom de la cohérence du système politique, ni imposer cette égalité à travers l’éducation. Cf. Amy Gutmann, Democratic Education, Princeton, Princeton University Press, 1987. 10. Si l’on précise qu’il s’agit ici non pas de simples opinions, mais de convictions profondes, on comprendra qu’une telle capacité de conciliation puisse être identifiée comme vertu.
  • [11]
    Cela est certainement un aspect fondamental de nos raisonnements moraux, car si nous ne concevions pas l’importance de préserver des liens avec les autres, comment pourrions-nous concevoir des devoirs envers ces mêmes autres ?
  • [12]
    Par exemple dans son livre publié en 1984, Moral Relativity.
  • [13]
    Par exemple dans l’ouvrage de A. MacIntyre, After Virtue, Notre-Dame, University of Notre-Dame Press, 1981 (pour la première édition).
  • [14]
    Ce qui est plutôt le cas dans le livre de S. Mesure et A. Renaut, La Guerre des dieux, Paris, Grasset, 1996.
  • [15]
    Sur ce point, le récent livre de T. Todorov, Mémoire du Mal, Tentation du Bien, Paris, Laffont, 2000, note très justement que c’est souvent au nom du bien qu’on a fait le mal.
  • [16]
    Lorsque nous opposons les États-Unis à la France, en faisant des premiers la patrie de la diversité culturelle, nous oublions bien souvent qu’il existe aussi en France une longue tradition d’immigration et d’intégration, étudiée par G. Noiriel dans Le Creuset français (Paris, Seuil, 1992, rééd. 1998). Je remercie Florence Weber d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [17]
    L’espèce de conflit moral qui m’intéresse plus directement ici est donc le désaccord entre des personnes. Je ne m’intéresse pas directement à l’espèce de conflit moral interne à la personne occasionné par plusieurs principes imposant à un individu des exigences incompatibles.
  • [18]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [19]
    T. Nagel, « Moral Conflict… », p. 232. On trouvera une formulation intéressante de l’idée contractualiste dans l’article de T. Scanlon, « Contractualism and Utilitarianism », in Utilitarianism and Beyond, A. Sen et B. Williams (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 103-128.
  • [20]
    N. D. TLes libertariens sont des partisans de ce que nous appelons le plus souvent en Europe le « néolibéralisme ».
  • [21]
    T. Nagel, « Moral Conflict… », p. 229. Il remarque, cependant, qu’il est inévitable que certains désaccords brutaux soient soumis à l’action de l’État, par exemple lorsqu’il s’agit de la moralité de la dissuasion nucléaire ou de la peine de mort.
  • [22]
    A. Gutmann et D. Thompson, « Moral Conflict and Political Consensus », Ethics, n° 101, 1990, p. 67, 68 et 75.
  • [23]
    N. D. TCe jugement a été prononcé en 1973, à l’occasion du procès dit « de Roe contre Wade ». La Cour suprême y affirmait que le droit de la femme à avorter était garanti par le quatorzième amendement, qui concède le droit à la vie privée.
  • [24]
    S. Hampshire, Innocence and Experience, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 108.
  • [25]
    S. Hampshire, Innocence and Experience, p. 33-34.
  • [26]
    Je dois ici signaler un livre extrêmement intéressant, dont je n’ai eu connaissance qu’après avoir terminé cet article : il s’agit du livre de M. Benjamin, Splitting the Difference : Compromise and Integrity in Ethics and Politics, Lawrence, University of Kansas Press, 1990. Benjamin y présente un plaidoyer pour le compromis qui ressemble fort à la conception de l’accommodation chez Hampshire ; à d’autres moments, il semble plutôt traiter la question de l’accommodation comme je la présente. Cet ouvrage est certainement une contribution importante aux études philosophiques sur l’accommodation.
  • [27]
    Je suis redevable à Mitchell Silver d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [28]
    On trouvera ce genre de conception des désaccords moraux chez S. Schiffer, « Meaning and Value », Journal of Philosophy, n° 87, 1990, p. 602-614. R. M. Hare semble également faire appel à des idées semblables dans ses premières publications, par exemple dans The Language of Morals, Londres, Oxford University Press, 1964.
  • [29]
    Un désaccord sur les limites d’application d’un principe est souvent lié à un désaccord concernant le point précis où ce principe vient s’opposer à un autre principe. Les partisans du droit à l’avortement argumentent parfois en disant que le principe du respect de la vie humaine ne s’applique pas au fœtus, au moins dans les premiers stades de son développement. Du coup, le principe de l’autonomie de la femme n’entre pas en conflit avec ce dernier principe, du moins dans le cas de l’interruption de la grossesse à son début. Les adversaires de l’avortement, au contraire, déterminent les limites du premier principe de telle sorte qu’il entre en conflit avec l’autonomie de la femme ou bien de telle manière qu’il limite l’étendue de son autonomie.
  • [30]
    On pourra se référer sur ce point à mon article, « On Flourishing and Finding One’s Identity in Community », Midwest Studies in Philosophy, n° 13, 1988, p. 324-341.
  • [31]
    On trouvera chez E. Westermarck, The Origin and Development of the Moral Ideas, Londres, MacMillan, 1912, la version la plus classique de cette perspective. Des thèses du même genre se trouvent plus récemment chez R. A. Shweder, « Anthropology’s Romantic Rebellion against the Enlightenment : Or There’s More to Thinking than Reason and Evidence », in Culture Theory : Essays on Mind, Self, and Emotion, R. A. Shweder et R. A. LeVine (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
  • [32]
    On retrouve ce genre d’idées dans l’œuvre de quelques penseurs influents qui ont adopté une perspective pluraliste ou relativiste – ou, tout du moins, qui s’en sont rapprochés. Ruth Benedict, par exemple, trouve qu’il y a des vertus à admirer dans des manières de vivre radicalement différentes et conclut : « Il est très improbable que, dans un seul système social, même la société la plus parfaite puisse mettre l’accent sur toutes les vertus auxquelles nous accordons de l’importance pour la vie humaine » (cf. R. Benedict, Patterns of Culture, New York, Penguin, 1934, p. 229). Quant à Isaiah Berlin, il s’oppose à l’idée de la tradition antique selon laquelle, fondamentalement, toutes les valeurs auxquelles croient les êtres humains sont forcément compatibles, et affirme que : « dans notre expérience la plus ordinaire, nous sommes confrontés à des choix entre des fins également fondamentales, entre des exigences également absolues, et la réalisation de certaines d’entre elles doit inévitablement entraîner le sacrifice des autres » (cf. I. Berlin, Four Essays on Liberty, Londres, Oxford University Press, 1969, p. 168).
  • [33]
    Comprendre pourquoi d’autres ont fait d’autres choix peut avoir plusieurs conséquences. On peut comprendre les choix des autres, mais croire qu’ils sont erronés, tout en étant prêt à expliquer en quoi ces choix sont erronés. On peut les comprendre, croire qu’ils sont erronés, mais être actuellement incapable d’expliquer pourquoi et en quoi ils sont erronés. On peut comprendre, mais n’être ni en mesure de juger que ces choix sont erronés, ni en mesure de les juger acceptables. Enfin, on peut finir par accepter ce qu’on avait d’abord rejeté. Le désaccord grave s’étend du premier au quatrième cas.
  • [34]
    Et je ne pense pas qu’il se trouve quoi que ce soit dans la manière dont Rawls argumente pour ses principes de la justice dans Théorie de la Justice qui permette de s’opposer à cette thèse sur l’indétermination des croyances.
  • [35]
    Il ne serait pas honnête de ma part, cependant, de ne pas noter qu’en fait je crois que le désaccord concernant l’avortement, ainsi que certaines disputes sur la justice distributive sont des désaccords dans lesquels les parties opposées peuvent toutes croire la vérité, car les conditions de la vérité des affirmations sur ces questions varient selon les langues morales que l’on parle.
  • [36]
    C. Gilligan, In a Different Voice, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 25-31.
  • [37]
    Thomas Seung m’a fait remarquer que le terme d’« arbitrage » risquait d’induire en erreur sur ce que veut dire Cua, dans la mesure où il suggère généralement l’intervention d’une troisième partie. Le terme de « conciliation » serait peut-être plus approprié, car il n’exclut pas d’emblée que la résolution du conflit soit effectuée par les parties opposées elles-mêmes.
  • [38]
    A. Cua, « The Status of Principles in Confucian Ethics », Journal of Chinese Philosophy, n° 16, 1989, p. 281.
  • [39]
    Il suffira ici de se référer à la vertu du shu, terme parfois traduit comme « altruisme », que l’on considère comme l’équivalent confucianiste de la règle “Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse”. Cf. Confucius, Lun-yü [The Analects], 6, 28.
  • [40]
    Dans son ouvrage Ideals, Beliefs, Attitudes and the Law (Syracuse, Syracuse University Press, 1985, p. 96-97), G. Calabresi observe qu’avant « Roe contre Wade », un certain nombre d’États avaient fini par légiférer en faveur de l’avortement, certains allant aussi loin que la décision de la Cour suprême. Après la décision, on avait l’impression d’une « guerre livrée par désespoir », et on assista à « une pression presque fanatique pour interdire l’avortement ». Calabresi critique cette décision pour avoir catégoriquement exclu la métaphysique des adversaires de l’avortement sous prétexte qu’elle n’était pas pertinente pour décider de la question constitutionnelle de savoir si le fœtus devait être considéré comme une personne. Selon lui, cette exclusion a été profondément outrageante.
  • [41]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [42]
    Voir M. Benjamin, Splitting the Difference…, chap. 6, pour un traitement intéressant des possibilités de compromis sur l’avortement.
  • [43]
    J. J. Tobin, D. Y. H. Wu et D. H. Davidson, Preschool in Three Cultures : Japan, China, and the United States, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 38-44.
  • [44]
    Ibid., p. 53.
  • [45]
    Amélie Rorty m’a fait remarquer que les gens d’une culture donnée peuvent avoir leur propre interprétation de ce qui a une valeur dans une autre culture, interprétation qui peut ne pas être identique à celle que ceux de cette autre culture en auraient donnée. Cela ne signifie pas qu’il ne peut pas y avoir d’intersection entre les valeurs de différentes cultures, mais qu’il est nécessaire de reconnaître la complexité du phénomène, lorsque l’intersection est elle-même sujette à différentes interprétations. C’est là une autre espèce d’ambiguïté qui joue un rôle pour effectuer des rapprochements.
  • [46]
    Leonard Harris m’a permis de comprendre que, lorsque l’on décide si l’accommodation est souhaitable ou non, il faut tenir compte de ce que sont les autres valeurs en jeu.
  • [47]
    Ce sont les commentaires de Patricia Mann, Jane Martin et Nancy (Ann) David qui m’ont aidé à préciser ma pensée sur cette question complexe de l’avortement.
  • [48]
    I. Berlin, « Two Concepts of Liberty », in Four Essays on Liberty, p. 172.
English version

Présentation

1 En France, on entend parfois les intellectuels suggérer qu’il est dangereux de trop tenir compte de la diversité culturelle et que le multiculturalisme [1] est sympathique et généreux, mais peu cohérent. L’article qui suit [2] apportera, je l’espère, des éléments permettant de porter un jugement plus informé quant à la possibilité ou à l’impossibilité de soutenir par une théorie cohérente la défense de la diversité culturelle. On y verra, en tout cas, que ce que les Anglo-Saxons appellent « multiculturalisme » peut être justifié par un réalisme théorique, et non pas lié à une perspective utopique.

2 L’auteur, David B. Wong, est professeur à l’Université de Brandeis. Il s’est spécialisé en théorie éthique, en éthique comparée, en psychologie morale et en philosophie chinoise. Il est l’auteur d’un livre [3] et de nombreux articles sur les fondements de l’éthique, ainsi que sur la philosophie chinoise. Il a consacré une partie de ses recherches à confronter philosophie anglo-saxonne et philosophie chinoise, en montrant comment elles peuvent s’éclairer l’une l’autre. Ici, c’est à la question des fondements éthiques du multiculturalisme que s’intéresse David Wong. Mais, pour comprendre dans quelle perspective il aborde cette question, il est nécessaire de rappeler brièvement comment, à partir des années 80, les philosophes américains ont envisagé les fondements du multiculturalisme.

3 Pour ces philosophes, il s’agissait de résoudre deux espèces de problèmes : d’une part, celui de savoir s’il fallait être multiculturaliste, et au nom de quoi, et, d’autre part, celui de savoir comment on pouvait l’être, ce que signifiaient une politique et une éducation multiculturalistes, ce que cela impliquait concrètement et pratiquement, et comment cela allait affecter nos manières de penser et nos manières de nous comporter en général. C’est surtout le deuxième ensemble de problèmes qui nous intéressera ici, car David Wong se place dans la perspective d’un multiculturalisme existant en fait, pour déterminer à quelles conditions nous pouvons véritablement en assumer les conséquences.

4 De quelles conséquences parlons-nous ici ? Il y en a surtout deux, qui ont été les principales pierres d’achoppement du multiculturalisme : le conflit et le relativisme. En effet, une prise en compte des particularités culturelles, des visions du monde et des croyances de tous risque sans doute de devenir source d’une guerre entre particularismes cherchant à s’affirmer les uns contre les autres, et ainsi d’une crise politique, sociale et même morale. Au contraire, si on se satisfait de la variété dans les systèmes de croyances, le multiculturalisme risque alors de conduire à un relativisme dont une des conséquences redoutables serait qu’il deviendrait impossible de légitimer le pouvoir politique lui-même [4].

5 Thomas Nagel, Amy Gutmann et Dennis Thompson sont quelques-uns des philosophes qui ont tenté de résoudre ces difficultés. Ils sont d’abord d’accord pour affirmer que la diversité culturelle ne saurait nous faire perdre de vue les valeurs sur lesquelles repose la démocratie [5], ni l’existence de principes éthiques valables pour tous, notamment celui du respect de la personne. Mais tout de même, que faire en cas de conflit ? Là encore, l’idée générale est que le principe du respect de l’autre reste plus que jamais valable. En effet, dans le cas où nos valeurs entrent en conflit avec celles des autres, ces valeurs qui sont les nôtres ne doivent pas passer avant le respect de la personne, et on ne doit pas imposer aux autres ce que l’on a soi-même défini comme bien [6], lorsque ces autres ne partagent pas cette définition. Tirons les conséquences pratiques de ces idées : cela signifie qu’il vaut souvent beaucoup mieux accepter un conflit avec les autres, concernant la définition du bien à rechercher, par exemple, que d’essayer à tout prix de supprimer le conflit, ce qui aurait pour effet de mettre certaines fins au-dessus de la personne humaine. Mais cela signifie aussi qu’il faudra accepter de vivre avec les autres, sans nécessairement avoir pu s’entendre sur les fins et les idéaux que l’on recherche. C’est cela qui rend nécessaire l’« accommodation » [7].

6 Thomas Nagel développe une théorie de ce que pourrait signifier l’accommodation pour celui qui détient un pouvoir politique ; selon lui, elle doit se concrétiser par la neutralité du pouvoir politique, c’est-à-dire que celui qui détient un pouvoir ou une autorité doit s’efforcer d’envisager d’autres manières de concevoir le bien de ceux qu’il gouverne, il doit les « accommoder » et, pour cela, faire preuve d’une certaine neutralité, dans le cas où un choix ne s’impose pas comme étant le plus raisonnable. Une telle théorie est en un sens conforme à la tradition de la pensée politique américaine, pour laquelle, même si toute politique vise le bien de ceux qui sont gouvernés, la démocratie exige que l’on admette plus d’une interprétation possible de ce bien [8]. Néanmoins, l’idée d’une neutralité du pouvoir politique reste tout à fait problématique, ce qui n’a échappé ni à A. Gutmann et D. Thompson, ni à D. Wong, ni à T. Nagel lui-même. Pour A. Gutmann et D. Thompson, cette théorie fait encore problème car on ne peut pas laisser au pouvoir politique toute la responsabilité de l’accommodation : la citoyenneté passe par le respect de l’autre, et ce respect de l’autre impose aux citoyens eux-mêmes l’exigence d’accommoder les autres [9], y compris en cas de conflit ouvert.

7 Mais D. Wong décèle une faiblesse théorique, autant qu’un manque de réalisme, dans la manière dont T. Nagel, ainsi que A. Gutmann et D. Thompson, envisagent l’accommodation. Pour en développer un concept véritablement cohérent et convaincant, il déplace le débat de la théorie politique à l’éthique, et cherche à s’appuyer sur une conception plus juste et réaliste des conflits moraux. L’enjeu n’est pas mince, car, selon D. Wong, c’est sur cette valeur que reposerait une morale acceptant le caractère inévitable (au moins temporairement) de certains conflits. Mais il faut également être conscient que cette valeur suppose, pour être recherchée, une vertu qui nous rende capables d’accepter de renoncer, dans certaines conditions, à des idées que, dans d’autres cas, nous aurions défendues avec force, et même de favoriser des idées contraires aux nôtres, dans un but de conciliation [10].

8 On peut, néanmoins, se demander si ce genre d’attitude ne recèle pas une incohérence qui pourrait la disqualifier, et ainsi faire perdre à l’accommodation son statut de « valeur ». En réalité, ce qui nous évite d’avoir à condamner ce genre d’éthique, c’est que, derrière ce qui pourrait apparaître comme une incohérence du point de vue simplement théorique, on découvre un profond sens moral et une véritable cohérence pratique. Mais, pour le comprendre, il faut accepter de considérer l’ambiguïté et l’indétermination de nos croyances réelles, et résister à la tentation d’abandonner une telle ambiguïté pour une théorie apparemment plus satisfaisante intellectuellement.

9 Disons que prendre conscience de l’importance de l’accommodation suppose également que l’on abandonne un certain esprit de système assez habituel chez les philosophes et que l’on accepte un certain nombre de positions de départ concernant la réalité de nos choix moraux. D’abord, on ne peut pas considérer les conflits moraux de façon abstraite comme nous mettant seulement devant un choix à effectuer entre des positions bien définies et toujours clairement et nettement opposées, car le sens que nous donnons à tel ou tel aspect d’une interprétation de la morale va évoluer selon les influences diverses que nous subirons. Ensuite, contrairement à une idée reçue, lorsque nous raisonnons sur des questions morales, nous ne faisons pas que tirer des conséquences particulières de principes généraux. Nous raisonnons également à partir d’exigences telles que la préservation de certaines relations que nous avons avec les autres [11]. Enfin, nous mesurons les principes que nous défendons à l’aune de la réalité, et ainsi, nous tenons compte de la situation, de l’envergure du désaccord, de l’importance que prend pour nous l’accord, et des effets que pourrait avoir le fait de ne pas rechercher d’accommodement.

10 Une telle mise en perspective de nos principes moraux nous conduira-t-elle à une forme de relativisme moral ? Selon D. Wong, adhérer à la thèse développée ici ne nécessite pas que l’on adopte une position relativiste, et on peut très bien concevoir à la fois un engagement profond pour des valeurs que nous ne partageons pas avec tous les autres, et un engagement profond pour l’accommodation. Mais il est tout de même vrai que D. Wong a développé une éthique relativiste [12] ; c’est peut-être le fait de savoir relativiser des positions morales qui lui permet de développer une attention si remarquable aux nuances et à la manière dont se règlent en fait les conflits. Également, de l’habitude de la comparaison entre cultures et philosophies, David Wong gagne une sensibilité aux déplacements et au flou des frontières entre des univers moraux dont on pourrait croire au départ qu’ils sont totalement étrangers, en gros à la complexité de notre géographie morale. On a parfois affirmé que l’espèce de syncrétisme moral présent dans la société américaine, s’accommodant d’emprunts à des systèmes de pensée apparemment incompatibles, marquait le début d’une incompréhension de la nature même de la moralité [13], la perte du sens des valeurs morales. On découvre en fait, ici, que dans ces mélanges et ces emprunts, il peut y avoir un réel sens moral, et que c’est de ce côté qu’il faut chercher des modèles permettant de construire une éthique multiculturaliste.

11 L’intérêt de cette perspective est sans doute de nous conduire, non pas à mettre l’accent sur l’incompréhension des autres [14], mais à admirer jusqu’où peuvent aller la compréhension de l’autre, la capacité que nous avons à prendre en compte des positions opposées aux nôtres et l’ingéniosité avec laquelle nous réalisons cette accommodation, en tirant parti de l’ambiguïté. Mais également, avoir compris, en Europe, après le règne des totalitarismes, l’importance de se méfier des idéologies qui visent à imposer une conception unique du bien [15], nous amènera peut-être à reconnaître la valeur morale et pratique de cette attention aux situations, de cette capacité à accepter les influences, et à rechercher les accommodements. Il serait intéressant également qu’avec les historiens et les sociologues, en France, nous construisions une théorie réaliste de nos désaccords moraux, et des vertus morales et politiques qui nous ont jusqu’ici permis d’intégrer des traditions diverses [16].

12 Une éthique complète ne saurait éluder la question de savoir comment les gens doivent se comporter les uns envers les autres dans le cas où ils sont en profond désaccord sur le plan moral [17]. Quelques tentatives ont été faites pour résoudre ce problème ; elles défendent l’idée selon laquelle il faudrait « s’accommoder » des différences morales. Selon moi, ces conceptions de l’accommodation demeurent soit inadéquates soit incomplètes, car elles ne s’occupent pas de savoir comment[18] ceux qui sont en conflit sur le plan moral sont censés faire pour vivre ensemble. Il s’agira ici au contraire de définir l’accommodation elle-même en tant que valeur morale. Que ce soit effectivement une valeur est lié non seulement au fait que les conflits profonds constituent un des aspects les plus habituels de notre existence sur le plan éthique, mais aussi au fait qu’il est à la fois nécessaire et souhaitable de poursuivre des relations avec les autres, même si nous sommes en désaccord avec eux. Nous avons d’ailleurs déjà, dans la pratique, des stratégies d’accommodation qui constituent un engagement pratique pour cette valeur. Ce qui nous a manqué jusqu’à présent a été l’engagement philosophique nécessaire pour expliciter et pour défendre l’accommodation.

Quelques conceptions récentes de ce que signifie s’accommoder des différences morales

13 Pour Thomas Nagel il est souhaitable de limiter ce que le pouvoir politique peut imposer aux individus, lorsqu’on est en présence de certains conflits moraux particulièrement réfractaires à une solution. Au principe libéral de la tolérance s’ajoute ici l’idée contractualiste selon laquelle on ne doit imposer ni arrangements ni institutions ni obligations sur des bases que les gens peuvent “raisonnablement” rejeter, c’est-à-dire lorsque le désaccord se réduit à une « pure et simple confrontation entre points de vue personnels » [19]. Appelons ces désaccords-là des « désaccords primaires », sans vouloir insinuer par là – et Nagel ne le fait pas non plus – qu’il n’existe aucun moyen de prouver qui a raison. Selon Nagel, les conflits concernant la foi religieuse, l’avortement ou bien la question de savoir s’il faut tuer des animaux pour les manger relèvent de ces désaccords primaires.

14 Nagel oppose les désaccords primaires aux désaccords entre personnes informées et raisonnables, qui eux dépendent des différences entre les preuves qu’elles possèdent ou de leur évaluation de ces preuves, et en fin de compte de différences de jugement. Dans ces désaccords que j’appellerai « raisonnables », les parties peuvent considérer qu’elles font appel à une méthode commune et objective de raisonnement que chacun interprète et applique imparfaitement. Par exemple, concernant la justice sociale, les désaccords entre les partisans d’une interprétation plus égalitaire de la justice et les libertariens [20] radicaux, sont plutôt des désaccords raisonnables, et en ce sens ils doivent être soumis à l’action de l’État. En revanche, lorsque Nagel défend l’idée d’une neutralité de l’État au sujet des désaccords primaires, son argumentation ne repose pas sur l’idée d’une justification insuffisante des croyances en question, mais sur le principe selon lequel l’usage du pouvoir politique n’est justifié que par référence à l’exigence d’une plus grande objectivité, laquelle exigence nous conduirait « hors de nous-mêmes vers un point de vue qui est indépendant de ce que nous sommes » [21]. Limiter la neutralité de l’État aux désaccords primaires évite la paralysie politique : l’État ne peut être limité dans son action sur des questions où tous les gens informés et raisonnables peuvent tomber d’accord.

15 Appliquer la distinction entre désaccord primaire et désaccord raisonnable peut cependant révéler des incertitudes considérables. Car, dans les faits, les désaccords font souvent appel à toute une variété d’argumentation. Certains types d’argumentation feront apparaître le désaccord comme un désaccord primaire, tandis que d’autres types d’argumentation le feront apparaître comme raisonnable. Par exemple, les libertariens accordent parfois une telle importance au droit d’acquérir et de transférer la propriété qu’il semble difficile d’éviter les désaccords primaires entre eux et ceux qui tiennent compte de la notion de besoin lorsqu’ils envisagent la justice sociale. À d’autres moments, les libertariens argumenteront en faveur de la même politique mais sur des bases qui semblent faire l’objet d’un désaccord raisonnable : c’est le cas, par exemple, lorsqu’ils affirment que les efforts faits par l’État pour redistribuer la richesse et les revenus sont inefficaces ou ont des effets secondaires indésirables. Ils alternent d’ailleurs souvent ces deux modes de justification de telle manière qu’il est difficile de déterminer lequel joue le rôle principal. En outre, nous serions en droit de nous demander si nous avons vraiment une compréhension théorique suffisante de cette distinction entre désaccords primaires et raisonnables. Lorsqu’un conflit semble être causé par des différences dans les priorités attribuées à des valeurs que l’on partage, dira-t-on qu’il s’agit de porter des jugements différents sur la base d’une raison commune, ou bien que c’est une pure et simple confrontation entre des points de vue personnels ? Quel recours avons-nous, ici, sinon de nous appuyer sur nos intuitions ? La distinction entre primaire et raisonnable est donc trop incertaine en principe et en fait pour qu’on fasse reposer sur elle une théorie de la neutralité de l’État censée résoudre la question de l’accommodation des conflits moraux.

16 Amy Gutmann et Dennis Thompson proposent une autre critique de la théorie de Thomas Nagel, en s’appuyant sur les arguments suivants : d’une part, la distinction met trop de choses dans la catégorie des désaccords primaires, y compris des désaccords concernant l’idéal de justice sociale et d’égalité ; or c’est la croyance dans ce même idéal « qui sous-tend les politiques interventionnistes de l’État que Nagel veut défendre à juste titre ». D’autre part, l’identification implicite de l’inaction de l’État avec sa neutralité est loin d’être juste :

17

Que l’État renonce à agir peut infliger aux citoyens autant de contrainte et de violation de leurs droits que la décision d’agir.

18 La stratégie de l’inaction apporte

19

une fausse impartialité au lieu de la reconnaissance de la persistance de conflits fondamentaux sur les valeurs au sein de notre société [22].

20 C’est ce qui les amène à recentrer la discussion non plus sur les limites de l’action de l’État, mais sur les principes devant guider les processus de délibération collective au sujet de ces conflits fondamentaux. Ces principes font appel à la vertu démocratique du respect mutuel entre les citoyens et exigent de leur part une reconnaissance des positions auxquelles ils sont opposés.

21 Effectivement, l’exigence d’objectivité dont Nagel fait dépendre l’exercice du pouvoir politique est telle qu’elle semble justifier la neutralité sur trop de sujets de la plus haute importance morale. D’ailleurs, s’ils étaient amenés à se prononcer, beaucoup de gens passeraient outre cette norme de plus haute objectivité, et chercheraient un moyen de faire passer leurs positions politiques dans le domaine public. Il n’est pas évident, par exemple, que les adversaires de l’avortement soient persuadés qu’il est souhaitable que l’État reste neutre en matière d’avortement, même s’ils reconnaissent devoir être tolérants étant donné l’étendue de leur désaccord avec ceux qui sont favorables au libre choix de la femme. Il serait également compréhensible qu’ils considèrent que le jugement de la Cour suprême ayant autorisé l’avortement [23] est loin d’être une position affirmant la neutralité de l’État sur la moralité de l’avortement, mais que cela revient en pratique à cautionner la permissivité morale. Les partisans du droit à l’avortement, d’un autre côté, pourraient raisonnablement objecter que la suppression des subventions publiques pour l’avortement conduit à une violation de facto des droits des femmes pauvres, même si cette suppression peut sembler être justifiée par le principe de la neutralité de l’État.

22 Gutmann et Thompson sont tout à fait convaincants lorsqu’ils défendent la thèse selon laquelle il est nécessaire d’admettre que certains désaccords primaires sont du ressort de l’État. Et leurs principes de discussion démocratique constituent une contribution importante à la compréhension de ce que signifierait prendre sérieusement l’accommodation comme valeur morale. En effet, avoir des discussions ouvertes avec les autres même si l’on est en profond désaccord constitue, après tout, une manière de les accommoder. Cependant, les principes de Gutmann et de Thompson demeurent assez formels, et ne sont présentés que comme des moyens de préserver et de faciliter la recherche de la vérité morale. Or, lorsque le sujet débattu conduit à un désaccord que l’on peut qualifier de primaire, ces principes ont un pouvoir bien limité pour faciliter la découverte de la vérité. Et même si un débat public mené selon ces principes finissait par permettre une plus grande convergence de vues sur un problème donné, il reste encore à résoudre la question de savoir comment des adversaires peuvent s’entendre, en attendant cet accord. Et par “s’entendre” il ne faut pas seulement comprendre “discuter les uns avec les autres de leurs différences”. Car, si les désaccords portent sur des questions qui sont effectivement de la plus haute importance aux yeux de ceux qui les vivent, ces derniers ne pourront se contenter d’en discuter de manière démocratique.

23 C’est ici que le concept de justice élémentaire ou “procédurale” tel qu’il est développé par Stuart Hampshire ouvre des perspectives sur la manière dont nous pourrions concevoir la notion d’accommodation, en lui donnant un autre contenu que celui de simple discussion ouverte. Selon Hampshire, il existe un noyau universel du concept de justice qui sous-tend toute la variété des conceptions particulières de la justice et du bien trouvant leur origine dans des formes culturelles spécifiques. La diversité des rôles sociaux, chacun impliquant ses propres vertus et ses propres obligations et reposant sur une certaine conception du bien, a toujours existé et « a toujours été une situation normale dans la plupart des sociétés à travers l’histoire » [24]. Ce noyau conceptuel de justice ne constitue pas un moyen de permettre la cohésion entre ces rôles à l’intérieur d’un système unique, mais il permet à ces divers rôles de coexister dans la société civile, dans la limite du possible, sans qu’il y ait cependant aucune réconciliation réelle entre eux, et sans que cela donne lieu à la recherche d’un autre terrain d’entente que celui de cette justice procédurale elle-même. Il s’agit de traiter de manière impartiale et juste les tenants de conceptions rivales du bien, par exemple en permettant un juste compromis grâce à l’équilibre des concessions faites de part et d’autre.

24 Ce concept développé par Hampshire est, à la différence de l’idée de tolérance chez Nagel et de l’idéal de discussion ouverte et démocratique chez Gutmann et Thompson, une conception convaincante qui répond vraiment à la question de savoir comment des gens en sérieux conflit moral sont censés vivre ensemble dans une société. Pour construire ce concept, Hampshire s’appuie sur une vision de la nature humaine et de ses relations avec les diverses formes de biens recherchées par les hommes. Il affirme, d’un côté, que la nature humaine renferme des besoins et des potentialités à partir desquels se développent des obligations d’amour, d’amitié, de liens familiaux et de liens de parenté, ainsi que le devoir de se montrer bienveillant ou du moins de ne pas nuire aux autres ni détruire leur vie. Ce sont ces besoins communs à tous les êtres humains qui rendent possible le noyau conceptuel de justice. D’autre part, Hampshire affirme que la nature humaine contient une tendance qui conduit à des

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identités séparées et conflictuelles, définies par le langage, la religion, les interdits et les coutumes propres à chaque communauté, ainsi que son histoire [25].

26 C’est cette tendance à la diversité qui requiert une stabilisation et rend nécessaire le noyau conceptuel de justice.

27 Hampshire a défini une espèce importante d’accommodation éthique – la coexistence pacifique entre partisans de conceptions morales rivales – et il a défendu la nécessité de l’accommodation en se basant sur une affirmation tout à fait plausible, selon laquelle la diversité des valeurs est la situation la plus normale dans la plupart des sociétés à travers l’histoire. Cependant, son idéal d’une coexistence pacifique sans réconciliation réelle entre les conceptions du bien n’a finalement qu’un intérêt limité car il présuppose une représentation non réaliste de “communautés de croyances” (communities of belief) autosuffisantes, définies et structurées autour de conceptions cohérentes, stables et bien identifiables du bien et du juste. Pour pouvoir envisager autre chose qu’une coexistence pacifique, il nous faut une vision plus réaliste des espèces de conflits moraux graves qui peuvent se produire tant entre les communautés morales qu’en leur sein [26].

Comment concevoir un conflit moral profond ?

28 Revenons à ces conflits moraux qui selon Nagel résistent à nos efforts de les résoudre par l’usage d’une raison commune, mais cette fois, sans avoir recours à la distinction entre désaccords primaires et raisonnables, et ayons plutôt recours à la notion de « profonds désaccords » pour désigner l’une ou l’autre espèce de désaccords, ainsi que ceux qui appartiennent indifféremment à l’une ou à l’autre catégorie. Ce qui justifie cet abandon de la distinction entre désaccords primaires et raisonnables est d’abord qu’elle est trop incertaine dans un certain nombre de cas, mais également qu’elle devient beaucoup moins utile, si nous ne nous en servons plus comme base pour exclure certains conflits de l’agenda politique [27].

29 Comparons à présent deux conceptions du désaccord profond. La première suppose d’énormes différences entre les principes moraux fondamentaux auxquels adhèrent les individus et pose qu’il existe peut-être des principes admis de façon universelle, mais qu’en tout cas, ils ne sont pas suffisamment déterminants pour constituer de réelles normes. Selon cette optique, par exemple, personne ne pourra nier, en tenant compte des convictions morales de notre société, qu’il soit injuste de torturer quelqu’un sur une simple envie, mais ce genre de principe n’a que très peu d’incidence sur la vie éthique [28]. La seconde conception admet que même dans des sociétés vastes et hétérogènes comme celle des États-Unis, il y a des principes moraux importants qui sont largement partagés. Par exemple, il est considéré comme injuste de torturer les gens sur une simple envie ou même de les emprisonner pour avoir critiqué des dirigeants politiques. Et même dans un des débats moraux qui suscitent le plus de divisions aux États-Unis, concernant la question de savoir si l’avortement est moralement acceptable, la source du désaccord semble être non pas tant une différence dans les principes moraux fondamentaux auxquels on adhère que pour une part dans un désaccord concernant la manière d’appliquer un principe reconnu par tous, celui de la protection de la vie humaine, et pour une autre part dans un désaccord concernant l’importance relative à accorder, selon les circonstances, à un autre principe également largement reconnu, celui de la protection de l’autonomie individuelle, ces deux sources de désaccord profond étant d’ailleurs souvent liées en fait [29].

30 Il faut donc remarquer que les valeurs sur lesquelles reposent les positions opposées ne sont pas tirées d’univers moraux entièrement étrangers les uns aux autres. Il ne s’agit pas de nier que les individus puissent avoir des ensembles de principes tout à fait différents, mais de reconnaître que faire de tous les désaccords moraux des désaccords ayant pour origine des principes moraux fondamentalement opposés risquerait fort de nous induire en erreur. Parfois les principes impliqués dans un désaccord sont tenus pour vrais par les parties opposées, et c’est sur les limites de leur application que se situe le débat ou encore sur la priorité relative à donner à des principes opposés étant donné les circonstances. Des désaccords moraux profonds ne résultent pas nécessairement de différences radicales, mais peuvent en fait se produire à l’intérieur de groupes qu’on aurait de bonnes raisons de définir comme des “communautés de croyances”, c’est-à-dire à l’intérieur de communautés plus ou moins soudées par l’acceptation des mêmes principes, au moins par rapport à d’autres groupes.

31 Mais on ne peut juger si un groupe donné constitue une “communauté de croyances” que de manière relative. Si l’on compare l’Amérique du Nord d’aujourd’hui avec le Japon médiéval, les différences morales entre les Américains sembleront presque toujours relativement insignifiantes. Néanmoins, une comparaison de groupes différenciés par leur classe sociale et leur niveau d’éducation à l’intérieur des États-Unis révélera des différences morales importantes et même fondamentales. Le genre de question morale examiné peut aussi parfois faire une différence. Ainsi, un groupe pourra constituer une communauté de croyances relativement uniforme sur des sujets tels que le droit de critiquer des dirigeants politiques, mais non pas sur des questions de justice distributive concernant la richesse et les revenus. Également, certains types de devoirs sont reconnus dans des cultures profondément différentes, comme le note Hampshire, et je suis d’accord avec lui pour dire que cela doit en partie s’expliquer par référence à une nature humaine commune [30].

32 Les deux représentations du conflit moral correspondent à deux manières d’accepter une diversité irréductible au niveau des conceptions du bien et du juste. Se représenter d’énormes fossés entre les parties opposées et affirmer que chacune s’oppose aux autres sur la base de principes clairement différents et incommensurables, c’est aussi insister sur la différence entre les univers moraux, et cela revient à faire de notre prochain un être qui nous est à jamais étranger. Cette représentation de la diversité passe par toute une galerie anthropologique de pratiques étranges et choquantes [31].

33 La deuxième représentation des différences morales, celle qui les conçoit plutôt comme recelant des points communs, correspond à l’idée que les autres personnes et les autres cultures ont à faire face à des choix qui nous sont familiers. Même si nous ne donnons pas les mêmes réponses, nous pouvons du moins comprendre pourquoi d’autres ont choisi de répondre comme ils l’ont fait aux questions suivantes : quelles valeurs doit-on le plus respecter ? Doit-on promouvoir l’idéal d’un équilibre entre des vertus qui tendent à s’opposer les unes aux autres, ou bien encourager plus de cohérence au niveau de la poursuite d’un ensemble de vertus relativement compatibles les unes avec les autres ? S’agit-il de favoriser l’interdiction de l’exploitation et de l’utilisation des personnes au nom de fins plus générales et plus souhaitables ou bien au contraire de passer outre l’injustice de l’exploitation au nom de fins suffisamment souhaitables ? Faut-il, dans la recherche du bien, valoriser la communauté et l’interdépendance ou au contraire l’individualité et l’autonomie ? Faut-il en priorité encourager l’excellence et ainsi favoriser une élite, ou bien assurer d’abord les conditions qui rendraient possible une vie décente et satisfaisante pour tous ?

34 Accepter la pluralité irréductible des croyances morales au niveau le plus fondamental est d’autant plus facile que l’on possède la capacité de considérer les valeurs et les thèses défendues par d’autres individus ou d’autres cultures comme des développements de choix que l’on aurait soi-même pu effectuer ou qui auraient pu être faits par son peuple ou par sa culture, dans des circonstances différentes [32]. Avoir la capacité de porter un tel regard sur les choix des autres ne revient pas forcément à approuver les choix qu’ils ont faits. Comprendre ne signifie pas excuser. Et cela ne signifie pas non plus que l’on soit prêt à faire d’autres choix. Mais comprendre peut encourager une prudence utile, avant de conclure trop vite qu’il existe un ensemble de choix de valeurs et de priorités qui ne peuvent être déterminés que par l’usage d’une « raison commune » [33]. Et surtout, une telle compréhension nous amène à accepter que les conflits moraux sérieux fassent normalement partie de l’existence. Il n’est pas réaliste de s’imaginer que des groupes, même s’ils sont unis par leur langage, leur religion ou leur histoire, puissent arriver à une belle uniformité de croyances concernant la détermination de ce qu’il faut choisir. Il faut s’attendre à avoir des relations avec ceux qui ont fait des choix différents comme à quelque chose de tout à fait habituel, même si nous ne pouvons pas pardonner aux autres ces choix qu’ils ont faits, et il ne serait d’ailleurs même pas étrange que l’on puisse ressentir de la sympathie pour leurs choix.

35 Ce tableau des conflits moraux recèle encore d’autres complications. Étant donné que des conflits se produisent à partir de valeurs que l’on partage, on peut s’attendre à ce que, dans des cultures étendues et diverses comme celle des États-Unis, un grand nombre d’individus se trouvent entre les extrêmes, entre ceux qui prônent des positions « pures et dures ». C’est le cas, par exemple, de tous ceux qui ont une position incertaine et indéterminée sur la moralité (ou l’immoralité) de l’avortement : leur position pourra être indéterminée concernant les limites d’application du principe du droit à la vie ou bien la priorité relative à accorder à l’autonomie de la personne, par rapport à la protection d’êtres qui sont potentiellement des personnes. Et même ceux qui ont des positions bien arrêtées sur ce sujet pourront être ébranlés dans leur certitude s’ils sont persuadés qu’il n’existe pas de principes communs leur permettant de justifier leur position.

36 En outre, notre seconde conception des conflits moraux nous conduit à envisager une certaine dose d’ambivalence, voire d’incohérence, dans le système de croyances de nombreux individus, sur des sujets où se rencontrent déjà habituellement des désaccords profonds concernant les valeurs importantes. Les croyances, sur de tels sujets, pourront avoir un aspect inachevé ou être incohérentes à un degré tel qu’elles résisteront à la classification selon un ensemble cohérent de principes. C’est le cas, je pense, pour beaucoup d’individus, aux États-Unis, au sujet de la justice distributive. Il est en effet tout à fait possible d’affirmer qu’il n’existe aucun élément permettant de décider si beaucoup de gens ont des convictions concernant la justice distributive qui sont compatibles avec une sorte de principe de différence à la John Rawls, ou bien plutôt avec une sorte d’interprétation minimale de l’État providence [34].

37 Les arguments sur la justice distributive masquent souvent une grande indétermination sur les principes généraux devant gouverner la distribution de la richesse et des revenus. Comme nous l’avons vu plus tôt, certains conservateurs étayent leurs arguments contre une trop importante redistribution par l’État par des accusations concernant l’inefficacité, le gaspillage et la corruption de cette redistribution, ou bien ses effets négatifs sur l’incitation à la productivité. Beaucoup de ces arguments sont en réalité compatibles avec des principes égalitaires et progressistes, étant donné l’écart existant entre le niveau d’abstraction de ces principes et des considérations de nature empirique. C’est le cas avec le second principe de justice de Rawls. Il ne s’agit pas de montrer que les arguments conservateurs contre la redistribution étatique présupposent de tels principes, mais de comprendre qu’ils sont compatibles avec un certain nombre de principes généraux touchant la justice distributive, même s’il y a conflit entre ces principes. L’intérêt principal de ces arguments est en fait de réaliser un accord sur des questions de politique relativement concrètes, tout en évitant d’avoir à s’engager explicitement sur des principes généraux qui risqueraient d’être rejetés par certains. La structure caractéristique de ces arguments (« Que l’on adhère aux principes généraux A, B ou C, la politique X n’apportera rien de bon ») se révèle être une stratégie rhétorique utile lorsqu’on a affaire à un public dont les croyances fondamentales sont indéterminées, incohérentes ou foncièrement diverses.

38 Mais n’oublions pas que tant de diversité, d’indétermination et d’ambiguïté n’est pas incompatible avec l’existence de vastes domaines d’entente au sein des traditions morales de sociétés à la fois vastes et hétérogènes comme celle des États-Unis. Cette entente se remarque plus sur des questions comme celle des libertés civiles que sur les questions de distribution de la richesse et du revenu. Ainsi, le désaccord au sein d’une société apparaîtra plus ou moins omniprésent selon le domaine de questions morales que l’on décidera d’examiner. Et cela se vérifie aussi lorsqu’on s’intéresse à des principes de nature très générale, qui recouvrent une gamme très étendue de questions politiques. Il se pourrait bien qu’il ne soit pas possible de répondre en général à la question de savoir si les gens défendent le même principe, mais seulement de déterminer cela en fonction d’un type donné d’application de ce principe. Un groupe donné d’individus pourra former une communauté de croyance relativement harmonieuse sur un principe ou sur un ensemble de ses applications, mais en revanche former une communauté factieuse ou même s’apparenter à des communautés différentes ou opposées sur un autre principe ou sur un autre ensemble d’applications du même principe.

39 Il est maintenant clair que nous devons dépasser le tableau certes relativement sophistiqué de la diversité morale que nous propose Hampshire. Une société comme la nôtre contient non seulement une configuration complexe de conceptions séparées et distinctes du bien et de conceptions cohérentes du juste, mais aussi des conceptions se chevauchant les unes les autres, dont les frontières sont souvent floues, les individus se situant souvent dans leurs interstices ou bien se déplaçant constamment de l’un à l’autre. Or, la conception normative de Hampshire, se contentant de poser la coexistence pacifique entre des communautés de croyance, reste trop limitée et peu éclairante dans un grand nombre de désaccords graves. Étant donné la diversité de croyances à l’intérieur de ce qu’on considère généralement comme des communautés de croyances, et étant donné que de telles communautés peuvent exister quant à certains principes, mais ne pas exister quant à d’autres principes, ou bien exister pour un ensemble d’applications d’un principe, mais non pas pour d’autres applications, il est souvent futile de proposer l’idée de communautés coexistant de manière pacifique, comme si celles-ci étaient globalement stables et constituées autour de traditions morales distinctes et entièrement déterminées. L’idée d’une coexistence pacifique avec celui qui est moralement autre est trop simple pour être appliquée à des situations où les frontières entre les autres et nous-mêmes sont elles-mêmes fluides et incertaines.

40 Avant d’aborder la question de savoir ce que signifierait appliquer l’idée d’accommodation à des circonstances de désaccord conçues de manière plus réaliste, rappelons que le second tableau du conflit moral n’a besoin de présupposer aucune doctrine sceptique ou relativiste sur la vérité morale. C’est lorsqu’il y a une indétermination conjuguée à des différences de croyances qu’il se produit un conflit, et ce n’est pas uniquement l’indétermination des croyances, ni uniquement le fait que la vérité est relative à une culture ou à une subculture qui peut entraîner des conflits [35]. On n’a pas besoin d’être sceptique ni relativiste sur la vérité morale pour affirmer que les conflits moraux sont plus fluides et ambigus que la tradition philosophique ne l’admet. Cela signifie que l’on n’a pas besoin d’être sceptique ni relativiste pour reconnaître la valeur et l’importance de cette accommodation morale dans notre vie.

Ce que suppose la reconnaissance de l’accommodation comme valeur morale

41 On peut avoir au moins deux espèces de raisons pour reconnaître l’importance de créer ou de maintenir des relations non coercitives avec les autres lorsqu’ils sont en profond conflit moral avec nous. Tout d’abord, on peut simplement rechercher ces relations comme fins en elles-mêmes. Il peut y avoir une valeur morale intrinsèque à vivre en communautés basées non seulement sur un certain degré d’entente en ce qui concerne les croyances morales, mais aussi sur des liens d’affection ou de loyauté, ou sur un ensemble limité de buts communs, qui peuvent être éducatifs, artistiques, politiques ou économiques. En réalité, nous vivons généralement dans des communautés ayant comme réelles bases autre chose que l’identité des croyances morales, et ces communautés sont souvent absolument essentielles pour le sens que prend notre existence. Deuxièmement, coopérer avec d’autres pour promouvoir des fins morales communes requiert souvent une accommodation aux différences morales qui nous éloignent d’eux. Cette nécessité est particulièrement remarquable dans les communautés de croyances morales comportant des frontières floues qui se déplacent selon les questions et les principes appliqués. Celui qui est notre allié pour promouvoir une position morale sur une question donnée pourra se transformer en adversaire potentiel sur une autre question. La valeur morale de l’accommodation n’est pas seulement intrinsèque, mais elle résulte aussi de la valeur d’autres fins morales que l’on partage.

42 Notons que, selon ces deux manières de fonder la valeur de l’accommodation, la raison donnée n’est pas que l’accommodation est un modus vivendi, acceptable seulement parce que les alternatives seraient pires en termes non moraux. Vivre avec les autres de façon productive, malgré les différences morales que nous avons avec eux, peut avoir en soi une valeur morale. Cela peut même être une forme de profond respect pour les personnes, et faire preuve d’un tel respect est un signe de maturité morale. Se montrer prêt à vivre avec les autres malgré des différences morales renforce la coopération en ce qui concerne les fins morales que l’on partage. En fait, nous reconnaissons déjà la valeur morale de l’accommodation en pratique, sinon en théorie : on peut constater que les gens raisonnent effectivement à partir de cette valeur.

43 Considérons la célèbre étude de Carol Gilligan au sujet des réactions d’enfants face au dilemme de Heinz, dans lequel Heinz hésite à voler un médicament qu’il ne peut pas acheter de façon à sauver la vie de sa femme. Sachant que le pharmacien refuse de baisser le prix, la question se pose : « Heinz devrait-il voler le médicament ? » Jake, un garçon de 11 ans, conçoit le dilemme comme un conflit entre les valeurs de la propriété et de la vie, et donne la priorité à la vie. Amy, une fille de 11 ans, ne considère « ni la propriété ni la loi » mais plutôt l’effet que pourrait avoir le vol sur la relation existant entre Heinz et sa femme. Selon le raisonnement d’Amy, si Heinz se fait prendre, la situation pourrait s’aggraver pour sa femme à long terme. Ils devraient en parler, et trouver une autre solution pour avoir l’argent. Pour Amy, la solution consistera à mentir et à rendre le pharmacien plus sensible à l’état de la femme ou bien, si cela ne réussit pas, il faudra que Heinz fasse appel à d’autres personnes, qui seront en mesure de l’aider. Gilligan conclut que

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ces deux enfants voient deux problèmes moraux très différents – Jake y voit un conflit entre la vie et la propriété qui peut se résoudre par une déduction logique ; Amy y voit une fracture dans une relation humaine qui doit être réparée par ses propres moyens [36].

45 L’espèce de raisonnement moral qui, selon Gilligan, est illustré par la réaction d’Amy, est tout à fait complexe. Ce qui m’intéresse ici, c’est la démarche d’Amy, remplaçant la question : « Heinz aurait-il raison de voler le médicament ou non ? » par celle-ci : « Comment les relations existant entre Heinz et sa femme et entre Heinz et le pharmacien, peuvent-elles durer ou bien être réparées ? » Je ne m’occuperai pas ici de l’hypothèse selon laquelle cette espèce de démarche est plus typiquement féminine que masculine, car cela semble bien être une démarche commune qu’aussi bien les femmes que les hommes accomplissent quotidiennement sur le plan moral. Et d’ailleurs, lorsque nous changeons de question, c’est souvent que l’essai de résoudre un conflit en déterminant quelle partie a raison conduit à une impasse et que nous cherchons tout de même une résolution, d’une manière ou d’une autre. Le changement de questions chez Amy reflète la valeur morale qu’elle accorde à l’accommodation.

46 Les conflits moraux ne se limitent pas à être des conflits entre des croyances au sujet de ce qui est bon ou juste. Il existe aussi des conflits entre ce que chaque camp voudrait qu’il se produise dans le monde. Ces conflits-là ont souvent lieu dans le contexte d’une relation plus large que chaque partie peut vouloir faire durer pour les raisons morales identifiées ci-dessus et parfois également pour des raisons non morales. Résoudre les conflits entre ce que veulent les gens, ou en tout cas se débrouiller dans ces conflits, ne nécessite pas que l’on détermine précisément ce qui est juste et ce qui est injuste en l’occurrence. Ces conflits pourront au contraire se résoudre en termes de ce qui peut permettre à une relation plus large de durer, et d’une manière compatible avec les raisons que l’on a de maintenir cette relation.

47 Que l’on accorde ou non une légitimité philosophique à ce genre de raisonnement, nous nous en servons tout le temps dans la vie quotidienne. Prenons par exemple un département de philosophie d’une diversité très inhabituelle, dont les membres auraient des approches et des conceptions très différentes de la philosophie, disons la philosophie analytique anglo-américaine, les courants de l’Europe continentale, la philosophie féministe, et la philosophie asiatique. Supposons que le département essaie de décider entre plusieurs candidats pour un poste à pourvoir. À l’intérieur du département, chacun de ces groupes a une préférence pour un candidat différent, et chacun est persuadé que son choix est le meilleur pour le département. Pourtant, dans l’intérêt de l’harmonie du département, certains groupes accepteront de choisir le candidat qui n’était que le deuxième ou le troisième sur leur liste de préférences. Ces groupes croient peut-être même qu’il leur serait possible de réussir à rassembler une majorité en faveur du candidat de leur choix, s’il fallait voter, mais ils pensent aussi que les inimitiés et l’hostilité créées par une telle victoire aurait des répercussions désastreuses pour la confiance et la coopération à l’intérieur du département, et ils estiment que valoriser ce climat de confiance et de coopération se justifie par la morale mais aussi par la prudence.

48 Si Gilligan a raison lorsqu’elle affirme que cette espèce de raisonnement est plus typiquement féminine que masculine, alors il existe une espèce de « division du travail moral » dans notre société. Il est possible, cependant, qu’une telle divergence d’approches selon les sexes n’existe pas dans d’autres traditions morales. C’est le cas dans le confucianisme en ce qui concerne l’interprétation de la vertu du jen. Cette vertu, si l’on en croit Antonio Cua, conduit à considérer les conflits humains comme devant faire l’objet d’un “arbitrage” (arbitration), plutôt que d’un “règlement” (adjudication). L’arbitrage est un effort fait pour résoudre les disputes visant la réconciliation des parties opposées [37].

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[L’arbitre] est soucieux de réparer une rupture dans une relation humaine plutôt que de décider qui a tort et qui a raison,

50 et, du même coup, il s’efforce de modifier :

51

les attentes des parties en lutte, sur la base d’un respect mutuel, pour les amener à s’apprécier les unes les autres en tant que membres d’une communauté [38].

52 Selon le confucianisme, un appel à des principes objectifs spécifiant « qui a tort et qui a raison » a de grandes chances d’aliéner les gens les uns à l’égard des autres, au lieu de les encourager à maintenir ou à développer des relations. Cua suggère même que le confucianisme ne doit finalement développer cette approche que lorsque l’arbitrage échoue.

53 Naturellement, on pourrait objecter que Cua a tout compris à l’envers, et qu’il faut d’abord essayer de déterminer qui a tort et qui a raison, puis, seulement si cela conduit à un désaccord grave, avoir recours à l’arbitrage. Cela revient à traiter l’arbitrage comme une valeur de second rang, devant être appliquée lorsque la valeur de premier rang, celle de la résolution du conflit par jugement définitif (adjudication), échoue. Or Cua, lui, traite le règlement comme valeur de second rang, attendant en coulisse au cas où la valeur de premier rang de l’arbitrage échouerait. Mais il n’a pas tout compris à l’envers. Sa proposition reflète l’aspect central accordé à l’harmonie et à la réconciliation en tant que valeurs de premier rang, dans la tradition confucéenne. Bien vivre avec les autres, en dépit des différences morales que nous avons avec eux, est en soi une valeur morale fondamentale. Le fait même qu’on puisse s’inquiéter que l’application de principes objectifs constitue une menace pour l’harmonie sociale montre bien l’importance accordée dans cette tradition confucéenne à cette valeur de premier rang. Par contraste, proposer l’arbitrage comme valeur de second rang serait naturel dans la philosophie morale de tradition anglo-américaine, étant donné que le règlement est devenu dans cette tradition en quelque sorte le paradigme de la résolution des disputes par raisonnement moral.

54 S’il existe une différence entre la tradition anglo-américaine et celle de l’ancien confucianisme, cependant, elle réside principalement dans l’importance relative accordée à l’arbitrage et au règlement. Car la tradition confucéenne n’est pas dépourvue de principes permettant de spécifier les droits et les torts des parties opposées [39]. Et dans les deux traditions, la conciliation peut fonctionner soit comme valeur de premier rang soit comme valeur de second rang. Il serait difficile en effet d’imaginer comment la conciliation pourrait ne jouer aucun rôle chez nous, dans les délibérations sur ce qu’il est juste de faire, surtout étant donné qu’un aspect important de la moralité concerne la régulation et la médiation des conflits d’intérêts entre les personnes. La conciliation peut cependant aussi servir de valeur de second ordre, en guidant nos efforts lorsqu’il n’a pas été possible de trancher.

Ce que signifierait agir selon la valeur morale de l’accommodation

55 Que signifierait donc dépasser les stratégies de discussion ouverte et de coexistence pacifique en agissant selon la valeur morale de l’accommodation ? Un des principes de cette accommodation se formulerait ainsi :

56

Agis d’après ta propre position morale, mais d’une manière qui minimise le danger potentiel pour des relations que tu entretiens avec des gens ayant des positions opposées aux tiennes et qui dépassent le cadre de ce désaccord.

57 Cela peut se révéler souhaitable, et non pas seulement parce que l’on recherche une coexistence pacifique avec eux, ni non plus parce qu’on trouve qu’il est nécessaire de s’associer avec eux sur d’autres sujets, étant donné que les frontières des communautés morales sont floues, fluides et relatives au principe dont on dispose – ou à l’ensemble de ses applications. Ces raisons sont certes suffisamment valides, mais il en existe une troisième : minimiser le tort que l’on cause à des relations plus larges rend plus plausible que de part et d’autre on puisse considérer les autres comme des personnes avec lesquelles il est possible d’avoir une relation positive et respectueuse excluant la manipulation, plutôt que simplement comme des adversaires dans une lutte pour voir quelle position se trouvera entérinée par des institutions communes.

58 Laisser subsister la possibilité d’une telle relation morale n’est pas seulement nécessaire pour maintenir toute relation dépassant le cadre du désaccord moral, mais elle entretient aussi la possibilité du compromis sur les sujets mêmes qui divisent les gens. J’ai eu un jour la surprise d’entendre un militant favorable à l’avortement exprimer du regret sur le moment où la décision de la Cour suprême est intervenue dans le procès de Roe contre Wade. Dans l’esprit de cette personne, la décision avait eu l’effet malencontreux de donner l’impression aux adversaires de l’avortement qu’ils avaient perdu une bataille et qu’il s’agirait dorénavant de savoir qui pourrait gagner la guerre. Une occasion de poursuivre le dialogue, et éventuellement d’arriver à un compromis avait été perdue [40]. Il s’agit ici d’une lecture personnelle et contestable du climat psychologique et politique de cette époque, mais c’est ce genre de chose que l’on doit considérer si l’on se demande ce que peut signifier l’accommodation dans des débats comme celui de l’avortement. Même du point de vue des partisans de l’avortement, dans ce qu’ils ont compris après coup, il y a eu cette idée tout à fait troublante que la décision de la Cour suprême avait eu comme effet de transformer une discussion publique en un véritable bras de fer politique.

59 Un deuxième principe d’accommodation tire son origine de la reconnaissance du fait que tout système éthique s’accompagne d’un ensemble d’options concernant le moment où il est possible de chercher à mettre en pratique les valeurs qui le définissent, et la manière dont on peut le faire. Quand il existe des écarts très larges entre ce que sont les choses et ce qu’elles devraient être, il faut choisir dans quelle direction canaliser son énergie. Prendre au sérieux la valeur de l’accommodation requiert que, toutes choses égales par ailleurs, l’on choisisse de porter son attention sur les points qui minimisent les occasions de désaccord grave. Cette sélection concernera souvent le degré de généralité que doivent avoir les positions morales que l’on prend, lorsqu’on les fait intervenir dans le débat public. Les principes les plus généraux d’un système éthique, même s’ils sont communément acceptés, sont susceptibles de susciter des conflits sérieux sur l’étendue de leur application et sur leur priorité par rapport à celle d’autres principes dans les cas de conflit. Il est parfois plus facile de trouver un accord sur certains points particuliers qu’à un niveau plus abstrait et général.

60 Par exemple, comme nous l’avons déjà mentionné, peu d’Américains ont un système stable et cohérent de croyances pouvant correspondre aux théories philosophiques américaines de la justice, qui, elles, sont très générales et abstraites. Cela révèle peut-être une connaissance insuffisante de la moralité, mais la situation a ses avantages par rapport à d’autres situations possibles, notamment celle d’une polarisation du débat autour de quelques positions et d’une guerre idéologique omniprésente. Malgré notre incapacité à nous mettre d’accord sur la question de savoir jusqu’à quel point il doit y avoir égalité dans la distribution de la richesse et des revenus, une nette majorité d’entre nous s’accorde pour dire que le minimum est insuffisant, et qu’il devrait exister une forme de redistribution pour répondre à certains besoins. Jusqu’à quel point faut-il appliquer ce principe de redistribution est bien sûr une question qui donne lieu à des désaccords interminables, et cela parce que de nombreuses théories de la justice sont compatibles avec cette idée, mais incompatibles les unes avec les autres, dès que l’on commence à spécifier l’étendue et la nature de son application. Mais dans certains cas, un consensus sans unanimité, mais suffisamment large, peut tout de même être atteint. Valoriser l’accommodation nous donne donc de bonnes raisons de restreindre l’étendue des questions examinées lorsqu’il s’agit de justice distributive.

61 Accepter ce principe de l’accommodation exige que l’on rejette le modèle déductif de la justification morale, selon lequel nous dérivons nos positions morales sur des questions spécifiques de nos principes les plus généraux et les plus abstraits. Rejeter ce modèle signifie en particulier accepter qu’une décision puisse être justifiée moralement sans cependant être fondée théoriquement, mais cela peut également nous conduire à envisager autrement ce que signifie adopter des principes moraux. Car il est fort possible qu’adopter un principe moral ne puisse se faire sans que l’on ait un sens assez vif de ce que serait notre vie si elle était gouvernée par ce principe. Plus un principe est abstrait, plus il a une portée étendue, et plus l’écart est grand entre notre réalité sociale et ce principe, plus il devient nécessaire de s’appuyer sur des ressources de connaissance et d’imagination pour se représenter ce que serait la vie gouvernée par ce principe – en tout cas au moins dans une culture et une tradition similaires aux nôtres. Que nous soyons capables d’identifier des sociétés et des cultures mettant plus que les nôtres ce principe en pratique ne signifie pas que nous ayons une conception juste de ce qu’impliquerait pour nous[41] l’application de ce principe, son intégration à l’ensemble des expressions concrètes des autres principes admis dans notre société et notre culture. C’est pour cette raison que nous sommes probablement plus à même de nous entendre sur des points précis qui pourraient aussi être dérivés de principes différents.

62 Tandis que le désaccord avec les autres peut être radical au niveau des principes les plus généraux, au niveau plus concret où nous considérons ce qui peut être fait maintenant, étant donné les circonstances présentes et ce qui a déjà eu lieu, le désaccord peut être moins grave parce que les possibilités d’action de part et d’autre se trouvent déjà limitées. Par exemple, ceux d’entre nous qui se situent politiquement plutôt à gauche et ont une position plus égalitaire sur les questions de justice distributive devront tenir compte des perspectives actuelles et envisageables pour réaliser quelque chose qui s’approche de leurs idéaux. Les libertariens devraient eux aussi arriver à une prise de conscience du même genre, même si en ce moment l’idéologie ambiante semble aller vaguement dans leur sens. Dans les deux cas, mettre l’accent sur les désaccords qui nous opposent aux autres sur la justice distributive au niveau des principes les plus généraux pourrait bien ne pas être la stratégie la plus prudente. Il se peut qu’il vaille mieux mettre l’accent sur l’accord auquel nous arrivons pour l’instant avec les autres sur des questions plus limitées et plus concrètes.

63 Un troisième principe d’accommodation peut être tiré de ce que l’analyse de certains désaccords décrits dans la section précédente nous permet de comprendre. En effet, ces désaccords résultent parfois de différences au niveau des choix effectués concernant l’importance relative à attribuer à des fins sur lesquelles on s’accorde généralement. Bien que l’importance relative accordée à ces fins par les autres ne soit pas celle qui est adoptée dans notre propre éthique, nous pouvons comprendre comment ils sont arrivés à faire les choix qu’ils ont faits et dans une certaine mesure quel peut être l’intérêt d’un mode de vie structuré en fonction de ces choix. Une telle compréhension, assortie d’une éthique qui accorde à l’accommodation toute son importance, conduit à accepter de se laisser influencer par les autres et par leurs conceptions du bien et du juste.

64 Tendre vers l’accommodation, c’est, concrètement, être prêt à travailler à un rapprochement malgré les différences. Parfois, cela va même jusqu’à être prêt à faire des concessions. Comme nous l’avons mentionné plus haut, ceux qui prennent des positions pures et dures, qu’elles soient conservatrices ou de gauche, sur la moralité de l’avortement peuvent avoir à reconnaître non seulement la profondeur de leur désaccord, mais aussi le fait qu’un grand nombre de gens sont tout à fait indécis sur cette question. Dans de tels cas, ceux qui se sentent plus enclins à prendre des positions bien déterminées pourront faire preuve d’ouverture à l’influence des autres en se montrant prêts à faire des compromis sur les questions légales – par exemple, en reconnaissant un droit à l’avortement mais avec certaines restrictions de ce droit, restrictions dont le contenu et l’étendue resteraient à négocier [42].

65 Être ouvert à l’influence des autres, être prêt à travailler à un rapprochement, cela peut aussi signifier être prêt à étendre sa propre conception du bien et du juste, grâce à une meilleure compréhension des autres manières de vivre. Cela va beaucoup plus loin que ce qu’exige l’idéal de discussion ouverte et démocratique – en dépassant, notamment, la vertu passive qui consiste à être prêt à changer de position si la preuve est faite du contraire… Apprendre des autres exige plutôt une volonté de comprendre plus clairement et plus précisément ce que c’est que vivre à leur manière, compréhension à laquelle on n’accède que grâce à de réels échanges.

66 Cette compréhension ne conduira pas nécessairement à considérer les autres manières de vivre comme aussi valables que les siennes, mais elle pourra inciter à adopter pour soi-même et à sa façon ce qui semble valable dans ces autres manières de vivre. Là où des systèmes éthiques distincts coïncident avec des cultures distinctes, et lorsque ces cultures doivent coexister à l’intérieur d’une même société, ces systèmes éthiques différents évoluent fréquemment en entrant en contact les uns avec les autres. Trop souvent, on ne traite les problèmes éthiques soulevés par le pluralisme qu’en présupposant que les seules options possibles sont les suivantes : i) refuser les autres manières de vivre qui présentent des aspects nous semblant contestables ; ii) tolérer ce que nous refuserions en temps normal, pour des raisons du genre de celles que donnent Nagel, Gutmann et Thompson ; iii) simplement adapter notre manière de concevoir comment on doit vivre, de telle sorte que la tolérance soit remplacée par une reconnaissance assez anodine de la variété humaine. Se limiter à ces trois options, c’est méconnaître la complexité des réactions possibles face à l’altérité.

67 Le Japon, où les influences occidentales se sont mêlées avec différentes versions de la culture traditionnelle, est un cas intéressant sur ce point. Dans une étude sur les écoles maternelles au Japon, aux États-Unis et en Chine, on a demandé aux enseignants et aux administrateurs de certaines écoles de regarder et de commenter des vidéos décrivant les activités des écoles maternelles dans les autres sociétés. La quasi-totalité des enseignants japonais, après avoir vu la vidéo sur les États-Unis, ont opposé ce qu’ils percevaient comme un « individualisme » typiquement américain à la priorité donnée au groupe qui était selon eux caractéristique de leur société et de leurs écoles. Mais en même temps, ils ont aussi opposé leur manière de privilégier le groupe avec celle des Chinois, dont certains pensaient qu’elle laissait trop peu de place à la spontanéité, et que d’autres considéraient comme trop autoritaire et trop rigide.

68 Les Japonais expliquaient que des activités de groupe pouvaient avoir un caractère joyeux et spontané, parce qu’elles correspondaient à un désir naturel chez les êtres humains, et que l’humanité d’un enfant se réalise pleinement non pas lorsqu’il est indépendant du groupe, mais lorsqu’il devient mieux capable de coopérer et de prendre part à quelque chose qui dépasse sa propre individualité. Par comparaison avec les activités chinoises que l’on pouvait observer sur les vidéos, les activités collectives japonaises semblaient moins rigidement structurées, les enseignants appliquant des critères très larges pour définir ce que signifiait participer à des activités de groupe. Il semblait aussi qu’il y avait un effort conscient de la part des enseignants japonais de se retenir d’intervenir dans les altercations entre les enfants, partant de l’idée qu’on devrait dans la mesure du possible laisser les enfants régler leurs relations mutuelles, et leur permettre ainsi de cultiver des liens avec leurs pairs plutôt que les liens hiérarchiques entre l’enseignant et l’enfant.

69 Les Japonais identifiaient consciemment cette conception de l’éducation à l’école maternelle comme un effort de naviguer entre d’un côté la solitude, l’instabilité sociale et le manque de règles qu’ils associaient à l’individualisme américain et de l’autre l’autoritarisme rigide qu’ils associaient avec la Chine, ou encore, en ce qui concerne quelques-uns de ces enseignants et de ces administrateurs, avec leur propre culture traditionnelle [43]. Cet effort de synthèse entre des systèmes éthiques incarnés par des cultures n’est pas unique, bien que le niveau de conscience des individus y soit inhabituel. En fait, ce genre de transformations a influencé les systèmes éthiques que nous possédons à présent, et cela continuera à jouer un rôle dans l’avenir parce que les cultures et les systèmes éthiques incarnés par ces cultures sont perméables.

70 Dans de tels cas, ce qui pousse à rechercher l’accommodation et à maintenir une relation avec les autres, même dans le cas d’un profond désaccord, c’est le désir de réaliser des rapprochements, tout en continuant à se différencier des autres. Un administrateur japonais exprimait de l’intérêt et de l’admiration pour certains aspects de la conception des écoles maternelles américaines mais y trouvait aussi quelque chose qui n’était « pas tout à fait juste, ni approprié ni applicable pour le Japon », et qui, « fondamentalement ne conviendrait pas au Japon » [44]. Nous avons ici une autre raison de rejeter le modèle trop simple de communautés de croyances coexistant de manière pacifique et essayant dans la mesure du possible de demeurer elles-mêmes et de résister à l’influence des autres. Car c’est le fait d’être capable de voir dans les autres communautés quelque chose de valable, mais qu’il ne serait pas souhaitable de reprendre tel quel, qui fournit souvent une base plus complexe sur laquelle les communautés peuvent effectuer des rapprochements et enrichir le respect qu’elles ont les unes pour les autres [45].

71 Mais il faut préciser que même si l’on est profondément convaincu de la valeur morale de l’accommodation, cette dernière ne peut pas toujours l’emporter sur les autres valeurs morales auxquelles on croit. En particulier, elle ne peut pas toujours l’emporter sur les valeurs qui sont à l’origine de profonds désaccords. On peut simplement juger qu’en fin de compte, au moins dans certaines occasions, ces valeurs sont trop importantes pour faire l’objet d’un compromis. Une personne ayant une position conservatrice sur l’avortement pourra être accommodante en acceptant la légalisation de l’interruption de grossesse dans les premiers stades du développement du fœtus sans toutefois être prête à accepter un compromis sur l’espèce d’infanticide qui est pratiqué dans certains pays – et cela bien qu’elle soit consciente que ce désaccord-là ne pourra se résoudre par l’usage d’une raison commune [46].

72 Mais comment distinguer les désaccords dans lesquels l’accommodation est le principe le plus important de ceux dans lesquels il vaut mieux rester sur ses positions ? Je pense qu’en fin de compte, il s’agit de juger en fonction de la situation concrète dans laquelle on se trouve, et qu’il est impossible de formuler des lignes directrices générales. Mais dans cette difficulté, ce n’est pas l’accommodation qui est en cause. Nous pourrions très bien tirer la même conclusion sur la nécessité de contextualiser le jugement dans des conflits qui ne font pas intervenir l’accommodation, comme ceux qui concernent l’interdiction d’utiliser des personnes au nom de fins plus générales et plus souhaitables. Décider si une fin est suffisamment valable pour nous faire passer outre l’interdiction est en fin de compte une question d’appréciation. Pour quiconque pense que la valeur morale et le devoir sont issus de sources plurielles, il sera toujours nécessaire de se déterminer en fonction des circonstances et de la situation.

73 Néanmoins, il est possible d’identifier certains facteurs dont il est souhaitable de tenir compte pour décider si l’accommodation est souhaitable ou non, même si ces facteurs ne déterminent pas le jugement comme le feraient des principes généraux. Par exemple, être prêt à accommoder les autres devrait dépendre d’une évaluation de leur propre volonté de s’engager de la même manière. Si l’on se rend compte que les autres se contentent de faire passer leurs positions et de chercher à obtenir des concessions, alors on a une raison de ne pas accommoder. De façon plus constructive, cela peut être une raison de leur rappeler qu’on ne peut tenter d’accommoder que dans le contexte d’une relation existante, et que cette relation risque d’être sévèrement remise en cause par un refus d’accommoder. On a aussi moins de raisons d’accommoder si l’autre justifie sa position en termes de valeurs auxquels il n’adhère pas d’habitude : ce genre d’incohérence peut être le signe d’un manque d’engagement aux valeurs que l’on professe, ou même d’une absence de sincérité. Mais d’un autre côté, il faut user de prudence car, lorsqu’on accuse l’autre partie de manquer de sincérité, cela peut être un moyen commode d’éviter la confrontation avec une position morale opposée, en évitant de la reconnaître comme une réelle position morale. Accuser l’autre de ne pas être sincère nous empêche parfois d’admettre que les positions morales de notre adversaire sont complexes (en fait, aussi complexes que les nôtres), et non pas incohérentes.

74 En outre, notre décision d’accommoder les autres dépend souvent des relations de pouvoir que nous avons avec eux. Un groupe qui a l’impression d’être dans une position si inférieure que ses conceptions ne sont pas prises au sérieux par les autres pourra considérer comme inacceptable toute proposition d’accommodation. Et d’ailleurs, une des raisons pour lesquelles le conflit de l’avortement s’est installé de manière si profonde est qu’un nombre important de gens, d’un côté comme de l’autre, ont eu l’impression d’être privés de pouvoir et de ne pas avoir reçu suffisamment d’attention de la part de ceux qui ont le pouvoir dans ce contexte. Reconnaître la valeur morale de l’accommodation n’est pas toujours un bon moyen de résoudre des conflits. Il peut être salutaire, au contraire, de comprendre que l’accommodation ne doit pas forcément se substituer à la confrontation des différentes positions. Parfois, elle n’est appropriée qu’après un processus de conflit dans lequel de part et d’autre on a eu l’occasion de faire valoir sa position contre l’autre. Un compromis sur la question de l’avortement deviendra peut-être une réelle possibilité lorsque suffisamment de gens, de part et d’autre, auront réussi à être pris au sérieux et à exercer une pression sur ceux qui ont un pouvoir [47].

75 Une réflexion sur les moyens de réaliser l’accommodation doit prendre en compte non seulement les conditions dans lesquelles cette accommodation est acceptable et les stratégies nécessaires pour la mettre en œuvre, mais aussi les vertus qui permettent de concevoir et de réaliser de telles stratégies. Ce sont l’ingéniosité (resourcefulness) et l’imagination (creativity) qui nous rendent capables d’agir conformément à notre propre position morale, sans pour autant négliger les effets négatifs que cela risque d’avoir sur les relations que nous avons avec ceux qui s’opposent à nous. Ce sont encore ces qualités qui nous aident à trouver des concessions acceptables pour nous-mêmes et pour les autres, et qui nous permettent d’incorporer des éléments de systèmes éthiques opposés au nôtre. Il reste à examiner les structures intentionnelles et les bases psychologiques de ces vertus, de même que nous l’avons fait pour des vertus plus souvent étudiées, comme celle du courage. Effectivement, il est remarquable qu’on se soit si peu intéressé au rôle joué par l’imagination et l’ingéniosité dans les délibérations morales ; ceci indique peut-être la prédominance de deux modèles : celui du règlement des conflits par jugement (adjudication), et celui de la déduction, allant du plus abstrait au moins abstrait, du plus général au plus particulier.

76 Nous devons nous intéresser à cette vertu que constitue la capacité d’affronter l’ambiguïté, et par « affronter » il faut entendre le fait d’être prêt à assumer une indétermination considérable au niveau de ses convictions, et de préférer éviter de s’engager sur des principes généraux et abstraits sur lesquels il existe un désaccord radical, pour rechercher les questions plus spécifiques sur lesquelles les points de vue des adversaires peuvent converger. En fin de compte, nous devons nous intéresser à la vertu que décrit Joseph Schumpeter, cité par Isaiah Berlin :

77

Avoir conscience de la relativité de ses propres convictions, et cependant les défendre sans fléchir, c’est ce qui distingue l’homme civilisé d’un barbare [48].

78 En réalité, la vertu à laquelle je pense est encore plus exigeante : il s’agit d’avoir conscience de la relativité de ses propres convictions, d’être ouvert à l’influence des autres et au compromis avec eux, et d’être capable de défendre sans fléchir ces convictions lorsque c’est ce qui doit être fait.

79 Thomas Nagel est perplexe sur l’espèce d’équilibre délicat présupposé par la conception de cette vertu. Il prétend qu’on peut juger contraire à la raison de ne pas croire quelque chose, étant donné le genre de personne que l’on est, même si l’on pense que d’autres pourraient raisonnablement refuser de le croire, en tenant compte de ce qu’ils sont. Cette position est tenable jusqu’à un certain point, mais elle semble être une base assez incertaine pour défendre fermement sa position face à l’opposition des autres. J’ai le sentiment qu’une réponse plus satisfaisante devrait se référer non seulement aux croyances et aux éléments sur lesquels elles s’appuient, mais au rôle que jouent certaines valeurs dans une existence, ainsi qu’au sens et à la cohérence qu’elles donnent à cette existence.

80 Mais toutes ces questions n’ont pas encore été beaucoup examinées, et cela est dû en partie, selon moi, au fait que l’attention s’est concentrée sur le règlement des disputes morales, ou, à un degré supérieur d’abstraction, sur la possibilité même que toutes ou presque toutes les disputes soient tranchées de manière objective. Ces buts sont importants, mais se focaliser sur eux à un tel degré nous a conduit à négliger les questions réellement pratiques auxquelles sont confrontés de la même façon les sceptiques, les relativistes et les absolutistes, et ces questions concernent la manière dont nous devons nous comporter face aux autres avec lesquels nous sommes à présent en sérieux désaccord. Heureusement, nous sommes des êtres pratiques aussi bien que philosophiques, et nous avons eu affaire à de tels désaccords dans notre vie pratique. C’est dans cette expérience que nous devons puiser des éléments pour élaborer une philosophie des conflits moraux. »


Date de mise en ligne : 28/04/2012

https://doi.org/10.3917/tele.020.0121

Notes

  • [1]
    Le terme de « multiculturalisme » désigne dans le monde anglo-saxon premièrement un mouvement réformateur au niveau de la politique et de l’éducation et deuxièmement, plus généralement, un ensemble d’idées favorables à la prise en compte de la diversité culturelle. En France, trouvant peut-être que le terme est trop marqué idéologiquement, on préfère parfois le prendre dans le sens purement descriptif de diversité culturelle existant de fait. Néanmoins, nous le prendrons ici dans son sens le plus courant, celui de mouvement réformateur et ensemble d’idées favorables à la diversité culturelle.
  • [2]
    Cet article a été publié en 1994, dans un recueil d’articles intitulé : Defending Diversity. Contemporary Philosophical Perspectives on Pluralism and Multiculturalism (Amherst, University of Massachusetts Press), sous la direction de Lawrence Foster et Patricia Herzog. C’est une version révisée d’un article antérieur, publié dans la revue Ethics, n° 102, 1992, p. 763-784.
  • [3]
    D. Wong, Moral Relativity, Berkeley, University of California Press, 1984.
  • [4]
    C’est ce problème qui est examiné par Thomas Nagel dans « Moral Conflict and Political Legitimacy », Philosophy andPublic Affairs, n° 16, 1987. C’est à cet article que David Wong se réfère également.
  • [5]
    Cela est d’autant plus vrai que c’est seulement d’une perspective démocratique que le multiculturalisme tire son sens et son existence.
  • [6]
    Selon Thomas Nagel, cela reviendrait en effet à enfreindre le principe du respect de la personne tel qu’il est défini par Kant, puisque, « si l’on force quelqu’un à servir une fin qu’il ne peut partager, alors, on le traite comme un simple moyen – même si la fin en question est son propre bien, à nos yeux » (Thomas Nagel, « Moral Conflict… », p. 223, note 8).
  • [7]
    Le verbe to accommodate signifie d’abord en anglais, comme « accommoder » en français, adapter quelque chose, en général ses principes, ses idées, ou son attitude, en fonction de la situation ; il a aussi le sens du réflexif français « s’accommoder », s’adapter. Mais son usage en tant que verbe transitif avec complément de personne est particulièrement intéressant : to accommodate someone, c’est arranger quelqu’un, mais en faisant des concessions et en s’imposant à soi-même des contraintes, par amitié ou parce qu’on s’y sent une obligation.
  • [8]
    Sur ce point, leur lecture du rapport entre la politique et la morale chez Platon est tout à fait significative : ils reprennent à leur compte son principe selon lequel toute politique et toute éducation n’ont de sens qu’à travers la visée du bien. Mais selon eux il manque à Platon d’avoir pris en compte la diversité des interprétations possibles du bien. En cela, ils demeurent des disciples de John Dewey.
  • [9]
    Amy Gutmann donne l’exemple suivant, qui illustre bien ce que les Américains entendent par « accom-modation » : parmi les intellectuels les plus favorables à ce qu’on peut considérer comme des idées de gauche, aux États-Unis, beaucoup admettent que même si l’on pense qu’une société véritablement démocratique devrait s’appuyer sur l’égalité des sexes, on ne peut ni forcer les familles à adopter ce
  • [10]
    fonctionnement égalitaire, au nom de la cohérence du système politique, ni imposer cette égalité à travers l’éducation. Cf. Amy Gutmann, Democratic Education, Princeton, Princeton University Press, 1987. 10. Si l’on précise qu’il s’agit ici non pas de simples opinions, mais de convictions profondes, on comprendra qu’une telle capacité de conciliation puisse être identifiée comme vertu.
  • [11]
    Cela est certainement un aspect fondamental de nos raisonnements moraux, car si nous ne concevions pas l’importance de préserver des liens avec les autres, comment pourrions-nous concevoir des devoirs envers ces mêmes autres ?
  • [12]
    Par exemple dans son livre publié en 1984, Moral Relativity.
  • [13]
    Par exemple dans l’ouvrage de A. MacIntyre, After Virtue, Notre-Dame, University of Notre-Dame Press, 1981 (pour la première édition).
  • [14]
    Ce qui est plutôt le cas dans le livre de S. Mesure et A. Renaut, La Guerre des dieux, Paris, Grasset, 1996.
  • [15]
    Sur ce point, le récent livre de T. Todorov, Mémoire du Mal, Tentation du Bien, Paris, Laffont, 2000, note très justement que c’est souvent au nom du bien qu’on a fait le mal.
  • [16]
    Lorsque nous opposons les États-Unis à la France, en faisant des premiers la patrie de la diversité culturelle, nous oublions bien souvent qu’il existe aussi en France une longue tradition d’immigration et d’intégration, étudiée par G. Noiriel dans Le Creuset français (Paris, Seuil, 1992, rééd. 1998). Je remercie Florence Weber d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [17]
    L’espèce de conflit moral qui m’intéresse plus directement ici est donc le désaccord entre des personnes. Je ne m’intéresse pas directement à l’espèce de conflit moral interne à la personne occasionné par plusieurs principes imposant à un individu des exigences incompatibles.
  • [18]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [19]
    T. Nagel, « Moral Conflict… », p. 232. On trouvera une formulation intéressante de l’idée contractualiste dans l’article de T. Scanlon, « Contractualism and Utilitarianism », in Utilitarianism and Beyond, A. Sen et B. Williams (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 103-128.
  • [20]
    N. D. TLes libertariens sont des partisans de ce que nous appelons le plus souvent en Europe le « néolibéralisme ».
  • [21]
    T. Nagel, « Moral Conflict… », p. 229. Il remarque, cependant, qu’il est inévitable que certains désaccords brutaux soient soumis à l’action de l’État, par exemple lorsqu’il s’agit de la moralité de la dissuasion nucléaire ou de la peine de mort.
  • [22]
    A. Gutmann et D. Thompson, « Moral Conflict and Political Consensus », Ethics, n° 101, 1990, p. 67, 68 et 75.
  • [23]
    N. D. TCe jugement a été prononcé en 1973, à l’occasion du procès dit « de Roe contre Wade ». La Cour suprême y affirmait que le droit de la femme à avorter était garanti par le quatorzième amendement, qui concède le droit à la vie privée.
  • [24]
    S. Hampshire, Innocence and Experience, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 108.
  • [25]
    S. Hampshire, Innocence and Experience, p. 33-34.
  • [26]
    Je dois ici signaler un livre extrêmement intéressant, dont je n’ai eu connaissance qu’après avoir terminé cet article : il s’agit du livre de M. Benjamin, Splitting the Difference : Compromise and Integrity in Ethics and Politics, Lawrence, University of Kansas Press, 1990. Benjamin y présente un plaidoyer pour le compromis qui ressemble fort à la conception de l’accommodation chez Hampshire ; à d’autres moments, il semble plutôt traiter la question de l’accommodation comme je la présente. Cet ouvrage est certainement une contribution importante aux études philosophiques sur l’accommodation.
  • [27]
    Je suis redevable à Mitchell Silver d’avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [28]
    On trouvera ce genre de conception des désaccords moraux chez S. Schiffer, « Meaning and Value », Journal of Philosophy, n° 87, 1990, p. 602-614. R. M. Hare semble également faire appel à des idées semblables dans ses premières publications, par exemple dans The Language of Morals, Londres, Oxford University Press, 1964.
  • [29]
    Un désaccord sur les limites d’application d’un principe est souvent lié à un désaccord concernant le point précis où ce principe vient s’opposer à un autre principe. Les partisans du droit à l’avortement argumentent parfois en disant que le principe du respect de la vie humaine ne s’applique pas au fœtus, au moins dans les premiers stades de son développement. Du coup, le principe de l’autonomie de la femme n’entre pas en conflit avec ce dernier principe, du moins dans le cas de l’interruption de la grossesse à son début. Les adversaires de l’avortement, au contraire, déterminent les limites du premier principe de telle sorte qu’il entre en conflit avec l’autonomie de la femme ou bien de telle manière qu’il limite l’étendue de son autonomie.
  • [30]
    On pourra se référer sur ce point à mon article, « On Flourishing and Finding One’s Identity in Community », Midwest Studies in Philosophy, n° 13, 1988, p. 324-341.
  • [31]
    On trouvera chez E. Westermarck, The Origin and Development of the Moral Ideas, Londres, MacMillan, 1912, la version la plus classique de cette perspective. Des thèses du même genre se trouvent plus récemment chez R. A. Shweder, « Anthropology’s Romantic Rebellion against the Enlightenment : Or There’s More to Thinking than Reason and Evidence », in Culture Theory : Essays on Mind, Self, and Emotion, R. A. Shweder et R. A. LeVine (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
  • [32]
    On retrouve ce genre d’idées dans l’œuvre de quelques penseurs influents qui ont adopté une perspective pluraliste ou relativiste – ou, tout du moins, qui s’en sont rapprochés. Ruth Benedict, par exemple, trouve qu’il y a des vertus à admirer dans des manières de vivre radicalement différentes et conclut : « Il est très improbable que, dans un seul système social, même la société la plus parfaite puisse mettre l’accent sur toutes les vertus auxquelles nous accordons de l’importance pour la vie humaine » (cf. R. Benedict, Patterns of Culture, New York, Penguin, 1934, p. 229). Quant à Isaiah Berlin, il s’oppose à l’idée de la tradition antique selon laquelle, fondamentalement, toutes les valeurs auxquelles croient les êtres humains sont forcément compatibles, et affirme que : « dans notre expérience la plus ordinaire, nous sommes confrontés à des choix entre des fins également fondamentales, entre des exigences également absolues, et la réalisation de certaines d’entre elles doit inévitablement entraîner le sacrifice des autres » (cf. I. Berlin, Four Essays on Liberty, Londres, Oxford University Press, 1969, p. 168).
  • [33]
    Comprendre pourquoi d’autres ont fait d’autres choix peut avoir plusieurs conséquences. On peut comprendre les choix des autres, mais croire qu’ils sont erronés, tout en étant prêt à expliquer en quoi ces choix sont erronés. On peut les comprendre, croire qu’ils sont erronés, mais être actuellement incapable d’expliquer pourquoi et en quoi ils sont erronés. On peut comprendre, mais n’être ni en mesure de juger que ces choix sont erronés, ni en mesure de les juger acceptables. Enfin, on peut finir par accepter ce qu’on avait d’abord rejeté. Le désaccord grave s’étend du premier au quatrième cas.
  • [34]
    Et je ne pense pas qu’il se trouve quoi que ce soit dans la manière dont Rawls argumente pour ses principes de la justice dans Théorie de la Justice qui permette de s’opposer à cette thèse sur l’indétermination des croyances.
  • [35]
    Il ne serait pas honnête de ma part, cependant, de ne pas noter qu’en fait je crois que le désaccord concernant l’avortement, ainsi que certaines disputes sur la justice distributive sont des désaccords dans lesquels les parties opposées peuvent toutes croire la vérité, car les conditions de la vérité des affirmations sur ces questions varient selon les langues morales que l’on parle.
  • [36]
    C. Gilligan, In a Different Voice, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 25-31.
  • [37]
    Thomas Seung m’a fait remarquer que le terme d’« arbitrage » risquait d’induire en erreur sur ce que veut dire Cua, dans la mesure où il suggère généralement l’intervention d’une troisième partie. Le terme de « conciliation » serait peut-être plus approprié, car il n’exclut pas d’emblée que la résolution du conflit soit effectuée par les parties opposées elles-mêmes.
  • [38]
    A. Cua, « The Status of Principles in Confucian Ethics », Journal of Chinese Philosophy, n° 16, 1989, p. 281.
  • [39]
    Il suffira ici de se référer à la vertu du shu, terme parfois traduit comme « altruisme », que l’on considère comme l’équivalent confucianiste de la règle “Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse”. Cf. Confucius, Lun-yü [The Analects], 6, 28.
  • [40]
    Dans son ouvrage Ideals, Beliefs, Attitudes and the Law (Syracuse, Syracuse University Press, 1985, p. 96-97), G. Calabresi observe qu’avant « Roe contre Wade », un certain nombre d’États avaient fini par légiférer en faveur de l’avortement, certains allant aussi loin que la décision de la Cour suprême. Après la décision, on avait l’impression d’une « guerre livrée par désespoir », et on assista à « une pression presque fanatique pour interdire l’avortement ». Calabresi critique cette décision pour avoir catégoriquement exclu la métaphysique des adversaires de l’avortement sous prétexte qu’elle n’était pas pertinente pour décider de la question constitutionnelle de savoir si le fœtus devait être considéré comme une personne. Selon lui, cette exclusion a été profondément outrageante.
  • [41]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [42]
    Voir M. Benjamin, Splitting the Difference…, chap. 6, pour un traitement intéressant des possibilités de compromis sur l’avortement.
  • [43]
    J. J. Tobin, D. Y. H. Wu et D. H. Davidson, Preschool in Three Cultures : Japan, China, and the United States, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 38-44.
  • [44]
    Ibid., p. 53.
  • [45]
    Amélie Rorty m’a fait remarquer que les gens d’une culture donnée peuvent avoir leur propre interprétation de ce qui a une valeur dans une autre culture, interprétation qui peut ne pas être identique à celle que ceux de cette autre culture en auraient donnée. Cela ne signifie pas qu’il ne peut pas y avoir d’intersection entre les valeurs de différentes cultures, mais qu’il est nécessaire de reconnaître la complexité du phénomène, lorsque l’intersection est elle-même sujette à différentes interprétations. C’est là une autre espèce d’ambiguïté qui joue un rôle pour effectuer des rapprochements.
  • [46]
    Leonard Harris m’a permis de comprendre que, lorsque l’on décide si l’accommodation est souhaitable ou non, il faut tenir compte de ce que sont les autres valeurs en jeu.
  • [47]
    Ce sont les commentaires de Patricia Mann, Jane Martin et Nancy (Ann) David qui m’ont aidé à préciser ma pensée sur cette question complexe de l’avortement.
  • [48]
    I. Berlin, « Two Concepts of Liberty », in Four Essays on Liberty, p. 172.

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